Penser la morale aujourd’hui : Nietzsche, précurseur ?
p. 269-284
Texte intégral
1Chercher à penser la morale aujourd’hui et prétendre trouver en Nietzsche un précurseur, ces deux perspectives paraissent contradictoires. Ou bien l’on pense la morale avec nos ressources propres, dans la volonté raisonnable de saisir les données de nos problèmes qui, pour la plupart, sont sans précédents, ou bien l’on se passionne d’histoire de la philosophie, on étudie la pensée d’un philosophe pour elle-même, quitte à envisager ultérieurement en quoi et comment elle nous provoque encore à la pensée et à l’action. Mais comment mener de front les deux perspectives sans perdre sur les deux tableaux ?
2Ambiguïté encore, et à un autre titre : poser Nietzsche en précurseur (fût-ce avec un point d’interrogation) équivaut plus ou moins à le travestir en modèle ; c’est voir dans son œuvre une sorte de sillon ouvert, un chemin inauguré dont nous aurions à poursuivre aujourd’hui la trace. Plus que d’ambiguïté, il faudrait parler alors de travestissement, tellement Nietzsche a mis en garde son lecteur contre la tentation servile de l’imiter. Vademecum, vadetecum, lit-on dans le prologue en vers du Gai Savoir, « Plaisanterie, ruse et vengeance ». D’ailleurs à celui qui prétendrait trouver chez Nietzsche une morale pour notre temps, on objecterait avec raison qu’entre la fin du XIXe siècle où la pensée de Nietzsche s’est déployée, et la fin du XXe siècle où nous avons à œuvrer, les différences de tous ordres sont telles qu’on exagérerait peu en prétendant que Nietzsche et nous ne parlons plus tout à fait de la même morale. Il y aurait donc méprise complète et fuite devant la nécessité de penser le présent, à chercher en Nietzsche un précurseur qui détiendrait en quelque sorte les clés de l’intelligence de nos problèmes.
3Mais l’on peut encore souligner d’autres aspects capables de nous mettre en garde contre la recherche d’un patronage hasardeux. La référence à Nietzsche, quand il s’agit de penser la morale, n’est pas seulement ambiguë ou contradictoire, elle semble bien être intempestive, déplacée, et par là même vouée à l’échec. Certes la commotion qu’engendre chez le lecteur le discours nietzschéen peut servir d’éveil, d’alerte, de mise en garde ; elle secoue la torpeur d’une réflexion morale assoupie, en obligeant justement à poser le problème moral alors que tant de voix ou de complicités en nous persuadent de l’écarter. Mais peut-on accorder à la pensée nietzschéenne beaucoup plus que cette mission provocatrice ? N’est-elle pas trop immoraliste et dévastatrice dans ce qu’elle critique, et en même temps trop peu critique dans ce qu’elle propose ? Trop immoraliste, et à ce titre aggravant le désarroi actuel au lieu de l’éteindre, cette pensée paraît allègrement détruire des certitudes qui ne sont plus tout à fait les nôtres. Mais corrélativement quelles ressources intellectuelles trouver dans une philosophie exaltant l’individu (alors que nous sommes aux prises avec de vastes questions d’ordre collectif) ou prônant des valeurs aristocratiques (alors que les solidarités économiques, technologiques ou idéologiques pèsent toujours plus, même sur ceux qui s’en croient indemnes) ? Aussi devant cette double objection, est-on tenté de considérer Nietzsche certes comme un grand classique, au mieux comme le dernier grand moraliste d’une tradition honorable (et l’on sait combien il admirait lui-même les moralistes du XVIIIe siècle français), mais malgré tout comme un penseur resté au seuil d’une modernité qui n’avait pas encore déployé ses virtualités intellectuelles et ses effets sociaux.
Découvrir la morale
4Ces difficultés doivent être présentes à nos esprits. Elles mettent en garde en effet contre des impasses où la réflexion risquerait de s’enfoncer, peu fidèle d’ailleurs en cela à Nietzsche si elle croyait pouvoir se dispenser de penser à frais nouveaux, en termes neufs, dans le risque d’un savoir précaire. Elles permettent d’éclairer nos intentions, au moins d’écarter quelques contresens. Notre référence à Nietzsche n’est pas une référence d’allégeance intellectuelle, et en ce sens il ne suffit pas de penser « comme Nietzsche », ni même avec lui, pour penser la morale aujourd’hui. Par contre l’urgence et la gravité de la tâche de réflexion morale sont si fortes, si séduisante également la tentation de croire que nous sommes les premiers, ou les seuls, à pouvoir penser en vérité nos problèmes, eux-mêmes considérés volontiers comme « inouïs », que nous ne pouvons pas nous dispenser de références de sagesse. Or Nietzsche constitue l’une de ces références, justement en ceci que loin d’éteindre nos questions par ses réponses ou ses analyses avant même de les éveiller, il provoque à les poser. Nietzsche est moraliste précisément en ce qu’il proclame (avec quel acharnement, et même avec quelle fureur) que le problème moral est toujours déjà un problème oublié, refusé, écarté. Nous ne voulons pas « découvrir » la morale comme il l’explique dans l’avant-propos de La Généalogie de la Morale, ce qui signifie d’abord que nous la recouvrons, la masquons, la falsifions, par exemple en prétendant que nous savons déjà. Nous croyons spontanément savoir ce qu’il en est du bien et du mal, et donc qu’il est inutile de se poser de vaines questions à ce sujet. Les techniques, les sciences, les hommes au pouvoir, les économistes ne sont-ils pas ceux qui savent ? Il doit bien y avoir quelque part quelqu’un qui sait, un spécialiste de la droite décision... Qui croient savoir, dirait Nietzsche, qui ne veulent pas mettre en doute la morale implicite qui habite leurs hypothèses, en quoi, se refusant à descendre dans les labyrinthes de la question morale, ils sont encore dupes de la morale, mais d’une croyance morale naïve, indiscutée, bref incapable de donner sens à la vie commune, puisqu’elle-même se refuse à expliciter son sens. A ceux qui, devant la difficulté de la tâche, ou par peur des conséquences, ou par confiance naïve dans leurs savoirs partiels et leurs pouvoirs technologiques, se détournent de penser la morale, Nietzsche rappelle qu’en réalité il n’est pas de question plus fondamentale que celle-là. Le moraliste Nietzsche est immoraliste en ce qu’il bouscule les pseudo-évidences par lesquelles nous croyons savoir d’un savoir assuré, où est le bien et où est le mal, et il proclame qu’après tout ce que nous tenons pour le bien pourrait tout simplement être le mal. Mais ce faisant cet immoraliste pose la question décisive : savons-nous au juste ce que nous faisons ? Acceptons-nous de découvrir ce que nous cachons derrière ou dans les valeurs courantes ? Et si nous nous y refusons, n’est-ce pas parce que nous pressentons que, fixés et crispés sur elles et en elles, nous le sommes parce que nous ne savons plus quel est le sens ultime du monde ?
5Par-là Nietzsche énonce que le problème moral est identiquement le problème métaphysique même : une fixation maladive sur les valeurs non discutées ou tenues pour indiscutables n’est qu’un symptôme d’un désarroi métaphysique fondamental. En cela Nietzsche est bien un précurseur parce que sa méditation sur l’effondrement de la métaphysique dualiste et l’effacement du christianisme le conduit à entrevoir ce siècle, le nôtre, où les problèmes de fond se poseront à la surface, où le superficiel (les choix techniques, l’organisation de la ville, le rapport au corps...) sera le fondamental. Le débat technique ou politique deviendra tacitement métaphysique ou religieux, trouvant là, ou pouvant trouver là si les hommes acceptent de voir, sa vraie profondeur qui est, comme on sait, toute de surface. Vraie profondeur, tragique profondeur en effet puisque dans une société où les références ultimes sont perdues ou brouillées, le fondement même du Bien et du Mal, la référence à un bien qui ne serait que bien (ou à un mal qui ne serait que mal) s’estompe, laissant la volonté dans une indécision paralysante, ou la déportant vers ces substituts de la croyance déjà évoqués plus haut. Comment décider en effet, si l’on ne sait plus au nom de quoi ni même si, sous le nom du « au nom de quoi », se tient autre chose que le néant ?... Dès lors n’est-on pas tenté de faire crédit aux rationalismes, techniques par exemple, dont l’efficacité s’impose en écartant les pseudo-problèmes métaphysiques ? Et qui nierait les succès actuels du positivisme ?
6Nietzsche est donc précurseur, on le voit bien, non pas parce que sa philosophie fournirait les concepts clés (scientifiques !) qui nous permettraient de penser le devenir de nos sociétés, non pas sans doute d’abord parce que, nouveau moraliste, il aurait gravé une nouvelle table de valeurs, mais parce qu’il provoque nos volontés et notre raison à poser le problème moral dans sa radicalité. Le problème du sens et du non-sens n’est pas d’abord pour Nietzsche, ni seulement affaire de spéculation entre philosophes. Il a toujours été et il devient de plus en plus un problème pour la masse. Qu’en est-il du destin commun et du sens de la vie ? Qu’en est-il de la souffrance et de la mort, dès lors que les consolations religieuses perdent leur crédit ? Comment ne pas voir que faute de trouver sens à ces faces sombres et tragiques de la vie, va régner le Umsonst ? Donc le nihilisme destructeur ? Et sur ce point Nietzsche est précurseur à un double titre.
7Il entrevoit d’abord que cette demande populaire de sens sera massive, ne peut pas ne pas être telle puisqu’il y va de la vie et de la mort de chacun et de tous, que risquent bien de se lever avant peu, des charlatans du sens, ceux que nous appellerions des idéologues, qui prétendent détenir les bonnes réponses « démocratiques ». Comme toujours, et sans doute plus que dans le passé à cause même du progrès de l’égalitarisme moderne, ces charlatans s’imposeront par les « monstres froids » étatiques qui s’empareront des masses et secréteront en quelque sorte le sens de leur travail, de leur vie collective et de leur mort. Les textes ne manquent pas où Nietzsche pressent que le slogan « ni Dieu, ni maître » prépare l’esclavage le plus féroce de l’humanité, parce qu’il servira pour de petits maîtres ambitieux de paravent à une domestication des masses grisées par leur « petit bonheur » assuré (cf. Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue).
8Le désir de croire, la volonté de savoir à quoi s’en tenir malgré tout (malgré la perte de tout sens) constituera le foyer à partir duquel prospéreront les institutions (partis, sectes, organisations de toute nature) qui offriront à l’individu la certitude morale, la tranquillité d’esprit, la garantie d’avenir, à condition (il y a toujours une condition en ce cas-là) d’obéir à la règle, de jouer le jeu de l’idéal ascétique, imposé par les dites institutions.
9Mais précisément Nietzsche est aussi précurseur sous un autre aspect lié au précédent, encore qu’ici aussi sa pensée, toujours masquée et provocante, prête à contre-sens. Parce que la crise métaphysique et religieuse touche à la racine, c’est à la racine et dans toute leur extension qu’il faut traiter les problèmes. Très concrètement cela signifie que la pensée (morale entre autres) doit être une pensée planétaire. La solidarité des questions entre elles est d’une nature telle que les « nouveaux philosophes » dont Nietzsche souhaite la venue, auront à élever leur pensée au niveau d’une maîtrise de la terre. En ce sens loin d’être étroitement individualiste, la pensée de Nietzsche, surtout si l’on est attentif à sa réflexion morale, porte à considérer les problèmes sous l’angle d’une solidarité planétaire. Mais, et c’est là que nous retrouvons l’insistance sur l’individu, cette élévation de la pensée à ce niveau n’est possible que grâce à la force créatrice de la volonté morale. L’appel à la réflexion morale, à la découverte de la morale (au sens ici où il faut l’inventer, la susciter) prend toute sa dimension ; il permet de se hausser enfin au vrai niveau, et surtout d’échapper à l’emprise des charlatans. Les « maîtres de la terre » ne seront pas ceux qui imposeront leur tyrannie au « dernier homme » massifié ; ce seront ceux qui, conscients de l’ampleur de la tâche, seront comme tous les vrais maîtres, des éducateurs, des suscitateurs, des éveilleurs capables de réveiller les virtualités de sens, plutôt que de dicter un sens à croire. Si les hommes ne peuvent plus se reposer sur un sens du monde « établi », comment trouveront-ils sens à ce qu’ils vivent et à ce qu’ils font, sinon en se voulant eux-mêmes créateurs de sens ? Mais ici encore Nietzsche nous « intéresse » et anticipe sur notre actualité : ce moraliste propose aux volontés une issue possible. Il ne la proclame pas comme une nécessité historique inéluctable ; il redoute au contraire que l’éventualité d’un effondrement de l’humanité sous le vertige du nihilisme ne prépare nos sociétés à la domination tyrannique des appareils sur des masses égalisées et heureuses de l’être. Moraliste il l’est, en ce qu’il met l’homme, individu et collectif, devant une option que celui-ci tend plutôt à se cacher. Précurseur il grossit les traits de l’alternative, pour arracher la conscience à sa torpeur ou aux sortilèges nihilistes (au désir de trouver enfin un repos définitif, social, politique, religieux : sabbats de tous les sabbats, nirvana du grand soir !).
10Au fond si Nietzsche nous intéresse encore, dès lors que nous cherchons à penser la morale aujourd’hui, c’est bien parce qu’il a discerné avec pénétration la radicalité et l’ampleur de la tâche. A qui serait tenté de procéder à une répartition sectorielle des problèmes, à une recherche de solution au coup par coup, il découvre que des interrogations apparemment limitées font système, mais surtout portent une charge exceptionnelle parce qu’elles sont désormais le lieu des interrogations fondamentales. Où allons-nous ? Que faisons-nous ? Quel sens a notre destinée individuelle ou commune ? Cette question même a-t-elle un sens ou n’est-elle pas déjà inspirée par le nihilisme ? Découvrir la morale revient surtout à poser à chaque fois la question nietzschéenne par excellence : que voulons-nous au juste ? Mieux même : qu’est-ce que nous voulons quoi que ce soit que nous voulions ? Qu’est-ce qui veut en nous, de quelle nature ou de quel type est la volonté qui veut ?
11A ce niveau découvrir la morale ce n’est plus seulement dévoiler les illusions qui portent à écarter le problème moral en le posant comme résolu ; ce n’est plus seulement dénoncer la fragilité de la distinction entre bien et mal ; ce n’est même pas mettre à jour le fondement fallacieux, nihiliste des valeurs : découvrir, c’est dévoiler la valeur ou la non-valeur voulue ou niée en tout ce qui est voulu ou nié, c’est toucher à la racine de l’investissement de sens en tout ce que nous désirons.
12Aussi après avoir esquissé en quel sens Nietzsche peut être considéré comme précurseur, après avoir laissé entendre que loin de constituer un modèle, il est plutôt celui qui ouvre aux dimensions souvent cachées ou refusées de l’entreprise morale, il faut regarder de plus près quelle fut sa propre analyse de la volonté morale. Lecture non académique et non savante (une lecture académique et savante n’aurait que peu d’intérêt), mais développée à partir du « point de vue » adopté ici : que peut entendre de Nietzsche celui qui a conscience de la nécessité de penser la morale aujourd’hui ?
Une analyse de la volonté morale : servilité et noblesse
13Partons de ce qui semble le plus contestable ou le plus schématique, de ce qui est pourtant au centre de la généalogie de la morale : la distinction, l’opposition même posée par Nietzsche entre morale d’esclave (servile) ou morale de noblesse (aristocratique). On sait que, selon Nietzsche, la morale européenne commune, celle qui exalte les valeurs de pitié, d’entraide, de commisération, notre morale égalitaire et universaliste est le résultat du soulèvement des esclaves, l’expression du triomphe de leurs valeurs et de leurs instincts contre valeurs et instincts aristocratiques. Sans oublier que la pensée nietzschéenne sait accommoder les oppositions les plus tranchées de nuances très subtiles qui en changent grandement la signification, sans oublier non plus que cette typologie n’a rien de sociologique, ni de classificatrice des individualités en tant que telles, encore moins rien de biologique, tentons de retracer à grands traits cette opposition, toujours selon notre perspective propre : en quoi cette typologie peut-elle être suggestive pour la pensée morale actuelle ?
14Puisqu’il s’agit de découvrir la volonté morale, de mettre à nu le jeu complexe des affects, il faut d’abord se rappeler que l’opposition typologique elle-même a valeur révélatrice. Coup de marteau de la critique généalogique, elle doit faire résonner chez le lecteur-ami les profondeurs de son propre être. Mis devant la logique de l’une ou l’autre attitude, et à condition qu’il accepte de voir et d’entendre (condition nullement tenue pour acquise aux yeux de Nietzsche), il sera à même d’opérer une métamorphose, une transformation de soi, ou au contraire de se figer dans le refus. La présentation de l’opposition ne va donc pas sans excès, exagération, et outrance puisque le présupposé demeure toujours celui d’un aveuglement de la conscience sur elle-même.
15Considérons d’abord rapidement les traits du type servile. Dans cette caractérisation d’une typologie, Nietzsche ne peint pas un être imaginaire, car l’esclave ainsi schématisé ramasse en lui les traits de la morale européenne courante. L’esclave est avant tout un faible, un être que tout fatigue et épuise, et d’abord lui-même ; littéralement il ne peut pas se supporter, parce qu’il ne peut pas supporter les forces et les affects contradictoires qui le constituent ; son corps jusque dans sa vitalité et sa santé l’effraye, comme le paralysent les impulsions secrètes qui l’habitent. Il redoute donc ce qui surgit en lui et qui lui paraît étranger, imprévu, déroutant. Tout ce qui diffère constitue un danger. Ainsi habité, constitué par la peur de la différence, il ne peut que rêver de l’extinction de ce danger, et donc aspirer initialement à un état physique, psychologique, moral, social dans lequel la peur aurait disparu parce que la possibilité de la différence serait éteinte. Le faible se sent faible, et il sent ainsi que la différence, toute différence est redoutable. Il sent donc que le monde, scène des différences maximales, est redoutable. En tant qu’il est autre que lui, le faible, le monde constitue une menace. Le faible juge donc que le monde est mauvais, inadapté, dangereux, mal fait. Il juge sur la base de son sentir ; et il estime le monde indigne d’être ce qu’il est, jugement de disqualification et de dévalorisation : le monde (de la différence) ne devrait pas être ce qu’il est ; il est condamnable. Et même dans la mesure où la vie est source d’embûches, de malheurs, simplement de difficultés (insuccès, maladie, épreuve, mort), la vie même est condamnable. Tout se passe aux yeux du faible comme si le monde s’organisait, était organisé pour l’accabler, et l’amener à ressentir encore plus durement sa faiblesse. Le monde n’est pas seulement mauvais, il est méchant avec ce que la méchanceté implique d’intention malveillante... (et quiconque s’accommode de ce monde, en jouit, tel le fort, est méchant). Telle est la première valeur reconnue par le faible. Mais par contre-coup seuls ceux qui ne savent pas s’accommoder du monde tel qu’il va, mais qui dans leur faiblesse trouvent la force de le condamner, de lui dire non, de le nier, sont les bons. Le faible n’est donc pas bon comme est bon celui qui jouit du monde : sa bonté est toute de négation, et d’une négation totale en intension comme en extension. La bonté ne peut être que la faiblesse, sa faiblesse, exactement ce que le monde en sa différence indifférente méconnaît. La seule valeur est celle qui naît et entretient la faiblesse en niant le monde et la vie. Valeur éminente pour le faible : car elle lui permet à la fois de nier le monde et de le dominer. Il a besoin d’elle comme de l’idéal par lequel il se tient au-dessus du monde et en triomphe. Cet idéal, négation totale de ce qui est (ce qui est étant mélange de bien et de mal ne peut pas être voulu) est donc l’idéal par excellence : le bien qui n’est que bien. Idéal utile puisque grâce à lui, tout en niant la vie, le faible trouve une raison de vivre. Idéal utile encore puisqu’en y adhérant, le faible se sépare du mal, le tient à distance, l’annihile. Car il veut, lui, le bien qui n’est que bien, la justice qui n’est que justice, la vérité qui n’est que vérité.
16Cette logique de la faiblesse constitue le soulèvement des esclaves en morale. Car cette logique est créatrice : créatrice de valeurs nouvelles (celles de la négation), mais surtout levier grâce auquel l’esclave (le faible) peut dominer ce qui diffère. Le faible est en effet esclave, celui d’abord qui ne peut maîtriser ses propres affects ou dominer la différence. L’esclave grâce à l’idéal sait maintenant que la différence est mauvaise, et qu’il peut légitimement la haïr. Son idéal moral le conduit donc à créer un monde dans lequel toutes les différences se seraient estompées : ni dieu, ni maître ; tous égaux, tous respectueux les uns des autres, mort aux hiérarchies, aux riches et aux satisfaits de ce monde. Tâche destructrice qui opère grâce à la médiation de l’idéal visé : l’esclave a donc besoin de la fiction de l’idéal pour créer ; ne pouvant, ne voulant pas acquiescer au monde dévalorisé, il lui faut le projet imaginaire d’un arrière-monde (monde plus beau, plus juste...) pour nier ce qui est. Le faible se venge du monde « en effigie » (La Généalogie de la Morale, I § 10) : il se doit donc de le dépeindre comme mauvais, contradictoire, aliénant. Le faible doit même commencer par cette œuvre négative et destructrice pour révéler aux autres leur malheur (leur aliénation) et les enchaîner ainsi dans la dynamique de la vengeance contre le monde. Militant en ce sens, le faible doit élargir toujours plus le cercle des exploités conscients de l’altérité blessante du monde : en quoi il est créateur, puisque cet idéal constitue le moyen par excellence pour confondre le fort, le rabaisser, le diviser d’avec lui-même, montrer à quel point son bonheur dans le monde est complice du malheur des hommes et de la perversité des choses, donc nullement aussi beau et bon que le fort le prétend...
17Avant de passer au type de la maîtrise, et sans chercher à souligner en traits rouges l’actualité de cette analyse, remarquons que l’esclave n’est esclave de personne, mais d’abord de sa propre impuissance et de l’idéal qu’il se forge. La servitude ici est en quelque sorte volontaire, c’est la servilité d’un être enfermé sur son impuissance physique, psychologique, morale et spirituelle à vivre. L’esclave a besoin certes de croire que des méchants existent, qu’une morale règne dans le monde : mais il a besoin de la caricature du fort pour se fortifier dans la faiblesse et trouver une justification à son impuissance. Car si nous passons du côté du fort, nous avons un portrait sans rapport avec le premier. Alors que l’esclave pense et se pense essentiellement contre, le fort se sent d’abord et s’éprouve lui-même dans sa santé et sa vitalité. Le fort ne se compare pas, n’éprouve pas le besoin de se comparer, il ne se veut pas contre ou par rapport à un autre, il s’éprouve d’emblée capable de..., apte à..., de plain-pied avec. Et il apprécie cette capacité et les virtualités physiques et psychologiques qui sont en lui comme bonnes. La confiance en soi fait donc corps avec le fort : il se sent maître, mais d’abord maître, relativement, de lui-même, et donc des puissances qui le constituent. Par là le fort est égoïste, non qu’il s’attribue à lui-même la source de la puissance, mais parce qu’il est capable de la faire sienne, d’en jouir. Ainsi la puissance qu’il découvre en soi et dans la vie ne l’effraye pas, mais le fortifie, le confirme dans sa volonté d’être. Il n’a pas peur de ce qui diffère de lui : ce qui s’oppose à lui sert plutôt d’occasion et de prétexte à confirmer sa propre force. C’est pourquoi le fort, heureux d’être ce qu’il est, s’éprouvant dans sa limite (corporelle, psychique) a le sens de la distance : il sent et sait qu’il diffère d’autrui — et de la vie (il sait qu’il n’est pas maître de la vie, mais qu’il a à en jouir sans prétendre se l’approprier, ni sans attendre d’elle une « éternisation). Il veut cette différence. Par là il aime la distinction. Le fort distingue, sépare, met de l’écart, aime la distance. C’est un noble. Alors que l’esclave voudrait un monde à son image, rêve d’égalité, de reconnaissance mutuelle, le noble veut l’altérité, le respect, l’honneur. Il ne veut pas voir disparaître son ennemi : il veut l’honorer. Pour lui est bon ce qui singularise, met à part, suscite des différences, crée du nouveau. Telle est la source de la distinction noble des valeurs : est bon ce qui est voulu comme tel par l’homme distingué et à partir de lui-même (non point sous le couvert d’un idéal). Est mauvais ce qui est raté, inachevé, inaccompli, « vilain », informe ; ce qui n’a pu trouver sa forme, donc là où le chaos triomphe. Car la puissance créatrice du fort ne se démontre pas dans l’asservissement d’autrui (le noble ignore l’autre, ou le respecte trop pour vouloir le rapporter à soi), elle se manifeste dans l’aptitude à nommer les choses, à les distinguer. Tâche éminemment humaine et morale, puisque par la nomination l’homme arrache les choses à leur indistinction, les sépare les unes des autres, leur donne différence et relief (La Généalogie de la Morale, I § 2). Par cette tâche le noble créateur fixe la valeur des choses. Souverain en ce sens il dit ce qui doit être, mais le devoir-être n’est pas la figure d’un idéal négateur du monde ; il est ce qui donne au monde contour, distinction, relief, beauté. La maîtrise ne se gagne donc pas dans la rivalité et dans l’exploitation d’autrui : elle est fondamentalement pour Nietzsche aptitude à dire le monde et à le vouloir dans sa différence, volonté de fixer les valeurs en vue de la créativité. Cela est si vrai d’ailleurs qu’à la différence du faible impuissant à dominer ses affects et en quête d’une domination substitutive par idéal ascétique interposé, l’homme fort ne l’est que par une présupposition physique et psychologique rigoureuse : il doit être capable de se maîtriser lui-même, non pas certes pour éteindre ses passions (le nirvana du faible), mais pour donner forme (ordonner) à son chaos. Maîtrise relative qui doit être apte à se renouveler et à se réactualiser de manière continue. Maîtrise précaire parce que le fort n’est pas, lui non plus, tout d’une pièce, et qu’il doit sans cesse se conquérir contre les possibilités de désagrégation. Plus précaire que le faible fixé sur son idéal, le fort donne d’ailleurs prise à la critique vengeresse du faible et peut s’effondrer s’il vient à douter de lui-même. Mais le fort authentique loin de nier le ressentiment qui l’habite, sait en faire le matériau de son action ad extra, et le transmuer en fécondité créatrice (tel l’artiste). Son imaginaire est ordonné à l’acte, et non à la destruction morbide. Maîtrise de soi qui suppose une volonté de puissance, c’est-à-dire un vouloir de la puissance qu’est la vie sans la redouter ni la mépriser, vouloir de l’exercice de la puissance sur soi, vouloir renouvelé puisque le puissant ne maîtrise pas la puissance.
18Tout ceci montre d’ailleurs la subtilité de l’analyse nietzschéenne : le faible est capable de quelque force (il a créé notre morale) ; le fort recèle des faiblesses : son code de l’honneur, de la différence le porte à ignorer et à sous-estimer autrui (le fort méconnaît l’aptitude du faible à la ruse) ; il a tendance à n’honorer que ses semblables, et donc par ignorance plus que par volonté délibérée à écraser les faibles. Et lorsque Nietzsche cherche des correspondances historiques à sa typologie, il ne craint pas d’indiquer à quel point les groupes qui ont approché de ce type ont pu, vus de l’extérieur, paraître barbares, méprisants, inhumains... Aussi bien faut-il se garder de substantiver, de chosifier cette typologie. Plutôt que deux classes morales ou sociales d’hommes, elle met à jour deux formes de volonté, la volonté de faiblesse minée par l’impuissance et cherchant une forme substitutive dans l’idéal (peu importe son contenu pourvu qu’il soit utile), et une volonté de force apte à dire et à faire oui, donc capable de vouloir le monde tel qu’il est, et de se vouloir soi comme créateur dans le monde.
Pertinence d’une analyse
19On peut revenir maintenant à notre question : Nietzsche précurseur ? En quoi ? De quoi ? Devance-t-il notre réflexion ou l’égare-t-il ? Beaucoup tiennent en effet que Nietzsche égare et s’égare. Mais de quel Nietzsche s’agit-il ? Il est si facile de ne pas entendre le discours nietzschéen parce qu’effectivement il prête lui-même le flanc à l’interprétation fallacieuse, mieux même : il la provoque (que de stupidités et de bêtises n’a pas fait dire « la belle brute blonde » !). Comment d’ailleurs, nous, démocrates, chrétiens, universalistes comme dit Nietzsche, n’entendrions-nous pas le discours de la maîtrise comme un discours accusateur, et l’exposé de la morale servile comme notre condamnation ? Comment éviter le renversement par lequel nous accusons la puissance de vouloir nous confondre et par lequel nous nous identifions au faible posé en victime ? Mais cette écoute spontanée, source de tant de contresens est éminemment révélatrice précisément de ce que Nietzsche entend dévoiler, elle témoigne d’une large complicité pour les valeurs de décadence et d’une peur devant la créativité. En ce sens le coup de marteau de la critique par les effets produits a plus que démontré ce qu’il voulait démontrer : la servilité nous est en quelque sorte naturelle, puisque nous identifions tout appel à la créativité, à la distance, au respect de l’altérité, au sens de l’abîme comme une méchanceté ou comme l’expression d’un dessein inavouable de domination. Le sens de la distance est entendu comme désir d’écrasement. Cette confusion des valeurs, ce renversement de la noblesse en petitesse est affaire d’oreille et de langue. Or mettant l’accent sur ce point, et le faisant par son style même, Nietzsche découvre l’un des problèmes centraux de notre temps, l’un de ceux qui perturbe le plus la possibilité même d’un jugement moral droit. Il attire l’attention sur la confusion des valeurs. Celle-ci prend sa source dans la confusion du langage qui s’origine elle-même dans notre incapacité à entendre autrui et, fondamentalement, dans l’inconscient affectif qui brouille l’écoute... : comment nier en effet que l’exaspération des conflits, la fragilité corrélative des individus, des groupes ou des nations, la peur d’autrui n’alimentent comme en permanence la caricature et le travestissement des propos de celui qui diffère ? Chacun peut aisément trouver dans les champs de la vie affective, de la politique ou des relations internationales des exemples innombrables. Mais la conséquence en est une extraordinaire difficulté à discerner où est le bien et où est le mal. Le soupçon général selon lequel l’autre dirait autre chose que ce qu’il dit, et même à son insu, l’idée qu’il trompe autrui, mais sans doute d’abord parce qu’il est lui-même trompé, parce qu’il entretient quelque complicité avec le mensonge brouille les rapports sociaux, oblige à une vigilance presque impossible. N’accusons pas Nietzsche d’être ici le soupçonneur, alors qu’il dévoile un fait culturel, fruit de la lente montée du nihilisme, alors qu’il déplore cette inaptitude de la majorité (de tous) à dire le bien, donc à le détacher de son contraire, à le « distinguer ». Et c’est pourquoi il attire notre attention sur un phénomène culturel majeur, notre penchant à entendre dans ce qui est dit le contraire de ce qui est dit, notre tendance à découvrir dans ce que le politicien, le savant, l’homme d’Eglise, etc... nous disent, non pas le bien qu’ils prétendent indiquer, mais un mal dont ils sont inconscients... Travestissement universel des valeurs qui engendre et multiplie la confusion d’où il naît, puisqu’elle est au principe du discrédit de tout discours moral.
20Ce diagnostic permet aussi de comprendre pourquoi aux yeux de Nietzsche la créativité est si difficile et si paralysée dans le monde moderne ou pourquoi la servilité et l’impuissance dominent. L’ambiguïté et la fausseté virtuelle du langage des valeurs conduisent à se réfugier dans des croyances insoupçonnables. Elles alimentent donc la volonté de croyance que nous voyons aisément à l’œuvre dans les grandes idéologies du XXe siècle : là s’offrent des certitudes « scientifiques » fondées, des possibilités de mobilisation des vouloirs militants, des projets sociaux transformateurs d’une société condamnable et condamnée. L’homme faible et impuissant croit détenir grâce à l’idéologie le levier qui soulèvera le monde, mais qui d’abord permet de le dénoncer, et de dénoncer avec lui les ennemis, les opposants, les exploiteurs ou supposés tels. En ce sens l’idéal alimente l’agressivité et multiplie l’esprit de vengeance ; il oblige aux prises de parti exclusives par lesquelles les seuls bons et les seuls justes se reconnaissent par leur aptitude à condamner en effigie l’ennemi du peuple ou du progrès... Il conduit à croire aux solutions globales et accuse comme complices du désordre condamnable toute perspective appelant la transmutation patiente des choses. Voilà pourquoi tant d’institutions et de mouvements d’idées, contribuent à disqualifier le créateur. Car celui-ci, tel que Nietzsche l’entend, n’est pas l’homme des « ou bien... ou bien », il ne promet pas l’avènement du monde de la justice ou de la paix. Il a donné son congé aux fondements assurés des valeurs. Il crée sur fond de nescience ; il ne postule pas une harmonie quelconque entre son agir et un devenir de l’histoire. Il se veut créateur, c’est-à-dire responsable de ce qu’il crée, et ne reporte pas sur un dessein universel ou un cours des choses la cause de ses erreurs ou de ses échecs. Il affirme l’innocence du monde, ce qui signifie qu’il a quitté l’illusion que la réalité réponde à son désir, départage le bien du mal, fonde les valeurs. Ce qui est, est par-delà bien et mal, ce qui signifie qu’en vérité il n’y a nul rapport entre la vie, le monde en ce qu’ils ont de plus différent et de plus redoutable, et la morale. Et c’est ce postulat de l’innocence du monde qui met la volonté en état de se vouloir créatrice à partir d’elle-même et pour une société qui serait structurée selon la valeur de la distance, du respect, et non de la confusion, de l’égalitarisme niveleur...
21Au fond le créateur nietzschéen est modeste. Il ne crée pas pour l’éternité, mais dans la volonté de l’instant. Il ne prétend pas s’adosser à un sens ou à une finalité du réel qui fonderait ou justifierait ses actes. Il accueille « le cher hasard », ce qui doit ici et maintenant être transmué, le chaos renaissant auquel il faut donner forme humaine transitoire. Il sait que la tâche est toujours à reprendre, que ce qui a été voulu une fois doit être voulu une autre fois, mais autrement et non dans la paresse reproductrice d’un modèle. Tel l’artiste, il sait que la réalité est un matériau à transformer. En ce sens rien, et pas même lui, n’échappe à l’amplitude de la créativité. Il ne sépare pas la nécessaire transmutation des structures sociales, de celle de sa propre psychologie ou de son imaginaire. Il a à entrer sans peur dans ce mouvement indéfini de création, dans cet éternel retour qui suppose bien pour être affirmé une volonté de puissance qui est d’abord puissance de la volonté.
22Nietzsche, philosophe d’une époque révolue ou précurseur ? Chacun peut juger. Mais si Nietzsche, penseur de la créativité et des conditions du vouloir créateur, a entrevu à quel point notre société obture le désir de créer chez l’individu le plus simple, et à quel point pourtant la reviviscence de ce désir est le présupposé décisif, on peut bien dire qu’il a mis par avance le doigt sur un symptôme porteur de mort de notre époque, et qu’il engage en même temps à guérir de cette maladie.
Auteur
(S.J.), Directeur au centre Sèvres, Paris.
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