Omninominabile Innominabile
p. 339-355
Texte intégral
1Dans le premier récit biblique des origines — de source dite « sacerdotale » — la puissance créatrice est désignée par un pluriel où l’on a vu parfois (encore que le texte ait été soigneusement expurgé de ses éléments mythologiques) un résidu polythéiste. D’autres l’entendent comme allusion aux chœurs angéliques, mais, à supposer que les membres de la Cour céleste (auxquels renverrait le mot « lumière ») assistent Dieu dans son œuvre créatrice, il semble malaisé de les associer dès l’abord à l’Acte dont ils ne sauraient être que les premiers effets. Pour toute la tradition patristique, il s’agit de la Trinité, mais Grégoire de Nysse fait observer que le Père ne s’adresse au Verbe et à l’Esprit qu’en Gen., 1,26 : « Faisons l’homme à notre image » ; alors seulement apparaît un vrai processus délibératif, réservé à la production de la créature du sixième jour, celle qui encore pensée dans l’intellect divin, avant sa matérialisation dans le limon terrestre, résume toute la perfection de l’univers (Création de l’homme, VI, 140 b). Quoi qu’il en soit, un terme aussi générique qu’« Eloah », ni au singulier, ni au pluriel, ne constitue l’adéquate dénomination du Créateur en son unicité singulière.
2En va-t-il autrement du mystérieux, de l’indicible «Tétragram-meme » dont la mention apparaît dès le début du texte « yahviste » alors que les autres sources en réservent la révélation à Moïse ? Il est vrai que ce nomen (qualifié de maxime proprium par saint Thomas, Sum. Theol. I, 13, 11) est en général celui du Dieu qui parle à la première personne du singulier, notamment dans l’épisode décisif où, après s’être provisoirement « repenti » d’avoir fait naître les vivants, Il sauve du Déluge un couple de chaque espèce animale, promet de ne plus « maudire le sol à cause de l’homme » et annonce son alliance aux rescapés humains de l’arche (Gen., 6,5 — 8,2, avec le doublet « sacerdotal » en 9, 1 — 8). Il est vrai aussi que « Yahvé » ne reçoit pas les sens équivoques que paraît prendre « Elohim » dans le discours du serpent tentateur annonçant aux premiers hommes que, par la grâce du fruit défendu, ils deviendraient « comme des dieux » (Gen., 3,5), ce qui, selon Maimonide (suivi notamment par Eckhart dans son commentaire de la Genèse, n. 202), signifie : « comme des anges ou comme des juges ayant pouvoir sur les villes », — mais aussi dans les formules par lesquelles Moïse s’entend dire qu’il sera « dieu », selon le document « yahviste » (Ex., 4,16) pour son frère Aaron, voire (selon le document « sacerdotal », 7,1) pour Pharaon même, « Eloah » ne pouvant s’interpréter ici, évidemment, que comme « porte-parole de Dieu ». Reste qu’en dépit de l’affirmation solennelle selon laquelle il n’est d’autre Dieu que Yahvé, auquel appartiennent tous cieux et toutes terres (Deut., 6,4 et 10,17), dans le même contexte si résolument monothéiste, Yahvé est encore présenté comme « Dieu des dieux et Seigneur des seigneurs » (10,17), ce qui est sans doute une forme de superlatif absolu mais risque de suggérer un primat parmi d’autres puissances divines. Et l’on sait bien que, selon le récit (tout entier « yahviste ») de la chute, le Créateur en personne, confirmant les promesses du serpent, usait d’un étonnant pluriel, qui ne peut guère être ici de majesté ou de délibération : « Voici que l’homme est comme l’un de nous quant à la connaissance du bien et du mal » (Gen., 3,22).
3On tentera de mettre en lumière les paradoxes d’une saisie par le langage de cet Indicible que le Cusain situait « au-delà » même du « mur des coïncidences » (De visione Dei, IX ; De conjecturis, I, 8, etc.) et que déjà l’Asclepios (n. 21) disait à la fois « innommable et omninommable », ajoutant qu’il faudrait « ou désigner toutes choses par Son nom ou Lui donner le nom de toutes choses ». Mais alors que le De mundo (401 a) insiste sur la « polyononymie » du grand Vivant (Zeus dont le nom se tire du verbe zên) selon la variété de ses fonctions, le Corpus hermeticum (V, 10) précise que l’« Inapparent » ne possède « tous noms » que parce qu’il ne cesse de produire et que « toutes choses sortent de Lui », mais justement, « Père de toutes choses », Il est lui-même « sans nom », — ce que redit presque littéralement l’Aréopagite dans ses Noms divins. (1,6-7,596 a-c). Mais il n’est sans doute pas inopportun d’abord de s’interroger (à partir de la Bible, ici consonante avec bien d’autres sources) sur la signification même de tout acte dénominateur.
4Qu’en désignant d’un nom l’étant qu’il fait surgir du néant, le Créateur impose à la chose créée le fondement substantiel d’une existence distincte et singulière, mais qu’en même temps Il affirme sa souveraineté sur elle et, d’une certaine façon, l’impossibilité pour elle de subsister sans sa présence protectrice, c’est bien ce que laissent entendre les deux récits superposés de notre Genèse dès lors que, sans en méconnaître les contradictions, on sait en discerner les éléments complémentaires. D’après le document « sacerdotal » le Créateur lui-même, après avoir nommé cinq de ses créatures (le jour, la nuit, le ciel, la terre ferme et la mer), achève son œuvre en façonnant « à son image » celle qui seule pourra ainsi « dominer sur tous les vivants » et c’est bien celle-là qui, d’après le document « yahviste », prend en quelque sorte le relais de l’acte dénominateur ; sorti du limon auquel il devra son nom, Adam, grâce au souffle divin qui l’anime, sera le mandataire, le coopérateur terrestre du Très-Haut pour la mise en place d’un univers tout à la fois bien ordonné et, par lui-même, foncièrement caduc.
5Dans le grandiose poème cosmogonique qui sert d’ouverture au texte canonique on lit que Dieu, ayant créé d’abord la « lumière », « vit qu’elle était bonne », ce qui signifie que, produite par sa Parole, elle est de bon aloi, mais l’acte dénominateur d’Elohim ne commence qu’au verset 5, une fois séparée cette première créature de ce que le narrateur désigne comme « ténèbres » là même où il mentionne l’« abîme », le « chaos », l’« esprit » et les « eaux », qui sont bien des créatures en vertu du verset 1 où « le ciel et la terre » renvoient assurément à la totalité cosmique, mais sans qu’apparaisse encore, à côté du Fiat — explicité en I,3 — un autre « dire » divin, de caractère proprement dénominatif. C’est en I,5 seulement que lumière et ténèbres reçoivent leur vrai nom. En les appelant « jour » et « nuit » — ce qui autorise le narrateur à préciser qu’« il y eut un soir et un matin », et cela avant que l’univers (de par la séparation entre les eaux supérieures et inférieures, de par la distinction entre terres et mers, de par le foisonnement de la végétation, de par l’institution enfin des deux « luminaires » permettant, à titre de « signes », l’établissement du calendrier) reçoive une structure qui rende possibles l’apparition des animaux et la création de l’homme, — il semble que, dans sa relation ad extra, Dieu accomplisse, si l’on ose dire, une démarche décisive.
6Dès lors, en effet, que, conférant leur nom au jour et à la nuit, Il établit dans l’être la succession des semaines, l’alternance des saisons, le cycle des années, par conséquent le devenir réglé (et la caducité rythmée), l’Eternel, c’est-à-dire l’immuable, confère lui-même au temps — et donc à l’histoire (inséparable de cette durée que Grégoire de Nysse lie à la prévision du péché humain, professant qu’elle cessera à la fin des siècles lorsque l'« humanité accédera à un état impassible et éternel », op. cit., XXII, 205c) — le statut foncièrement ambivalent de cette « créaturité » à laquelle un Eckhart, dans toute sa prédication, adjure ses auditeurs d’échapper par une hardie « percée », car s’il est vrai que Dieu pour lui est présent en toutes ses œuvres ad extra, en eux-mêmes les « ex-sistants » (les extrastantia) ne sont que pur nihil, aussi ténébreux que le redevient le diaphane à la seconde même où défaille la lumière extérieure qui le fait resplendir. Sans aller jusqu’à des formules volontairement paradoxales et qui inquiétèrent les censeurs d’Avignon — encore qu’une définition comme celle que glose Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez maître Eckhart, Paris, 1960, p. 286 et sv. : « Sans lumière, c’est-à-dire sans être, les essences des choses créées sont ténèbre, car c’est par l’être même qu’elles reçoivent forme, brillent et plaisent » (In Gen., n.33) renvoie aux propos bien connus de saint Augustin (Soliloques, 1,3) sur « l’inquiétude » de toute créature hors de son « lieu » divin, — on peut penser que la nomination des choses par leur Créateur, en même temps qu’elle leur assure une provisoire consistance, en souligne néanmoins la fragilité.
7Suivant plutôt Maimonide que les Pères, Eckhart admet que la « ténèbre » mentionnée par le texte biblique dès le début (avant qu’elle reçoive le nom de « nuit ») désigne la matière première, mais aussi — face à la « terre » et à l’« abîme », autres figures de la hylè — la « privation » au sens aristotélicien, ici entendue surtout comme aspiration à la forme et à l’être. Il se peut cependant que « ténèbre », situé à côté d’« esprit » (lequel représenterait l’« air », supérieur à l’« eau » et à la « terre »), renvoie au plus léger des quatre éléments de l’ancienne physique, à ce « feu » qui, dans sa « sphère propre », touchant par le haut le monde astral et sans contact avec les corps opaques, « ne brille point » (In Gen., n.30). Pareille lecture, qui vise à adapter l’Ecriture à la cosmologie des philosophes, comporte chez Eckhart une longue référence au texte du Tintée (31 b) décrivant la formation du monde à partir du feu et de la terre, considérations qui conduisent, on le sait, à la mise en place de Xouranos comme imitation mobile de l’éternité (34 b — 37 d).
8Il n’est donc pas surprenant que, pour l’auteur inspiré du récit « sacerdotal », avec la désignation du « firmament » séparateur comme « ciel », commence la succession des jours. C’est alors seulement que s’actualise une dualité encore implicite, en sorte que le « deuxième » jour sera le seul des sept à n’être point qualifié de « bon » (In Gen., n.88), car « deux » — qui peut-être ne mérite même pas d’être appelé nombre — est source et racine de toute division (n.89 — 90). Et dans cette même perspective (mais ici l’on ne suit plus Eckhart) nous pourrions remarquer que le récit « yahviste » ne comporte de nomination expresse qu’en 2,23, lorsque le Créateur, n’ayant point trouvé pour l’homme, parmi les animaux, de compagnon qui le puisse vraiment aider, opère en lui une sorte de scission et, l’ayant doté d’un double (complémentaire, mais plus faible, plus accessible à la tentation), met pour ainsi dire en place les pièges conjoints de la curiosité et de la concupiscence.
9L’être que Yahvé façonne, tel un potier, à partir de la poussière du sol, n’a pas encore de nom « propre ». Comme désignation personnelle « Adam » n’apparaîtra qu’en 4,25 lorsque s’institue, avec la conception de Seth (une fois tué Abel et exilé Caïn), la suite des générations humaines, fragile succédané de l’ordre du calendrier astral tel que l’a instauré, d’après le document « sacerdotal », la nouvelle dénomination de la lumière et des ténèbres. Chargé de « nommer » lui-même « tous les bestiaux, les oiseaux du ciel et toutes les bêtes des champs » (2,20), l’homme — comme le souligne Eckhart (In Gen., n.192) — ne peut que leur assigner le nom générique correspondant à leur essence même, car, n’ayant pas encore déchu, par saisie immédiate de « tout ce qui tombe sous la lumière de l’intellect agent », il est en mesure de désigner sur un mode correct, non seulement (comme le dit explicitement l’Ecriture) les animaux, mais sans doute aussi ces étants moins nobles que sont minéraux et végétaux, conférant ainsi à tout le sublunaire (par voie de dénominations génériques) un être substantiel, encore que dépendant et périssable. Grâce au savoir infus qu’il perdra par sa faute (et que les théologiens reconnaîtront à la personne humaine du Christ) il ne peut ignorer certes ce qui exprime, dans la langue originaire, sa spécificité humaine (‘ich), mais n’est-il point significatif que, dès que l’homme encore asexué (à moins qu’on ne le juge, avec le texte « sacerdotal », en I, 27, tous ensemble « mâle et femelle ») découvre près de lui, à son réveil, la « chair de sa chair », il proclame que, sous la forme féminisée ‘ichchâh, elle doit recevoir le nom même dont il fut jusqu’alors le porteur non explicité (2, 23) ? Là encore la dénomination, acte dominateur, implique division et laisse appréhender cette toute proche chute après laquelle la mère de tous les vivants portera le nom d’Eve, lequel, avec le don de la vie, signifie d’une certaine manière aussi les essentielles déviations liées à la temporalité comme telle (3.20).
10Des apories dues à la juxtaposition, dès l’origine, du céleste et du terrestre, Grégoire de Nysse donne assurément une vision plus optimiste, notant que Dieu, « mélangeant les contraires », n’attribue l’inaltérabilité à ce qui ne cesse de se mouvoir et l’altérabilité aux créatures sublunaires que pour mieux prémunir les humains contre l’idolâtrie et pour mettre en meilleure lumière la transcendance divine (op. cit., I, 129 d). Mais justement cette créature du sixième jour, pour qui tout semble ainsi préparé dans un cosmos dont la description combine la formule biblique (« Dieu vit que c’était bien ») avec l’image stoïcienne de l’universelle « conspiration », cet homme qui naît sans armes ni vêtements mais, par sa stature droite, la disposition de ses doigts et son aptitude au langage (tout ce qui fait de lui, inséparablement, le nominateur et le dominateur du monde d’ici-bas), lui qui apparaît d’abord comme « la vivante image du Roi de l’univers » (ibidem, IV,136 b-d), voici que, dès la première épreuve proposée à son libre vouloir, il va choisir la désobéissance, actualisant sur toute la Terre (cf. Gen., 3,17 : « Maudit soit le sol à cause de toi ! ») le désordre virtuel qu’impliquait sa « créaturité ».
11Certes il ne peut être question, dans une perspective biblique, ni de cette brouillonne agitation qui, selon Plotin, accompagnerait l’acte par lequel la troisième hypostase s’éloigne de la pureté divine en passant de la contemplation pure des Idées à la production spatialo-temporelle d’une multiplicité d’étants, ni moins encore d’une radicale division entre deux univers axiologiquement adverses, également éternels, ni même du compromis qui ferait coexister dans la première indétermination du Ungrund les principes opposés de la colère et de l’amour, du feu qui brûle et de celui qui éclaire, mais on peut croire que, comme nous l’ont suggéré les premiers actes dénominateurs prêtés à Dieu par le document « sacerdotal », au matin du deuxième jour ce qui était implicite avec les mentions de « l’abîme » (appelé d’un nom qui évoque, dans la tradition babylonienne, celui du fleuve Tiamat) et de l’inquiétant « tohubohu » si proche du chaos hésiodique, tout cela prend pleine consistance lorsque commencent explicitement temps et histoire. Place est faite désormais à toutes les ambivalences de la liberté, au « grand mystère » qui angoissera Boehme, Baader, Schelling, Berdiaev, ce refus ou cette révolte de la créature qui lui impose labeur et souffrance, cette subversion de l’ordre, symbolisée par l’étrange épisode des « Néphilims » qui inclinera Dieu à « se repentir » de sa décision créatrice et qui, du même coup, rendra problématique la capacité pour l’homme — à la distance où il s’est maintenant situé — d’attribuer à son Créateur une dénomination qui ne soit ni dérisoire ni impertinente.
12Et aussi bien voilà sans aucun doute pourquoi Eckhart — évoquant l’« eau qui est au-dessus du ciel », au niveau, par conséquent, du « premier mobile » invisible pour les yeux de chair, là où les choses subsistent dans leur « virtualité » éternelle, plus « noblement » que dans leur « être formel » — situe en deçà du « deuxième jour » la « Louange qui s’opère en silence, sans verbe ou plutôt au-dessus de tout verbe » (In Gen., n.77), celle par qui « toute créature bénit le Seigneur dans l’éternité et de tout nom, Le bénissant du nom qui est au-dessus de tout nom et contient d’avance tout nom », Louange si parfaite qu’on la peut dire « égale en la moindre comme en la plus grande créature » (n.83-85). Mais trois siècles plus tard le poète mystique Angelus Silesius, bien proche souvent d’Eckhart, précisera qu’encore que toute créature, en effet, petite ou grande, exprime, en son archétype divin, la majesté divine (« la rose que voient mes yeux fleurit éternellement en Dieu », Pèlerin chérubinique, I,7 et en Lui la mouche même n’a pas moins de prix que l’homme, I, 127), aucune jamais ne touche réellement à l’« océan de la Déité pure » (1,3) — « Océan » vient du Politique de Platon, 273 d, où il désigne le monde de la « dissemblance » et peut-être faut-il lire, au lieu de pontos, le topos qui correspondrait mieux à la regio dissimilitudinis de saint Augustin ; assortie des qualifications procliennes « suressentielle » et « secrète », « Déité » est un terme familier au Pseudo-Denys, chez qui il semble synonyme de « Théarchie », (cf. Noms divins, I, 1-3) — sinon dans le « silence » du « désert » où, par total « dépouillement », « au-delà de Dieu », entendons de toute figure descriptible et dénommable du Transcendant, se laisse parfois sentir le « Néant que ne touche ni maintenant ni ici » (Pèlerin chérubinique, I,25).
13Reste que ce Deus absconditus (tout ensemble sauveur et caché selon Is., 45,15), dont le vrai nom pourrait être « Merveilleux » (Ps.8, 2 et 10), des masses d’humains, en tous temps et en tous lieux, ont éprouvé l’incoercible certitude, sinon d’avoir vu sa « Face », celle que, selon Ex., 33,20, personne ne peut dévisager sans mourir, au moins d’avoir entendu sa « Voix » — tantôt directement lorsqu’au plus intime d’eux-mêmes s’est murmurée quelque parole consolatrice, ou manifestée l’approche d’un terrible mystère, soit encore que, dans le sommeil ou par vision diurne, l’invisible ait pris figure humaine ou animale, s’imposant comme force de la nature ou sous les traits d’un héros promis à l’apothéose — tantôt sur le mode indirect grâce aux dits et aux écrits de ces médiateurs, prophètes ou sages, qu’évoque Nicolas de Cues, notamment dans la Préface de sa Cribratio Alchorani où il rappelle la variété des tentatives pour définir le Bien suprême que, « lorsque nous parlons de Lui, afin de nous entendre mutuellement, nous nommons Dieu ».
14Outre les trois « fameuses descriptions » de la « voie » d’accès à l’inaccessible, celle que présenta Moïse et que tous n’ont pas admise, celle de Jésus qui en est le perfectionnement, celle de Mohammed enfin, vérité simplifiée et gauchie pour préparer à la pleine Révélation les rudes peuples du désert, le Cusain rappelle qu’il en fut, qu’il en est encore de fort nombreuses, autant sans doute que de nations et de sectes. Non seulement les « similitudes » proposées par les philosophes grecs, de Thalès à Proclus (cf. De venatione sapientiae, ch. 7-9), mais toutes ces religions dont le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens rêve la conciliation par son propre enseignement de la « docte ignorance ». Avant lui Abélard, Raymond Lulle, après lui Ficin, Postel et d’autres ont imaginé des « dialogues iréniques » : leur érudition, même encore au temps de la Concordia orbis, n’est guère allée au-delà du monde méditerranéen, quelque peu prolongé vers les mages iraniens et les gymnosophistes indiens, mais ce qui ne put leur échapper fut la dure réalité des guerres religieuses, croisades et djihads, intolérances et persécutions. Dans l’ouvrage même qu’il écrit en 1453, lorsque Constantinople succombe aux assauts des Ottomans, Nicolas de Cues confesse que les Anges des nations dont parle Daniel (et que semble évoquer aussi le Coran) envoyés aux divers peuples pour leur enseigner à vénérer, sous divers noms et quelquefois sans refuser le polythéisme, le même Dieu caché, n’ont pu maintenir dans une fraternelle harmonie ces fanatiques qui s’entre-égorgent en opposant entre elles les images qu’ils se font de Lui et en invoquant l’Unique sous des appellations toujours inadéquates et souvent inconvenantes.
15Dans la Bible hébraïque (surtout au début), c’est en personne que parle le « Seigneur » (Adonaï), ou bien prenant les dehors d’un Ange, voire d’un homme dont mystérieuse reste jusqu’au bout l’identité (Gen., 18,2 ; 32,25), avec la précision parfois qu’il s’agit ou d’une « vision » (15,1) ou d’un « songe » (28,12), ces cas ensuite devenant de plus en plus fréquents, car de Moïse déjà le privilège paraît exceptionnel de s’entretenir avec Dieu « de bouche à bouche et en clair » (Num., 12,6). Et la Parole divine s’annonce le plus souvent par des signes qui appartiennent à divers domaines du monde naturel. C’est dans le « bruit d’une légère brise » qu’Elie entendra la Voix d’en-haut (I Reg., 19,12-14), mais au Paradis même, un « bruit de pas » annonçait l’approche de Yahvé et son appel aux pécheurs qui venaient de se découvrir nus (Gen., 3,8).
16La « Gloire » de Celui qui s’adresse à eux en de « saintes visions adaptées à la capacité réceptive des voyants » (Pseudo-Denys, Hiér, cél., III, 3, 180 c), les prophètes la comparent au « vermeil qui scintille autour de l’arc-en-ciel » (Ez., 1,27) », au « feu des fonfondeurs » et à la « potasse des foulons » (Mal., 3,2), au « Soleil de Justice » dans l’éclat duquel les justes « bondiront tels des veaux à l’engrais » (3,20). Le Cantique (1,2) évoquera le « suave parfum » du Bien-Aimé, mais c’est sous forme d’un « buisson de flammes » que Dieu s’est manifesté à Moïse (Ex., 3,2), et c’est ensuite une « colonne de feu » qui guide la marche des Hébreux (11,8 ; 24,18). Dans la Nuée qui, tous ensemble, cache et révèle Dieu (16,10) avant même que, sur le Sinaï, elle s’accompagne de tonnerre et d’éclairs (19,16 et 24,15-18), Philon, suivi par Grégoire de Nysse et toute la tradition apophatique, verra le symbole même d’une essentielle impénétrabilité : c’est bien elle, en effet, qui va défendre l’accès de la Tente où se rencontrent l’humain et le divin (Ex., 33,9 et 40,34 ; Lev., 16,2 ; Num., 9,15).
17Dans un langage plus anthropomorphique l’Ecriture décrit Yahvé en personne lançant de « grosses pierres » (sans doute des grêlons d’orage) sur les Amorrhéens pour faciliter l’installation de son peuple dans la Terre Promise (Jos., 10,9) ; cédant au réalisme magique, elle ne semble pas s’étonner que, selon la longueur de ses tresses consacrées, le nazir Samson voie croître et décroître la force physique qui lui vient du Très-Haut (Jug., 16,20). En affirmant que les Tables de pierre transmises à Moïse furent écrites du « Doigt » même de Dieu (Ex., 31,18), le narrateur inspiré souligne le caractère immédiat des communications divines. Or, à travers ces multiples théophanies par lesquelles reçoit alternativement promesses et menaces, bénédictions et anathèmes un peuple élu qui prend de plus en plus conscience d’être la préfiguration de l’entière humanité, peut-on penser que l’innommable livre à aucun moment l’intime secret de ce Nom que certes II prescrit de « publier par toute la Terre »(Ex., 9,16) mais n’interdit pas moins expressément de jamais « prononcer en vain » (20,7 ; Lev., 1,21) ?
18Outre la double tradition qui met en scène, en des textes souvent parallèles, d’une part El, Eloah, Elohim, de l’autre Yah et Yahvé, des noms plus anciens subsistent ou reparaissent. A Abraham (Gen., 17,1) Dieu se présente comme El Chaddaï, qu’on a traduit en grec « Tout-Puissant », mais qui renvoie, semble-t-il, à une divinité montagnarde. Sous ce même patronage Jacob va recevoir la bénédiction d’Isaac (28,2-3) et, lorsque lui sera imposé le nom d’Israël, il dira expressément : « El Chaddaï m’est apparu et m’a béni » (48,3). D’autres dénominations surgissent, ici et là comme des résidus, El Elyon (Gen., 14,20) ou Atta El Roï (16,13). Certaines appellations ont un caractère ethnique, familial ou tribal : « Dieu de Sem » (Gen., 9,6), « Dieu d’Abraham » (24,26 ; 26,23), « Dieu d’Israël » (33,20), « Dieu des Hébreux » (Ex., 9,13). A côté d’une formule renvoyant au premier verset de la Genèse (« Dieu du Ciel et de la Terre », 24,18), de multiples images et épithètes énoncent les vertus et les bienfaits du Très-Haut : « Berger et Pierre d’Israël, Fort de Jacob » (49,24), « Guérisseur » (Ex., 15,30), « Etendard » (le Yahvé Nissi auquel Moïse consacre un autel (17,15), « Miséricordieux, Lent à la colère, Riche en fidélité » (34,6), « Rocher » (Deut., 32,4), « Dieu des esprits en toute chair » (Num., 16,22) — « esprit » qui, certes « bon » dans le cas de Josué (27.6) ou de Jephté (Jug., 14,6), peut être « mauvais » lorsqu’il descend sur Saül pour « l’épouvanter » (I Sam., 16,14).
19La tradition coranique privilégie quatre-vingt-dix-neuf Noms que s’est donné lui-même l’unique Allah (autre forme du El hébraïque). S’il est dit Bienfaisant, Saint, Vigilant, Vengeur, Indulgent, Dominateur, Sagace, Généreux, etc., on Le vénère aussi comme Souverain, Un, Inaccessible, Impénétrable. Quant à l’Aréopagite — dont saint Thomas commentera les Noms divins, — il n’est sorti, dit-il, du « sage silence » convenant à l’« Indicible » que poussé par « la splendeur des Saintes Ecritures » à louer la Théarchie sur des modes convenant aux capacités humaines. Car c’est Lui-même, le « bienveillant Principe de toute illumination », qui s’est révélé comme « Cause », « Essence » et « Vie », comme « Appel » aux pécheurs, « Résurrection », « Réforme », « Affermissement », « Illumination », « Perfectionnement », « Simplicité », « Unité », etc. (I,3, 589 b-c) mais, dans la Hiérarchie céleste, soulignant que l’usage d’« images dissemblantes » permet mieux d’éviter les équivoques, avant d’énumérer et d’expliquer (chap. XV), concernant les cohortes angéliques, le sens des figures sous lesquelles elles sont apparues aux grands visionnaires, Denys note que, dans le cas aussi des mystères « théarchiques », les « théologiens » (littéralement : les porte-parole de Dieu) ont usé, non seulement d’images « nobles » (comme l’« Etoile » de Num., 24,17, reprise en Ap., 22,16), mais de métaphores « vulgaires » comme celles du « parfum » ou de la « pierre d’angle » (Eph., 2,20), et même une fois (Ps. 21,7) osèrent évoquer l’image d’un animal plus inattendu que l’ourse, le lion ou la panthère auxquels l’Ecriture compare souvent le Très-Haut : cet humble « vermisseau » que d’aucun assimileront, sinon à la Déité même, du moins au Verbe incarné lors de sa parfaite et salutaire « kénose » (II,136 d — 145 c).
20Dans l’Ancien Testament ce Dieu aux multiples dénominations, et qui se définit lui-même comme « Jaloux » (Ex., 34,14), parle plus d’une fois comme s’il existait à côté de lui d’autres puissances divines : « De tous les dieux d’Egypte Je ferai justice, Moi Yahvé » (12,12), « Qui est comme Moi parmi les dieux ; » (15,11), « Leur rocher (celui des dieux étrangers) n’est pas comme Notre Rocher » (Deut., 32,31), mais de ces « rivaux », dont le Cantique d’Anne affirme qu’ils sont « brisés » (I Sam., 2,10), tout culte est strictement prohibé, fût-il de simple dulie. Différence majeure séparant du Dieu d’Israël (lequel est également Dieu d’Ismaël puisque le fils aîné d’Abraham, circoncis avant la naissance d’Isaac, reçut bénédiction et promesses) ce que Proclus appelle l’Un imparticipable et qui, du moins à cet égard, n’est pas sans parenté avec le Brahma indifférencié de l’hindouisme. Le « Premier » néoplatonicien admet, au-dessous de lui, des hiérarchies de dieux, de démons, de héros dont les noms sont à juste titre vénérés (Théol. plat., I,29). Et du « Cela » qu’elle oppose comme absolue transcendance au « ceci » de l’en deçà, la Kena Oupanichad montre que trois dieux se sont fort approchés, tandis que la Bhagavad Gîta (VII, 21) fait ainsi parler l’indicible « Cela » : « Le dévot qui s’efforce d’adorer n’importe laquelle des formes divines, je rends sa foi inébranlable ».
21Sans admettre la notion d’avatar le culte chrétien des saints présente comme voie d’accès à l’adoration du Dieu unique la vénération de modèles et d’intercesseurs, en même temps que la multiplicité des titres évoqués dans le culte de latrie lui-même (de la Nativité à l’Ascension, du Christ-Roi au Sacré-Cœur de Jésus), laisse place à plusieurs formes de ferveur, comme sont pluriels aussi instituts religieux et pieuses congrégations. Mais il faut bien convenir que la définition dogmatique du Dieu unitrine introduit de nouvelles difficultés dans le problème des dénominations divines, car, tandis que le Nouveau Testament, de toute évidence, privilégie deux noms — « Père » et « Amour », — la paternité s’est imposée comme propre à la première Personne, la charité étant plutôt attribuée à la Troisième, avec les noms « Esprit » et « Don », tandis que « Verbe » s’applique proprement à la deuxième, avec les termes « Fils » et « Image » (cf. Somme Théol., I, qu. 33-38), ces derniers inadéquats pour dénommer la Déité mais applicables analogiquement (par filiation adoptive) aux humains « que Dieu aime » et que d’aucuns osent dire « déifiés », — ce dont abondent les exemples, sous des formulations hardies, dans tout l’enseignement eckhartien.
22Le monothéisme intégral et puritain qui, au nom de l’apophase, interdirait, à la limite, toute nomination de Dieu, toute autre relation avec Lui qu’une totale plongée dans la nuit des sens et de l’esprit, laisse place, dans l’Islam, à côté d’expériences mystiques de très haute valeur, à des pratiques rituelles assez simples et à une dévotion fondée, pour une bonne part, sur la double invocation du Dieu « un » et de ses multiples « Noms ». Mais à quelque tradition qu’on rapporte ces modes langagiers, pas plus dans les religions abrahamiques que pour les mages iraniens, les prêtres d’Isis, les ascètes de l’Inde (ni davantage sans doute pour qui pense le divin en termes venus d’Aristote, de Cléanthe ou de Plotin, de Spinoza, de Schelling ou de Hegel), aucune dénomination n’est authentiquement le nom propre de l’innommable, pas même le « Je suis qui je suis » d’Ex., 3,14, car dans le contexte où se présente cette énigmatique révélation, elle apparaît bien comme une sorte de fin de non-recevoir (de même qu’on dit parfois, refusant justement toute précision : « Je fais ce que je fais », « je veux ce que je veux », « les choses sont ce qu’elles sont »). Au demeurant, le Tétragramme demeure (sauf cas exceptionnels) imprononçable et imprononcé (au point que la banalisation du mot « Yahvé » est une sorte de scandale pour les fidèles attachés aux prescriptions rabbiniques). Problématique est donc la valeur dénominatrice de l’étrange « Il est » présenté comme nom du « Dieu des Hébreux, et de qui Pharaon, non sans hauteur, déclare « tout ignorer » (5,2).
23Le rappeler n’est aucunement sous-estimer les considérations augustinienne et thomiste sur aeternitas et actus essendi (ce que Gilson appelait l’ontologie de l’Exode), ni dévaloriser le commentaire eckhartien du Sum qui sum qui, pour le Thuringien, unit indissolublement toutes les perfections, incluant tous les noms « généralement et indistinctement » (In Ex., n.116), mais renvoie en même temps à l’« Intellect paternel » comme unique source des rationes dont la multiplicité dénote la condition de créature, en sorte que la variété de nos actes dénominateurs ne correspond qu’à nos « manières de signifier ». Il est vrai que, par le « redoublement » d’un prédicat qui est l’être même, le Sum qui sum, au-delà de la pure apophase, conduit en direction du mystère trinitaire ; il annonce le « bouillonnement » de l’Un se réfléchissant lui-même, cette union de l’esse et du posse qui suggérera au Cusain le Possest comme titre d’un de ses traités et comme approximation de l’innommable. Mais la bullitio même, avec l’amor comme troisième terme, semble inséparable de ce qu’Eckhart, utilisant le vocabulaire de Dietrich de Vrieberg, appelle ebullitio, jaillissement de l’Un hors de lui-même comme permanente fécondité (cf. à ce sujet les pages lumineuses de Lossky dans les premiers chapitres de la thèse déjà citée).
24On le voit bien, par là nous revenons à un rapport « incontournable » (qu’on pardonne ici l’usage, exceptionnel, de ce terme à la mode, mais non impertinent) avec la création, le temps et le devenir, avec tout ce qui s’explicite du mystère divin dès le soir du premier Jour. Même saint Thomas, lorsqu’il résume (avec une extrême acribie) son commentaire de Denys en onze articles de sa Somme (Prima pars, qu. 13) encore qu’il refuse de ramener la variété des noms divins aux diverses « conceptions de notre intellect » (et professe une théorie de l’analogie plus éloignée que l’eckhartienne d’une interprétation équivociste), reconnaît sans ambages que jamais ils ne signifient la Substance divine, sinon de façon indirecte et à partir de ses relations ad extra.
25Finalement le cas de Jacob semble exemplaire. Elu pour mériter le nom d’Israël (« celui qui lutte avec Dieu »), le fils cadet d’Isaac, qui dès le ventre maternel se débat contre son aîné, est — avec Job, et sur un autre registre — le type même de contestataire, non point rebelle mais exigeant. Le combattant de Gen., 32, 25-33 est celui même qui, après avoir usé de ruse pour s’assurer la bénédiction de son père (27, 1-9), s’est enrichi astucieusement aux dépens de son associé araméen (30,32-40). Toute une nuit il pousse à présent jusqu’au bout du possible l’effort de l’homme pour arracher à Dieu le secret de Son nom. Il sort de cet assaut la hanche démise, et l’on peut voir dans la boiterie qu’entraîne pareille blessure le signe de la faiblesse foncière de toute créature, même celle dont le nouveau patronyme désignera, non seulement le peuple ancien de la Bible, mais, au coeur de notre plus brûlante histoire, une nation aujourd’hui ressuscitée.
26A la question trop hardie de Jacob répond seulement une contre-interrogation dont la sécheresse rappelle celle des remontrances faites à Adam et à Caïn en 3,11 et en 4,9 et cependant ici, non seulement du « face à face » nocturne qui préfigure ceux de Moïse l’audacieux sort « la vie sauve », ce dont il avoue sa surprise (32,31), mais la mystérieuse rencontre en forme de combat, confirmant le songe de 28,10-15, annonce les bénédictions de 35,9-11. Reste que Dieu n’a pas livré un nom qui sans doute n’existe pas et ne saurait exister, s’il est vrai du moins, comme nous le suggérait tout à l’heure la lecture attentive des premiers versets de la Genèse, que la dénomination comme telle commence avec ce que le Zarathoustra nietzchéen appelle un Untergang, certes bienfaisante diffusion de lumière et d’amour, mais faille déjà dans le diamant de l’absolue pureté ; dès le deuxième Jour le Créateur n’aurait-il pas — comme Valéry, dans Ebauche d’un serpent, le fait dire à l’Adversaire — « dissipé en conséquence son Principe, en étoiles son Unité » ? Ce que le Satan du poème présente comme « erreur » et même comme « chute », il ne le lie pas à la nomination par Dieu du « jour » et de la « nuit » (néanmoins, dans Le Cimetière marin, Valéry souligne que « rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié »), mais bien plutôt au « Nom qui crée », identifié ici au « Moi » qu’il qualifie de « superbe » et auquel s’opposent, sur un mode plus ou moins dualiste, « les feux du Séducteur ». Au vrai, dans les premiers récits qui mettent en scène « Elohim », jamais Dieu ne parle à la première personne du singulier et lorsque d’autres documents Lui font dire : « Moi, Yahvé », loin de se complaire en Lui-même, Il s’adresse à ses créatures. Comment d’ailleurs concevoir un Je qui ne se rapporte à un Tu, dans un vrai colloque entre des personae moins intimement et substantiellement unifiées que ne doivent l’être, par définition, les « hypostases » de la théologie trinitaire ? Or il faut bien convenir que — même compte tenu de cette médiation du Deus humanatus qui, à travers tout le troisième Livre de sa Docte Ignorance, permet au Cusain de définir dialectiquement un nexus entre Infinitum absolutum (divin) et infinitum contractum (cosmique) — la créature comme telle ne saurait être pour le Créateur qu’un partenaire foncièrement inégal.
27La bénédiction accordée à Jacob suggère néanmoins que, sous toutes ses formes, variables et incertaines, la nostalgie de l’impossible Nom pourrait n’être ni vaine et illusoire ni totalement inefficace. De mille et une manières les hommes ont tenté, tentent et tenteront de nommer — par là même de se soumettre plus ou moins — ce qui leur apparaît (personne unique ou pluralité de puissances, forces naturelles ou entités abstraites) comme possible auxiliaire de leurs vœux ou terme ultime de leur labeur et horizon de leurs projets, cet absolu qu’ils nomment charité ou justice, décisive séparation entre bons et méchants ou bien fraternité universelle, visée d’une science assurée de ses fondements rationnels ou simple docta spes (principe moteur, pour Ernst Bloch, d’une utopie militante nourrie de prophétisme eschatologique), pieuse soumission à la Providence, foi dans le sens de l’histoire ou bien amor fati, peut-être aussi (sous le couvert parfois, aujourd’hui, de quelque « théologie de la libération ») ivresse de la révolte ou joyeuse confiance dans la Révolution.
28De toute manière, pas plus à l’acte pur qu’au premier moteur qui se pense lui-même, à la monade qui engendre la monade et se réfléchit en ardeur qu’au grand architecte de l’univers, à l’humanité que vénèrent les positivistes (faite de plus de morts que de vivants) qu’à une société sans classes où l’homme se réconcilierait avec la nature, — bref à aucune de ces idoles ou de ces valeurs, à aucun de ces idéaux personne sans doute ne s’adresse jamais comme à un être proche qu’on aimerait appeler, la chose fût-elle possible, par le plus secret de ses « petits noms ».
29Sur le plan de la praxis, le problème ne serait-il de pouvoir étendre à toutes les formes (y compris eros et agapè, plus complémentaires qu’opposés) de la philia (sans laquelle ne saurait s’instituer, même avec l’Omninommable Innommable quand se laisse apparaître quelque trace de Lui, aucune sorte de communication réelle) ce que disait Montaigne de son lien avec La Boétie (« C’était lui et c’était moi ») ? Voilà peut-être ce qu’au terme humain de son expérience intérieure veut signifier Mevlânâ Rûmi (le seul poète mystique qui ait trouvé place avec honneur, dans l’Encyclopédie hégélienne), lui qui évoque « le jour où n’existait ni nom ni aucun signe d’existence doué de nom » (Mathvani, II) et précise (au chapitre 26 du Fîhi-ma-fîhi), dans un texte sur lequel nous remercions M. Xavier Rico Aldave d’avoir appelé notre attention, que même depuis que « se sont manifestés noms et nommés », ne peut se découvrir « l’Ami derrière le voile » qu’à ceux (très rares) qui remplaçant le nom générique du divin par un terme démonstratif qui vise à le nommer en son indicible singularité, au lieu de l’invocation rituelle : « N’est dieu que Dieu », osent dire : « N’est lui que Lui ».
Auteur
Professeur émérite à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne).
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