Nommer Dieu ? Langage et mythe chez Cassirer
p. 325-338
Texte intégral
1La philosophie des formes symboliques constitue, comme on sait, l’œuvre majeure de E. Cassirer. Les réflexions qu’il y a consacrées au langage, au mythe et à la phénoménologie de la connaissance, marquent incontestablement une étape importante de la philosophie de la culture du début de ce siècle.
2L’ouvrage dont nous voudrions parler, Langage et Mythe. A propos des noms des dieux1, s’efforce de mettre en lumière le carrefour de ces deux « formes » de l’activité de l’esprit. A la suite des deux premiers volets du triptyque, Cassirer se propose d’éclairer les rapports du langage et du mythe par un exemple tiré de l’histoire des religions, celui de l’origine de la nomination des dieux. Il envisage la possibilité d’une réflexion sur certaines recherches de la linguistique qui, jointes à celles de l’ethnologie, permettraient et même appelleraient un prolongement par la phénoménologie. Sans discuter d’emblée de cette démarche, voyons d’abord comment Cassirer présente la question de la relation langage et mythe ; on pourrait la poser ainsi : le mythe est-il
- la forme la plus originaire du langage et de son contenu ?
- ou la forme la plus originaire de la pensée qui s’actualise dans le langage ?
3Cependant méfions-nous d’une pensée chosifiante, tendant à ramener à une origine unique ce qui doit bien plutôt être pensé comme un entrelacement, un nœud primitif.
4Tout d’abord, que nous raconte le livre ? Dont la lecture est passionnante d’ailleurs, ne fût-ce que par les données de la philologie et de l’ethnologie qu’il rapporte ?
5Cassirer nous rappelle que Platon, au début du Phèdre, exprime par la bouche de Socrate son désintérêt pour la mythologie. Alors qu’elle est signe d’érudition pour les sophistes, Socrate n’y voit qu’une sorte de sagesse grossière, bonne pour les esprits rustiques. Cependant, ne constatons-nous pas, à travers l’histoire de la pensée, que bien des philosophes ont interrogé le mythe : les stoïciens, les néo-platoniciens, linguistes avant la lettre et intéressés par l’étymologie comme l’étaient les sophistes et les rhéteurs, les philosophes du moyen âge ? Maintenant ce sont les sciences humaines qui ont pris le relais, en particulier la philologie. Et Cassirer de citer l’ouvrage de H. Usener, Les noms des dieux, paru à Bonn en 18962, comme étant de ceux qui interpellent la philosophie.
6Faisant l’état de la question (à l’époque), Cassirer rappelle comment H. Spencer avait renouvelé la conception des sophistes et fondé l’explication des cultes mythiques sur une interprétation erronée des noms donnés aux phénomènes naturels. A la suite, M. Müller considère le monde mythique comme un univers de pures apparences, médiatisé par le langage et provenant d’un défaut fondamental, d’une faiblesse originaire de celui-ci : l’équivocité. Ainsi le mythe grec racontant que les hommes sont nés des pierres jetées par les jumeaux Deucalion et Pyrrha après le déluge, proviendrait de la confusion entre deux mots consonnants : laoï (hommes) et laas (pierres). De même l’histoire de Daphné poursuivie par Phoebus : ici c’est l’apparentement de daphnê, laurier, avec le terme sanscrit Ahanâ, qui veut dire le rougeoiement de l’aurore3. Ce n’est pas l’événement naturel qui inspire l’illusion mythique, c’est l’obscurité du langage qui fait écran sur la pensée.
7Mais pour Cassirer, plus profondément que le langage, c’est dans un réalisme spontané que le mythe prendrait racine ; il en est de même de toute image et de l’art qui en résulte. Tous les signes, y compris ceux des cultes mythiques, toutes les expressions de la pensée sont grevés d’une « inévitable » médiateté, et pas seulement le langage. Il n’empêche que ces signes révèlent autant qu’ils cachent ; c’est le destin de toute idéalisation, elle n’est pas pour autant réductible à un contenu purement illusoire. En science non plus on ne peut défendre un pur conventionnalisme. C’est le positivisme d’une époque qui nous a masqué la vérité du mythe en la ramenant à une obscurité de langage.
8La voie à suivre, c’est Kant qui nous l’a déjà montrée. La révolution copernicienne montre que la vérité est constituée par le Je, créateur d’un monde de formes. Et c’est par ces formes que nous saisissons le critère de la vérité, et non par une adéquation avec une réalité extérieure. Il faut donc réhabiliter le rôle du sensible qui est à la racine des productions de l’esprit. « Et ces productions passent par la langue. »4
9Les formes mythiques seraient à cet égard exemplaires. On constate que l’expérience la plus passive est toujours déjà pénétrée par les figures des mythes, et celles-ci ne sont jamais des interprétations « après-coup ». Le mythe ne dérive jamais seulement d’objets extérieurs (soleil, lune, foudre,...), il n’est jamais identique, ni à la perception apparente, ni à la théorie scientifique ; ce qui est premier, c’est le regard comme tel. Ce n’est que par la suite que le langage fera naître peu à peu la séparation du Je et des objets, jamais les objets ne sont premiers. Toutes les langues en effet révèlent l’apparition simultanée à l’origine des noms et des verbes, processus et objets sont inextricablement mêlés au départ.
10L’ouvrage de Usener portait en sous-titre : Essai d’une théorie sur la formation des concepts religieux. Cassirer y vit aussitôt une rencontre avec le concept-clé de sa philosophie de la culture : la fonction symbolique. Car Usener ne se contente pas de faire simplement l’histoire des mythes, mais il construit une théorie qui vient s’opposer aux conceptions intellectualistes, ramenant toute la pensée à la seule formation conceptuelle. Usener reproche aux philosophes de son temps de ne pas consulter l’histoire, de méconnaître la phase du développement de l’esprit qui a dû précéder la pensée abstraite et l’a d’ailleurs rendue possible. Il nous faut considérer toute une série de processus de représentations involontaires et inconscientes, révélées précisément par la linguistique et la mythologie, et où se constitue le passage des impressions singulières aux concepts génériques. Et ce parcours, estime Usener, c’est le langage qui l’aurait préparé à l’insu de l’homme.
11N’est-ce pas ici que le philosophe devrait intervenir ? Ne pourrait-il répondre à la question de l’origine des concepts du langage et de ceux de la religion par une réflexion sur la logique et la théorie de la connaissance ? Tel va être le projet de Cassirer, à partir de ce que propose la science, tant dans le domaine de la philologie que de la linguistique et de l’histoire des religions.
12Mais cette réflexion nécessite un élargissement des théories traditionnelles de la connaissance. Il faut les amener à traiter aussi de la formation des concepts linguistiques et mythiques, afin d’ailleurs de pouvoir limiter la sphère de la connaissance théorique par rapport à d’autres « formes », d’autres modes spirituels, d’autres structures de relations fondamentales.
13Notons déjà ici une difficulté principielle, qui grève toute tentative de « passage » de la science à la philosophie. Celle de nous rendre prisonnier d’une alternative :
- ou l’on en reste à l’empirisme d’une science érigée en philosophie,
- ou bien on a toujours déjà imposé une certaine grille philosophique sur la lecture des résultats de la science, et on est alors dans un positivisme à l’envers, l’a priori d’une « réalité » spirituelle.
14Essayons de voir comment Cassirer tente néanmoins de réussir dans son entreprise.
15Usener accorde à la linguistique de son temps que les concepts des dieux proviennent de leurs noms. Mais son interprétation mène à réfuter le positivisme. La formation des concepts religieux passerait par trois phases :
- durant la période la plus reculée historiquement, on assisterait à l’apparition des « dieux de l’instant », émergence fugace et multiple. Une excitation passagère, une prise de conscience momentanée se décharge vers l’extérieur, projetant un être que l’homme, inconscient de sa propre production, se met à révérer : ainsi naît le sentiment religieux. Cependant il n’y a encore aucune généralisation ; pas non plus de répétition de l’image qui se reconnaîtrait çà et là, indépendamment du lieu et du moment. Le dieu imaginé est celui d’ici et de maintenant. Ce stade se prolonge encore chez les Grecs à l’âge classique dans le daimôn qui, dans le Phèdre, amorce chez Socrate l’éloge de l’Amour. Une excitation heureuse, une impression vive, c’est une visite du daimôn ;
- au deuxième stade apparaissent les « dieux spéciaux ». Ne se contentant plus de les subir, l’homme commence à réagir aux impressions externes et internes. Son action sur le monde se projette alors en engendrant des êtres qui incarneront peu à peu ses multiples activités. Dès lors ces êtres commencent à être dotés d’une certaine généralité, correspondant par exemple aux divers travaux agricoles avec leur ordre, leur périodicité, leurs effets répétés. Chaque sphère d’activité fait surgir un être lié à un domaine particulier, mais qui acquiert aussi des caractéristiques indépendantes dans une certaine mesure des circonstances immédiates de l’action. On en a pour exemple la foule des petites divinités qui peuple la religion romaine. (Les sept Nains et les Schtroumpfs en sont peut-être une survivance ?) On les retrouve aussi chez les Lithuaniens, liés au labourage, aux moissons, et bien entendu aussi chez les Grecs. Dans toutes les cultures, il y aurait là, semble-t-il, un passage obligé, avant d’arriver à la notion du « dieu personnel » ;
- ce troisième stade est mis en lumière par l’histoire des langues ; en effet, c’est très lentement qu’apparaissent les noms propres des dieux ; ce qui n’était pas encore le cas lorsque le dieu était limité à la sphère étroite de telle ou telle activité. L’origine fonctionnelle du dieu commence à être oubliée, elle s’obscurcit, se brouille sous l’influence de certains facteurs linguistiques comme l’usure, les mutations phonétiques. Le nom devient alors celui d’un être indépendant, libéré des circonstances de temps et de lieu, et agissant à l’instar de l’homme, faisant face comme lui aux diverses situations dans le monde qui l’entoure. On voit divers noms se fondre en une seule divinité, c’est le phénomène bien connu du syncrétisme religieux ; si les autres noms ne sont pas oubliés, c’est pour devenir des attributs de cette divinité personnelle, des faces diverses de son efficacité.
16Ce qui intéresse surtout Cassirer, ce n’est pas tant le contenu de telles observations, mais la méthode suivie pour interpréter et expliquer les faits.
17Bien sûr, Usener se sert de la philologie, il part de l’analyse des noms comme d’« un fil d’Ariane ». Mais il ne se limite pas à la seule hypothèse scientifique qui reste sur le plan de l’histoire et de la génétique ; sa quête de l’origine n’est pas seulement temporelle, elle se veut, bien plus, celle d’une structure fondamentale de la conscience linguistique et mythique en général ; et Cassirer ajoute hardiment : « C’est pourquoi nous ne nous trouvons plus ici sur le sol de l’histoire, mais celui de la phénoménologie de l’esprit »5. Usener part d’une induction vers une hypothèse, et cherche ensuite des faits propres à la justifier. Ces exemples confirment Vidée générale (il propose les dieux des religions grecque et romaine, dont on trouve le pendant dans les observations de Spieth chez les Ewe dans le Sud-Togo).
18Ici se pose à nouveau la question épineuse : comment Cassirer situe-t-il l’« idée générale » par rapport à l’hypothèse ? Nous le voyons cependant enchaîner sans apparente hésitation : c’est à la philosophie de prendre en charge les questions générales dont la voie aurait été ouverte par la recherche ethnologique et linguistique. Selon lui, la question que se pose Usener serait déjà philosophique : puisqu’elle est celle du passage du particulier au général...( ?). Ce serait donc un appel direct à la théorie de la connaissance ; c’est à une telle réflexion qu’il faut recourir pour comprendre la formation des concepts mythiques et religieux, comment les concepts linguistiques s’y rapportent et comment ils coïncident.
19Abstraire consiste à relever des traits caractéristiques du donné. Mais ces traits existent-ils déjà avant le langage ? ou bien est-ce par le langage qu’ils apparaissent ?
20Pour le logicien, les concepts sont déjà formés. Or, ils ont dû être formés puisqu’ils ne sont pas prescrits comme tels par les objets. C’est pourquoi le logicien manque l’étape où l’esprit a commencé à les poser dans une certaine liberté agissante.
21La première question est donc celle de la condition de possibilité des concepts nominaux. D’où viennent les noms ? Les noms mythiques (ceux des dieux) et les noms théoriques ? Où est la racine profonde du processus nominatif ?
22Contre notre attente, Cassirer va partir... de l’arrivée, c’est-à dire des concepts théoriques, les plus abstraits. Ce faisant, ne risque-t-il pas de gauchir son enquête ? C’est ce que nous examinerons plus loin.
23Dans la connaissance théorique, nous formons des jugements synthétiques qui nous mettent sur la voie d’une vue globale à partir du singulier. L’induction, c’est l’intuition du général à découvrir dans le particulier. Et la visée du général se réalise à travers un processus discursif, la synthèse étant déduite de l’idée générale qui a été devinée dans le particulier. « La rhapsodie des perceptions, dans laquelle nous apparaît d’abord le monde des sens est transformée par les concepts de la physique en un ensemble unifié de lois »6. Les sciences de la vie forment leurs concepts de la même manière, car la finalité est lue dans le particulier. (Cassirer écrit en 1924.)
24C’est ici qu’apparaît la nécessité d’une explication autre que purement logique, même pour les concepts de la science. Notons en passant le danger du cercle : la science s’expliquerait par le mythe mais celui-ci aurait besoin de l’éclairage de la science ?... Poursuivons avec Cassirer. Ce qui manque pour lui à la théorie logique d’un concept quel qu’il soit, c’est l’interrogation du langage même. Car les concepts théoriques ne sont qu’une superstructure appuyée sur la structure des concepts linguistiques. Quand la science commence, les concepts sont déjà faits, les objets sont déjà nommés, même s’ils ne le sont pas encore scientifiquement. Ce qui nous ramène au point de départ : comment dégageons-nous des caractéristiques, et qu’est-ce que caractériser ?
25Selon Herder — nous sommes alors au siècle des Lumières qui a beaucoup occupé la pensée de Cassirer — l’origine du langage, c’est la réflexion. Mais alors, le but du concept serait en même temps son commencement !
26Pour Cassirer, le premier philosophe du langage est sans conteste W. von Humboldt. C’est la « forme intérieure du langage » (Innere Sprachform) qui est le creuset du son et du sens présidant à la formation du concept : une production de l’esprit par laquelle il saisit le monde et le recrée en des visions toujours différentes qui sont à l’origine de la diversité des langues. Le mot n’est jamais l’objet « tel quel », mais un concept formé de façon indépendante par l’esprit selon sa saisie propre du monde. Humboldt dit que « nous sommes dans un monde de mots » (et non de choses). Nous sommes dans le langage que nous créons.
27Nouveau signe de gauchissement du cercle herméneutique : dans la perspective idéaliste de Humboldt, Cassirer va peut-être manquer l’« épaisseur » du langage même, au bénéfice d’une subjectivité productrice, qui est l’explication dernière. Il reconnaît en effet qu’on ne peut « aller plus loin ».
28Mais alors comment distinguer les concepts mythiques-linguistiques des concepts théoriques ? Comment Cassirer va-t-il s’y prendre pour les spécifier ?
29Encore une fois en référence à la science, comme un « pas encore » par rapport aux concepts scientifiques ; comme un stade antérieur à la formation de tout concept, dans lequel — assez étrangement — la pensée aurait pris une direction opposée à celle de la science (pourquoi ?). Nous irions toujours vers la science, mais nous avons aussi — toujours déjà — failli nous tromper de route... Comme si la domination de l’étant nous définissait de part en part.
30Que se passe-t-il au stade du mythe ? C’est le moment où la pensée ne se pose pas encore librement face au contenu de l’intuition, elle en demeure comme prisonnière, reposant en elle, se baignant dans l’immédiateté de la présence, se perdant sous son « charme » dans une fusion indifférenciée. C’est pourquoi, au lieu d’être extensive, c’est-à-dire de rattacher le singulier au singulier pour former des relations, des vues générales, la connaissance mythique se caractérise par son aspect intensif, pénétrant le sensible et se laissant dominer par lui, abîmer par lui : par exemple, la peur ou la faim provoquent une décharge qui projette un être en un phénomène de condensation extrême qui est à l’origine du mot ; et ce mot est cet être « impressionnant », c’est-à-dire ce dieu. Le dieu ne naît pas discursivement de certains caractères relevés dans la nature, ce qui explique cette émergence en foule de dieux momentanés, de dieux « de l’instant ». « Au début, tout est plein des dieux », écrit Lucrèce dans le De Natura Rerum.
31C’est pourquoi, selon Hamann, la langue maternelle est la poésie. Mais Hamann n’aurait pas encore montré suffisamment comment on passe de la désignation à la signification du langage. Or c’est ce qui se passe déjà au niveau du mythe. En effet, on y constate une persistance, à la fois de l’image et du son : ce qui va rendre possible peu à peu une certaine articulation en concepts, libérant la conscience des impressions passagères. Et les « dieux spéciaux » apparaissent : l’homme projette son agir sous diverses formes, ainsi que les événements qui organisent la vie de l’individu et de la communauté. G. Wissowa nous en cite de nombreux exemples dans la religion romaine : « dieux de la maison et du seuil, de la forêt et du pâturage, des semailles et de la récolte, de la croissance, de la floraison, de la fructification »7. Bientôt le concept se détachera de son origine purement intensive, s’orientera vers les buts que l’homme s’assigne, et plus seulement vers la satisfaction de ses intincts immédiats. Mais le sentiment religieux peut-il être réduit à un instinct de conservation ? Cela paraît très proche de la loi des trois états... Et, d’autre part, on se demande comment l’immédiat a pu être quitté s’il ne l’avait pas toujours été au départ ? L’« origine » serait alors une fiction destinée à porter une histoire. Ici la déconstruction de la phénoménologie par Derrida semblerait pertinente.
32Continuant notre histoire, nous voyons que la vision commence à se faire prévision. L’homme se met à inventer des dieux efficaces, déguisant le futur concept de causalité (toujours Auguste Comte). Cassirer nous rappelle un terme de la langue katé (Nouvelle-Guinée) qui désigne une certaine herbe très dure, et dont Futilité est de retenir le sol lors des tremblements de terre ; le même mot passa à la signification du clou lorsqu’il fut introduit par les Européens8. Le nom n’est pas la ressemblance avec la chose, mais se forme selon des apparentements fonctionnels. Cette liaison est particulièrement patente dans les noms des dieux ; n’observe-t-on pas qu’à peu près partout les fêtes religieuses accompagnent les travaux des champs ? Certaines tribus indiennes emploient un mot identique pour « danser » et « travailler » ; le travail même est sacré.
33La langue dénote un stade plus ou moins évolué de la conscience mythique selon les civilisations, mais le concept le plus théorique garde toujours quelque attache, si faible soit-elle, à cette origine. Usener note que si beaucoup de concepts abstraits indo-européens se terminent par â ou ê, c’est parce qu’ils dériveraient d’une divinité féminine.
34En sens inverse, on constate que la langue elle-même agit sur les concepts par des phénomènes phonétiques, ce qu’avaient bien vu les linguistes positivistes, mais en négligeant l’apport des contenus de la conscience mythique. C’est l’intersection du mythe et du langage qui serait à la base des formes les plus élaborées, les plus abstraites de la culture.
35Nous voici arrivés, au chapitre 4, à ce qui devrait être la clef de voûte de l’ouvrage. L’enquête sur le processus de nomination des dieux doit nous mener à découvrir les « conditions de possibilité de toutes les formes de la culture ». Mais arriverons-nous à les trouver à partir de catégories abstraites tirées de l’expérience de la science ?
36Le début du chapitre est laborieux. Le mythe est le terrain commun à tout phénomène culturel : langage, religion, art, science, politique. Ces diverses formes se spécifieront au fur et à mesure qu’elles s’écartent de leur origine. Mais peut-on appliquer cela au langage, alors qu’il est co-originaire du mythe, le mythe étant toujours aussi langage ? Et Cassirer de rectifier plus loin : l’origine, c’est la relation mythe-langage. Cependant nous ne pouvons voir cette relation qu’à partir des productions de la culture, où elle apparaît alors comme le « pas encore », le rebours par rapport au sens de l’activité spirituelle par laquelle nous dominons progressivement la nature en la niant. La perspective est donc bien celle de la marche de l’esprit vers le concept. Le mythe-langage n’est que le début du travail de l’esprit qui se met à l’œuvre dans la nature. Le monde est la négation de la nature par un Sujet. Et la culture s’écartèle dans cette contradiction : être et ne pas être la nature. Alors comment jeter la lumière sur cette relation nature-monde ? Comment comprendre que le phénomène mythique-linguistique soit à l’origine du monde sous toutes les formes de la culture ?
37Cassirer dit : en remontant à une unité fondamentale : celle de la forme et du contenu. Nous retrouvons ici le thème de la scission sujet-objet, qui est au coeur de toute forme d’idéalisme. L’esprit pose la nature face à lui, et la représente par des signes, et tout d’abord par le langage. La forme — comme chez Humboldt — est un produit de l’activité spirituelle ; détermination abstraite, elle voile l’être-sensible, n’étant plus que l’enveloppe abstraite d’un contenu spirituel.
38Et Cassirer de suivre l’évolution du signe jusque dans ses productions les plus élaborées dans la science. Il rejoint ainsi le point de départ qu’il n’a jamais vraiment quitté. La science a été possible lorsque la pensée a pu s’affranchir peu à peu de la « prison » du mot, dépassant le stade où le mot était la chose, où tout mot était mythique.
39Dans la plupart des religions, la création est l’œuvre du Verbe. Le dieu égyptien Ptah associe dans son nom à la fois le coeur qui pense et la langue qui parle pour faire naître les choses ; en Polynésie, Tananoa crée le monde en chassant le silence ; dans les Védas aussi la parole est créatrice9. Chez les Australiens — et chez nous encore aussi ! — le nom transmis aux descendants est censé agir sur eux. A peu près partout se retrouve le rêve d’une origine de présence immédiate, à partir de laquelle émerge la pensée qui en est la négation. Et qui la pose comme représentation de ce qui a été perdu. Le phénomène culturel se trouve ainsi « coincé » chez Cassirer dans la contradiction entre le positivisme des faits et l’idéalisme d’un Je qui construit finalement sa propre représentation : le phénomène culturel est la nature qu’un Je s’essouffle indéfiniment à retrouver. Car il est produit par une « force » spirituelle, qui est bien une métaphore métaphysique. « Le mot doit être saisi dans son sens mythique comme un être et une force substantiels, avant qu’il puisse être saisi dans un sens idéal comme organon, comme une fonction fondamentale pour l’élaboration et l’articulation de la réalité spirituelle »10.
40Dans le rapport mythe-langage, dans ce nœud obscur, en fait, l’esprit veille sur lui-même, et c’est ce gauchissement idéaliste qui laisse irrésolu un dualisme entre le pâtir et l’agir, entre l’impression sensible et la production spirituelle.
41Mais une nouvelle enquête dans la linguistique et l’histoire des religions suggère à Cassirer un pas de plus dans sa théorie critique de la culture. Au chapitre 5, il découvre chez un missionnaire anglais, Codrington, des observations qui lui permettraient de remonter à un stade plus originaire encore dans l’histoire de la formation des noms des dieux. L’ouvrage de Codrington11 avait paru quelques années avant celui de Usener. L’auteur y décelait chez les Mélanésiens ce qui lui semblait être la racine même du sentiment religieux, la « mana » — dont on a tant parlé depuis — force indifférenciée et mystérieuse diffuse dans la nature, et dont le reflet négatif, le « tabou », est ce dont il faut se garder de parler ou de prononcer le nom, sous peine de déclencher des effets imprévisibles, qu’on ne peut « évoquer » sans danger.
42Or, la notion de ce principe indéterminé se retrouve avec une constance remarquable, non seulement dans les mers du Sud, mais aussi ches les Indiens d’Amérique, et en Australie. Malgré d’assez nombreuses et divergentes interprétations de la mana, Cassirer juge néanmoins légitime — quelle aubaine ! — d’y appliquer sa propre grille idéaliste, pour y voir le phénomène lié du mythe-langage : la mana représenterait ainsi le tout premier stade de la culture, celui où l’homme projette au dehors de lui la force spirituelle dont il n’est pas encore conscient d’être l’auteur. La mana ne serait encore ni matérielle ni spirituelle, elle précéderait ces oppositions, mais en préparant les scissions futures, tel le fractionnement en « dieux de l’instant ».
43Il importe ici de voir que, si la mana précède les oppositions nature-esprit, matière-pensée, passion-action, elle est pensée par Cassirer à partir de la scission due à l’émergence d’un Je, centre et origine de l’activité spirituelle. Ce que Cassirer souligne aussitôt en effet, c’est que la mana confirme la primauté de l’aspect fonctionnel dans la formation du mythe et du langage. Le « comment » précède le « quoi » (et pourtant n’en était-il pas aussi issu ?). Plus tard seulement la force se solidifiera en « choses », en êtres de plus en plus indépendants et substantiels. Notons ici combien la conception fonctionnelle du langage s’accorde avec une théorie du signe-écran voilant la présence du signifié : l’objet. L’expression « objet mythique » — qui contredit curieusement la spécificité de la pensée mythique par rapport à la pensée scientifique, est de Cassirer lui-même et est ici très significative. Pensé comme fonction, le langage se définit comme domination de la nature, organisation de l’étant. D’abord numen, divinité-force, le nomen devient un être, et permettra à l’homme de poser des caractéristiques aboutissant à travers les choses (les « causes », étymologiquement) à la formation de concepts abstraits.
44La mana s’apparente par exemple au wakanda, ni nom ni adjectif, chez les Sioux ; au manitou chez les Algonquins ; au moulounga chez les Bantous, et que les missionnaires ont traduit par « Dieu », sans voir que ce terme se rapportait aux choses manipulées et non à un être, et encore moins à ce que les Blancs ont souvent appelé le Grand Esprit12. Cassirer de rappeler aussi que nous réagissons souvent par l’interjection « Mon Dieu ! »...
45De la mana, on constate ensuite le passage à la multiplicité des dieux, et enfin à la polysémie des dieux personnels, à qui l’on donne le plus possible de noms pour caractériser leurs pouvoirs et ainsi s’assurer de leur intervention efficace. Isis sera la « déesse aux mille noms » ; Allah, dans le Coran, est dit « aux cent noms » ; citons aussi nos litanies des saints ! Derrière toute cette histoire se tient la force « innommée », indifférenciée, négation de toutes les déterminations et qui laisse sa trace dans le dieu caché des mystiques. Mais dans le même temps, nous affranchissant de l’immersion du sensible, nous permet de concevoir la relation suprême, surdéterminante, la copule « est ».
46Il nous semble tourner en rond : le mythe le plus primitif serait celui de la force indéterminée, et cependant l'« être » n’est que l’aboutissement des négations successives des déterminations sensibles. Cassirer fait remarquer que « est » à ses débuts est toujours associé à des circonstances spatiales ou temporelles : être ici ou là, être assis ou debout, être maintenant ou après, être avec ou sans. Cependant, au lieu d’approfondir la circularité du langage et d’y lire son essence, toute l’enquête de Cassirer se trouve mise en perspective d’un présupposé : celui de la Cause comme activité spirituelle d’un Je, continuellement en porte-à-faux, à la fois dans et hors du langage. Le concept-clé de forme symbolique est entièrement suspendu à cette Cause, et c’est pourquoi le dualisme forme-contenu est résiduel. L’être est objet posé par un sujet, et le dieu est nommé comme un objet. Quand il devient personnel, unique, c’est encore comme magnification d’un Je, artisan du monde, repliant le langage dans ses formes de représentations.
47Mais le Dieu de la métaphysique est-il le Un ? Non, car le Un n’a pas de nom, le Un est l’histoire de son obnubilation ; comme déjà pour Héraclite, lorsqu’il dit :
« Le Un, le seul Sage, ne veut pas
et cependant veut être appelé du nom de Zeus » (B 32).
Notes de bas de page
1 E. CASSIRER, Sprache und Mythos, Yale University Press, 1953. En traduction : Paris, Minuit, 1973.
2 H. USENER, Götternamen — Versuch einer Lehre von der religiôsen Begriffsbildung, Bonn, 1896.
3 E. CASSIRER, op. cit., p. 12.
4 Op. cit., p. 18.
5 Op. cit., p. 33-34.
6 Op. cit., p. 41
7 G. WISSOWA, Religion und Kultur des Römer, Munich, 1912 (voir E. CASSIRER, op. cit., p. 53, n. 7).
8 E. CASSIRER, op. cit., p. 58.
9 Op. cit., p. 63-64
10 Op. cit., p. 79.
11 The Melanesians, Studies in their Anthropology and Folklore (1891). Voir CASSIRER, op. cit., p. 81.
12 E. CASSIRER, op. cit., p. 87-88.
Auteur
Professeur à l’Université catholique de Louvain et chargée de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis.
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