Éminence et théologie
p. 455-468
Texte intégral
1La conversation quotidienne, surtout lorsqu’elle s’anime, fait saillir dans le discours, qu’il apprécie ou qu’il critique, ce qu’on appelle aujourd’hui encore les « adverbes d’intensité ». On aime dire « très bien » ou « très mal », « le plus fort » ou « le meilleur » pour qualifier une performance qui nous saisit d’admiration. Inversement, selon la pente du jugement, les diminutifs complémentaires affleurent au langage. On pourrait croire que le « superlatif » absolu ou relatif, répond en nous, tout au moins en son exercice spontané, à une exigence qui ne relève pas de la seule inflation verbale, ou des astuces de la flaterrie. Invoquer un « besoin d’admiration » ne satisfait guère, si l’on s’en contente, un esprit soucieux d’explication et qui, de surcroît, se méfie, par austérité « scientifique », de toute exagération. N’y aurait-il pas là, cependant, à condition de l’approfondir, un indicatif qui nous fait signe ?
2Spinoza ne l’avait point dédaigné. Mais l’admirable, pour lui, ne se dissocie pas de l’imagination qui, à la différence du savoir, toujours attentif aux lois et à leur universalité, se nourrit d’«exception», de ce qui fait ressaut sur la « concatenatio universalis », sur cet enchaînement sans faille qui définissait selon lui la « figure de l’univers ». Or l’admirable, par l’exception, se rapproche du «miracle». Faudrait-il soupçonner, dans l’usage du superlatif, lorsqu’il implique une comparaison avouée, un goût, qu’on l’estime sain ou morbide, pour l’exception ou le miraculeux ? Ceux qui refusent, par sage positivité, la « vieille superstition », sont-ils si étrangers au merveilleux ? La monotonie, pour ne pas dire la morosité du quotidien, de nos jours surtout, ne suggère-t-elle pas, par la force de l’ennui, le fantasme d’une exception ou d’un exode qui, rompant avec la continuité, nous met au contact avec un équivalent ou un succédané du « tout autre » ? Plotin se demande quelque part : « Et l’éclair par quoi est-il beau » ? Le superlatif d’excellence absolue serait-il, à l’intérieur de nos langues, l’éclair qui déchire la nuée et qui révèle, aux profondeurs de l’âme, la postulation de l’admirable, de ce « Thaumazein » dont parlaient les Grecs ?
3La question que je pose, et qu’un linguiste sans doute n’entendrait que distraitement, serait-elle aussi saugrenue qu’il apparaît ? A vrai dire, je m’y suis intéressé par un détour, par le détour de la théologie.
4Une longue tradition, dont nos manuels latins traduisaient à leur manière un peu plate la ferveur théologique, ne parlait des « perfections divines » que sous la clause adverbiale de l’eminenter ou de l’éminence. En Dieu, les qualités les plus pures, celles qui n’enveloppent aucune limitation, se réalisent, disait-on, en leur degré le plus haut. L’éminence — ou la hauteur — précisait le mode sur lequel elles « passent » en Lui sans s’y abolir. Elles coïncident en Lui dans la simplicité absolue. L’âme religieuse se délectait autrefois d’une contemplation, qu’exprimaient, au XVIIe siècle les grandes « O » des « Elévations sur les mystères ». L’admiration, d’émerveillement et de stupeur, s’y donnait à coeur joie dans la pensée de Celui qui déborde toute pensée : Id quo majus cogitari nequit, pour reprendre, sur le mode exclamatif, la formule célèbre de s. Anselme.
5Il m’a semblé utile de réfléchir sur le superlatif, sur son usage courant dans un contexte donné, pour en déceler la signification ou la portée. Philosophie et théologie ont peut-être quelque raison de s’interroger sur un langage qui ne leur fut point étranger.
6Pour nos contemporains, le superlatif de comparaison a pour équivalent un substantif. On parle, quand il s’agit de sport, de champion, au pluriel parfois, mais le plus souvent au singulier. Le sport mériterait-il, sur ce point particulier, une attention particulière ? Que se cache-t-il sous l’enthousiasme que déchaînent ces nouveaux héros ?
71. Quelle que soit leur spécialité, ils la représentent à un niveau qui les situe hors du commun. La foule qui les acclame, célèbre, par une sorte d’extase, leur « exode » d’une normalité de fréquence. En quoi ne sont-ils pas comme les autres ?
8Tout d’abord, abstraction faite de leurs éventuelles prestations, ce sont, en général, de « beaux athlètes ». On peut discuter, il est vrai, sur ce qu’on entend ici par « beauté ». La nomenclature traditionnelle n’a pas prévu pour leur pratique une place parmi les beaux-arts. Ne serait-ce pas parce que nous avons oublié ce que M. Mauss appelait les techniques ou les « arts du corps » ? Nous ne concevons de beauté que dans une matière extérieure : écriture, couleurs, sons, marbre ou pierre. C’est sans doute une restriction injustifiable. Pourquoi leur dénier la qualité d’artistes ? Artistes de leur corps, eux aussi, pour reprendre un mot de Plotin, ils « sculptent leur statue ». Pour changer d’image, mais en l’empruntant encore au néoplatonisme, nous dirions volontiers que leur corps est une matière« qui s’écrit elle-même ». Ecriture réflexive, qui ne transite pas au dehors, mais qui s’inscrit dans les pleins et les déliés d’une musculature, en deçà de toute distinction d’objet et de sujet. Le « champion » fixe ainsi, dans une plastique du corps, une excellence, qui repose sur elle-même, et qui, indépendamment de tout appel au regard, est apte à le combler.
9Plus encore que cette excellence, qui reste dans l’ordre « ontique » (si l’on me permet ce nouveau jargon), c’est la puissance, ou la réserve d’énergie dans ce « bel animal » qui promet au spectacle de solennelles manifestations. Elle crée le vide d’une attente qui ne demande qu’à se remplir pour fêter le vainqueur.
10Le passage à l’acte met à l’épreuve la puissance. Les prestations doivent en être la vérification. L’exercice est l’heure de vérité, dans l’adéquation de ce qui est à l’espérance de ce qui doit être. La surprise du spectateur sera, par l’admiration, la réponse émerveillée à une performance.
11Telles sont dans le « champion », les facteurs constitutifs de l’exceptionnel.
122. Cette analyse sommaire n’est, toutefois, qu’un premier moment. La pluralité, si l’on y regarde de plus près, ne saurait pleinement satisfaire. L’exceptionnel ne peut se distribuer sur plusieurs candidats. Pour que « l’admirable » ait lieu, il faut qu’il se concentre dans l’exception. Le champion affirme sa suprématie dans le privilège de l’unicité. L’article défini souligne à la fois qu’il existe et qu’il est seul dans le privilège qui constitue sa différence. Un peu comme l’ange, dans la théologie thomiste, il épuise son espèce. Cette séparation, qui le fait membre d’un singleton, l’élève au-dessus des mortels. A sa manière, il réalise l’absolu d’une solitude de perfection. C’est pourquoi, quand on le dit « champion du monde », on ne lui trouve aucun pareil. Mais le « rêve » éveillé ne s’arrête pas aux frontières d’une spécialité dont le héros aurait honoré toutes les « catégories ». Il faut, dans le songe du spectateur, l’exception qui englobe tous les ordres possibles d’excellence, de puissance et de performance. Alors mais alors seulement, l’unique, « l’homme du siècle », comme on l’a dit, serait l’homme tout court. « Voici l’homme », celui que l’on montrerait, si l’imagination de l’admirable parvenait à son plus haut niveau d’aspiration.
133. Méditant sur un exemple qui a l’avantage de s’enraciner dans la vie quotidienne, il convient de pousser plus loin l’esquisse d’une timide phénoménologie. Qu’y-a-t-il, en deçà, du cas particulier que nous avons choisi, qui en excède la contingence ? En suivant une indication de Spinoza, j’ai parlé d’admiration, d’exception, d’imaginaire et de rêve. On aurait peine, semble-t-il, à les soumettre à une « logique ». Toutefois, ces phénomènes suspects, qui paraissent « aberrants » lorsqu’on les réfère à une activité de raison, ont manifestement une signification humaine. Pour s. Thomas il n’est « rien de si contingent qui n’implique quelque nécessité ». Et Freud a eu le mérite de rappeler qu’il n’est rien de si absurde qui n’ait un sens. De quel sens, de quelle nécessité s’agit-il ?
144. Pour ma part, et avec les réticences qui doivent accompagner tout essai de comprendre en un domaine peu familier, je soupçonne, dans ces manifestations dites « populaires », l’émergence d’un « principe », ou si l’on préfère, d’une postulation dont j’emprunte la formule lapidaire à Thomas d’Aquin :
15« Le plus et le moins se disent de diverses choses selon qu’elles s’approchent de diverses manières d’un maximum ». Comme on trouve dans le monde « du plus ou moins bon, du plus ou moins vrai » etc., on en infère « le plus vrai, le meilleur et, conséquemment, ce qui est au suprême degré ». On aura reconnu, dans cette traduction à peine démarquée du latin d’origine, la quatrième voie « vers Dieu », qui fut retenue comme la plus « métaphysique ». Je n’écris pas une métaphysique du « sport ». Simplement, dans la conscience, éveillée ou dormante, de ceux, innombrables, qui en suivent les prouesses, je peux lire sans témérité l’essentiel de l’argument thomiste par les « degrés d’être ». Effectivement, j’y retrouve :
une pluralité ordonnée selon le plus et le moins d’une gradation (il est légitime, en ce sens, de parler « des champions ») ;
le principe d’ordre est ici non la vérité mais « le noble » en tant qu’il intègre, comme on le disait plus haut, l’excellence somatique, la puissance de rendement, l’étendue et l’intensité des prestations ou performances ;
l’ensemble ordonné, que l’on constitue, selon un principe d’ordre, tend vers un maximum ;
ce maximum se dédouble selon que l’on envisage une propriété de « noblesse » (au sens défini plus haut) ou bien l’x en qui se réalise ou se réaliserait cette « vertu » (selon toute la force de ce terme) ;
cet x, nous pourrions en faire l’idéal d’une raison sut generis (je n’ose l’appeler « sportive ») ;
un idéal qui traverse les figures provisoires qui le fixent un instant, sans l’épuiser ;
mais cette « concrétisation » qui schématise tant l’idée que l’idéal de raison n’est elle-même, dans le genre qui les spécifie, que l’ombre d’un « paradigme » qui déborde tout genre et toute « catégorie ». Je serais enclin, au risque d’une irrévérence, à donner au maxime ens sportif (l’être-optimal-maximal) le prolongement d’une définition de Spinoza : « l’être absolument infini, c’est-à-dire la substance constituée d’une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » (cf. Ethique, I, Df.6).
16On objectera sans doute que j’interprète un rêve par un autre rêve. Je répondrai qu’on s’est fait de « l’imagination » une conception fort étriquée qui n’a guère qu’un usage épistémologique. Il nous faut sortir de ce carcan. J’ajouterai que je n’ai point à décider de la valeur critique de cette postulation. Ceci est une autre histoire. Encore convient-il de ne point se faire d’illusion sur les droits exclusifs d’une connaissance dite objective, calquée sur les réquisits d’un savoir dont les impératifs ont eux aussi leurs limites de validité.
175. Dans cette visée superlative du maximum, l’accompagnant en sourdine, une autre postulation se fait jour qui en est l’aspect complémentaire. Je l’énonce de la manière suivante : « Le maximum en tout genre est aussi le meilleur ». Or le meilleur, c’est ce qui mérite d’être, tandis que du « moins bon » mieux valait-il qu’il ne fût pas né. Mais ce qui mérite d’être est aussi bien ce qui doit être. Et ce qui doit être implique a fortiori sa propre possibilité ; c’est-à-dire les conditions de sa réalisation. Par cette conjonction du maximum et de l’optimum, nous entrevoyons ce qui paraît sous-tendre la paradoxale idée de causa sui dont on a fait récemment, sans en approfondir toutefois les arrière-plans, l’essence « onto-théologique » de la métaphysique occidentale. C’est-à-dire l’hypostase même de l’admirable et de l’exception.
18Si ces considérations ne sont pas trop déraisonnables, une légitime curiosité a le droit de s’enquérir de leur impact sur l’ontologie et la théologie.
191. Plutôt que d’ontologie, je me soucie, en cette recherche, de « la pensée ontologique ». Celle-ci, au cours des siècles, tout récemment encore, a pris bien des formes. Je n’en retrace pas l’histoire. Je m’interroge sur ses présupposés.
20Si l’on se demande pourquoi le langage de l’être a eu, en philosophie, une telle importance ; et si, de surcroît on récuse les exégèses trop faciles qui réduisaient l’être à une « réification » du grammatical, l’explicitation s’impose des raisons qui ont justifié ce recours. La première de ces raisons rappelle que, sous le nom ou le verbe « être », est visé un principe d’unité qui rassemble la multitude dispersée du « pensable » et du « connaissable ». Car, note quelque part l’Aquinate : « le plusieurs en tant que plusieurs ne saurait être pensé si ce n’est sous le mode de l’un ». Comment caractériser cette dimension « hénologique de l’être » ? Une seconde tournure précise, en des formules équivalentes ou en termes formels, que « l’être » en tant qu’« objet » ou, si l’on récuse le vocabulaire de « l’objet », « en tant que Cause ou destin de la pensée » est à la fois « ce qu’il y a de plus universel, de plus nécessaire, de plus fondamental ». Comment ne pas constater le retour du superlatif de comparaison en un domaine d’où, selon toute vraisemblance, il devait être exclu ?
21En fait, et en dépit de la diversité des contextes, c’est bien par cet « argument » que « l’être » a fait son entrée en philosophie. Je veux bien qu’il n’ait ni figure ni représentation. On ne le confondra pas avec l’étant d’un certain genre, puisqu’il est au-dessus ou « au-delà » de tous les genres. Il trahit, en ce sens, un coefficient d’énigme ou de « mystère ». Mais, de toutes manières, la modalité qui affecte d’une « excellence » à nulle autre pareille « l’universel », le « fondamental » et le « nécessaire » ne peut donner le change. Il s’agit bien d’une « dignité », quasi-axiomatique, ou d’une postulation qui, même si les qualificatifs sont d’un autre ordre, rejoint les implications essentielles que laissait entendre la terminologie de l’optimum et du maximum. Je ne tiens pas à confondre la méditation heideggérienne de l’« Es gibt » avec l’Esse acte pur du thomisme, encore moins avec les conceptions, assez pauvres reconnaissons-le, des ontologies de style wolfien ou scolastique. Mais pourquoi nier qu’il y ait un destin de la pensée ontologique ; et que cette pensée, si hétérogènes qu’en soient les manifestations, puisse avoir des présupposés communs ? Ceux que j’ai tenté d’identifier se prêtent sans nul doute à la discussion. Une discussion est préférable, me semble-t-il, à une répétition qui mêle parfois la menace d’une terreur blanche à la ferveur des chapelles ardentes.
222. Le langage de l’éminence a été, comme on sait, le langage par excellence d’une longue tradition théologique. Il est possible qu’il subisse de nos jours une nette récession. Mais cette crise, si c’en est une, ne saurait annuler des siècles de piété et de théologie. Les précédents bibliques : « le Très Haut », « au plus haut des cieux », suggéraient déjà l’« éminence » au point sublime d’une verticale d’ascension. L’argument d’Anselme s’y réfère fort probablement. L’élévation qui le précède a pour répondant conceptuel la quasi définition célèbre : « Ce qui est tel qu’on n’en peut penser de plus grand ». L’action de grâce qui achève le discours conclut un mouvement qui, d’un même élan, unit à la pensée la poésie d’un « dépaysement » et la chaleur d’une « eucharistie ».
23La réflexion, aidée de la philosophie, a parcouru en tous les sens ces hautes régions qu’elle a rendues si familières qu’on en oubliait la composante d’« inouï ». Seules les « Elévations », par la connivence de l’âme, lui rendaient l’hommage approprié.
24L’éminence « du plus grand ou du plus haut » ne fait point nécessairement usage du superlatif. Au lieu de maxime ens (l’étant au maximum), s. Thomas parle d’Esse, d’acte pur d’être. Lorsqu’il explique pourquoi l’appellation — qu’il croit d’origine biblique — « Celui qui est » est la plus idoine pour nommer Dieu, il précise que cette expression ne signifie pas une « forme particulière mais l’être même » (ipsum esse). La tournure infinitive du verbe, par son indétermination, suggère un infini d’intensité. Ce que confirme une brève analyse linguistique. « Tous les autres noms sont moins communs », ou bien (dans le cas des transcendent aux qui se convertissent avec l’être) « ils lui ajoutent une modalité particulière » (un, vrai, bien). En ce sens nous dirons que ces noms « déterminent », c’est-à-dire limitent « la signification » du premier. Par contre « Celui qui est » ne détermine aucun mode d’être. Son indétermination transcende, en effet, toutes les formes. C’est pourquoi ce nom nomme l’océan infini de la substance » (S.T. I,q.l3 a.11).
25L’Etre pur, lorsqu’il s’agit de nommer Dieu, libère le Très Haut des contraintes de la finitude. Par cette illimitation, il coïncide avec l’infini. L’absolu de l’être serait donc l’« infinitisation », le passage à leur limite de pureté, de ces « perfections » que je résumais sous le terme « Noble ». Mais il est aisé de retrouver, dans ce langage de la pureté, les superlatifs que nous avions un moment oubliés. L’Etre est ici encore « ce qu’il y a de plus universel, de plus nécessaire, de plus fondamental ». Cette collusion de l’ontologie et de la « théologie » pose aujourd’hui quelque problème. Je ne puis entrer dans les détails. Je voudrais remarquer, cependant, que cette liaison « dangereuse », qui n’est pas un accident historique, est plus que difficile à dissoudre. Si l’on accepte de s’interroger, aujourd’hui, sur les motivations du retour offensif de l’être en philosophie, on s’aperçoit que la recherche du « plus universel, du plus nécessaire, du plus fondamental » risque de confirmer l’unité de ce que l’on tient à séparer. Mais ceci est une autre « histoire » qui exige une reprise approfondie de cette « vexata quœstio ». A tout le moins, en réminiscence du moyen-âge, devrait-on lui consacrer une authentique « question disputée ».
263. Si proches que soient, de par leur apparente équivalence, les deux tournures du superlatif et du substantif, on se gardera de les confondre. « Le meilleur », « le plus grand » etc... ne recouvrent pas exactement la « bonté » ou la « grandeur » (pures). Où est la différence ?
27Le langage en substantif a en quelque sorte l’impersonnalité d’une sereine objectivité. Il répond, dans la Somme de Théologie, à des interrogations qui s’énoncent dans les termes d’une volonté de savoir « ce qu’il en est ». L’être en tant qu’être, s’il n’est pas, à proprement parler, « objet de connaissance », définit le champ transcendental où se manifestera ce qui peut être connu. En ce temps qui fut pour la théologie « l’âge de la science », le théologien disait ce qui est, même lorsqu’il traitait de Celui qui est. Le primat du substantif répond dès lors à un souci qui n’est plus, dans leur grande majorité, celui des théologiens contemporains. Coulée dans le schéma S est P, les propositions qu’enchaîne s. Thomas ressemblent assez peu aux descriptions relatives auxquelles la Bible nous a habitués. Elles n’en restent pas moins un témoignage de foi, en dépit de l’absence des modalisateurs « Je crois en » ou « je crois que » des Credos traditionnels. Elles satisfont une exigence d’intelligibilité : assurer, dans la mesure du possible, la rationalité de l’acte de foi.
28Le superlatif (qu’on se souvienne du « maxime ens) n’est pas négligé pour autant. Mais il définit moins, lorsqu’il paraît, un « état de choses », considéré en soi, que le terme d’une ascension ou d’un itinéraire. Il sous-entend l’exclamation joyeuse qui rend grâce à l’« inouï, au-dessus de toute pensée ». On conçoit que le sujet y soit plus engagé que dans un discours purement « informatif ». A ce titre la « différence » qu’il permet de percevoir n’est pas à négliger. Mais je reconnais volontiers qu’une différence ne pose pas une exclusive. Les deux langages, comme on a pu le constater, se mêlent dans les mêmes textes.
294. La théologie de l’éminence, qui impliquait aussi, sans jeu de mots, l’éminence de la théologie au-dessus de tout savoir, sait varier ses points d’application. Elle célèbre tout à tour, selon les temps et les milieux, l’excellence de l’être divin en sa pureté, la divine puissance ou la souveraineté du Créateur. L’intentionnalité se différencie en fonction des attributs visés. Ce ne sont là, cependant, que des « dominantes » d’accent qui soulignent, dans l’absolue simplicité, une valeur préférentielle. Les maîtres spirituels de l’Occident chrétien illustrent bien le dit évangélique : « Dans la maison du Père, il y a plusieurs demeures ». Le terme « demeure », qui revient si souvent dans l’ouvrage, du même titre, de Thérèse d’Avila, insinue une vérité profonde. Il signifie que les « attributs » divins ne se résorbent pas en simples propriétés privées d’une « essence » statique. Ils constituent, pour l’âme, par l’irradiation de leur énergie, un milieu « de libre devenir ». Suivant l’adage, cité par s. Paul dans le discours sur l’Aréopage, nous pouvons dire de chacun d’eux : « en lui nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes ». La « contemplation » théologique n’a rien d’une fixité monoidéique. « L’être-dans » (expression prépositionnelle qu’affectionne le Nouveau Testament), requiert aussi, de par l’ineffaçable distance, « l’être-vers » d’un mouvement ou d’une « circulation » sans cesse recommencée. Le choix d’une verticale d’éminence dépend certes des affinités de chacun et du contexte, communautaire ou social. Par ce biais, les « noms divins » ont une dimension inéluctable d’« historicité » : ils adviennent, en « descendant » dans la contingence des situations, pour accomplir le « règne de Dieu parmi nous ». Mais sous la diversité des options, on découvre l’invariant d’un même groupe d’opérations : admiration (d’émerveillement et de stupeur), « mansion » ou « être-dans », « être-vers », circulation sans fin où s’enterpénètrent « l’aller et le retour ».
30Le mouvement vers l’admirable ne s’arrête pas, toutefois, au point-limite de son axe de visée. Bousculant toute détermination, il s’incline, en dernière instance, devant ce que l’entendement ne saurait concevoir, et qui excède tout intellect si parfait soit-il. Les formules abondent, grecques ou latines, qui font violence au vocabulaire : « hyperagnosis, « docta ignorantia ». Le nuage d’inconnaissance « ne se confond pas, comme on pourrait le craindre, avec un axiome de paresse, ou avec la recherche sécurisante du « mol oreiller ». Il éveille en nous ou réveille l’énergie d’une mise en question qui s’interroge sur le sens et la portée des « noms divins », dans la conscience permanente de leur inadéquation. Reste à savoir de quelle inadéquation il s’agit. Je distinguerai, à ce sujet, deux manières de l’entendre.
311. Dans l’optique d’une « théologie de l’éminence », l’inadéquation porte essentiellement sur « l’incompréhensibilité » de l’être divin, comme on disait jadis. On ne peut embrasser l’infini, qu’on emprunte le langage du superlatif ou celui d’une pureté sans ombre de vicissitudes. Mais cet aveu de la condition humaine en son rapport à Dieu, ne destitue pas de leur valeur de substantielle connaissance, les « noms » qui le révèlent en le cachant. Ils ont une portée ontologique, dans la mesure où ils disent, en vérité ce qu’il en est de Dieu. L’analogie, sous sa forme néo-thomiste, a été et reste, en ses élaborations les plus récentes, l’instrument technique de cette exégèse. Elle est un effort pour répondre aux deux questions topiques : la première sur la signification des « noms divins », la seconde sur la validité de leur usage transcendant. Elle unit autant qu’il se peut une réflexion sur le sens à une critique du langage. En son schéma le plus courant, elle se présente comme une « voie » ou un mouvement en « trois temps » : position d’une perfection simple, négation de ses limites, « sublimation » par transposition d’éminence. L’inadéquation est ainsi reconnue mais aussi limitée.
322. Il est une autre manière, plus radicale, de la définir. Le langage de l’« éminence » n’en est pas absent. Mais tandis que, pour s.Thomas par exemple, « la négation », quand elle affecte une « appellation théologique », voile une « positivité » sublime, l’« éminence », selon la thèse que je commente, n’est que le masque d’une radicale négation. L’analogie ne saurait être, dans ces conditions, un moyen de connaître, elle présuppose l’insertion, dans « l’ordre de l’être », c’est-à-dire de la « forme » (si « purifiée » soit-elle), de ce que prétendaient nommer « les noms divins ». Ceux-ci, par contre, n’ont aucune pertinence dès lors qu’il s’agit, selon la formule platonicienne, reprise par le néoplatonisme, d’un « au-delà de l’être et de l’essence ». Les propositions qui les incluent ne sont ni vraies ni fausses. Elles ne sont pas davantage « indécidables ». En termes de logicien, il faudrait les dire « non-sensées ». L’Ineffable doit pourtant se dire dans les mots de la « tribu ». Nul ne se soustrait à cette nécessité. Toutefois, même lorsqu’ils épellent les perfections les plus hautes, ces vocables, qui invoquent plus qu’ils ne qualifient, nécessitent le correctif d’un « comme si ». Les plus beaux noms seraient une quasi-offense, si les dons qu’ils offrent n’étaient aussitôt « pardonnés ». (cf. Plotin, Ennéade VI, 8, 13, 47-50).
33Cette austère doctrine souffrirait-elle de l’obsession du négatif ou du nocturne, et de son inlassable répétition ? Le danger n’est pas chimérique. Comme le fait remarquer Jean Trouillard, « la théologie négative est aussi bavarde que l’affirmative »1. Elle ne restitue pas, cependant, l’équivalent d’une analogie. Elle propose une « anagogie », c’est-à-dire une ascèse sans compromis, qui libère, aux profondeurs de l’âme, le « principe » dont elle vit et dont elle fait réminiscence. La négation interne au discours n’est que la projection de cette ascèse. Elle se revêt ainsi d’un autre sens. Elle exprime l’énergie d’une « mise à distance », qui écarte toute similitude entre « cause » et « effet », et qui déborde aussi bien le « oui » que le « non ». Car l’essentiel, dans toute véritable ascèse, consiste en l’exercice effectif de ce « par quoi » « nous vivons et nous sommes ». La négation, qu’exaltait le Parménide platonicien, change de signe. Elle devient, en nous et, plus généralement, dans l’ordre de l’être « la source » des plus hautes affirmations »2. Loin d’être génératrice de « tristesse » ou d’impuissance, elle rend possible une liberté « cause de soi », dans la production d’un monde de « merveilleuse beauté » dont elle n’est plus l’esclave ou la victime. « L’éminence » n’est point rejetée. L’admiration qu’elle nourrit maintient les droits du superlatif ; un superlatif de louange et d’exultation sans connotation de savoir. Car la « merveille des merveilles » c’est moins que « quelque chose soit » que l’instance, innommée et innommable, par laquelle l’être advient à ce qui est.
343. La théologie chrétienne ne se confond pas avec cette théologie, aux résonances d’Orient. Tout amalgame manquerait de dignité. Elle aussi, pourtant, a quelque raison de n’être pas étrangère à la voie et à la puissance du négatif. Elle est née, à l’ombre de la Croix, c’est-à-dire du signe de contradiction dont il fut dit qu’il scandalise les sages et les puissants. Le « Dieu anéanti » qui pend au bois se manifeste sous les espèces de l’infirmité et de la folie. Il est au-delà de tout ce qui a nom d’être ou nom d’homme sur la terre comme au ciel. Il semble accomplir, mais sur un mode inédit, l’antique Parole iconoclaste qui interdit toute « image », qu’elle soit d’imagination ou de concept.
35L’admirable du paradoxe, c’est que cette « kénose » qui a conduit « le fils de l’homme » jusqu’aux extrémités inférieures de la condition humaine, soit aussi la révélation « du plus grand amour ». Le superlatif, une fois de plus, reprend ses droits dans la « dyade » du plus petit et du plus grand. La Croix ne serait qu’une misère parmi tant d’autres sur la terre des hommes si elle n’était qu’une école de résignation. Mais la coïncidence, en elle, du minimum et du maximum suscite, comme on le vit aux origines, l’enthousiasme d’une foi qui serait infidèle si elle n’en partageait la divine folie. Le Nouveau Testament, particulièrement les épîtres pauliniennes, montre à quel point elle fut et reste le germe d’un monde nouveau, si déconcertants que soient pour nous « les chemins de Dieu ». Lorsque l’Apôtre proclame avec fierté, et dans une jubilation intérieure qui traverse ses épreuves, qu’il est « crucifié avec le Christ », c’est dans la certitude profonde qu’un monde neuf doit naître de cet « ex nihilo » de l’homme et de Dieu. La Croix ne se résout donc pas dans la délectation morose d’une souffrance partagée. Le dynamisme qu’elle éveille a une fonction créatrice : « faire que soit ce qui n’est pas ». Au concret, et dans la logique du « jugement dernier » (cf. Mt.25, 31 sv.), faire que l’énigmatique « Je » du Christ, immanent aux plus déshérités, parvienne à cette lumière d’icône où rayonne un visage authentiquement humain. La « puissance de la Croix » unit ainsi l’énergie transformante d’un « principe de vie » au courage d’une mise à distance de tout regard attardé aux œuvres de nos mains. Telle est, dans cette nouvelle théologie de l’éminence, la poétique d’un « excès » qui, bien au-dessus de notre monde, devait « attirer tout à Lui ».
***
36Tout au long de cette méditation sur la « voie excessive » de ce que Surin appelait « l’instinct de grandeur », j’aurais aimé fixer quelques « images » superlatives de l’admirable et de l’exception. La diversité des contextes et des contenus ne permet point leur superposition. Dans leur plus grande dissemblance, peut-être insinuent-elles qu’il ne faut pas désespérer du coeur de l’homme.
Auteur
Professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris.
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Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010