Le statut de la Vorstellung dans la philosophie hégélienne de la religion
p. 185-206
Texte intégral
1Le but de cet essai est double : historique et critique. D’un côté je veux souligner la position centrale de la Vorstellung dans la philosophie hégélienne de la religion. De l’autre je veux poser la question de la pertinence de cette problématique pour l’herméneutique contemporaine du discours religieux.
2D’abord un mot sur le terme lui-même. Il prend sens dans la paire d’opposés Vorstellung et Begriff, et non, comme chez Kant, à titre de synonyme du phénomène, opposé à la Ding an Sich. C’est pourquoi il ne faudrait pas le traduire par « représentation », mais par « pensée figurative ». Le terme « représentation » n’est acceptable que pour autant qu’il souligne l’extension de la Vorstellung dans son usage hégélien, qui couvre non seulement les récits et les symboles — les « images » si l’on veut — mais aussi des expressions aussi élaborées et en un sens aussi conceptualisées que la Trinité, la Création, la Chute, l’Incarnation, le Salut, etc., bref non seulement le discours religieux mais le discours théologique. La thèse de Hegel est précisément que, aussi rationalisé que puisse être ce discours, il n’est pas encore conceptuel, au sens fort du mot, mais encore figuratif, en un sens qu’il nous faut maintenant délimiter.
3Deux questions sont ici en jeu : d’abord, la caractérisation large du discours religieux — incluant la théologie — comme « figuratif », deuxièmement le statut du discours « figuratif », par rapport au discours « conceptuel ». Seul le second problème reste controversé : il est difficile de dire jusqu’à quel point le « conceptuel » abolit le « figuratif » et, en cas de réponse négative, jusqu’à quel point le « conceptuel » requiert encore l’appui du « figuratif » pour s’affirmer lui-même et demeurer signifiant.
I. Le discours religieux comme « figuratif »
4En ce qui concerne la caractérisation du discours religieux comme « figuratif », il y a peu de changement entre les premiers écrits théologiques édités par Nohl en 1907 et les Leçons de Berlin sur la Philosophie de la Religion, répétées en 1821, 1824, 1827 et 1831. Au début, la problématique prend naissance sous un autre nom, celui de la « positivité » de la religion. Ce terme est destiné à souligner le statut culturel de la religion en tant que corps de croyances, reposant sur des événements fondateurs, incarné dans des symboles distincts et transmis par des communautés fortement institutionnalisées. En appelant « positive » la religion, Hegel veut affirmer que le terme de religion rationnelle ou naturelle est vide, à l’encontre des hommes des Lumières et (jusqu’à un certain point seulement) de Kant. En conséquence, le mode de pensée propre à la religion est inéliminable. Il fait partie inhérente de la religion en tant que telle. C’est pourquoi il n’y a rien de péjoratif à caractériser la religion comme intrinsèquement « positive », et non naturelle ou rationnelle.
5C’est encore le cas avec la caractérisation de la pensée religieuse comme figurative dans la Phénoménologie de l’Esprit. La raison principale de cette évaluation positive est la conviction fondamentale qui règle toute l’herméneutique hégélienne, à savoir que la pensée figurative, en dépit de ses défauts que nous considérerons plus loin, est le mode de pensée le plus proche de la philosophie. La pensée religieuse est potentiellement spéculative. Cette appréciation distingue radicalement le traitement par Hegel du discours religieux de celui de Kant. Pour Kant et plus généralement pour une philosophie des limites, il n’y a pas de place pour une auto-présentation, une auto-exhibition — une Selbst-Darstellung — de l’absolu. La tâche théorétique de la philosophie s’achève avec la dénonciation de l’illusion transcendantale et l’imposition de limites à la prétention des représentations en général, c’est-à-dire de la pensée phénoménale, à s’égaler à l’être absolu. La seule « extension » admissible est celle de la raison pratique. La religion, dès lors, appartient d’une manière ou de l’autre à la sphère pratique. Pour Hegel, en revanche, la religion préfigure la spéculation plutôt qu’elle ne couronne la pratique. Comprendre philosophiquement la religion, c’est montrer jusqu’à quel point elle est déjà spéculative, tout en restant figurative. Ce statut ambigu de la Vorstellung définit sa place dans le système : proche de la fin, mais inadéquate à la fin.
6Proche de la fin ? Dans la Phénoménologie, après le parcours entier des stades et des configurations du monde culturel et avant le chapitre sur le savoir absolu ; dans l’Encyclopédie, au coeur de la théorie de l’esprit absolu, entre l’art et la philosophie proprement dite. Inadéquate à la fin ? C’est la question controversée que nous débattrons dans le seconde partie de cette étude.
7Faisons un pas de plus dans ce qu’on peut appeler la reconnaissance appréciative de la pensée figurative. Une troisième remarque initiale nous rapprochera de notre thème central, à savoir le statut de la Vorstellung en tant qu’elle est à la fois irremplaçable et inadéquate au regard de la tâche spéculative de la philosophie. La composante figurative de la religion n’est pas seulement tirée en avant par le moment spéculatif de la philosophie, elle renvoie en arrière d’elle-même à toutes les configurations (Gestalten) culturelles qui la précèdent sur le parcours de l’esprit humain allant de la nature à la culture et de la culture à l’auto-présentation de l’absolu. Ou plutôt, la pensée figurative ne pourrait remplir sa tâche au regard de la pensée spéculative si elle n’était pas enracinée dans les esprits-du-monde et susceptible de récapituler les déterminations (Bestimmungen) culturelles qui la précèdent sur le plan, sinon historique, du moins logique. Ces amarres de la religion dans la culture impliquent que la religion assume les particularités historiques de chaque esprit d’un peuple (Volksgeist) — selon la vision romantique des religions, considérées comme des visions du monde originaires ; en outre le même lien culturel explique la proximité entre art et religion, laquelle est soulignée aussi bien par le traitement de la religion grecque comme religion esthétique dans la Phénoménologie que par la place assignée à la religion entre l’art et la philosophie par l’Encyclopédie, ainsi que par le haut rang encore accordé à la religion grecque dans les Leçons de Berlin, où elle entre en compétition avec la religion hébraïque en tant que « préparation » à la religion révélée ou absolue. Mais, par-dessus tout, le pouvoir de la représentation religieuse de récapituler les formes ou déterminations culturelles antérieures se reflète dans la structure même de la pensée figurative de la religion, laquelle répète les divisions de l’esprit en « conscience », « conscience de soi », « raison ». Une dialectique de la Vorstellung est rendue possible par cette reprise, à l’intérieur de la pensée figurative, de l'auto-structuration de l’esprit dans toutes les sphères de sa manifestation. Ce transfert de structure de la culture à la religion témoigne d’un trait fondamental de tout le monde hégélien de philosopher : il appartient à la signification de l’esprit qu’il ne procède pas de manière additive, partie après partie, comme c’est le cas dans la nature, mais qu’il est présent en tant que tout à chacun de ses moments. Le procès entier de la philosophie consiste dans la reconnaissance progressive de l’immanence du tout à ses parties. C’est pourquoi la pensée figurative de la religion ne s’ajoute pas de façon extrinsèque à la genèse de sens de la culture, mais redouble les déterminations qui se sont déjà révélées constituer le moment crucial du retour de l’absolu à lui-même.
8Cette dernière remarque nous conduit au seuil du trait le plus décisif de la pensée figurative de la religion, son dynamisme interne. C’est précisément ce trait qui suscitera le problème critique de l’évaluation finale de la pensée figurative par Hegel. Dire que la philosophie et la religion ont le même contenu spéculatif, mais que la religion saisit ce dernier seulement sur le mode figuratif et la philosophie sur le mode conceptuel, n’est pas une manière de les mettre côte à côte. Le mode spéculatif n’est pas extrinsèque au mode figuratif, mais engendre la dialectique interne du mode représentatif lui-même. Les représentations religieuses ne sont pas des contenus inertes, mais des processus traversés par un dynamisme interne, orienté vers le mode spéculatif.
9C’est par conséquent la description du dynamisme interne du mode figuratif qui constitue l’herméneutique hégélienne de la religion.
10Tenant ferme ce fil conducteur, Hegel peut remplir trois tâches qui, après lui, deviendront indépendantes, sinon mutuellement exclusives, mais qu’il a été le premier et le dernier à tenter de concevoir et d’accomplir comme une indivisible entreprise. Ces trois tâches correspondent à trois questions : qu’est-ce que la religion en général ? Quels sont les différents types de religion ? Quelle est la signification fondamentale du christianisme ? Pour nous, ces trois questions sont tombées dans trois champs différents : l’anthropologie culturelle, l’histoire comparée des religions, la théologie biblique. Pour Hegel, répondre à la première question c’est passer à la seconde, et résoudre la seconde c’est s’élever au rang de la troisième. Puisque la religion en général n’est rien d’autre que le dynamisme interne de la représentation, alors la raison de ce dynamisme ne peut être portée au jour que par les configurations mêmes constitutives des différentes religions. Et si ces configurations à leur tour peuvent être ordonnées selon une échelle en fonction du degré d’opacité et de transparence de leurs formes, alors les religions ne demandent pas seulement à être comparées, mais à être affectées d’un rang. Et si cette gradation conduit à la conclusion que l’élément figuratif suscité par le christianisme constitue à la fois le degré ultime de transparence dont est capable le symbolisme religieux et l’ultime résistance de son opacité résiduelle, alors la philosophie de la religion accomplit et épuise sa tâche dans la réinterprétation philosophique de la dogmatique chrétienne. Cette réinterprétation à son tour, par un mouvement circulaire, restitue le sens de la religion en général, puisqu’il conduit la phénoménologie de la représentation jusqu’au point où la différence entre représentation et concept tend à s’évanouir : « l’achèvement de la religion consiste en ceci que les deux formes deviennent identiques l’une à l’autre ».
11Ce n’est pas ici le lieu de donner même une esquisse du schéma grandiose de ce procès englobant, consistant dans la différenciation et le retour à soi des moments individuels de la religion. Pour ce faire, il nous faudrait montrer comment la structure rationnelle qui organise les formes de la Vorstellung répète les structures de base de la phénoménologie dans son ensemble : conscience, conscience de soi, raison, esprit, et permet ainsi à la Vorstellung de récapituler tous les stades antérieurs du processus, en accord avec l’intuition la plus fondamentale de la pensée hégélienne, à savoir que l’esprit est présent comme un tout en chacune de ses phases et qu’il ne procède pas par addition externe mais par développement interne et de manière cumulative.
12Je préfère isoler deux moments significatifs qui représentent chacun un tournant critique dans la dialectique d’ensemble et qui permettent de surprendre l’attitude ambivalente de Hegel lui-même en ce qui concerne l’inadéquation de la Vorstellung religieuse et l’éventualité de sa disparition au bénéfice de la pensée conceptuelle.
13J’ai choisi deux « configurations » (ou « formes »), susceptibles de recéler une ressemblance cachée : la mort des dieux grecs, à la jointure entre religion esthétique et religion révélée, et la mort et la résurrection du Christ, à la jonction, au sein même de la religion révélée, entre christologie et ecclésiologie.
14Comme on sait, la religion grecque trouve sa première expression dans les arts plastiques : la statue du dieu exprime le retour de l’extériorité de la nature à l’intériorité de la conscience de soi. La statue, en retour, doit être replacée dans son site approprié, à savoir la situation cultuelle totale dans laquelle l’abandon par le fidèle de sa volonté propre rejoint la descente du dieu dans le royaume de l’effectivité. La signification de ce concept esthétique-éthique de la religion est alors portée au langage par les modes épique, tragique et comique du langage, lesquels pris ensemble constituent la spiritualité de l’œuvre d’art. Telle est grossièrement esquissée la dynamique de la « forme » de la religion grecque : de la statue, à travers le culte, au langage.
15C’est la dissolution de cette ultime forme qui nous occupera pour un moment. A ce stade, incarné dans la comédie, l’intériorisation de l’absolu dans le soi réflexif répète les traits principaux de la conscience malheureuse et sa culmination dans le scepticisme1. La comédie porte au langage la distanciation ironique d’un soi qui ose « laisser tomber le masque, proprement quand il veut être quelque chose de juste » (« La Religion Esthétique », § 3, in Phénoménologie de l’Esprit, traduction Hippolyte, t. II, p. 254). On peut déjà se demander si cette apologie de la distanciation ironique — « cette dissolution universelle de l’essentialité en général quand elle assume la figure de l’individualité » (Ibidem, p. 255) — ne révèle pas quelque chose de la stratégie de Hegel concernant non seulement la religion grecque mais la religion en tant que telle. La question est d’autant plus troublante qu’on peut se demander si l’ironie de la comédie relève encore de la religion : « le soi singulier est la force négative par laquelle et dans laquelle les dieux aussi bien que leurs moments — la nature comme être-là et les pensées de leurs déterminations — disparaissent » (Ibidem, p. 256). L’admiration discrète de Hegel ne peut échapper : « c’est le retour de tout ce qui est universel dans la certitude de soi-même, et cette certitude est par conséquent l’absence complète de terreur, l’absence complète d’essence de tout ce qui est étranger, un bien-être et une détente de la conscience telle qu’on n’en trouve plus en dehors de cette comédie » (Ibidem, p. 257).
16En faisant retour au cours de la phénoménologie de la religion, la conscience malheureuse, complément et contre-partie de cette conscience parfaitement heureuse, est redécrite comme le savoir de la « perte totale » (Ibidem, p. 261) du monde éthique et de la religion de ce monde. Le plus troublant est que c’est sur cette perte de l’idole grecque que Hegel transfère l’hymne luthérien du Vendredi Saint : « Dieu est mort » : « [la conscience malheureuse] est la conscience de la perte de toute essentialité dans cette certitude de soi et de la perte justement de ce savoir de soi, — de la substance comme du soi ; elle est la douleur qui s’exprime dans la dure parole : Dieu est mort » (Ibidem, p. 260-261). La question sera de savoir si un deuil semblable, une conversion semblable du culte en réminiscence — Er-innerung — ne revient pas dans l’herméneutique philosophique du christianisme avec le thème de la résurrection du Christ au sein de l’esprit de la communauté. Ou, pour poser la question en termes plus frappants : si l’Erinnerung, par-delà la disparition du site contextuel de tout système symbolique, n’est pas une contrainte universelle dans l’herméneutique du symbolisme religieux en général. Je reviendrai sur ce point dans ma seconde partie.
17Si nous nous en tenons à la lettre de la philosophie hégélienne de la religion, ce n’est pas le caractère paradigmatique de la mort des dieux païens que Hegel souligne, mais sa signification comme transition nécessaire à la religion révélée. Hegel s’est bien gardé de lier à son éloge de la comédie grecque — qui signale la mort des dieux — le passage hautement rhétorique consacré au deuil qui répond à la mort des idoles et à la conversion du deuil en Erinnerung. Il a préféré le traiter comme une introduction à sa conception de la religion révélée, c’est-à-dire le christianisme2. La raison pour laquelle il a pensé que ce sens de la perte totale devait être maintenu dans le cadre de la religion révélée est que seul ce sens peut éviter à la religion révélée de retomber à la religion naturelle en rétablissant la « substance » à la place du « sujet ». Afin d’être la révélation de l’esprit, la religion absolue — qui est son autre nom — doit inclure dans sa propre structure symbolique l’émergence de la conscience de soi, de la subjectivité absolue, assurée par le « savoir de la perte totale » du monde éthique. La même raison peut expliquer pourquoi dans les dernières Leçons de Berlin Hegel parle de la religion grecque après la religion juive. En ce sens, la fonction de l’Erinnerung n’est pas seulement de conclure le cycle grec des symboles religieux, mais d’établir la religion révélée elle-même au niveau de la réminiscence intériorisée. Telle est la thèse que l’interprétation hégélienne de la Croix et de la Résurrection peut non seulement confirmer, mais élargir.
18C’est évidemment avec le christianisme, selon Hegel, que le dynamisme interne de la Vorstellung atteint son sommet. D’un côté sa primauté dans le champ du discours symbolique résulte de la presque transparence de ses formes figuratives, dans la mesure où son symbole fondamental est un soi, le soi du Christ lui-même, la forme de la conscience de soi par excellence. De l’autre côté, son inadéquation résiduelle constitue la plus formidable résistance à la transposition de la pensée figurative en pensée conceptuelle, en raison de ses liens avec des événements historiques, des contenus imagés et des traditions sédimentées. Mettons de côté pour un moment cette estimation négative de la Vorstellung dans la religion absolue et arrêtons-nous à son dynamisme interne.
19Si la pensée figurative chrétienne a une signification unique, si elle l’emporte sur tout autre symbolisme, c’est parce que l’absolu s’est égalé lui-même à l’effectivité, avec la présence. Hegel est sans équivoque sur ce point : « Que l’esprit absolu se soit donné en soi la figure de la conscience de soi, et donc aussi pour sa conscience, se manifeste maintenant ainsi : que telle est la foi du monde, que l’esprit est là comme une conscience de soi, c’est-à-dire comme un homme effectif, qu’il est pour la certitude immédiate, que la conscience croyante voit et touche et entend cette divinité. Ainsi la conscience de soi n’est pas imagination, elle est effectivement en lui. La conscience ne sort donc pas de son intérieur en partant de la pensée, et ne rassemble pas au dedans de soi la pensée de Dieu avec l’être-là, mais elle sort de la présence de l’être-là immédiat, et connaît Dieu en elle » (Ibidem, p. 265). Et plus loin : « Cette Incarnation de l’essence divine, ou le fait que cette essence a essentiellement et immédiatement la figure de la conscience de soi, tel est le contenu simple de la religion absolue » (Ibidem, p. 266). Aucun philosophe avant Hegel n’a jamais parlé, en tant que philosophe, en de tels termes de l’Incarnation. Le savoir absolu, il ne faudra pas l’oublier dans la discussion finale, est possible parce que là l’absolu s’est fait connaître lui-même. En ce sens, la religion absolue — terme qui prévaudra dans les Leçons de Berlin — est synonyme de religion révélée, de geoffenbarte Religion.
20Pour exprimer cette immédiateté ultime dans les termes dialectiques du système hégélien, les deux propositions — le soi est l’être absolu, et l’être absolu est le soi — doivent être égalisées dans la proposition spéculative qui régit l’échange entre Sujet et Prédicat. On peut voir dans cette équation une réponse anticipée à Feuerbach. Si le soi humain se dessaisit de lui-même pour s’offrir à l’absolu, c’est parce que l’absolu fait la même chose. L’incarnation devient ainsi une double kenosis. « Le concept a en lui les deux côtés qui ont été représentés plus haut comme les deux propositions inverses l’une de l’autre, l’un est celui selon lequel la substance s’aliène de son état de substance et devient conscience de soi, l’autre inversement celui selon lequel la conscience de soi s’aliène elle-même et se fait choséité ou soi universel. Les deux côtés sont ainsi venus à la rencontre l’un de l’autre, et par là a pris naissance leur unification vraie » (Ibidem, p. 263). Une kenosis unilatérale, la seule que Feuerbach prenne en compte, l’aliénation de la conscience de soi, n’engendrerait qu’une vie purement imaginaire : « L’esprit est de cette façon seulement imaginé (eingebildet) dans l’être-là » (Ibidem, p. 264). L’immédiateté de la religion absolue repose sur l’effectivité de l’Incarnation : « L’en soi immédiat de l’esprit qui se donne la figure de la conscience de soi ne signifie rien d’autre sinon que l’esprit effectif du monde est parvenu à ce savoir de soi ; c’est seulement alors que ce savoir entre aussi dans sa conscience, et y entre comme vérité » (Ibidem, p. 265).
21A première vue, cette assertion de l’immédiateté attachée à la religion révélée semble constituer l’assertion non herméneutique par excellence. S’il y a un endroit dans l’espace et un moment dans le temps où l’absolu coïncide avec l’effectivité, l’intuition de cette identité et l’abolition de toute altérité ne mettent-elles pas un point final à l’interprétation, ou plutôt ne l’empêchent-t-elles pas de jamais commencer ? Il me semble que la plus grande originalité de l’herméneutique de Hegel et sa valeur permanente résident dans la situation dialectique suivante : loin d’arrêter le processus de l’interprétation à sa source, c’est cette assertion même d’identité, cette immédiateté de l’« être-là » de l’absolu, qui engendre le processus entier de l’interprétation. Mais l’inverse n’est pas moins vrai : il n’y aurait rien à interpréter, s’il n’y avait pas, comme au commencement de la phénoménologie, une présence absolue, un donné substantiel qui appellent la médiation : parce qu’il y a révélation, parce qu’il y a ce moment apparemment non herméneutique de coïncidence entre l’absolu et l’immédiateté, un processus infini de médiation est lancé. La problématique de la Vorstellung dans le christianisme prend racine dans ce processus : « ce concept de l’esprit qui se sait soi-même comme esprit est lui-même le concept immédiat, et pas encore développé. L’essence est esprit, où elle s’est manifestée, elle est révélée ; cette première révélation est elle-même immédiate ; mais l’immédiateté est également pure médiation ou pensée ; elle doit présenter ce caractère en elle-même comme telle » (Ibidem, p. 269).
22Une déhiscence cachée se produit entre « cette conscience de soi singulière », c’est-à-dire le Jésus historique, et « la conscience de soi universelle » (Ibidem). Cette dissociation engendre le processus entier de la pensée figurative au sein de la communauté des croyants et des interprètes. Ce qu’Hegel a clairement vu, c’est que le déploiement de la pensée figurative est porté par la communauté qui est à la fois engendrée par la présence immédiate et remise à son rôle interprétatif par la disparition de l’absolu apparaissant.
23Cette disparition de l’événement absolu marque le tournant entre immédiateté et médiation, par conséquent entre présence visible et interprétation figurative « [Le Jésus historique] est le Dieu immédiatement présent. Aussi son être trépasse dans l’avoir été... En d’autres termes comme il naissait pour elle comme être-là sensible, il est né maintenant dans l’esprit » (Ibidem, p. 270). Cette disparition de l’immédiat est la condition même de l’universalisation de l’apparition elle-même : passé et distance — « éloignement dans le temps et dans l’espace » (Ibidem, p. 270) — sont à jamais constitutifs de la médiation figurative caractéristique du christianisme historique : « Cette forme de la Vorstellung constitue la déterminabilité caractéristique dans laquelle l’esprit, dans sa communauté, devient conscient de soi » (Ibidem, p. 271).
24Il n’est pas douteux que l’interprétation hégélienne de la Croix et de la Résurrection est contenue in nuce dans ces dernières lignes. Pour Hegel, anticipant dans une large mesure Rudolf Bultmann, la Résurrection se produit dans la communauté. La brève christologie qui occupe peu de pages dans la Phénoménologie (Ibidem, p. 279), comparées aux vastes développements des Leçons de Berlin, confirme cette présomption. Comme l’apôtre Jean avant lui, Hegel ne voit qu’un événement : la Croix en tant qu’élévation du Seigneur. Tandis que la pensée par images distingue deux moments, d’abord 1« acte spontané » de la conscience de soi s’aliénant de soi-même et se livrant à la mort, puis la résurrection des morts, Hegel voit dans ce renoncement à soi l’élévation même : « Cette mort est par conséquent sa résurrection comme esprit » (Ibidem, p. 281). La signification de la Résurrection est cette Aufhebung de l’immédiateté dans la conscience de soi universelle. Cette conscience universelle habite la communauté d’interprétation et la projette vers la pure universalité de la pensée conceptuelle : « La présence immédiate supprimée de l’essence consciente de soi est cette essence comme conscience de soi universelle ; ce concept du soi singulier supprimé, qui est essence absolue, exprime par conséquent immédiatement la constitution d’une communauté qui, séjournant jusque-là dans la représentation, retourne maintenant à l’intérieur de soi-même, comme dans le soi, et l’esprit sort par-là du deuxième élément de sa détermination, la Vorstellung, pour entrer dans le troisième, la conscience de soi comme telle » (Ibidem, p. 281).
25L’ecclésiologie, ainsi, absorbe la christologie. Cette dissolution de l’immédiateté de la présence historique dans la vie spirituelle de la communauté est l’équivalent, à un niveau plus haut de la spirale de l’esprit, de l’Erinnerung sur laquelle s’est achevée la dialectique de la religion esthétique.
26Cette comparaison risquée me conduit au seuil de la question critique qui n’a cessé de se poser tout au long de notre analyse. Cette question est la suivante : jusqu’à quel point l’herméneutique de Hegel constitue-t-elle la reconnaissance ou la dissolution de la spécifité du langage religieux ? La suite de cet essai est consacrée à la discussion des réponses possibles à cette question.
II. Entre le « figuratif » et le « conceptuel »
27Pour faire bref, je tends à penser que Hegel a construit si habilement son argument qu’il réussit à éluder le « ou bien... ou bien... » — ou bien la reconnaissance de la spécifité du langage religieux, ou bien sa dissolution —, afin d’entretenir la compétition entre les deux interprétations : reconnaissance et dissolution. Mais je veux nuancer cette interprétation globale en disant qu’entre la Phénoménologie et les Leçons de Berlin s’est creusé un écart significatif. Tandis que la phénoménologie ne dissimule par l’impatience de Hegel à l’égard de la résistance de la pensée figurative à son Aufhebung dans et par la pensée conceptuelle, les Leçons de Berlin soulignent progressivement une certaine convergence entre les deux modes de discours. A la fin de cet essai, je tenterai d’aller au-delà d’une description purement historique de l’évolution qui s’est produite dans la pensée de Hegel, et d’esquisser une explication reposant sur quelques développements potentiels du système hégélien.
28Dans la Phénoménologie, la tendance prévalente est une critique incessante et souvent acerbe de la Vorstellung en tant que foyer de résistance au processus même de Aufhebung. Nous avons fait plusieurs allusions à l’inadéquation de la pensée par figures au regard de la pensée conceptuelle. Mais nous avons souligné aussi l’aspect positif de cette inadéquation, à savoir le dynamisme interne que cette inadéquation engendre, et le caractère de processus qui s’attache au symbolisme engendré par ce dynamisme interne. Le discours religieux, sous la pression de la pensée conceptuelle inhérente au mode figuré, est en tant que tel un processus d’auto-Aufhebung. Mais, du même coup, une tâche impossible est assignée au discours religieux, à savoir de se rendre adéquat à la pensée spéculative avec des moyens inadéquats.
29Or pourquoi la Vorstellung doit-elle rester ainsi inadéquate ? La réponse est à chercher dans la Préface de la Phénoménologie, qui relie sans équivoque le destin de la Vorstellung à ce trait particulier du développement de l’esprit que Hegel appelle « déterminité » (Bestimmung ou Bestimmtheit), à savoir la contrainte de procéder de figure en figure. Il apparaît alors que la problématique de la Vorstellung va beaucoup plus loin que l’herméneutique du discours religieux. C’est une contrainte structurale de la dialectique elle-même.
30Dans cette Préface, plus fortement qu’ailleurs, Hegel lutte contre toute conception de l’absolu à laquelle manquerait « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif » (Ibidem, t. I, p. 18). Toute position non développée, non médiée, non dépassée d’un principe demeure une prétention vide. L’absolu requiert développement, médiation, réflexion. Or c’est cette exigence même de médiation qui entraîne la dialectique dans un parcours de figures déterminées, dont le flux emporte toutes les formes fixes. Il nous faut à la fois séjourner dans les figures, les laisser déclarer leur signification déterminée, puis accompagner leur dissolution dans des figures ultérieures. Telle est la loi et le destin de tout processus éducatif : « La science présente dans sa configuration ce mouvement d’auto-formation dans tout le détail de son processus et dans sa nécessité, mais elle présente aussi ce qui est déjà rabaissé à un moment et à une propriété de l’esprit. Le but à atteindre est la pénétration de l’esprit dans ce qu’est le savoir. L’impatience prétend à l’impossible, c’est-à-dire à l’obtention du but sans les moyens. D’un côté il faut supporter la longueur du chemin, car chaque moment est nécessaire ; — de l’autre il faut s’arrêter à chaque moment et séjourner en lui, car chacun est lui-même une figure, une totalité individuelle ; ainsi chaque moment n’est considéré absolument que quand sa déterminabilité est considérée comme une totalité, ou un concret, ou comme le tout dans la caractéristique de cette détermination » (Ibidem, t. I, p. 27).
31Mais ce nécessaire séjour parmi les figures, aussi légitime soit-il, engendre la tendance à attacher à ses formes, devenues un acquis, une coutume de l’esprit : « Cette propriété acquise au soi a donc encore ce même caractère d’immédiateté conceptuelle, d’indifférence immobile que possède l’être-là lui-même. L’être-là est seulement passé dans la représentation. Avec cela il est devenu en même temps quelque chose de bien-connu avec quoi l’esprit étant-là en a terminé, dans lequel cet esprit n’a plus son activité et son intérêt » (Ibidem, t. L, p. 28). Tel est le piège de la pensée figurative : qu’elle nous épargne le tourment de l’esprit, qu’elle engrange pour nous les récoltes de la vie de l’esprit et ainsi transforme le déterminé en dépôt mort. La pensée figurative devient alors le foyer de la résistance au processus de « sublation » (Aufhebung) en tant que « puissance prodigieuse du négatif » (Ibidem, t. I, p. 29). Ainsi, dans le contexte de la Préface, la Vorstellung tend-elle à s’identifier à une Aufhebung avortée.
32On a pu remarquer que cette traîtrise de la représentation n’est pas spécifiquement liée au symbolisme religieux. Elle menace toutes les étapes du processus dialectique, dans la mesure où ce processus requiert la déterminité pour chacune de ses formes : « Sans examen, le sujet et l’objet, Dieu, la nature, l’entendement, la sensibilité, etc., sont posés au fondement comme bien connus et comme valables ; ils constituent des points fixes pour le départ et pour le retour » (Ibidem, t. I, p. 28). A ce processus de sédimentation, Hegel oppose « le pouvoir magique (die Zauberkraft) qui convertit le négatif en être » (Ibidem, t. I, p. 29).
33Un dernier mot concernant l’ouverture grandiose de la Préface : la problématique de la Vorstellung n’est pas seulement plus vaste que celle du symbolisme religieux, mais même que celle de la pensée par figures. Vers la fin de la Préface, la fixité de la pensée par représentation est déjà couplée avec celle de la pensée ratiocinante : « L’habitude de suivre le cours des représentations s’accommode aussi mal de l’interruption de ces représentations par la pensée conceptuelle que s’en accommode mal la pensée formelle qui ratiocine ici et là avec des pensées sans réalité effective » (Ibidem, t. I, p. 51).
34Finalement, la résistance au renversement entre sujet et prédicat dans la proposition spéculative relève du même mode du « penser non spéculatif ». Mais je ne peux entrer dans ce problème très difficile de la proposition spéculative, en dépit du fait qu’il concerne directement notre problème du discours religieux, dans la mesure où la fixité du terme Dieu, en tant que nom propre, est dénoncée dans ce contexte même de la proposition spéculative, comme un obstacle à la pensée conceptuelle : « C’est pour cette raison qu’il peut être utile d’éviter par exemple le nom : ”Dieu”, puisque ce nom n’est pas immédiatement et en même temps concept (Begriff), mais est le nom proprement dit, le point de repos fixe du sujet se tenant au fondement ; au contraire, l’être, par exemple, ou l’Un, la singularité, le sujet, etc., constituent eux-mêmes immédiatement une désignation de concepts » (Ibidem, t. I, p. 57).
35Concluons cette rapide incursion dans la Préface de la Phénoménologie en constatant deux faits. Premièrement, Hegel apparaît en lutte sur deux fronts : contre l’appel romantique à l’inarticulé, à l’abyssal, il plaide pour la détermination et la forme ; contre le plaidoyer dogmatique pour un symbolisme fixe, il plaide pour la dissolution de toute forme arrêtée dans le flux du penser. Deuxièmement, la problématique de la Vorstellung naît à l’intersection de ces deux plaidoyers.
36Que, dans la Phénoménologie, Hegel mette l’accent principal sur l’obstacle plutôt que sur la transparence de la Vorstellung explique pourquoi, dans le chapitre VII sur la religion, il marque davantage d’impatience à l’égard du symbolisme religieux que dans les Leçons de Berlin. C’est ce que nous allons maintenant montrer.
37L’hostilité à l’égard de la fonction figurative du discours religieux dans la Phénoménologie de l’Esprit se laisse percevoir dès le début du chapitre sur la religion. Après avoir dit que la religion et la philosophie ont le même objet et que la religion doit à cette similitude de contenu une transparence potentielle (« mais puisque dans la religion cette conscience est posée dans la détermination essentielle d’être conscience de soi, la figure est parfaitement transparente à soi-même »), Hegel se hâte de souligner l’inadéquation du mode figuratif à son propre contenu : « l’effectivité que l’esprit contient est incluse en lui et supprimée en lui, de la même façon que quand nous parlons de ”toute effectivité” ; toute effectivité, c’est l’effectivité pensée, universelle » » (Ibidem, t. II, p. 205). Le ton du paragraphe suivant est plus vif encore : « Si donc dans la religion la détermination de la conscience propre de l’esprit n’a pas la forme de l’être-autre libre, alors l’être-là de cette conscience est distinct de sa conscience de soi, et sa propre effectivité tombe en dehors de la religion » (Ibidem, t. II, p. 206). La philosophie est seule véritablement « l’esprit dans son monde », tandis que la religion demeure dans la sphère de la conscience3, c’est-à-dire liée à des contenus sensibles, qui sont en même temps dépouillés de leur droit propre : « Mais le droit plein de l’effectivité n’est pas respecté dans cette représentation, son droit de ne pas être seulement un vêtement mais être-là libre et indépendant, et inversement n’étant pas accomplie en elle-même, cette effectivité est une figure déterminée qui n’atteint pas ce qu’elle doit représenter, c’est-à-dire l’esprit conscient de soi » (Ibidem, t. II, p. 206). Par-là Hegel suggère que la Vorstellung entraîne une double trahison : une trahison de la réalité sensible qu’elle allégorise4, et une trahison de son contenu, à savoir l’esprit conscient de soi qu’elle échoue à saisir. La dernière phrase de ce paragraphe plutôt hostile pointe vers une conception de l’esprit absolu, qui pourrait être aussi bien comprise en tant que sublimation de l’esprit humain que comme transposition philosophique de ce que la religion appelle les dieux ou Dieu : « Mais seul l’esprit qui est à soi-même objet comme esprit absolu est consciemment une effectivité libre, et en même temps reste en cela conscient de soi-même » (Ibidem, t. II, p. 206). Nous reviendrons plus loin sur cette ultime ambiguïté, non seulement de la pensée figurative, mais de l’esprit absolu.
38La même critique revient avec une acuité plus soutenue dans la section consacrée à la religion révélée, culminant dans l’interprétation de la Résurrection.
39Après avoir reconnu dans la pensée figurative le mode spécifique du discours religieux (« Cette forme de la représentation constitue la déterminabilité caractéristique dans laquelle l’esprit, dans sa communauté, devient conscient de soi », (Ibidem, t. II, p. 271), Hegel ajoute immédiatement : « Cette forme n’est pas encore la conscience de soi de l’esprit parvenu à son concept comme concept ; la médiation est encore imparfaite » (Ibidem). Le reste du chapitre VII trahit un soupçon croissant concernant la capacité de la pensée figurative à surmonter sa tendance à s’enliser dans des déterminations fixes.
40La résistance au transfert conceptuel a sa source dans la tendance de la communauté religieuse à confondre l’origine (die Ursprung) de cet élan avec l’événement premier, avec l’apparence historique, dont les « représentations de la première communauté imparfaite » (Ibidem, t. II, p. 271) transmettent la mémoire. En d’autres termes, la communauté tend toujours à historiciser l’origine. Dès lors, l’herméneutique philosophique aura à s’affronter à cette résistance de l’historique au conceptuel. C’est cet affrontement même qui nous ramène à notre question antérieure : jusqu’à quel point cette réduction de l’historicité, disons de la vie de Jésus, est-elle compatible avec l’affirmation que l’absolu s’est révélé dans cet homme ? Comment l’immédiateté qui engendre le processus herméneutique entier peut-elle être préservée, si la dimension historique est abolie ? Hegel nous renverrait certainement ici à son assertion concernant l’« être-là » de l’absolu. Nous avons pu ne pas remarquer la référence répétée aux croyants dans cette assertion : « Telle est la foi du monde, que l’esprit est là comme une conscience de soi, c’est-à-dire comme un homme effectif, qu’il est pour la certitude immédiate, que la conscience croyante voit et touche et entend cette divinité » (Ibidem, t. II, p. 265). La révélation, aussi immédiate qu’elle puisse être, exige un croyant, un témoin. Ce n’est jamais un fait brut, accessible à l’observation et à la description. La critique historique moderne soutiendrait certainement Hegel sur ce point, et suggérerait sans doute que la présence du croyant est impliquée dans les premières interprétations données de l’événement eschatologique par la communauté. En ce sens, la pensée est à l’œuvre non seulement dans le processus de l’interprétation, mais dans le témoignage rendu à l’apparition de l’absolu. Cette implication du croyant dans l’apparition initiale, constitutive de l’immédiateté de la religion révélée, déplace la charge de l’interprétation sur la communauté du début à la fin du processus entier. La conscience de la communauté est le lieu où le contenu de la représentation est à la fois enraciné dans l’apparition effective et orienté vers son « retour » à la conscience de soi de l’esprit. La conscience de la communauté est le lieu de la révélation, de son interprétation figurée et de sa réinterprétation philosophique.
41Le ton général de la Phénoménologie concernant l’ouverture de la pensée figurative à son « dépassement » dans la pensée conceptuelle au plan proprement théologique paraît bien être celui du soupçon et de la méfiance. Traitant de la doctrine luthérienne de l’expiation, comprise comme la réconciliation entre le Bien contenu dans la renonciation à soi du Christ, et la satisfaction de la justice de Dieu concernant le Mal, Hegel soutient que pour nous, philosophes, « l’être concentré en soi-même » — le Insichgehen —, qui est la racine du mal, est un moment essentiel dans la vie de l’absolu. La rédemption dès lors est l’équivalent, pour la pensée symbolique, de l’identité dialectique entre la concentration sur soi et le sacrifice authentique de soi-même. Hegel conclut cet argument complexe en disant : « Cette unité spirituelle ou l’unité dans laquelle les différences sont seulement comme moments ou comme différences supprimées, est ce qui est venu à l’être pour la conscience représentative dans cette réconciliation, et puisque cette unité est l’universalité de la conscience de soi, celle-ci a cessé d’être conscience qui se représente ; le mouvement est retourné en elle-même » (Ibidem, t. II, p. 283-4). En parlant de conscience de soi, Hegel a en vue la communauté, mais en tant qu’elle est elle-même le mouvement de dépasser ses propres limitations historiques au bénéfice de l’universalité qui est son horizon spéculatif.
42Mais est-il possible pour un esprit humain de « cesser de penser par représentation » et de réserver à la philosophie l’élan intime qui projette la pensée figurative en direction de la pensée spéculative ?
43Tel est l’intime débat que la philosophie de la religion de la Phénoménologie laisse non résolu et que les Leçons de Berlin tentent de résoudre en adoptant une attitude moins antagoniste concernant la pensée figurative. Hegel a pu atténuer le dilemme résultant de l’ambiguïté de la Vorstellung elle-même, en déplaçant définitivement l’axe même de la Vorstellung. Dans les Leçons de Berlin, ce n’est pas tant le noyau narratif et symbolique du discours religieux qui retient son attention que le cadre trinitaire hérité des Pères grecs et latins, de la scolastique et de la Réforme. Son herméneutique, dirai-je, est de moins en moins une herméneutique biblique et de plus en plus une herméneutique de la dogmatique chrétienne. En d’autres termes, la philosophie a à faire à un discours religieux que, la théologie a déjà porté à son expression dialectique. Entre l’expression trinitaire de la pensée chrétienne et la dialectique supérieure de la pensée conceptuelle, il existe une homologie qui excède les défauts de la pensée figurative. Le royaume du Père, le royaume du Fils, le royaume de l’Esprit constituent, pris ensemble, une mise en ordre systématique des représentations qui font médiation entre le niveau purement narratif-symbolique de la pensée figurative et le niveau ultime de la pensée conceptuelle.
44Ce sera l’objet d’un autre développement de porter au jour les implications de cette herméneutique de la dogmatique chrétienne dans les Leçons de Berlin.
Conclusion
45En conclusion je voudrais proposer quelques suggestions personnelles concernant la valeur permanente de l’herméneutique hégélienne du discours religieux. Ces suggestions peuvent en même temps aider à réconcilier l’impatience de la Phénoménologie et la patience des Leçons de Berlin concernant l’impuissance de la représentation religieuse à transgresser les frontières du mode figuratif.
46A) Ma première suggestion concerne le statut de la pensée spéculative à quoi la pensée figurative est mesurée. Trois traits tendent à donner à la pensée spéculative un statut épistémologique qui requiert indéfiniment le soutien de la pensée figurative.
- D’abord, comme on l’a déjà dit, la pensée spéculative a le même contenu que la pensée imagée. Cette équivalence peut se lire dans les deux sens et pas seulement au bénéfice de la pensée spéculative. En ce sens Feuerbach et Marx ont pu prétendre avec quelque raison que la philosophie est la religion mise en pensée. Ils ont correctement aperçu que l’effondrement de la religion entraînerait celui de la philosophie en tant que transcription spéculative de la religion.
- Deuxièmement, le savoir absolu, tel que l’esquisse le dernier chapitre de la Phénoménologie et tel que la section finale de l’Encyclopédie l’élabore explicitement, ne constitue aucunement un niveau supplémentaire de savoir, un supplément de science, extrinsèque au processus entier de la pensée, mais la capacité de récapituler le processus lui-même dans le présent éternel. Cette Wiederholung n’abolit pas, mais légitime, toutes les figures et formes qui conduisent à ce stade ultime. Ceci implique que la disparition culturelle de la pensée figurative rendrait sans objet la Répétition. C’est en ce sens que j’interprète les dernières pages des Leçons de Berlin de 1830 : devenu de plus en plus conscient de l’appui mutuel que se prêtent la religion et la philosophie, Hegel a dû surmonter sa propre méfiance à l’égard de la pensée figurative afin de préserver le futur de la philosophie elle-même.
- Finalement, si le savoir absolu n’apporte aucun supplément de pensée, il n’est ni plus ni moins que la lumière conceptuelle au sein de laquelle toute connaissance mondaine, toute expression culturelle et finalement toute représentation religieuse viennent à se penser elles-mêmes. Pour ma part, je tends à interpréter le savoir absolu moins comme un stade final que comme le processus grâce auquel toutes les figures et toutes les formes et tous les degrés demeurent des pensées. Le savoir absolu, en conséquence, désigne le caractère pensable et pensé de la représentation.
47B) Si le savoir absolu ne constitue pas un supplément de savoir, mais le caractère pensable et pensé de tous les modes qui l’engendrent, alors il devient possible de réinterpréter l’herméneutique de la pensée religieuse comme un processus sans fin grâce auquel la pensée représentative et la pensée spéculative ne cessent de s’engendrer mutuellement. Cette seconde suggestion nous renvoie à la dynamique interne qui ne cesse de diriger la pensée figurative vers la pensée spéculative, sans aucunement abolir les traits narratifs et symboliques du mode figuratif.
48Poursuivant cette ligne de pensée, j’aimerais schématiser de la façon suivante une herméneutique moderne de la représentation religieuse qui serait consonante avec la philosophie hégélienne de la religion.
49Cette herméneutique relie trois facteurs : l’immédiateté, la médiation figurative et la conceptualisation.
- L’immédiateté : a) Il y a une herméneutique de la représentation religieuse parce qu’il y a une révélation. Ce moment non herméneutique engendre toute la dialectique ultérieure. Mais, sans cette identité initiale entre l’absolu et sa présence immédiate, il n’y aurait pas d’altérité et pas de processus d’interprétation, b) Ce noyau est commun à la pensée figurative et à la pensée spéculative, c) Dans le christianisme, ce moment d’immédiateté est assuré par l’apparition de Jésus comme figure historique.
- La médiation figurative : a) Ce Jésus historique n’est plus accessible, sinon à travers le passé et la distance. Disparition et négativité sont les conditions de l’appropriation de la signification de l’Evénement. b) La religion procède de cette appropriation sous le principe de la Vorstellung, ou pensée figurative, c’est-à-dire par le moyen de représentations narratives et symboliques. c) Le processus d’interprétation que la pensée figurative engendre est porté par la communauté confessante. Cette communauté est rassemblée par l’Er-innerung de la présence immédiate, c’est-à-dire par la remémoration et l’intériorisation de l’immédiateté médiatisée.
- Conceptualisation : a) La dynamique de la représentation est assurée par l’élan de la pensée figurative vers la pensée spéculative, b) Le concept est la mort sans fin de la représentation, c) Le concept véhiculé par le déclin de la représentation est la capacité de récapituler de manière pensable et pensée la dynamique interne de la représentation.
50En ce sens une herméneutique du discours religieux, consonante avec la philosophie hégélienne de la religion, est le processus circulaire qui 1) ne cesse de partir du moment d’immédiateté de la religion et d’y retourner, qu’on appelle ce moment expérience religieuse, Evénement de Parole ou moment kérygmatique, 2) ne cesse d’engendrer des symboles et des interprétations de cet immédiat au sein d’une communauté confessante et interprétante, 3) ne cesse de viser à la pensée conceptuelle, sans perdre son enracinement ni dans l’immédiateté initiale de la religion ni dans les formes médiatisantes de la pensée figurative.
51Une herméneutique qui, selon le mot de Gadamer, « suivrait Hegel plutôt que Schleiermacher » se définirait par son ambition de préserver l’unité entre les trois moments de la manifestation, de l’interprétation et de la conceptualisation, sans perdre la force d’aucune de ses composantes également nécessaires.
Notes de bas de page
1 En fait cette dissolution était anticipée dès le début. Le Kaïros de la religion grecque n’est pas tant le moment de triomphe que celui de déclin de la substance éthique, « le retrait (Zurückgehen) de sa vérité dans la pure connaissance de soi-même » (Trad. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t. II, p.224). C’est pourquoi, dans l’ensemble du schéma hégélien, la religion grecque, en dépit de l’admiration que Hegel lui voue, est fondamentalement transitoire. L’artiste est dépeint dès le début comme « le vase de la douleur [de l’esprit] » (Ibidem, t. II, p.226).
2 Il faudrait lire la page entière et sa conclusion : « Notre opération, quand nous jouissons de ces œuvres n’est donc plus celle du culte divin grâce à laquelle notre conscience atteindrait sa vérité parfaite qui la comblerait, mais elle est l’opération extérieure qui purifie ces fruits de quelques gouttes de pluie ou de quelques grains de poussière, et à la place des éléments intérieurs de l’effectivité éthique qui les environnait, les engendrait et leur donnait l’esprit, établit l’armature interminable des éléments morts de leur existence extérieure, le langage, l’élément de l’histoire, etc., non pas pour pénétrer leur vie mais seulement pour se les représenter en soi-même » (sondern nur um sie in sich vorzustellen) (Ibidem, t. II, p. 261).
3 La référence à la conscience, au sens du premier chapitre de la Phénoménologie, c’est-à-dire au sens de l’esprit ayant un monde d’objets autres que lui-même, sans se connaître soi-même, est obliquement impliqué dans la définition de la religion comme « l’esprit représenté comme un objet ».
4 On pourrait lire cet argument comme une attaque prénietzschéenne dirigée contre la religion en tant que déni de la vie.
Auteur
Professeur honoraire de l’Université de Paris X (Nanterre) et de l’Université de Chicago
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