Philosophie et connaissance de Dieu
p. 479-490
Texte intégral
1Il serait imprudent d’affirmer que Dieu a été, de tous temps, l’objet privilégié de la connaissance philosophique. Le respect dû à la réalité dans l’historique des doctrines oblige, bien plutôt, à discriminer trois grandes époques : la pensée grecque s’est principalement occupée de l’Etre et de l’Un ; quant à la réflexion moderne elle se concentre, depuis Marx, sur l’Histoire et le Politique ; c’est seulement au Moyen-Age et à l’aurore de la civilisation industrielle que la philosophie a fait expressément de Dieu l’objet de son élaboration spéculative ; mais, outre qu’elle se prétendait science et, avec saint Thomas, se plaçait délibérément sous le patronage d’Aristote, elle se flattait d’être la servante de la Théologie, à l’intérieur d’une société dont les institutions et les mœurs étaient modelées d’après l’esprit du christianisme. C’est dire que la connaissance de Dieu, en philosophie, a traversé toutes les vicissitudes qui ont marqué le devenir de la société occidentale1.
2Or, avec l’Intégralisme2, par contraste, avec les idéologies techno-matérialistes dominantes et en rébellion contre l’idolâtrie moderne de l’Histoire, se dessine la chance d’une mutation, caractérisée par la restauration du problème de Dieu dans son essentialité rigoureuse.
3Refusant la tentation fallacieuse d’un retour à la question grecque concernant l’Etre (selon les exhortations d’un Heidegger), l’intégralisme montre que l’Etre, bien loin de représenter l’objet prioritaire de la philosophie, est simplement le code qui règle le discours du monde à partir de « la thésis » de « l’intégral ». Corollairement, il prouve que le véritable auteur de la recherche en philosophie est le moi ; et que c’est l’empreinte égotiste sur les concepts de la philosophie qui leur confère leur originalité comme concepts prospectifs, valoriels et pathétiques ; de même, cette signature égotiste confirme la démarcation fondamentale entre l’interprétation philosophique et le savoir en tant que méthode universelle dans les sciences.
4Or la convergence de ces deux lignes d’argumentation fait apparaître en pleine lumière que l’exigence ultime du moi, telle qu’elle résume la totalité de ses multiples désirs, coïncide avec ce que recherche, depuis Platon, « la Métaphysique ». Ainsi, mais sous condition de revendiquer sa vocation de connaissance interprétative et égotiste en congédiant les illusions dogmatiques, la philosophie se trouve, à nouveau, en état de comprendre l’essentialité de la connaissance de Dieu pour son orientation métaphysique. L’Intégralisme se fixe alors pour tâche d’établir qu’en dépit des formidables objections accumulées par Kant, Nietzsche et Freud, il est légitime de construire une argumentation qui concluerait à l’existence de Dieu comme garant de l’exigence égotiste.
5Je me limiterai, ici, à l’analyse des conditions qui préparent cette connaissance de Dieu. Par ces Prolégomènes, j’espère donc ouvrir un chemin vers ce qui est le refuge éternel pour le destin de l’homme et la vérité du monde, — tandis qu’alentour grondent les orages du nihilisme planétaire.
Les conditions anthropologiques : La structure égotiste
6Aux origines de la philosophie il y a cette découverte : pour connaître, il faut re-connaitre, et pour reconnaître, il faut anticiper. La connaissance n’est pas contact entre deux termes aveugles, mais acte de compréhension, où le donné, s’il nous apprend bien quelque chose et donc augmente notre connaissance, doit être déjà comme esquissé dans une visée qui prépare sa rencontre ; l’enrichissement est le complément d’une attente. L’Intégralisme appelle « anticipation compréhensive » cette structure subjective sans laquelle la connaissance ne pourrait se produire. En cela, il ne fait que promouvoir une des idées les plus fécondes léguées par les philosophies antérieures.
7En revanche, il souligne son originalité dès l’instant où, à la différence de Platon, qui parlait de « réminiscence », de Descartes, qui tablait sur les « idées innées », de Kant, qui considérait la « subjectivité transcendentale », et de Heidegger, explicitant les structures du « Da-sein », il attribue l’anticipation compréhensive à la « structure égotiste », autrement dit à la constellation des «vecteurs égotistes » dont se compose l’être du moi. Sans doute, aussitôt que le cogito cartésien a imposé son évidence, l’énigme du moi a été mise en vedette ; mais, déjà chez Descartes, si le caractère personnel du cogito est fermement accentué (cf. la réponse à l’Hyperaspistes), le statut propre de l’ego cogitans n’a jamais été discuté de manière franche. Cette curieuse négligence se retrouve dans toutes les doctrines ultérieures : le moi n’attire sur lui que des observations allusives, il reste sous-entendu, thème permanent mais non élucidé. Kant, par exemple, ne se soucie nulle part de montrer comment le moi empirique, le Je transcendantal et le moi nouménal peuvent bien constituer l’unité d’un même individu. Et si Fichte a le courage de s’engager plus avant, c’est pour se servir du moi comme tremplin vers les nébulosités de l’idéalisme subjectif. Tandis que l’Intégralisme, lui, présente une véritable Analytique du moi, dont il explore minutieusement les structures, depuis l’enracinement dans le désir jusqu’à la production de la Valeur, en passant par les subtiles dialectiques du rapport entre le moi et les Autres. Et surtout, dissipant les chimères d’une déduction a priori ou d’une prétendue « intuition » phénoménologique, il construit l’idée du moi dans son être à partir des faits que l’expérience, élargie par les découvertes récentes, en psychanalyse notamment, lui prodigue.
8Il tient ainsi la gageure d’être un empirisme spéculatif, — le seul capable, croyons-nous, d’assumer les tâches d’une anthropologie philosophique ; et tout spécialement celles qui concernent cette anticipation compréhensive indispensable à la nouvelle fondation de la Métaphysique.
9Décisive, à cet égard, est la distinction intégraliste entre moi-singulier et moi-individuel, puisqu’elle garantit à la fois la précision rigoureuse de l’individualité humaine et ménage l’accès à la transcendance en ouvrant le moi sur l’infini, mais sans le livrer aux sortilèges de la Totalité, comme le fait l’Universel hégélien. L’exploration des « vecteurs égotistes » (Centrement, outrepassement, scission du moi) résout les problèmes classiques de l’unité et de l’unicité dans l’être de l’homme ; elle met en place le système des déterminations qui, à partir du moment où s’y adjoignent les éléments dérivés tantôt de l’empirie, tantôt des « caractères de l’Etre », vont recouvrir l’ensemble de la praxis concrète.
10L’« homo-logie » entre les caractères de l’Etre et les vecteurs égotistes (homologie figurable selon le quadruple couplage : Disposition/centrement, Rassemblement/outrepassement, Ecart/scission égotiste, Récurrence/facticité individuelle) demanderait à être amplement développée ; pour notre réflexion actuelle, il est préférable de dégager les conséquences de notre théorie du moi sur la connaissance de Dieu. Or, là, c’est l’implication du moi, du désir et de la valeur qui fournit la médiation efficace.
11Cette implication est déjà requise pour rendre compte de la spécificité de la connaissance comme « interprétation », avec ses concepts prospectifs, pathétiques et valoriels, par contraste avec le savoir ; et puisque, de toute façon, la connaissance philosophique de Dieu ne peut être que de nature interprétative, notre épistémologie intégraliste axée sur le moi sera la pièce maîtresse de toute élaboration doctrinale.
12En outre, c’est seulement dans la mesure où l’on saisit bien comment le désir conjugue la transcendance du moi devant toute limite et la revendication primordiale de la Valeur3 qu’il devient possible de dévoiler le fondement ultime de l’exigence métaphysique et, avec lui, l’orientation originaire de l’homme vers l’absolu en tant que « Dieu ». Quand, donc, sont invoquées la raison (Kant), l’existence (Kierkegaard), les idées du cogito (Descartes), la néantisation du Pour-soi (Sartre), elles ne le sont jamais qu’en qualité de porte-paroles pour le désir égotiste ; c’est lui le vrai fondement, — envers lequel, d’ailleurs, les porte-paroles ont la fâcheuse habitude de se conduire en traîtres et en usurpateurs ! De ce point de vue, ce sont les esprits critiques, Nietzsche et Freud, qui ont été les plus perspicaces : lorsqu’ils ont attaqué l’idéalisation métaphysique, ils ont pris pour cible — le désir humain !
13Pourquoi le désir égotiste s’élance-t-il vers les « arrière-mondes » et se change-t-il en nostalgie de Dieu ? La réponse défendue par l’Intégralisme s’organise autour du concept de « Discordance » : le moi s’adresse à Dieu, au-delà du monde empirique, à la faveur d’une anticipation compréhensive, parce qu’il constate, dans les épreuves de la frustration, de l’humiliation, de la souffrance et de la mort, la Discordance irrémédiable entre son désir et la réalité immanente. L’alternative surgit, alors, dans sa radicalité impressionnante : ou bien le moi est une absurdité, ou bien il doit attendre d’une Transcendance l’accomplissement de la vérité de son être. Car entre le monde et la destination égotiste il y a conflit... mortel !
14S’aviserait-on de suspecter, comme extravagante et immorale, cette exigence égotiste, je conseillerais de riposter avec cette superbe légitimation que nous offre Kierkegaard : « Je sais qu’à cet égard je n’ai rien à me reprocher, car ce n’est pas par moi-même que je suis devenu si effronté, mais c’est justement le christianisme qui m’y oblige. Il donne une tout autre importance à mon petit moi ainsi qu’à tout autre moi, si petit soit-il, puisqu’il veut rendre ce moi éternellement bienheureux s’il est assez heureux pour venir à lui » (Post-Scriptum aux Miettes philosophiques, introduction, p. 9).
Dieu et l’inférence métaphysique
15La pensée, aiguillonnée par le désir égotiste, façonne la « notion » d’un absolu comme garant de la destination du moi menacée d’annulation par le monde. Cette esquisse constitue l’anticipation compréhensive toujours déjà présente, même chez la subjectivité la plus naïve et la plus fruste ; certes, la pensée a une rude éducation à subir avant de s’élever à la dignité de « l’intelligence », qui transforme la notion, vague et captive des images de la vie naturelle, en « idée » vraiment adéquate, où l’absolu est purifié de sa gangue d’opinions issues de la mentalité magique, et révélé comme transcendance du Dieu personnel. Cette éducation n’en est pas moins le chemin nécessaire que suit la pensée du moi dès qu’elle s’éveille à l’inquiétude interrogative ; de sorte qu’une philosophie de la religion, travaillant avec les catégories intégralistes, en retracera aisément les étapes. Les exigences du moi, en effet, collaborent ici étroitement avec les principes de la pensée pour imposer une logique à l’histoire des mentalités religieuses. Pour l’heure, il suffit d’expliquer que le garant réclamé par le désir égotiste doit avoir l’essence d’un absolu à la détermination duquel plusieurs facteurs concourent. D’abord, puisque cet absolu suscite le désir égotiste lui-même, il possède l’infinité dont ce désir manque et qu’il convoite dans l’ordre de la Valeur ; mais comme, d’autre part, le désir est impuissant à doter la valeur de la réalité existentielle, la thèse d’existence doit être portée au crédit de l’absolu : ce qui suppose un Etre causa sui, c’est-à-dire dont l’essence entraîne l’existence nécessaire. La collaboration des deux attributs administre la preuve que l’absolu est le fondement unique du désir égotiste et du monde réel.
16Toutefois, cette investigation ne nous conduit qu’à un absolu impersonnel ; une modalité quelconque de panthéisme, voire un théisme abstrait suffiraient, si nous en restions là, à combler l’exigence métaphysique. Oubli calamiteux de la dimension égotiste ! Derechef, le moi bouscule le simple désir et le réel têtu, pour faire admettre sa requête. Et que réclame-t-il, ce moi, avec la douloureuse obstination de Job ? Ceci-même : que l’absolu soit Dieu !
17Car Dieu seul peut être le garant et le répondant de la destination du moi. Un absolu impersonnel, un Logos, un Dieu-Nature, une Raison suprême, sont par définition indifférents à l’égard de l’individualité humaine ; au mieux, celle-ci dénotera un « moment » dans le processus de totalisation circulaire où l’absolu joue avec le négatif ; au pire, elle sera dégradée en apparence vaine, en ombre chatoyante de l’Un dans le miroir du Multiple. De tels absolus peuvent être majestueux et vénérables ; mais, comme les statues des dieux grecs, ils n’ont pas de regard ! C’est peine perdue, si le moi les célèbre ou les implore... Tandis que Dieu vient au-devant du moi pour lui faire cadeau de la béatitude éternelle !
18Cette comparaison entre les concepts d’absolu et de Dieu confirme la solidarité péremptoire entre la destination égotiste et la nécessité de poser l’absolu comme Dieu. Oui, sans nul doute, c’est bien l’émergence du moi à travers le désir et la pensée qui révèle l’éminence de Dieu dans le questionnement métaphysique. Si donc, saint-Thomas d’Aquin a raison d’écrire que « l’objet véritable de la métaphysique, c’est Dieu » (Contra Gentiles, I, 1, et III, 25), cette assertion n’est convaincante qu’à la lumière de la méditation qui discerne la personnalité de Dieu ; comme le souligne un commentateur du Thomisme : « cette métaphysique de l’existence n’aurait peut-être jamais été construite (...) si le chrétien n’avait contemplé dans ses oraisons l’Ego sum qui sum ».
19Pourtant, en marquant l’éminence de Dieu4, nous n’avons fait que cerner le problème de la Métaphysique ; la possibilité de le résoudre nous affronte à deux apories redoutables.
20Depuis la critique kantienne de « l’illusion dialectique », et surtout depuis les critiques cumulatives de Nietzsche, de Marx et de Freud, nous savons qu’il y a discontinuité abrupte entre l’ordre de la pensée et l’ordre du réel. Cette discontinuité non seulement réfute par avance tout idéalisme, mais démasque toute idéalisation, au sens psychanalytique du mot : derrière les erreurs de la pensée, on débusquera immanquablement les fantasmes du désir...
21L’inférence métaphysique va donc se mettre en quête de la saine méthode capable de lui épargner les illusions de l’idéalisme et la perversité des idéalisations ; ce qui revient à énoncer les nouveaux principes réglant la légitimation de la thèse d’existence dans le domaine métaphysique.
22Subsiste, de surcroît, la difficulté, aiguisée par la critique nietzschéenne et freudienne, qui se laisserait traduire dans cette interrogation : à quelles conditions une affirmation métaphysique peut-elle attester sa légitimité dans l’ordre de la valeur ?
23Nietzsche, en effet, nous arrache à la quiétude des évidences trop complaisantes par cette cinglante provocation : même si vous me démontriez ce Dieu des chrétiens, dit Nietzsche, je refuserais d’y croire parce que ce Dieu représente une conception du divin tout juste bonne à consoler les faibles, les malades, les décadents ! Et Freud de surenchérir avec cette admonestation : oui, un tel Dieu n’est que la projection des fantasmes par lesquels l’homme tente vainement de restaurer dans l’absolu de l’Etre l’omnipotence magique de son narcissisme infantile, tout en se déchargeant de sa culpabilité œdipienne...
24Ainsi, l’objection existentielle et le soupçon valoriel se combinent pour dresser devant l’inférence métaphysique un mur apparemment infranchissable. A un examen plus serré, toutefois, des brèches se découvrent, et l’initiative victorieuse change de camp.
25L’exposé de la méthode réclamerait tout un livre ; je me contenterai, ici, de quelques jalons essentiels.
26L’intérêt du soupçon valoriel est moins de nous contraindre à une sorte de compétition entre des options valorielles — car les arguments de Nietzsche sont relatifs à des hiérarchisations discutables et n’ébranlent nullement le vrai principe, qui est le statut ontologique de l’individualité humaine (à cet égard les doctrines de Nietzsche et de Freud fourmillent d’incohérences !), — que de nous provoquer à avouer les préjugés des philosophes quant à l’absolu et, plus encore, les malentendus qui grèvent l’anticipation compréhensive inhérente au désir égotiste. Par-là, nous apprenons à nous servir du soupçon valoriel, d’une part comme moyen de purifier la pensée des investissements fantasmatiques (et, ainsi, de soustraire l’égotisme aux annexions sournoises du narcissisme), d’autre part comme moyen de marquer l’inadéquation entre l’anticipation compréhensive et la véritable idée de Dieu : laquelle doit être élaborée en vertu d’une rencontre avec les manifestations de Dieu, et non point exclusivement d’après une visée subjective toujours ou trop courte, ou biaisante, ou idolâtre.
27Car l’erreur, l’illusion, la faute de toute métaphysique jusqu’à ce jour c’est d’avoir voulu démontrer, soit par déduction soit par induction, l’existence de Dieu comme si la pensée, par ses seules forces, était en état non seulement de poser l’existence de l’absolu, mais encore d’en appréhender l’essence vraie. Présomption narcissique, où le philosophe se laisse volontairement duper par la raison !
28Du coup, la Métaphysique n’a jamais été capable de prouver quoi que ce soit ; elle s’est même donné le ridicule de ruiner sa propre base, l’exigence égotiste. Ayant, en effet, projeté sa mégalomanie sur la raison, la Métaphysique n’affichait-elle pas son « objectivité » face au pauvre moi existentiel, traité alors avec condescendance du haut du piédestal de la « scientificité » ?
29L’Intégralisme, affranchi de ces ambitions captieuses, ne cautionne qu’une stratégie qui, de se vouloir farouchement spéculative, n’en est pas moins résolue — contre toute espèce d’idéalisme — à faire de l’Etre la mesure de la pensée elle-même, et donc à placer constamment celle-ci sous la dépendance de l’expérience. Mais, justement, cette expérience ne saurait être, alors, que « l’expérience intégrale » que suggérait Bergson, et non point cette expérience atrophiée, rabougrie, carcérale, dans laquelle le positivisme s’acharne à nous enfermer, et qui n’est rien d’autre qu'une sacralisation fétichiste de la réalité perceptive.
30A l’entassement des pseudo-preuves, obtenues par déduction pure ou induction empirique neutre, nous entendons substituer, désormais, la recherche vigilante des « indices existentiels », à travers lesquels se laisse deviner l’affleurement d’une Transcendance capable de prolonger en thèse métaphysique l’anticipation compréhensive de l’absolu. Il doit, alors, être bien clair que l’expérience intégrale ainsi sollicitée a nécessairement la forme d’une rencontre, au sens plein du terme ; et donc inaugure une confrontation — pouvant aller jusqu’au conflit — entre l’anticipation égotiste et la substance de la manifestation interrogée.
31Concrètement, cette stratégie repose sur une mutation de la Métaphysique dans son principe ultime : loin d’être la démarche purement rationnelle qui mènerait de la pensée à l’absolu (avec ou sans le détour par la réalité mondaine), la Métaphysique devient la méditation qui, prenant appui sur l’exigence du moi telle que l’exalte l’anthropologie égotiste, commence par préciser les structures de l’anticipation compréhensive, soumet ensuite les résultats au contrôle de la critique valorielle, pour enfin pénétrer dans le champ de l’expérience intégrale, dont l’expérience religieuse occupe alors le foyer.
32Pourquoi ce privilège ? Parce que les données de la religion nous procurent ce type de documents appelés à jouer un rôle crucial dans la collecte et l’interprétation des « indices existentiels ». Ce sont des signes où le signifié, non seulement est un témoignage de la Transcendance, mais encore soutient avec son référent une relation très instructive pour la réflexion métaphysique : une relation « d’enveloppement », telle que, à la limite, les deux termes coïncident. Or le référent apporte la détermination de l’existence effective ! La « relation englobante » commande, ainsi, une approximation croissante de la thèse existentielle, jusqu’à l’identité, qui est la manifestation absolue. De tels signes sont des messages, dont je protège la singularité sémantique en les nommant, selon le vocabulaire intégraliste, des « indices existentiels auto-réflecteurs ».
33Déjà pour un livre sacré, ou la parole jaillissante d’un prophète, le référent, avec sa charge existentielle, donne sa densité persuasive au signifié lui-même. Mais c’est bien la présence qui se dévoile lorsque le privilège d’enveloppement devient l’incarnation du Christ ! Ici, un homme, dans sa réalité la plus tangiblement humaine, se proclame Fils de Dieu, attestant ainsi que, en lui, le signifiant, le signifié et le référent sont le Même, comme présence de Dieu au monde. Voilà l’objection existentielle désamorcée ! La question se déplace maintenant de l’existence à la crédibilité ; elle est déléguée à l’intelligence de l’interprétation et, — si l’on accepte de franchir le seuil — à la liberté de la foi.
***
34Le seuil auquel je viens de faire allusion est celui qui sépare d’un côté la Métaphysique, de l’autre la foi aidée par la théologie.
35Tant que la philosophie traite des phénomènes soudés à l’expérience perceptive du monde, en cherchant à en saisir le « sens » par la « raison pensante » et selon « le code de l’Etre », elle peut revendiquer pour ses résultats la certitude ; bien que ses connaissances ne soient jamais que des interprétations, et non les résultats apodictiques d’un savoir analogue à celui des sciences. C’est le cas, justement, pour la théorie du moi, qui, avec la théorie de la praxis, remplit le programme d’une Anthropologie égotiste. Lorsqu’elle se risque à se dépasser en Métaphysique, elle conserve son statut de discours interprétatif, mais comme son thème central devient l’absolu, l’interprétation revêt la forme d’une inférence qui, assurément, continue de s’instruire auprès des phénomènes du monde, mais, à cause de la fameuse objection existentielle, n’est jamais autorisée à déclarer ses résultats investis de certitude ; tout au plus lui est-il permis d’obtenir une haute probabilité, — si l’inférence réussit à rendre probants ses essais de légitimation par les indices existentiels. C’est dans cette espérance que la Métaphysique interroge et inventorie l’expérience religieuse ; elle le fait, néanmoins, avec le respect initial de la neutralité envers tout engagement de foi, et donc sans jamais mobiliser l’argument d’autorité, que mettrait à sa disposition un dogme religieux accueilli au départ.
36Là réside la différence majeure avec la Théologie. Celle-ci, en effet, ne s’oppose point à la philosophie comme un savoir à une interprétation, ou comme une dogmatique à une herméneutique, puisque, de toute façon, comparée aux sciences, sa connaissance est de style interprétatif ; ce que confirment avec éclat les emprunts réitérés faits à la philosophie, de sorte que la formulation des vérités religieuses participe toujours à l'historicité des doctrines philosophiques, elles-mêmes influencées par la praxis sociale de leur temps. Mais le noyau du Dogme transcende cette historicité, en procurant à la Théologie le trésor des vérités absolues dans lequel elle puise, d’emblée, ses propres certitudes ; du même coup, la Théologie survole les embarras auxquels se heurte la Métaphysique dans sa quête aventureuse des indices existentiels. Il n’empêche qu’elle a besoin de la Métaphysique, d’abord pour comprendre les relations entre le Dogme et l’expérience humaine (telle que l’analyse l’Anthropologie praxiste), ensuite pour penser la vérité de Dieu en elle-même. Le théologien Claude Geffré est donc bien inspiré d’écrire, dans le sillage d’Ernst Jüngel : « On ne peut dissocier complètement le Dieu de la raison et le Dieu de la foi comme a cherché à le faire la théologie dialectique dans la ligne de Pascal et de Kierkegaard. Le Dieu qui se révèle dans l’histoire est aussi le fondement de tout l’être créé. Ce n’est pas un autre Dieu que celui atteint par la raison, même s’il s’agit d’un Dieu différent ». (Le christianisme au risque de l’interprétation, p. 176).
37La Métaphysique jette un pont entre philosophie et théologie. Chacun est libre de l’utiliser ou non. Mais on peut déjà pressentir que les plus fortes chances de la vie et de la pensée récompenseront ceux qui assument le beau pari de la communication loyale.
Notes de bas de page
1 Je laisse de côté, afin de ne pas distendre exagérément mon propos, les doctrines de l’Orient, notamment celles de l’Inde.
2 Sous ce titre est désignée la philosophie que j’ai exposée dans les trois ouvrages : Le discours du monde (Paris, Seuil, 1977), Penser la praxis (Paris, PUF, 1981), et Le désir du moi (Paris, PUF, 1983).
3 La Valeur est, précisément, le principe essentiel du « transréel » qui est le corrélat de tous les dépassements d’être opérés par le moi. Elle investit alors toutes les figures du monde, en commençant par hanter le moi lui-même, dont l’être n’a de sens que par le « faire-valoir », entrelacé d’ailleurs avec la demande d’amour et l’exigence de reconnaissance, que le moi adresse aux Autres. C’est ce faire-valoir que la psychanalyse repère, de son côté, sous la forme pervertie du « narcissisme ».
4 Notons que, de même qu’il y a homo-logie entre les vecteurs égotistes et les caractères de l’Être, de même il y a homo-logie entre l’éminence de l’Etre, au niveau du discours philosophique, et l'éminence de Dieu au niveau de la recherche métaphysique.
Auteur
Professeur à l’Université de Rouen.
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