Dieu absent, Dieu présent dans le langage
p. 357-391
Texte intégral
und keiner Waffen braucht's und keiner Listen, so lange, bis Gottes Fehl hilft [et il n’a besoin ni d’armes ni de ruses tant que le manque de Dieu sauve]
HÖLDERLIN, Dichterberuf [Vocation du poète].
Dieu ne se tait pas. Simplement il ne dit rien parce qu'il n'a pas la parole. La parole n’est qu’humaine.
Roger MUNIER, Le Visiteur qui jamais ne vient,
Paris, Lettres vives, 1983, p. 57.
I. Dieu, louange du langage
1De la rhétorique du divin, je n’essayerai ici que de suivre deux figures, parce qu’elles se trouvent curieusement inverses, dans le traitement du nom de Dieu, en hébreu et en arabe. Le sacré, l’interdit ont produit un discours et un silence que situe chaque fois autrement la surenchère du caché et de l’inconnu. Dieu apparaît lié à une théorie du nom de Dieu, et celle-ci met en œuvre une théorie et une pratique du langage. De leur diversité, j’ai seulement retenu un contraste, pour l’étude du rapport entre le langage et le sacré : l’absence et le retrait du divin comme nom hors du langage, ou au contraire sa répétition, sa diffusion. Deux modes opposés de louange, qui se rejoignent selon des trajets inverses, et mêlés. Ils proposent ainsi des configurations qui témoignent de la part primordiale que tient la théorie du langage dans le discours sur le divin. Le discours sur le divin est un discours indirect sur le langage. Par quoi la théorie du langage ne peut pas éviter de rencontrer la théorie du divin, et les rhétoriques du divin.
2Dieu est parlé, plus que parlant, et non-dit plus encore que parlé. Exprimé ou inexprimable, il passe nécessairement par le langage. L’inexprimable n’existe que par le langage. Il a besoin du langage. Ce besoin est montré dans cette parabole où Allah dit, selon une tradition orale (hadith) : « J’étais un trésor caché de sorte que je n’étais pas connu. Or, j’ai aimé être connu. Je créai donc les créatures et je les fis connaître par moi. Alors elles me connurent »1. L’homme vivant, c’est l’homme parlant. Le Targoum, traduction araméenne de « et l’homme fut une âme vivante » (Genèse 2, 7), nefesh haya, est « et il fut dans l’homme un esprit qui parle », — leruah memalela. Mais le travail même du caché et de l’inconnu impose à la théorie du langage de déborder l’étude de l’énoncé, et du sens, et même du symbolisme, qui n’est pas propre au seul domaine du divin, ou du sacré. L’étude de la multiplicité des modes de signifier passe ainsi par la poétique, rhétorique située des signifiances.
3Ce sont deux rhétoriques de l’oralité qui organisent, en hébreu comme en arabe, le texte comme lecture (et non Ecriture, comme dans le christianisme), Miqra — la Bible — et le Coran, Qur’ān. Elles régissent également une désignation, ou métaphore, de Dieu comme langage. Le Targoum a meimra, « parole », « mot », pour traduire le tétragramme : vayichme‘u et-qol YHWH elohim (et ils entendirent la voix d’[Adonaï] Dieu) — araméen : uchma‘u yat qal meimra da YeYa [adonaï] elohim (et ils entendirent la voix de la parole d’Adonaï Dieu) (Gen. 3, 8). Parole, davar : « c’est une parole qu’a envoyée Adonaï en Jacob » (Isaïe 9, 7). Le Targoum traduit davar par pitgama, « mot, décret ». Et « Par la parole d’Adonaï a été créé le ciel » (Psaumes 33, 6). Le Targoum traduit mila, « mot ». Parole dont le pouvoir est aussi celui des éléments, les lettres, qui composent le nom de Dieu. Ailleurs, les lettres de l’alphabet ont créé la terre et le ciel2. Dans la kabbale, les sefirot sont aussi dites ma’amarot et dibburim, « dits », « et chemot, « noms », autant que ’orot, « lumières » ou kobot, « forces »3. Elles sont « la manifestation progressive des noms de Dieu » (ibidem, col. 572). Par quoi se fait le continu entre langue de la sainteté et langue sacrée, c’est-à-dire participant elle-même du sacré, confondu avec le divin. Jusqu’à l’idolâtrie de la lettre. Dont la majusculation, dans nos langues, est une dérivée et un signe.
4Le divin est émetteur de la parole. Il est cette parole. Et il est la condensation même du langage-origine et du langage-pouvoir en nom. Son propre nom. D’où la quête du nom, qui commence dans la Bible dès la lutte de Jacob : « Et Jacob demanda et il dit raconte oui ton nom et il dit pourquoi donc demandes-tu mon nom » (Genèse 32, 30). Question reprise pour l’envoyé de Dieu, et repoussée : « et l’envoyé d’Adonaï lui a dit pourquoi donc demandes-tu mon nom / Et il est miracle » (Juges 13, 18). A quoi répond Isaïe (45, 15) : « Vraiment toi tu es un dieu caché / Dieu d’Israël sauveur », où caché, mistater, est un réfléchi.
5Dans le domaine arabe, c’est aussi en termes de langage que le divin est désigné. Parole-ordre, al-amr. La plume, al-qalam. La tablette gardée, al-lawh al mahfūz. Parmi d’autres symbolismes, comme le symbolisme sexuel : le caractère féminin de l’essence divine dhāt réalise le genre féminin du mot dhāt, inversion de la relation où l’âme est féminine, Dieu masculin. Paradigme du but de la quête mystique désigné comme la nuit, layla, et de l’histoire d’amour entre Layla et Majnun. L’emploi même de kalam pratique une relation d’inclusion entre le langage, Dieu et le discours sur le divin : kalām4 fonctionne comme un abrégé pour kalām Allah, parole de Dieu — par métonymie, le Coran — et donne ‘ilm al-kalām, la science du discours sur Dieu, théo-logie (scolastique) d’où kalām à son tour désigne la théologie. Une forme voisine, kalima, parole, mot, donne aussi kalimat Allah, parole de Dieu. Ce que le français théolatinisé dit avec le Verbe majuscule. Parole-commandement, comme pour l’hébreu, dans kalimat al-‘achr, les dix commandements, exactement les dix paroles. Toute cette racine verbale, qui fait kallama, parler à, et kālama, converser, et takallama, dire, parler, constitue une trame du rapport de langage et du rapport à Dieu. Le même terme, mutakallam, désigne l’énonciateur, la première personne du singulier, et le docteur en kalām, le théologien. Pourtant, le Parlant n’est pas dans la liste des noms de Dieu. C’est l’homme qui parle à Dieu. C’est Moïse qui est kalîm Allah, interlocuteur de Dieu. Il y a aussi, dans la discussion5 entre le Coran incréé et son statut dans la prononciation, la lecture, la notion de kalām nafsî ou kalam al-nafs, parole de l’âme, c’est-à-dire intérieure. Dieu est pour l’oreille, pas pour les yeux, en arabe et en hébreu. Alors que notre mot Dieu est lié d’origine à la lumière. Où le lien au langage s’oppose au lien avec le monde. Le sacré visualise. Il voit. Au lieu que le langage comme parole de Dieu, ou son nom, le met seulement dans la voix. L’imprononçable aussi est dans la voix.
6Mais le rapport entre la parole de Dieu et le visuel se fait à contre-langage, hors de tout analysable, hors de toute lisibilité. Ce que montre la tradition, évoquée par Nabmanide : « Nous possédons une tradition authentique selon laquelle toute la Torah est composée de noms divins et qui permet de découper les mots que nous y lisons de façon bien différente, en l’occurrence en noms (ésotériques)... En déclarant que la Torah était originellement écrite avec du feu noir sur du feu blanc l’Aggada confirme de façon univoque notre point de vue selon lequel le texte se poursuivait sans séparation ni division en mots, ce qui permettait d’y lire aussi bien une suite de noms (ésotériques) que l’histoire et les commandements du texte transmis par la tradition »6.
7Ou plutôt cette sortie hors de la lisibilité du texte empirique se fait en commençant une autre lisibilité, mais qui n’est plus celle du langage réel. Elle change d’infini. Elle ne se borne pas à montrer l’infini du sens. Elle échappe aux catégories du sens, et du discours, puisque la Torah entière devient le nom de Dieu : « Les cinq livres de la Torah sont le nom du Saint, béni soit-il »7. De même dans le Zohar : « La Torah dans son ensemble est un seul nom mystique sacré »8. Cette sortie hors du sens se fait selon l’association du signe visuel, lumineux, et de la force. Dans le double sens du mot ’ot, « lettre » et « signe », non linguistique, de chose à venir, que marque le double pluriel, ’otot pour les signes miraculeux, généralement, et ’otiyot pour les lettres de l’alphabet. Mais Isaïe (41, 23) utilise ce dernier pluriel pour : « Racontez les signes de l’avenir ». D’où la valeur des lettres de l’alphabet, comprises par les premiers kabbalistes comme renvoyant « à des causes occultes dont elles procèdent en tant que signatures en toutes choses »9. Scholem permet ainsi de voir dans les métaphores de la lumière, utilisées par les textes des kabbalistes, celles des colonnes de feu, puis de lumière10, une métaphore seconde du langage, lettres et noms.
8Dans la chekhina, le numineux est le lumineux. La chekhina, pour Saadiah Gaon, Juda Halévi et Maimonide, est une lumière créée associée à la prophétie. Elle aussi représente un principe féminin, réalisation du genre : yesod, mot masculin, représente un principe masculin. La vue et le langage sont associés dans la nomination, à propos de kavod, « gloire de l’Eternel » ou « lumière créée »11. Mais la vue de Dieu est l’interdit même : « car l’homme ne me verra pas et vivra » (Exode 33, 20). Et cependant Maimonide fait un seul paradigme de gloire et de louange, la lumière et le discours, dans « pleine est toute la terre de sa gloire » (Isaïe 6, 3), « et sa louange a rempli la terre » (Habacuc 3, 3). Moïse demandait à voir : « fais-moi voir oui ta gloire » (Exode 33, 18), mais la réponse est de non voir : « Et Adonaï a parlé vers vous d’entre le feu / Une voix des mots vous entendez et une image vous ne voyez pas seulement une voix » (Deutéronome 4, 12). La lumière, le visuel, sont la continuité, nature, origine, unité des mots et des choses. L’état divin du langage12. L’oralité, paradoxalement, est un principe d’historicité, du divin et du langage. L’un par l’autre.
9Le primat du nom est l’archéologie du langage. Principe d’ahistoricité. Et la magie, la première pragmatique. Mais le nom-puissance, le nomen numen, échappe peut-être de toujours à la prise, au savoir et au pouvoir. Dans un texte magique égyptien sur la légende de Ré, « qui a créé le ciel et la terre », le titre porte que « ses noms sont nombreux et inconnus, les dieux mêmes ne les connaissent pas »13. Car le nom-puissance est aussi la puissance par le nombre des noms. L’infini commence dans cet excès. La rhétorique du pouvoir fait une rhétorique de la présence, de l’étalage du nom, de l’abondance du sens. Marduk a cinquante noms, à la fin du poème babylonien de la création. Loin de les cacher, on les proclame. En les énumérant, c’est sa souveraineté qu’on proclame14. Alors la disparition du nom est un analogue de la mort. Les noms étant des mots de pouvoir, langage-amulette, mots de passe, les textes gnostiques les multiplient. Dans la Pistis Sophia, Jésus après sa résurrection appelle son père d’une suite de noms magiques, dont le premier est la série des voyelles (grecques) et le dernier, un des qualificatifs bibliques : « AEÊIOUÔ, IAÔ, AÔI, ÔIAPSINÔTHER, THERNÔPS, NÔPSITER, ZAGOURÊ, PAGOURÊ, NETHMOMAÔTH, NEPSIOMAÔTH, MARAKHAKHTHA, THÔBARRABAU, THARNAKHAKHAN, ZOROKOTHORA, IEOU, SABAÔTH »15. Le sens et le pouvoir du nom, et sur le nom, étant liés, la conservation du pouvoir mène à l’occultation du nom, à la disparition du sens. Le nom a sacralisé le nom. Il a donc conduit à le soustraire à la nomination. Mais cette manœuvre a fait proliférer les noms. Parce que le sacré du nom est plus fort que la présence ou l’absence du nom, étant son absence dans sa présence, sa présence dans son absence. D’interdit en interdit, changement, édulcoration, d’Adonaï en Adochem, l’hébreu s’arrête finalement sur le mot nom : ha-chem. La dévotion neutralise et exalte à la fois la puissance du nom.
10Le tétragramme, par son imprononçable, qui n’est pas philologique mais rituel (ce qui suffit à situer le scientisme qui s’obstine à y remettre Yahwé, pour montrer qu’il connaît les étymologies, contre la poétique du divin) échappe à l’effet d’archéologie, et de magie, en insérant du non-langage dans le langage, du hors sens dans le sens, le discontinu du divin dans le continu du langage. Du langage pris comme discours, rythme, sujet, historicité. Car dans les catégories d’Aristote, au contraire, Dieu serait le continu, et le langage, le discontinu, divisible, mesurable. Mais le littéralisme même du nom à quatre lettres, yod hé vav hé, littéralise le monde. Scholem date du IIe siècle de notre ère l’emploi du terme chem ha-meforach, avec son double sens, de nom séparé, secret, et de nom qu’on prononce en l’épelant. Mais ce premier sens l’a emporté, puisque le terme a désigné des noms de Dieu composés de douze lettres, puis de 42, de 72, qui forment à leur tour 72 noms16. Noms qui ne sont plus que des figures de nom, une allégorie du nom. Malgré ou à travers le tétragramme, c’est plus que jamais les noms qui font le monde.
11Scholem place à l’époque hellénistique l’« usage de la Torah aux fins de magie » (ibidem, p. 68). Du point de vue du langage, il y a un continu entre la mystique et la magie : « Les livres hébreux de la mystique de la merkaba de cette époque contiennent une profusion de noms mystiques de Dieu dont on ne peut que très rarement découvrir l’étymologie » (ibidem, p. 69), et « Les méthodes par lesquelles on déduisait ces noms secrets de la Torah nous sont souvent incompréhensibles. [...] ces noms que l’on déduisait de la Torah et du livre des Psaumes en mettant quelquefois en relief certaines initiales des mots d’un simple verset » (ibidem). Les noms sont alors les « combinaisons secrètes » de ces lettres. Voici un exemple récent, et voisin, de cette méthode, sur un prélèvement de quatre mots (Deutéronome 30, 12) : « Les quatre dernières lettres des mots constituent le tétragramme ineffable. Les quatre premières la condition de l’alliance : Milah, la circoncision, terme qui signifie — c’est aussi une structure pleine de sens dans l’homonymie apparente — le Mot. Mot de passe, terme du contrat passé entre l’Eternel et Abraham. Le verset donne — et l’on verra en plus gros caractères les premières et dernières lettres de chaque mot — » (mi yaaleh lanu hachamaymah — qui ira pour nous au ciel)17. Scholem a montré que ce retrait du nom hors du langage est allé jusqu’à supposer que le vrai nom de Dieu n’était pas même dans la Torah : « Mais comme Dieu voulait cacher son nom afin de mettre à l’épreuve le coeur des initiés et de purifier et d’éclairer leur esprit, il devint nécessaire de garder ce nom secret et occulte »18. Cet ésotérisme est aussi un ésotérisme du langage : il partage entre des initiés et le vulgaire. C’est-à-dire le langage ordinaire.
12Comme le nom divin fait le monde, le nom divin fait le langage — qui est la langue du divin, l’hébreu. Juda Halévi avait noté, dans le Kuzari (IV, 3) que le mot (Elohim) comporte les quatre supports de la vocalisation (alef, be, vav, yod), les maires lectioms. Les éléments qui font le mot du divin font en même temps « les éléments les plus spirituels »19 de la langue. Symboliquement, ils la totalisent. Puisque leur valeur numérique combinée est de 22, le nombre des lettres de l’alphabet hébreu. Ainsi la combinatoire des lettres tient le continu des signes linguistiques et extra-linguistiques. Le caché est lié au trop plein du sens, au trop plein des noms. L’inconnu est tout ensemble l’absent du langage, la présence du monde dans le langage, le principe d’excès du langage.
13Le nom du divin est une figure de l’infini du langage parce qu’il est l’infini qui excède le nom. Ainsi chez Ibn ‘Arabi : « La vérité (al-haqq — l’un des « noms de Dieu ») voulait voir les essences (al-a’yan) de ses noms les plus beaux (al-asma al-husnā)20 dont le nombre est infini »21. Plus il y a de noms, plus ils sont cachés. Ainsi, selon des théologiens, Allah a trois mille noms : « Mille sont seulement connus des anges, mille seulement des prophètes, trois cents sont dans la Torah, trois cents sont dans les Psaumes, trois cents sont dans le Nouveau Testament, et 99 sont dans le Qur’an. Cela fait 2 999 noms. Un nom qui a été caché par Allah est dit Ism Allah al-a’zam : Le Plus Grand Nom d’Allah »22. Scholem partageait les théologies du nom en deux catégories : dans l’une, Dieu seul connaît son nom ; pour l’autre, le Dieu caché n’a pas de nom23. Mais autant la numérologie que l’énumération remplacent le nom par la recherche du nom, font du multiple la figure de l’inconnu. Les deux catégories tendent à se rejoindre, parce que la seconde fait de cette absence une motrice du sens. Ce que montre le jeu de mots sur dibbur elohi, où dibbur n’est pas compris comme discours divin, mais, à partir de l’araméen, menée et direction divine24.
14Un ou mille, c’est tout un. Ibn ‘Ata’ Allah écrit : « celui qui invoque par ce nom Allah invoque du même coup par les mille Noms contenus dans l’ensemble des Livres révélés »25. L’islam a codifié un répertoire de 99 « noms » qui sont autant de vicaires du nom, suivant les prescriptions du Coran : « Et Allah a les noms les plus beaux, priez-le avec eux » (Sourate VII, 179 ; formule reprise en XVII, 110 ; XX, 7 ; LIX, 24). Dieu, l’absolu, a des noms relatifs, et même opposés : c’est qu’il tient l’union des contraires. La liste-litanie, où le schéma nominal a-i prédomine, groupe les noms-attributs soit par contiguïté du Coran : al-rahman, al-rahim ; soit par contiguïté de sens : al-samî, al-basîr (celui qui entend/celui qui voit) ; par assonance ou par rime : al-mu’min, al-muhaymin (le gardien de la foi, le protecteur) ; ou par opposition de sens : al-khāfid / al-rāfï‘ (celui qui abaisse / celui qui élève), al-muhyi / al-mumît (celui qui donne la vie / celui qui donne la mort). Le nom même d’Allah, selon l’étymologie couramment acceptée, n’a rien qui le particularise. C’est à force de désigner le dieu, qu’il le signifie. Nom qui est un « défaut de nom », où on a vu des « répercussions sur l’Islam dont les éléments mystiques semblent nourrir une incertitude quant au véritable nom de Dieu »26. Nom tardif dans la chronologie incertaine des sourates, les plus anciennes disant rabb, Seigneur ; une seconde période employant plutôt « les plus beaux noms » ; puis la généralisation du mot Allah27. Mais le secret du 100e nom maintient la magie, « car sa connaissance procure la sagesse, la science et le pouvoir » (ibidem, p. 99). La magie, c’est-à-dire en même temps l’impossibilité de la magie.
II. Théologie négative, nomination superlative
15La théologie négative est une négation du nom, un refus du nom, autant que du savoir par ce nom. Lien du savoir et du nom que montre l’appellation arabe pour le nom propre, ism al-‘alam, de ‘alima, savoir. Refus de la tendance du mot à se faire nom, nom propre. De ce point de vue, la négation commence dès la réponse de Dieu à Moïse (Ex. 3, 14). Négation paradoxale dans une proposition apparemment affirmative. Mais affirmative surtout, plus que dans l’hébreu, dans la version de saint Jérôme, ego sum qui sum, que glosent les langues modernes. J’y viens plus loin. C’est que le nom est substantialiste : « Le nom vaut la substance [...] en certains cas, il est beaucoup plus efficace que ce qu’il désigne »28. Pour Hallâj : « Les noms de Dieu ? Du point de vue de notre perception, ils sont synonymie (litt. ismû) ; du point de vue de Dieu, ils sont la réalité »29. Un méta-singulier nie le pluriel comme le pluriel poursuit l’impossible atteinte du singulier : « Dieu n’a pas plusieurs noms, mais un seul Nom »30. La théologie négative est une protection contre la magie du nom. Sa stratégie implique une grammaire, et une logique, du langage.
16C’est à la fois une multiplication des attributs, une nominalisation des attributs, et une dénégation des attributs. Cet échange commence dès le dialogue entre Dieu et Moïse, où Dieu dit : « et j’appellerai par le nom Adonaï [le tétragramme] » (Ex. 33, 19). L’énumération promise est celle des propriétés (Ex. 34, 6-7), dont la première est la répétition tautologique du tétragramme, où les deux — lus Adonaï Adonaï — font une véritable proposition nominale, en écho à la phrase verbale près du buisson ardent. Puis viennent el rahum vehanun « dieu maternel et de merci »31, erekh apayim « long à la colère », verav-hesed veemet « et grand en bonté et vérité ». Enumération de qualités que continue le verset suivant. L’attribut fait partie de la catégorie du nom. Notion antique qui est aussi une stratégie pour éliminer la « multiplicité même conceptuelle au sein de la déité »32, elle contient, d’origine, une contradiction interne, car elle refait des essences, alors que sa visée est inverse : reconnaître qu’on ne peut pas reconnaître l’essence. Les attributs, ou prédicats, te’arim, en hébreu, ṣifāt en arabe, sont donc successivement posés, et niés comme sens « propre ». Maimonide ne cesse de montrer que ce sont des métaphores33. Les attributs, selon lui, n’expriment que des rapports de causalité avec le monde, des émotions humaines évoquées par les actions divines. La théologie négative est une rhétorique substitutive. L’extrême de l’absence de nom et de l’attribut non-attribut est ein-sof, « infini », dans la kabbale de Provence et d’Espagne. Ein-sof traité comme nom propre sans article avant 130034, avant de prendre l’article, ha-ein sof, et d’entrer dans la série des attributs. Mais tel qu’il entraîne l’impossibilité d’être l’« objet d’une pensée religieuse » (ibidem, col. 558). Coupure entre le Dieu révélé, qui peut seul être appelé Dieu, et le Dieu caché, aboutissant à l’hérésie d’une sorte de négation de Dieu.
17L’impossibilité pour le nom-substitut de s’établir comme nom produit une absence qui ne cesse de s’expliquer sur elle-même. La mystique n’est pas muette. Recherche du secret, et ésotérisme du secret, elle est pourtant prolixe. L’absence d’un seul nom meut tout son discours. Le silence de Dieu est plein du discours de l’homme, figure de l’indicible dans le dire. Hallâj expose : « Il n’a pas d’analogie qui Lui soit propre, on ne questionne pas à propos de Lui par son, on ne questionne pas par où, on ne questionne pas en quoi Il (est) ; on ne cherche pas en quoi Il consiste, sa quiddité (mâhîya) ne s’appréciant dans aucune chose d’entre les choses, car son essence s’est soustraite à la description »35.
18Ce n’est pas pour une raison grammaticale, mais sémantique, que Levinas voit s’annuler la différence entre attribut et nom, dans l’infini — par l’impossibilité de refaire de l’infini une substance : « l’infini est le domaine où ces distinctions disparaissent. [...] si l’infini était un infini sous lequel il y aurait substance, un Etwas überhaupt (ce qui justifierait le terme de substantif), il ne serait pas du tout l’absolument autre, ce serait un autre ”même” »36. Mais Levinas n’infinitise l’infini qu’au prix d’un jeu réaliste avec le langage : « Le”In” de l’In-fini, c’est à la fois la négation et l’affection du Fini — le non et le dans — la pensée humaine comme recherche de Dieu — l’idée de l’Infini en nous de Descartes » (ibidem). Théorie traditionnelle du langage, du signe, de la conscience.
19Cependant cette contradiction de la théologie négative a un statut grammatical. Une théorie du nom. Que peut représenter la catégorisation d’Aristote, où attribuer un prédicat, c’est lui attribuer une catégorie (Catégories, 4). Et ces catégories ne sont pas grammaticales, puisqu’elles sont une analytique de l’Etre, empiriquement. Elles ne correspondent pas aux « parties du discours ». Les quatre premières (substance, quantité, qualité, relation) englobent indistinctement le substantif, l’adjectif et le numéral. Dans la Poétique (20, 1457a), le nom, ὄνομα, « est une voix composée qui a du sens, sans le temps, dont aucune partie n’a par elle-même de sens », et le verbe, ϱῆμα, est un nom tout pareil, mais « avec le temps ». Ainsi le nom tantôt s’oppose au verbe, tantôt l’englobe37. Homme et blanc, exemples d’Aristote, sont des noms. De même, pour Dieu, et pour Moïse, le tétragramme et les « adjectifs » (Ex. 34, 6), autant que les formes verbales-nominales du verset suivant. La théologie négative médiévale, juive, arabe ou latine, continue cette indifférenciation du nom. Nécessaire au passage du divin. De Hallâj à Maimonide, c’est toujours les catégories d’Aristote. Ce que la théologie invente se fait dans une symétrie entre le discours sur le divin et la théorie du langage, qui implique une correspondance entre le mode de signification, le mode de connaissance, le mode d’être38. La théologie négative est aussi réaliste que le nom qu’elle rejette. Le nom fuit, et revient dans l’excès même de sa négation.
20La positivité du nom est ce que la théologie tourne en négativité, d’où la négativité produit à son tour l’infini du nom. La négativité cachée du ehie acher ehie (Ex. 3, 14) était déjà détournée, retournée au positif dès l’Apocalypse, parlant au nom « de celui qui est et qui était et qui est à venir » (1, 4). Le paradoxe de la théologie négative est que la louange, la célébration pratiquent ce retournement interne vers le positif. Ainsi dans Les noms divins du Pseudo-Denys, le nom, de substitut en substitut, distribue un prix de vertu. Comment ne pas dire Dieu bon — « ne point attribuer ce nom à la Déité entière, ce serait blasphémer et déchirer par une audace criminelle l’Unité qui transcende toute unité »39. De même pour la Beauté, la Sagesse, la Lumière, « et tout ce qui se dit de l’entière Théarchie » (ibidem, p. 78). Les noms « qui concernent la causalité : Bien, Beau, Etre, Source de vie, Sage » (p. 80). Ceux qui se rapportent aux « dons bienfaisants ». Plus les « noms distincts » de la théologie chrétienne, Père, Fils, Esprit, et le nom de Jésus. Des « saints initiés » affirment « qu’il existe des attributs propres à l’unité » (II, § 4, p. 81). Dieu reste « parfaitement égal à lui-même, un dans sa multiplication » (II, § 11, p. 88). Les distinctions elles-mêmes « sont indivisibles et unifiées » (p. 89). De Bon, « qui exprime parfaitement tous les procès divins » (III, § 1, p. 89), le Pseudo-Denys passe à la « dénomination de Bien, par quoi les théologiens définissent la Déité supra-divine, quand ils la considèrent dans son absolue transcendance, appelant, je crois, Bonté la substance même de la Théarchie » (IV, § 1, p. 94). Puissance, Justice, Salut, Rédemption — c’est aussi des « noms divins », des effets expliqués par leurs causes. Le seul flou est l’explication du mal, pris comme une déperdition du bien analogue à celle qui atteint la lumière du soleil. Analogie involontairement païenne, entre Dieu et le soleil. La célébration entraîne un mimétisme : « Passons maintenant à la Paix divine, principe de toute communion, et célébrons-la par des louanges pacifiques » (XI, § 1, 164). Grand, Petit, Même, Autre, Semblable, Dissemblable, Repos, Mouvement sont des « images de noms divins » (IX, § 1, p. 154). Comme le Tout-Puissant, l’Ancien des jours (de Daniel 7, 22), « parce qu’il est la durée perpétuelle et le temps de toutes choses et qu’il précède en même temps et la perpétuité et le temps » (X, § 2, p. 161). Où perpétuel est compris comme « ce qui est le plus proche du principe ».
21Mais la description de l’indescriptible produit, chez le PseudoDenys, une écriture. La néologie y matérialise le débordement du positif, par le négatif et par l’excès. Ce que rendent, par leur préfixation, « l’incommensurabilité, l’incorporel, l’infigurable, l’indéfini suressentiel » (p. 68), la « Déité suressentielle et secrète » (I, § 1, p. 67), « L’inconnaissance de cette sur essentialité même qui dépasse raison, pensée et essence, tel doit être l’objet de la science suressentielle » (p. 68). L’oxymore est la figure dominante de cette rhétorique du divin, qui cherche à lexicaliser le hors langage. Elle condense « le nom miraculeux, au-dessus de tout nom, anonyme » (I, § 6). Et polynyme. Ce que reprend maître Eckhart, avec son nomen innominabile et omninominabile. Ici, « Intelligence inintelligible et Parole ineffable, exempte de raison, d’intelligence et de nom, n’ayant d’être selon le mode d’aucun être, cause ontologique de tout être et en même temps, parce qu’elle est située au-delà de toute essence, totalement exclue de la catégorie de l’être, selon la révélation qu’elle fait d’elle-même de sa maîtrise et son savoir » (I, § 1, p. 68-69). L’ineffable neutralise. Aucun nom, tous les noms : « Ainsi instruits, les théologiens la louent [cette Théarchie] tout ensemble de n’avoir aucun nom et de les posséder tous » (1, § 6, p. 74). Celui « dont les noms sont infinis » (XII, § 1, p. 170) fait la rhétorique du « en un mot tout ce qui est et rien de ce qui est » (p. 75).
22La tenue des contraires est ésotériste : interdiction de révéler « à des profanes, ni oralement ni d’aucune façon, les secrets divins » (1, § 8, p. 77). Le partage du sacré et du profane oppose les « saints initiés » à la foule : « laissons de tels mystères, qu’il ne faut point livrer à la foule » (III, § 3, p. 92), la foule « incapable de comprendre le caractère indivisible et unitaire du désir divin » (IV, § 12, p. 106). L’érotisme du divin met le sacré dans le langage, en sacralisant l’amour. La conséquence, hors toute critique d’intention, et à travers la saturation morale du discours, est le mépris pour le langage ordinaire, l’homme ordinaire.
23La contradiction de tout instant, c’est la visée de ce discours : « l’Unité qui est au-delà du principe d’unité, l’Ineffabilité, la Multiplicité des noms, l’Inconnaissance, l’universelle Intelligibilité, l’Affirmation totale, la Négation totale, l’Au-delà de toute affirmation et de toute négation » (II, § 3, p. 81). Il ne s’agit donc pas simplement de négativité, mais beaucoup plus de déborder la raison du langage : « Aussi bien en lui a-t-on le droit de tout affirmer simultanément sans que, pourtant, il soit rien de ce qui est » (V, § 8, p. 135) et « Dieu lui-même est sans essence, bien qu’il existe de façon suressentielle » (IV, § 20, p. 114). La négation est un au-delà, un toujours plus, qui va jusqu’à « Plus que Dieu » (II, § 3, p. 80), et qui est toujours un « trop peu dire » (V, § 8 ; XI, § 6) : « Quand on parle de son Inintelligence et de son Insensibilité, il faut entendre cette négation dans un sens transcendant, non dans un sens privatif » (VII, § 2, p. 143). Ainsi « Dieu ne saurait se mouvoir que de façon immuable et immobile » (X, § 2, p. 162). D’où la constante violence verbale, monorhétorique, « quand l’âme a revêtu la forme divine et que, unie à elle par l'inconnaissance, elle se jette dans un élan aveugle sur les rayons de la Lumière inaccessible » (IV, § 11, p. 105).
24Une réversibilité interne des métaphores, dans ce discours analogique, transforme, par la lumière (du Bien), la parole divine en silence : « des anges, c’est-à-dire en quelque sorte des colporteurs du Silence divin, comme des lumières révélatrices situées par l’inaccessible pour le manifester au seuil même de son sanctuaire » (IV, § 2, p. 95). Nouvelle illustration de l’effet silentiaire que possède l’association entre le langage et le lumineux. De même, l’informe est supérieur et antérieur à la forme : « Mais si le Bien est transcendant à tout être, comme c’est en effet le cas, il faut dire alors que c’est l’informe qui donne forme, que c’est celui qui demeure en soi sans essence qui est le comble de l’essence, et la réalité sans intelligence suprême sagesse, et ainsi de suite » (IV, § 3, p. 96). Plus que négative, cette théologie est superlative. Elle passe par le génitif absolu, l’« Etre des êtres » (V, § 4, p. 131). Le Pseudo-Denys, par une morphologie, un lexique, a inventé une rhétorique de l’infini, un érotisme verbal de l’excès, qui est la figure renversée de l’impuissance à dire Dieu. Mais c’est une aventure toute lexicale. Une recherche d’anti-mots. Comme s’il n’y avait là que des heurts de signifiés. Les signifiants, dans cette philologie théologique, étant des éléments prédéterminés d’un jeu de langage où tout le signe est dans la logique des signifiés. Le langage y est dans la théologie, plus que la théologie dans le langage.
25Les rapports du divin avec le discours passent autrement par la signifiance, en hébreu et en arabe. Comme « il y a autant d’“ineffabilités” que de théologies négatives »40, il y a autant de rhétoriques, et de poétiques41, du divin, et du sacré. L’exemple hébreu exerce la négativité, mais dans le discours, le rythme. Pas dans la composition des mots.
III. Différer le nom
26Rhétorique de l’absence, l’hébreu semble commencer et finir sur l’imprononçable. Puis, il y a l’occultation de l’occultation, par la prolifération des substituts. Mais cela n’est pertinent, outre le tétragramme, que pour un élément qui me semble avoir été négligé, dans la réponse de Dieu à Moïse.
27Les autres noms ont une situation rhétorique liée. Le mot ’el42, donne lieu à de très nombreux rapports d’inclusion de signifiance : il entre dans d’autres mots comme d’autres en lui. Et ces effets d’écho pratiquent une incantation, autant qu’une para-sémantique. C’est d’abord le quasi-redoublement de la séquence el elohim, souvent avec le tétragramme en troisième terme et selon plusieurs figures : el elohim (Jos. 22, 22), el elohim YHWH (Ps. 50, 1), mi el gadol kelohim [quel Dieu est grand comme Dieu] (Ps. 77, 14), eloheikha el (Ex. 20, 5 ; Dt. 4, 31 ; 5, 9), el elohei (Gen. 46, 3 ; Nb. 16, 22), lelohim le el (Ps. 42, 3). Rapport triple el elohei yisrael (Gen. 33, 20), et aussi el yisrael (Ps. 68, 36). Les associations el ‘elyon [d’en haut] (Gen. 14, 28), el ‘olam [‘olam : monde, éternité] (Gen. 21, 33), et elohei ‘olam (Is. 40, 28). Le rapport immédiatement consécutif avec la préposition el, , « vers », qui fait sens comme indication particulière d’adresse de Dieu à l’homme, ou de l’homme à Dieu (un « parler vers », dibber el, distinct du « parler à » ordinaire, dibber le-), ainsi el el43. Rapport séparé, el-miqdechei-el [vers le sanctuaire de Dieu] (Ps. 73, 17). Rapport inverse, et graphique, à la négation, entre et , lo, en un groupe rythmique traité comme nom, un « non-dieu » (Dt. 32, 21 ; Is. 31, 3 ; Ez. 28, 2, 9), ou rapport disjoint ki/lo/el hafets/recha‘/’ata (car/tu n’es pas/un dieu qui désire/le mal/toi). Et des séries complexes d’échos, incluant des pronoms personnels, el chadday/nirah-elay [Dieu puissant/s’est fait voir vers moi] (Gen. 48, 3), elohim/eli’ata [Dieu/tu es mon Dieu] (Ps. 63, 2), hael/la nu/el/lemocha‘ot [le Dieu est pour nous un Dieu qui sauve] (Ps. 68, 21), velo yichkehu me‘alalei-el [et qu’ils n’oublient pas les hauts faits de Dieu] (Ps. 77, 7), umitpalelim//el-el/lo yochi‘a [et qui prient/vers un dieu/non sauveur] (Is. 45, 20), ‘al-kol-el//ve‘al el elim [sur tout Dieu et sur le Dieu des Dieux] (Dan. 11, 36). Ces quelques exemples montrent que, seul ou avec la forme elohim, et d’autres composés, le mot el n’est pas seulement contenu dans le texte, il se répand en lui, et le pénètre. Rhétorique de la présence. Il n’est pas sans intérêt que ce soit le nom sémitique le plus ancien de Dieu qui se dise dans cette amplification, cette contamination des signifiants entre eux.
28Il y a aussi, dans la Bible, la rhétorique de la périphrase. Elle nomme en tournant autour du nom, qui reste réservé. On sait que le tétragramme était prononcé jusqu’à la destruction du premier temple. Puis adonaï a été lu à la place. Ce que la Septante a traduit par ϰύϱιος, seigneur. On sait comment cette mêlée de la forme écrite et de la forme lue a engendré ce faux nom, Jéhovah. Buber et Rosenzweig l’esquivent par Du, Er (Toi, Lui). La traduction avait déjà inventé une autre appellation postiche, celle de l’« Ancien des jours » pour ‘atiq yomin (Dan. 7, 9), « the Ancient of days » (King James Version), Dieu représenté comme un vieillard. La rhétorique attributive est d’amplification ou de substitution. Amplification : YHWH-tsevaot/chemo [seigneur des multitudes est son nom] (Jér. 46, 18), YHWH elohim tsevaot (Ps. 80, 6), leel ‘elyon//qoneh/chamayim va’arets [pour le Dieu suprême/créateur/du ciel et de la terre] (Gen. 14, 19), pratiquement épithète de nature. Ajouté au tétragramme, bore’yisrael [créateur d’Israël] (Is. 43, 15), et qedoch yisrael [le saint d’Israël] (Is. 1, 4), avir ya’aqov [le puissant de Jacob] (Is. 49, 26). Ou à Elohim, sorte d’euphémisme, ou de litote, elohei avi/elobei avraham/ufahad yitshaq [Dieu de mon père/Dieu d’Abraham/et peur d’Isaac] (Gen. 31, 42 et 53). Employés seuls, et se substituant au mot et au nom du divin : qadocb [saint] (Is. 40, 25), ro‘eh yisrael [berger d’Israël] (Ps. 80, 2), hatsur [le rocher] (Dt. 32, 4), avir ya‘aqov [le puissant de Jacob] (Gen. 49, 24). Le ciel est une métaphore de la puissance de Dieu, dans Daniel (4, 23). Le « gardien d’Israël », le « rocher d’Isaac » reviennent dans l’Ecclésiastique de Ben Sira, et un « roi des rois des rois » (melekh malkhei ha-melakhim). Cette amplification sémantique est peu inventive en substituts. La répétition est sa loi. L’invention du divin s’est faite contre cette double rhétorique, et contre la possibilité même d’étendre le nom à l’entour du discours.
29L’imprononçable du nom de Dieu, le tétragramme44, s’étend même en partie à son substitut, Adonaï. Levinas a noté qu’il est soustrait au tutoiement, le tu, dans la prière, étant employé jusqu’à lui — puis on passe au il : « Le Tu devient II dans le Nom » (art. cité). C’est le nom spécifique, pour Maimonide45. Tous les autres sont « dérivés des actions »46, sauf le tétragramme, nom « improvisé »47, qui traduit l’arabe ism murtajal48. C’est le chem ha-meforach, entendu comme « écrit et lu par les quatre lettres », ha-chem ha-meyuhad, « le nom spécifique », unique. Pour Maimonide, il « indique expressément l’essence de Dieu » (ibidem, p. 268). N’a ni étymologie, ni sens. L’important, en effet, n’est pas qu’il soit la forme factitive du verbe d’existence. L’important est son fonctionnement empirique dans le texte. Sa poétique. Et le propre de ce nom est bien son retrait hors de la voix. On peut — selon la poétique du texte — l’épeler, mais non le lire. Il est le seul à être retiré de l’oralité qui organise la spécificité du texte biblique. Cet effacement est la matrice allégorique du divin49 — infiniment plus efficace que si on avait tenu la continuité d’un nom antique, ceux des dieux du Proche-Orient ancien. Il serait nécessairement resté régional. La transcendance, une fois de plus, s’est faite comme un dehors du langage. Mais ce dehors y est inséré.
30Jamais l’oubli d’un nom n’a suscité une telle production de la parole. Mais il y a un autre trait de cette rentrée du langage en lui-même, pratiquement inaperçu, ou du moins, que je sache, peu, sinon pas, relevé, dans la réponse non-réponse de Dieu à Moïse (Ex. 3, 14). Pourtant, il fait partie du sens. Et sa manière de signifier invente un mode spécifique de l’absence :
31vayómer elohim / el-mochè // ehie / acher ehie //// vayómer / ko tomar / livnei yisrael // ehie / chelahani aleikhem
32Et Dieu a dit vers Moïse je serai que je serai
33Et il a dit ainsi tu dirai aux fils d’Israël je serai m’a envoyé vers vous50.
34Bien qu’il y ait un rapport morphologique, consonantique entre YHWH et ehie (acher ehie), il n’y a pas de symétrie entre les deux formules51. Et bien que ehie soit traité comme le sujet d’un verbe, dans la deuxième partie du verset, il reste forme verbale. Il y a des syntaxes analogues dans la poésie de Cummings. Il semble difficile de voir une paronomase, par jeu de mots étymologique, entre ehie (acher ehie) et YHWH52. Dans le fonctionnement du texte biblique — hors toute question d’origine, qui sort du plan du texte en allant vers la philologie de la langue — l’imprononçable l’interdit. Mais surtout le contexte du verset ne contient pas le tétragramme, mais Elohim. Le tétragramme, au verset suivant, est associé à elohei avoteikhem / elohei avraham / elohei yitshaq / velohei ya‘aqov. Il y a d’ailleurs un lien consonantique entre elohim et ehie, de même qu’une assonance entre ehiè et mochè. Mais cela, de même que les symétries de nombre des groupes syllabiques, ne découpe qu’une rhétorique de la langue, là où le travail propre de ce texte est du discours.
35Le discours, c’est d’abord la construction énigmatique de acher, compris un peu vite comme un simple relatif, à la suite du ego sum qui sum de saint Jérôme. Le suivent Segond et la Bible de Jérusalem : Je suis celui qui suis. Et Dhorme : Je suis qui je suis. La Septante, ego eimi o ôn en fait aussi un relatif, mais trouble, parce qu’il est passé au neutre. Elle marque surtout, par son traitement dissymétrique du deuxième ehie, transposé dans le lexique néo-platonicien, un effet de déplacement culturel qui est repris par Le Maistre de Sacy, Je suis celui qui est, et que pousse à son terme le Rabbinat : Je suis l’Etre invariable. Où acher a disparu : tant les deux termes de l’équation sont devenus une identité, qu’ils ne font plus qu’un. Maimonide explique acher par le relatif arabe alladhi, allati, où S. Munk note que « dans le système des grammairiens arabes, le pronom relatif est une espèce de conjonction ou d’adjectif conjonctif () qui exige nécessairement après lui, pour complément, une proposition conjonctive, appelée en arabe , adjonction. [...] Dans les mots le second forme l'adjonction de l’adjectif conjonctif »53. Malgré les traductions françaises incluses dans le texte de Maimonide, et qui tournent acher vers le relatif, tout le raisonnement de Maimonide montre qu’il comprend acher comme une conjonction, car il interprète la phrase comme une relation d’identité, une démonstration selon laquelle « le sujet est identiquement la même chose que l’attribut » et « que Dieu existe mais non par l’existence » (ibidem, p. 283). C’est-à-dire que « son existence est sa véritable essence » (ibidem, p. 232). Il sera qu’il sera. Ou il est qu’il est. Il s’agit de prouver que l’Etre est l’Etre. D’où on repasse à la relative : « l’Etre qui est l’Etre, c’est-à-dire, l’Etre nécessaire » (ibidem, p. 283). Il y a une polyvalence d’acher, qui peut autant être conjonction que relatif. Rachi commente : « Je serai avec eux dans cette angoisse comme [acher] je serai avec eux dans l’asservissement d’autres règnes (Berakhot 9) dit devant lui le maître du monde pourquoi leur rappellerai-je une autre angoisse ils ont assez de cette angoisse il lui dit ce que tu as dit est beau tu diras ainsi etc. » — qui appelle plutôt une complétive : dire que. La King James Version gardait l’ambiguïté : I am that I am.
36L’ambiguïté est accentuée justement par l’accent disjonctif tifha54 qui, à l’intérieur de la proposition ehie acher ehie, la disjoint en deux sous-groupes, et installe un suspens sur le premier ehie. Cet accent de cantillation participe de l’organisation orale de la lecture qui fait la régie unique du rythme sur le sens, dans la Bible55. Unique parce que, à ma connaissance, il n’y a eu nulle part une telle codification de la rythmique. Unique parce qu’elle s’étend à la totalité-infinité du dire, dans la Bible, et ne permet pas une catégorisation duelle en discours métrique et « prose ». La rythmique n’est donc pas une poétisation. Encore moins une métrique. Mais toute l’histoire du regard occidental sur la Bible, depuis la période hellénistique, n’a cessé de tâcher à réduire l’irréductible, par les métrifications, puis le parallélisme. D’où le peu d’attention aux te‘amim, les accents, qui sont pourtant, étymologiquement, à la fois le goût et la raison du texte. Peu d’attention rhétorique et herméneutique, juive aussi bien, sauf pour une tradition qui passe par Abraham Ibn Ezra et Juda Halévi. C’est donc un élément très faible, rendu plus infime encore par l’obstacle culturel à traverser, qui vient apporter un ralentissement, un suspens sur le premier ehie. Cet accent constitue un signe de l’attente du sens, de la difficulté du sens, ainsi marqué, à peine, et différé.
37Ce différemment du sens fait partie du sens lui-même, comme le rythme et le sens, dans le discours, sont inséparables. Et la valeur aspectuelle de ehie va dans ce sens même, étant celle d’un inaccompli. L’annonce est celle d’une présence. Et pas seulement d’un être. Mais à l’inaccompli. C’est le différemment qui est présent, doublement, par la valeur du verbe, par la modulation rythmique-sémantique-mélodique dans laquelle il est dit, et qui fait corps avec lui pour la lecture du texte. C’est avec le même accent, le même accompagnement, que ehie est repris dans la deuxième partie du verset. Report messianique (pléonasme que ces deux mots). Futur capté dans la traduction de Luther, Ich werde sein, der ich sein werde. Futur inséparable de la symétrie des deux ehie, que trahit la TOB, avec Je suis qui je serai56. C’est la reprise surtout de la promesse du verset 12, en un seul groupe rythmique, ki-ehie ‘imakh, « parce que je serai avec toi ». Ainsi tout se noue, dans ce nom-réponse, qui est à la fois une réponse et une non-réponse. La reprise même du verset 12 contribue à l’ambiguïté de la particule conjonctive-relative acher. Parce qu’elle tend à faire un paradigme des deux constructions, celle du v. 12 et celle du v. 14. Il ne manque pas d’exemples où acher a la valeur de ki (ici celui du v. 12)57. Ainsi le nom de Dieu n’est pas un nom, sur lequel, comme dans le polythéisme, on a un pouvoir, par la magie58. Un nom propre qui est un destin. Comme d’autres noms propres dans la Bible. La réponse, la promesse de l’énoncé est dans la modalité de la présence. Un inaccompli, qui ne cesse de s’inaccomplir. Mais l’énonciation, à la fois syntaxique et rythmique, ajoute un silence — la voix d’un fin silence — et le nom qui n’a pas été dit, et qui est attendu, entre le premier ehie et acher ehie, tient dans la pause à la fois infime et capitale du ta‘am, de tifha. Figure presque cachée elle-même du nom caché59. C’est à ce moment imperceptible que le nom, dans la Bible, a été le plus absent. A l’instant même où il allait pouvoir être dit. Il est resté dans l’air, non dans les paroles.
38La trouvaille de Dieu n’a jamais été aussi spécifique de l’invention du langage dans la Bible, que dans cette signifiance de l’absence. Ensuite, il n’y a plus eu que les tours et détours du langage, les ruses du lexique. L’herméneutique.
39L’énoncé, plutôt que l’énonciation. Dieu caché, commence une recherche, une technique pour savoir. Une gnose, et une prohibition. Les conditions du mythe. Que marque la prolifération des noms. Appellations substitutives. Mais plus il y a de noms, moins il y a de présence. Car ces noms sont des noms de pudeur, périphrases, euphémismes. Des évocations d’un aspect. L’article God de l’Encyclopedia Judaica60 énumère ha-gevurab la Puissance, rabmana le Pardonnant, ha-qadoch barukb hu le Saint Béni soit-Il, chamayim le Ciel, ha-maqom le Lieu l’Espace omniprésent, ribbono chel ‘olam le seigneur du monde, mi-che-amar ve-bayah ha-‘olam Celui qui a parlé et le monde a été, avinu che-ba-chamayim notre Père qui est au ciel, et aussi yirat-chamayim la crainte du ciel, mi che-chikken chemo ba-bayit ha-zeh Celui qui a fait que son nom habite dans cette maison. Ha-maqom est expliqué ainsi : « R. Huna au nom de R. Ammi dit :’’Pourquoi usons-nous d’une figure pour le nom du Saint béni soit-il et l’appelons-nous maqom ? Parce qu’il est le lieu de son monde, mais ce monde n’est pas son lieu” » (Gen. R. 68, 49). Nominalisation d’un attribut, qui peut aller jusqu’à une phrase entière. Et encore même seulement ani « je » — Hillel dit : « Si ani est ici, tout est ici » (Sukkah 53a). Levinas rappelle61 que ce sont ces appellations qui sont les équivalents de nos mots Dieu, Gott ou Bog — noms communs. Il oppose l’objectivité des noms dans la kabbale au statut qu’ils ont dans le Talmud, où « les noms de Dieu reçoivent un sens à partir des situations de celui qui les invoque » (ibidem, p. 161, n. 6).
40Il est remarquable que la prohibition du nom a profité à l’oralité. A propos du tétragramme, le Talmud dit : « Ce n’est pas comme je suis écrit que je suis prononcé, je suis écrit yod he vav he et suis prononcé alef dalet » (Kidduchin, 71a). C’est-à-dire le début d’adonaï. La prohibition porte sur sept noms (Chevuot 35a) : el, elohim, ehie acher ehie, adonaï, yod he vav he, chaddaï, Tsevaot. La sacralisation du nom a produit des variantes parlées, elokim pour elohim, ha-chem et adochem pour Adonaï. Le terminus des formes de révérence, des fuites du nom, étant, comme on a vu, le mot nom lui-même, ha-chem, généralement référé à une interprétation du troisième commandement, détourné du serment vers le langage en général, lo tisa / et-chem-YHWH eloheikha / lachav’ [tu ne porteras pas/le nom d’Adonaï ton Dieu/en vain] (Ex. 20, 7 ; Dt. 5, 11).
41Ce jeu du nom avec le retrait du nom est bien un jeu de la présence et de l’absence. Le maqom indique aussi que c’est un jeu du tout de Dieu avec le rien du monde. La plénitude de Dieu est évoquée dans « pleine est toute la terre de sa gloire » (Is. 6, 3). C’est cette présence que désigne le terme chekhinah. Que Vajda traduit « résidence »62. Proximité, voisinage, « séjour de Dieu dans le monde ou, plus exactement, son séjour au milieu d’Israël »63. Mais le paradoxe de ce terme substitut qui nomme la présence est qu’il désigne autant l’absence du nom que la présence de Dieu. Il est pris dans une contradiction : il énonce que Dieu habite le monde, mais son propre signifiant porte la trace que Dieu a déserté le langage. Dès le Targum, le tétragramme est traduit par chekhina, dans le passage ki-ata YHWH // beqerev / ha‘am hazeh [que toi Adonaï // tu es au fond / de ce peuple] — en araméen areï at YeYa [Adonaï] dichkhintakh charia bego ‘ama hadein (Nb. 14, 14) et dans ki / ein YHWH / beqirvekhem [car / Adonaï n’est pas / au fond de vous] — arei leiat chekhinta da YeYa [Adonaï] beineikhon (Nb. 14, 42), et dans lachum et-chemo / cham [pour mettre son nom / là] — leachraah chekhinteih taman (Dt. 12, 5). Ainsi chekhina est un mot où le caché l’emporte sur sa propre étymologie.
42Dans la kabbale, le caché produit une herméneutique. La kabbale, paradoxalement, est une multiplication des noms pour désigner l’innommable, c’est-à-dire le caché : ternira de-temirin, le caché des choses cachées, attika de-attikin, l’ancien des choses anciennes, et, venant d’Aristote, sibbat kol ha-sibbot, illat kol ha-illot, la cause des causes. Les écrits de la Merkava mêlent à des noms d’anges des noms secrets de Dieu : Totrossiah, Arbatiao64. Le statut du secret — la « sagesse cachée », hokhmah nistarah, chez Nahmanide — fait la place fondamentale de l’allégorie dans la kabbale, comme le montre l’une des désignations des kabbalistes, dorechei rechumot, interprètes des signes. La Torah est prise comme un continu, étant tout entière un nom de Dieu. Où le secret n’est plus une perte, mais une nécessité : « Si les chapitres de la Torah avaient été donnés dans le bon ordre, tout lecteur aurait pu réveiller les morts et faire des miracles, aussi l’ordre de la Torah a été caché et est connu de Dieu » (Midrach Tehillim, Ps. 3)65. Le continu suppose aussi un continu de la magie à la mystique. Abulafia critiquait les pratiques magiques et appelait les magiciens ba‘alei chemot, « maîtres des noms ».
43Mais l’allégorie montre aussi l’infini du sens, par l’individuation du sens. A travers les « soixante-dix visages », les quatre catégories de lecture du pardès (pechat, remez, derach, sod), l’idée qu’il y a six cent mille lectures, autant que d’Israélites présents au mont Sinaï, figure « en d’autres termes, que chaque Juif accède à la Torah par un chemin que lui seul peut suivre »66. La figure du feu noir sur feu blanc, impliquant que le vrai texte est dans le blanc, le noir des lettres n’étant qu’un « commentaire du texte disparu » (ibidem, col. 624) fait de la philologie messianique un témoin de l’infini du sens. Mais qui invente ses propres règles. Elles passent aussi par des techniques d’extase, combinaisons de sons, « répétition des noms divins » que Scholem rapproche (ibidem, col. 631) des pratiques du soufisme.
44Le paradoxe de l’allégorie est de ramener le langage au silence. C’est par allégorie que sont obtenus les noms symboliques de douze lettres, de 42, dont Rachi dit qu’ils sont perdus. Par analogie, la prière anna bekhoah a 42 mots. Un nom de 45 lettres est mentionné : il fait allusion à mah-chemo [quel est son nom] (Prov. 30, 4) où la valeur numérique de est 45. Mais 45 est aussi la valeur numérique des lettres du tétragramme écrites chacune en entier, de même que les lettres du nom Adam... Les noms secrets, comme celui de 72 lettres, finalement, quel que soit leur procédé d’engendrement, retournent à l’imprononçable inauguré par le tétragramme.
45De ce point de vue, à travers toute la masse du commentaire, et la différenciation infinie du sens, ce qui domine, dans la rhétorique et dans la poétique hébraïques du divin, c’est le silence.
IV. Rappeler le nom
46La rhétorique, et la poétique du divin, en arabe, sont tout autres. Elles constituent un contraste qui illustre la diversité de l’ineffable. C’est une profusion, une prolifération, une diffusion du nom de Dieu. Outre une multiplication de ses noms-attributs, qui installe une expansion de la présence. Jusqu’à une autre sorte de dissolution, dans le soufisme. Non par élimination. Mais il disparaît à travers son propre excès.
47La prescription première est de rappeler le nom de Dieu, en invoquant son nom. Elle est elle-même fréquemment rappelée dans le Coran67 : « Invoque (udhkur) ton Seigneur quand tu oublies ! » (XVIII, 24), « O vous qui croyez, invoquez souvent le nom de Dieu ! » (XXXIII, 41), littéralement « invoquez (udhkuru) d’une invocation abondante (dhikran kathiran) », ou encore «Souvenez-vous de moi et je me souviendrai de vous » (II, 152), ou « seuls, sont vraiment croyants ceux dont les cœurs frémissent à la mention du Nom de Dieu » (VIII, 2), litt. quand Dieu est rappelé, dhukira Allah ; « ceux dont les cœurs s’apaisent au souvenir de Dieu » (XIII, 28) — bidhikuri allahi ; « L’invocation du nom de Dieu est ce qu’il y a de plus grand » (XXIX, 45), waladhikuru allahi akbaru ; « Invoque le Nom de ton Seigneur ; consacre-toi totalement à lui » (LXXIII, 8), waudhkuri isma rabbika, litt. « et rappelle le nom de ton maître ». Toujours le même signifiant, celui du rappel, de la remémoration. Où, par une piété de la pensée, le souvenir et l’invocation ne font qu’un. Le verbe « se souvenir », dhakara, a donné dhikr, invocation-répétition du nom de Dieu. Mot en partie consacré à Dieu, si on peut dire, mais qui reste lié à toute la sémantique du rappel, du souvenir68.
48Il suffit de rappeler ici que le dhikr est une technique de prière. Dans le jeu des signifiants, dhikr est symétrique de fikr, méditation. Technique comparée par les historiens des religions à la « prière de Jésus » des Chrétiens orientaux, la répétition d’un seul mot, un nom, celui de Jésus, ou une formule69. Jusqu’à des milliers de fois. Technique qui se retrouve aussi dans le bouddhisme zen, la répétition du nom de Bouddha. Le million de fois du nembutsu japonais. Répétition solitaire ou collective, accompagnée de techniques de respiration. Sans du tout la séparer de son intention, comme acte de foi, qui prend soin d’ailleurs de ne pas la réduire à une pure répétition verbale, le « dhikr de la langue », je ne m’attacherai ici qu’à un effet de langage émis par cette répétition. Ce n’est d’ailleurs pas un produit direct de l’injonction, comme intention d’énoncé, mais un effet de rythmique et de prosodie de la langue, dans l’interaction entre une culture et une langue.
49La sacralisation du procédé y a pris part. Car elle implique un symbolisme du nom. Analogue à celui de l’alchimie : « la pierre philosophale est le Nom Divin au contact de laquelle l’âme “de plomb” est transmuée en “or”, qui est la vraie nature »70. Notion exprimée ainsi dans l’hindouïsme : « Dieu et Son Nom sont un » (ibidem, p. 67). Le raisonnement sur la langue a ici utilisé les moyens de la langue — la morphologie de la racine : l’invoqué, madhkūr, celui qui invoque, dhākir, et l’invocation, dhikr, sont unis. Comme si la langue elle-même prêtait à entendre que, dans l’acte de langage, en arabe, Dieu est à la fois dans celui qui invoque, dans celui qui est invoqué, et dans l’invocation71.
50L’omniprésence de Dieu fait de tout des signes de sa présence, signes de Dieu (āyāt Allah), les signes de l’univers comme ceux du langage. Signes, c’est-à-dire du caché et du montré à la fois. Dans le langage comme dans les choses. Allusion, métaphore. En même temps, Dieu est « sans comment ni comparaison »72. C’est pour préserver son unicité que des théologiens ont insisté sur l’éloignement de Dieu. La théologie négative est une figure du retrait de Dieu : « Aucun nom ni aucun attribut ne peut être dit de Dieu en son essence »73. D’où une généralisation de l’allégorie — détour du langage. Ce que sont « les plus beaux noms ».
51Or, non pas contre mais avec cette théologie de l’unité et de l’éloignement, la nomination de Dieu s’est faite selon un mode particulier de présence, tournant la rhétorique du détour, du retrait. Une saturation du discours par le nom même de Dieu, repris en écho, répandu dans l’entour du nom.
52Le nom même d’Allah est cependant une négativité à lui seul. Du moins selon son étymologie admise, contraction de al-ilah, « le dieu » — « étymologie la plus probable ; autre origine proposée : l’araméen Alāhā »74. Parent de l’hébreu eloah, pluriel elohim ; « forme étoffée d’un élément — l — (il, el) commun aux langues sémitiques » (ibidem). Par « contraction », le nom commun est devenu nom propre. L’article défini, prédéterminant de l’universel, est ainsi hypostasié. L’universel, l’unique. En tant que nom propre, Allah s’accomplit à l’inverse du tétragramme, dans la pleine énonciation de son signifiant. Mais en tant que sens, il se réalise comme ehie acher ehie, équivalence ramassée d’une affirmation que le dieu est Le Dieu, que ehie est ehie, rendant ainsi impossible toute proposition sur son essence. Tautologie du divin.
53C’est l’épanchement de cette négativité, et de cette divine tautologie, que réalise non seulement le rappel, mais l’épanchement du nom. La formule répétée par excellence de l’Islam, la chahāda, attestation. Dans sa première partie. La seconde, « et Mahomet est son prophète » dit déjà autre chose, et je ne la retiens pas ici pour l’analyse. La nomination est ici performative. Elle fait ce qu’elle dit par l’acte même qui l’énonce. Elle étend, ou diffuse, la matière vocalique-consonantique du nom à l’ensemble de la phrase. Le nom de Dieu est un performatif en arabe :
54lā ilaha illā allah
55pas de dieu sinon Dieu
56La négation, la et le nom de Dieu, allah, sont dans une relation d’inclusion. La négation des dieux, à travers ilaha, fait partie du nom de Dieu. Il y a un trajet orienté de la à la dernière syllabe -lah de Allah75. Avec le pivot de renversement illa, qui à la fois retourne la négation et a le même redoublement consonantique que allah. Allah devient négation et affirmation tout ensemble. La paronomase, dans cette formule, peut être considérée comme une forme particulière du dhikr. Une forme brève de l’allégorie. La paronomase apparaît comme l’équivalent de l’arabesque dans le langage. L’arabesque des lettres, la calligraphie, avec des effets propres d’inclusion, est un équivalent graphique de la paronomase. Cette inclusion réciproque, et vectorisée, des signifiants, tout en réalisant un effet d’écho, est tout à fait distincte de l’assonance, et de la prose rimée, qui court dans le Coran. Bien que toutes deux, paronomase et assonance, participent du même primat de l’oralité. Effets de l’assonance unique, dans la sourate de la lune (LIV), ou reprises de termes, en général76.
57Son rôle rituel de mot de passe — attestation — a multiplié les reprises de la formule : fa‘alam annahu lā ilaha illā allahu « sache qu’en vérité il n’y a de divinité que Dieu » (XLVII, 19), où le cas sujet fait rime grammaticale avec la particule de renforcement (traduite par « en vérité »). Le cas sujet entraîne précisément la reprise par le pronom masculin de la troisième personne, huwa : allahu lā ilaha illā huwa « Dieu ! il n’y a de Dieu que lui » (II, 255, et IV, 87 ; XXIII, 116 ; XXVII, 26), où la forme huwa est phoniquement une expansion de allahu, comme un développement de sa troisième syllabe. Huwa est le sujet absent. En rapport inversé, huwa d’abord : wahuwa allahu fi al-samawāti, « Il est Dieu dans les cieux » (VI, 3). Huwa en circuit fermé : wahuwa allahu lā ilaha illā huwa : je traduis : « et lui est le Dieu pas de dieu que lui » (XXVIII, 70). Marquant la circularité de la paronomase incluse dans la répétition. Selon le traité d’Ibn ‘Ata’ Allah, dans allahu, hu devait être considéré comme le début de huwa, lui77. La particule de relation alladhi, dans ce contexte, y devient aussi un écho, une allusion à allah : wahuwa alladhi fï al-samā’i ilahu wa fi al-ardi ilahu « Dieu est celui qui est Dieu dans le ciel et qui est Dieu sur la terre » (XLIII, 84), où la divinité en général, ilahuā est reprise dans le huwa de allahu. Le pronom sujet de la première personne, anā, vient aussi en paradigme sémantique de allah et de huwa : innanï anā allahu lā ilaha illa anā « Moi, en vérité, je suis Dieu ! Il n’y a de Dieu que moi » (XX, 14). Comme le rapport d’inclusion de la formule-matrice se faisait entre lā, la négation de ilaha, illā et allah, il se fait ici de ana à ana annoncé par la particule de renforcement innani. Formulation analogue à celle de Hillel, déjà citée : « Si ani est ici, tout est ici » (Sukkah 53a). Ibn ‘Ata’ Allah écrivait que la formule lā ilaha illā anā « doit être prise comme un nom divin unique »78. D’autres formules d’écho relient le signifiant de Dieu au pronom qui renvoie aux fidèles, incluant ainsi réciproquement Dieu et la communauté de ses croyants l’un dans l’autre, allahu et lahum (« pour eux ») côte à côte, après une énumération-litanie a‘adda allahu lahum maghfiratan waajran ‘azīman « voilà ceux pour lesquels Dieu a préparé un pardon et une récompense sans limites » (XXXIII, 35).
58La paronomase ouvre et referme le nom de Dieu sur lui-même, en y incluant des éléments qui deviennent aussitôt, par là-même, signifiants. Elle fait, à sa manière, une élévation du discours, comme y fait allusion la formule en écho walillahi al-mathalu a la ‘alā, litt. « et à Dieu la comparaison qui n’a pas plus haut » (XVI, 60). La paronomase semble une figure privilégiée de la louange. Comme Roman Jakobson l’avait montré, dans une analyse fameuse, à propos du slogan I like Ike : inclusion de l’objet aimé dans le verbe aimer qui inclut lui-même le sujet aimant. L’effet spécifique de la paronomase dans la chahāda est la louange portée au statut cosmique. Un divin qui inclut le sacré, en le niant mais plutôt en l’intégrant, car les dieux qui sont représentés dans ilaha sont le sacré.
59Dans la rhétorique du divin, et dans un concert d’échos, dans un réalisme de la parole, cette paronomase a réalisé, en arabe, une oralité de la présence, où la répétition est déjà un rite. Le continu du divin dans le discontinu des mots. Même la négation lā y est devenue un signifiant positif de l’éloge. Une part de l’incantation. Celle-ci étend son patron à d’autres formules de la langue, jusque dans l’ordinaire du discours : allah ta‘ala, que Dieu soit exalté. Ainsi la paronomase de la chahāda opère d’une tout autre manière que la théologie des noms de qualité. Elle pénètre le discours, s’insère dans sa prosodie. Elle est plus dans le mode de signifier que dans l’énoncé lui-même. Finalement, elle semble ne plus même se distinguer de la langue. Ce qui est l’accomplissement même du discours.
60Je ne crois pas que le domaine hébraïque en présente l’équivalent. Il y a là deux modes presque antinomiques du divin dans le langage. Dans ce qu’ils ont chacun de spécifique. Mis à part ce que le matériel linguistique propose de rencontres partout. La plénitude du sens s’organise en faisant de la rhétorique de chaque langue une poétique des textes. C’est le travail de la motivation. Ainsi pour l’allongement de la consonne dans Allah : « On s’appesantit sur le Mot de gloire (Allah), en l’affectant d’un allongement (madda) profond et étendu : cherchant ainsi à faire ressortir combien la Vérité suprême — que sa gloire soit exaltée ! — possède et les attributs de la perfection, et la transcendance qui éloigne d’Elle tout ce qui signifierait une imperfection ou une contingence quelconque, comme l’enseigne la foi »79.
61A la célébration positive-négative des « plus beaux noms » s’ajoute une autre célébration où, paradoxalement, la théologie négative tend vers la dissolution de la rhétorique à partir de cette rhétorique de la plénitude elle-même. C’est la poussée à ses limites de la paronomase du nom qui mène, par la litanie du dhikr, à la disparition du langage. L’expansion du nom aboutit au souffle. A partir d’allah : « en supprimant la syllabe initiale al et en donnant successivement au h final les trois voyelles, Va (en penchant la tête) vers la droite, l’i vers la gauche et l’u vers le cœur (soit : Lâha ! lâhi ! lâhu !) »80. Selon Ibn ‘Ata’ Allah, pour le soufi qui est ravi en Dieu, seulement Va, a ou h. C’est un trajet de la (un non qui rassemble en une seule syllabe toute la théologie négative) à huwa, qui suit le sens de la chahāda. Il va du discours au mot, du mot à la lettre, qui redevient son. C’est-à-dire qu’elle n’est plus langage. Hallâj écrit : « La science que le Prophète reçut mission de prêcher, c’est la science (analytique) des consonnes [isolées qui sont au début des sourates] — et la science des consonnes est dans le LÂ, — et la science du LÂ dans l’Α, — et de l’A dans le Point, — et du Point dans la sagesse primitive, — et de la sagesse primitive dans la prééternité, — et de la prééternité dans la donnée première, — et de la donnée première dans le mystère du Huwa (= Lui). Et c’est à l’énonciation du mystère (essentiel) que Dieu appela le Prophète, lorsqu’il dit ”Sache qu’Il est, qu’il n’y a pas de divinité, excepté Dieu” (Qur. XLVII, 21) »81. La chahāda aboutit chez Hallâj au rapport huwa / hiya [lui/elle], jeu du masculin/féminin où le féminin est la sagesse, al-ma‘rifa : « Ses édifices, à Elle, ce sont ses assises, et ses assises sont ses édifices, en Elle ; à Elle, en Elle. — Elle n’est pas Lui (= Dieu), et Il n’est pas Elle ! Et il n’y a de Lui qu’Elle, et il n’y a d’Elle que Lui ! Il n’y a pas d’Elle, excepté Lui ; — et il n’y a pas d’Il excepté Lui » (ibidem, t. 3, p. 344). En arabe, lā hiya huwa wa lā huwa hiya « elle n’est pas lui et lui n’est pas elle ». Massignon rappelle en note la formule initiatique de Ghazâli, lā huwa illā huwa, pas de lui sinon lui.
62Un aboutissement, chez les mystiques, de cet envahissement du langage par Dieu, est donc une disparition du langage. Mais le retournement de la rhétorique, de présence en absence, passe par une reconquête du sujet. La paronomase faisait de Dieu le seul vrai sujet. Le signifiant majeur. Dont le sujet d’énonciation n’était que l’amplificateur. Avec certains aspects du soufisme, l’extrême de la fusion devient l’intériorisation de Dieu par le sujet. A partir de « Rejette donc loin de toi la nature créée pour que toi du deviennes Lui, et Lui toi, dans la Réalité »82, Hallâj en vient à cette réversibilité, limite de Dieu, si on peut dire, dans l’illimité du sujet : « Je vis mon Seigneur, avec l’œil de mon cœur, Et lui dis ”Qui es-Tu” ? Il me dit ”Toi” ! »83. Où, en arabe, la même forme anta est tu et toi. C’est le mouvement classique du religieux. Il se dit en termes tout proches de ceux de saint Augustin : Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas (Ne va pas au dehors, rentre en toi-même ; c’est à l’intérieur de l’homme qu’habite la vérité)84. Et Maître Eckhart : « Celui qui est sans nom, qui est la négation de tous les noms, et qui n’eut jamais de nom. Et c’est pourquoi le prophète a dit : “vraiment, Tu es le Dieu caché” (Is. 45, 15) au fond de l’âme, le Eond de Dieu et le fond de l’âme n’étant qu’un seul et même fond (Grund) » (ibidem, p. 39). Cette réversibilité est un universel de la mystique. Un autre dit : « Tu cherches Laïla [la Nuit], quand elle est manifeste en toi. Tu crois qu’elle est autre, mais elle n’est autre que toi »85. Mais Hallâj a sans doute porté plus loin que beaucoup cette réversibilité. Le plus loin peut-être. C’est de ce point de plus grande vulnérabilité du sujet que sort précisément une exposition du sujet. Ce n’est pas par hasard qu’elle rencontre alors les termes mêmes de la poésie, du « Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » de la préface des Contemplations.
63La poétique du divin, la poétique du poème se rejoignent. Elles partagent le même problème du passage d’une rhétorique à une poétique, des rapports entre le sacré et le discours. Les figures remarquables qu’elles ont formé constituent des parts, variables pour chacun de nous, de notre histoire de sujet-langage. Paradoxalement, que ces moments aient lieu dans d’autres langues que la nôtre ne les retire pas à notre historicité. Même si nous n’avons avec eux que des relations d’apprenti, le commençant éternel que nous faisons dans notre propre langue nous détournant de l’illusion du maternel, autant que de celle du traducteur. Mais tout en gardant leur distance, qui réserve ces illusions pour d’autres, les deux domaines proches et contrastés du divin dans le langage, en hébreu et en arabe, si fragmentairement qu’ils aient été ici abordés, n’en constituent pas moins une double parabole de l’historicité du divin.
Notes de bas de page
1 Cité dans l’introduction de Maurice Gloton à Ibn ‘Ata’ Allāh, Traité sur le nom Allāh, Paris, 1981, p. 44 (texte de la fin du XIIIe s.).
2 Talmud de Babylone, Berakhot 55a. Apologue repris dans le Zohar I, 2b. Et au début du Midrach ha-neelam : « La tradition enseigne que le monde a été créé par dix paroles », Le Zohar, Lagrasse, 1981, t. 1, p. 501. Ce qui vient des neuf vayomer « et il dit » du chap. 1 de la Genèse, plus le premier verset.
3 B. SCHOLEM, art. Kabbalah, Encyclopaedia Judaica, t. X, col. 565-566.
4 Distinct du qalam, roseau pour écrire, qui vient du grec χάλαμος, et qui est devenu le symbole de l’écriture.
5 Voir l’article de L. GARDET, kalām, dans l'Encyclopédie de l’Islam.
6 Cité par G. SCHOLEM, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Paris, 1983, p. 70 (étude de 1970).
7 Cité ibidem, p. 70.
8 Zohar III, 36a, cité par G. SCHOLEM, ibidem, p. 71.
9 G. SCHOLEM, ibidem, p. 73.
10 Ibidem, p. 83.
11 MAIMONIDE, Guide des égarés, Paris, 1970, 3 vol., I, LXIV.
12 Il semble que la métaphore du langage comme lumière survient de préférence quand le langage, spiritualisé, est retiré à l’empirique. Ainsi, chez saint Augustin, le mot dans la pensée, opposé à vox, « luit », lucet (De Trinitate XV, XI, 20).
13 E.A. WALLIS BUDGE, The Gods of the Egyptians, or Studies in Egyptian Mythology, New York, Dover, 1969 (1er éd. 1904), t. 1, p. 360.
14 Voir B. ANDRE-LEICKNAM, La signification du nom en Mésopotamie, in Corps écrit no 8, Le Nom, décembre 1983, p. 11.
15 E.A. WALLIS BUDGE, ibidem, t. 1, p. 280.
16 G. SCHOLEM, Le Nom et les symboles de Dieu, p. 83.
17 E. AMADO LEVY-VALENSI, Les structures et le sens de la pensée hébraïque, in les Etudes philosophiques, Pensée juive et philosophie, avril-juin 1984, no 2, p. 174. Mais milah « circoncision » et milah « mot » ne sont pas le même mot : « circoncision »est milah, de la racine , mul, et « mot » est , millah, de malal. Homonymie approchée, et plutôt tour de passe-passe que mot de passe.
18 G. SCHOLEM, Le Nom et les symboles de Dieu, p. 79.
19 Ibidem, p. 79.
20 A la fois les meilleurs et les plus beaux.
21 MUHYI-D-DIN IBN’ARABI, The Wisdom of the Prophets (Fusus al-hikam), Beshara Publications, 1975, p. 8.
22 S. FRIEDLANDER, Ninety-Nine Names of Allah, New York, 1978, p. 7.
23 G. SCHOLEM, Le Nom et les symboles de Dieu, p. 81-82.
24 Voir ibidem, p. 82.
25 IBN ‘ATA’ ALLAH, Traité sur le nom Allah, p. 106.
26 J. CHELHOD, Les structures du sacré chez les Arabes, Paris, 1964, p. 98.
27 Ibidem, p. 98-99. Les « plus beaux noms » seraient des « attributs des différentes divinités » (ibidem, p. 104) accaparés par Allah.
28 Texte sur le Bouddha, cité dans G.C. ANAWATI et L. GARDET, Mystique musulmane, Aspects et tendances, expériences et techniques, Paris, 1976, p. 237.
29 Cité dans L. MASSIGNON, La Passion de Hallâj, Paris, 1975, t. 3, p. 184.
30 Cité ibidem, n. 2.
31 Je renvoie à Jona et le signifiant errant, Paris, 1981, p. 90-91 et à la traduction de Jona, IV, 2, p. 22.
32 G. VAJDA, La dialectique du Talmud et de la Kabbale, in Diogène no 59, 1967, p. 78.
33 Par exemple Guide des égarés I, chap. VII, IX, t. 1, p. 51, 54.
34 G. SCHOLEM, article Kabbalah dans Encyclopaedia Judaica, t. 10, col. 557. Et dans Le nom de Dieu..., p. 28.
35 L. MASSIGNON, La passion de Hallâj, t. 3, p. 139.
36 E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, 1982, p. 150.
37 Voir ARISTOTE, La Poétique, texte, trad., notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, 1980, p. 328-331.
38 Voir H. ARENS, Verbum cordis, Zur Sprachphilosophie des Mittelalters, in Studies in Medieval Linguistic Thought, éd. by K. Koerner, H. Niederehe, R.H. Robins, Amsterdam, 1980.
39 Les noms divins, dans Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, trad. par Maurice de Gandillac, Paris, 1980 (1re éd. 1943), II, § 1, p. 78.
40 V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, 1973, p. 13.
41 Je prends la rhétorique comme l'organisation réciproque du discours et de la langue, la poétique, comme l’organisation, avec ces mêmes éléments, de textes comme systèmes du discours, et historicité, impliquant un sujet.
42 Le plus vieux mot sémitique pour Dieu, akkadien ilu, cananéen ’el, ’il ; relié à une racine ’yl, ou ’wl, « être puissant ». Premier du panthéon ougaritique.
43 Is. 10, 21. Ps. 43, 4 ; 84, 3. Lam. 3, 41. Job. 5, 8 ; 8, 5 ; 13, 3 ; 15, 13 ; 15, 25 ; 16, 11 ; 34, 23 ; 34, 31 ; 38, 41. Groupement ostensible dans Job. Pour la distinction parler vers/parler à, voir Jona et le signifiant errant.
44 Emmanuel Levinas le commente dans Le Nom de Dieu d’après quelques textes talmudiques, in L’Analyse du langage théologique, le nom de Dieu, éd. par Enrico Castelli, Paris, 1969, p. 155-167.
45 MAÏMONIDE, Le livre de la connaissance, I, chap. I, VI, Paris, 1961, p. 77.
46 Levinas rappelle, dans Le nom de Dieu..., que c’est ceux-là qu’on peut effacer, les attributs substantifs, le grand, le fort, le miséricordieux, le patient. Mais on ne doit pas effacer el, eloah, elohim. D’où il conclut qu’ils sont des noms propres, et qu’il n’y aurait donc pas de mot dieu.
47 Guide des égarés, I, LXI, éd. citée, p. 267.
48 « Qui a été, dès son origine, le nom propre d’un individu, et qui n’est pas dérivé d’un nom appellatif ou d’un verbe » (note de S. Munk, ibidem).
49 Levinas, dans son commentaire de Sota 53a relève que l’effacement du tétragramme figure dans un rite de jugement pour la femme adultère : « l’effacement du Nom — est la réconciliation des humains » (L’Analyse du langage théologique, p. 163), et, prenant comme une parabole l’emploi d’adonaï par Abraham (Gen. 8, 3) pour un inconnu : « La transcendance de Dieu c’est son effacement même, mais qui nous oblige à l’égard des hommes » (ibidem, p. 164).
50 Les blancs sont des équivalents des accents, te’amim, comme je les ai pratiqués dans Les Cinq Rouleaux, Paris, 1970, et Jona et le signifiant errant. Dans la transcription, j’ai noté par des barres les accents disjonctifs, une barre pour pachta, tifha, revi‘a ; deux pour zagef qatan ; quatre pour la césure atnah.
51 Arthur Gibson, dans Biblical Semantic Logic, A preliminary Analysis, Oxford, 1981, note (p. 152) que nulle part ehie acher ehie n’est un prédicat de YHWH. Comme sujet de verbe, Gibson fait remarquer que ehie remplace un nom, mais n’est pas pour autant un substitut.
52 S. ALBREKTSON, On the syntax of’hyh ’šr ’hyh, in P.R. Ackroyd-B. Lindars (éd.), Words and Meanings, Cambridge, 1968. Cité dans Gibson, livre cité, p. 157.
53 Guide des égarés, t. 1, p. 283.
54 Accent de mélodie lente, dont le nom désigne la largeur de la paume, et rappelle les signes manuels d’une ancienne cheironomie, qui marque la continuité entre l’oralité et la mise par écrit des Massorètes. Voir W. WICKES, Two Treatises on the accentuation of the Old Testament, New York, 1970, sur l’accentuation des 21 livres de prose, p. 18.
55 Je renvoie à Critique du rythme, Anthropologie historique du langage, Lagrasse, 1982, p. 395, 466-475.
56 On peut reconnaître trois traditions herméneutiques, qui font trois types de traductions : la priorité donnée au refus du nom (la Vulgate et ceux qui la suivent) ; l’Etre absolu opposé aux autres dieux (la Septante). Ce sont deux variantes de l’opposition entre le Dieu, disons, de Jona, et ceux du Proche-Orient ancien. Et l’insistance sur l’inaccompli à venir ; Luther, Fleg « Je serai qui je serai ». Quant à Orlinsky, il refuse de traduire, en disant que le sens est incertain. Mais ceux qui traduisent par le relatif masquent jusqu’à la difficulté du sens, qui est et doit rester ambigu, suspendu.
57 Que, parce que, comme, pour que. Voir L. KOEHLER-W. BAUMGARTNER, Hebräisches und aramäisches Lexikon zum Alten Testament, 3e éd., Leyde, 1967.
58 Scholem rappelle l’absence de l’aspect magique, dans Exode 3, 6-14 (Le nom de Dieu, p. 58). Par rapport à la religion égyptienne, où les dieux ont des destins.
59 Mise au secret que Rachi commente, d’une autre manière, presque aussitôt, pour le verset 15, pour zè-chemi le ‘olam, écrit , écriture défective, au lieu de : « le vav manquant signifie cachez-le [de ‘illem , racine qui signifie « cacher » pour qu’il ne soit pas lu selon sa forme écrite ».
60 T. 7, col. 655.
61 Dans Le nom de Dieu d’après quelques textes talmudiques, in L’Analyse du langage théologique.
62 La dialectique du Talmud et de la Kabbale, art. cité, p. 77.
63 E. LEVINAS, Le nom de Dieu..., in L’Analyse du langage théologique, p. 159.
64 G. SCHOLEM, article Kabbalah, in Encyclopaedia Judaica, t. 10, col. 505.
65 Cité ibidem, col.621.
66 G. SCHOLEM, ibidem, col. 623. Scholem mentionne un commentaire qui, en 1637, explique la prière de Moïse (Dt. 3, 23) de 252 manières différentes.
67 Toutes les traductions du Coran sont prises dans celle de D. Masson (Le Coran, éd. de la Pléiade, 1967) sauf quand je retraduis pour montrer le travail du signifiant.
68 L’équivalent hébreu, zakbar, et zekher, est tout profane, dans le champ du souvenir, de la mémoire.
69 G.C. ANAWATI, L. GARDET, Mystique musulmane, livre cité, p. 190.
70 W. STODDART, Sufism, The Mystical Doctrines and Methods of Islam, Thorsons Publ., 1976, p. 66.
71 Cette unification est signalée par Stoddart, livre cité, p. 67.
72 L. GARDET, article Allah, Encyclopédie de l’Islam, t. 1, p. 422.
73 L. GARDET, ibidem, p. 426.
74 Ibidem, p. 418.
75 Dans le Traité sur le nom Allah, « La Sahàda : la ilâha illâ-Lallahlah se présente comme un cycle complet partant de la négation absolue (al-nafîal-salib) pour aboutir à l’affirmation absolue (al-itbât al-mûjib) » (p. 92).
76 R. BLACHERE (Introduction au Coran, Paris, 1977, p. 180) souligne l’importance première de la sonorité et du rythme dans le style. Ce que programme la phrase inna allaha jamilu yuhibbu al-jamâl « Dieu est beau, il aime fe beau ».
77 Traité sur le nom Allah, p. 258, n. VIII, 1.
78 Ibidem, p. 238, n. 2.
79 Texte d’Ibn ‘Iyad, cité par G.C. ANAWATI, L. GARDET, Mystique musulmane, p. 217.
80 L. MASSIGNON, La Passion de Hallâj, t. 2, p. 35.
81 Ibidem, t. 3, p. 109.
82 Cité dans G.C. ANAWATI-L. GARDET, livre cité, p. 266.
83 Cité dans L. MASSIGNON, La Passion de Hallâj, t. 3, p. 318.
84 De vera religione, I, 39, cité dans VI. Lossky, livre cité, p. 17, n. 9.
85 Muhammad al-Harràq, cité par STODDART, livre cité, p. 84.
Auteur
Professeur de linguistique à l’Université de Paris VIII (Vincennes).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010