Théologie de la traduction*
p. 165-184
Texte intégral
1Théologie de la traduction : un tel titre devrait m’engager dans une voie nécessaire et en somme assez bien reconnue. L’histoire et la problématique de la traduction, en Europe, se sont très tôt constituées sur le sol, en vérité sur le corps même ou le corpus de l’Ecriture sainte. Des langues naturelles se sont fixées, si on peut dire, enracinées ou réenracinées, à l’événement même de la traduction de la Bible. Par économie, je ne prononcerai que le nom propre de Luther, l’emblème en suffira. On pourrait suivre, depuis cet événement, cette série typique d’événements, ce que sont devenus en Europe la traduction, le discours sur la traduction, la pratique de la traduction. D’autres événements, d’autres mutations en ont sans doute affecté la structure. Mais quelque chose de ce rapport essentiel à l’écriture sacrée semble y rester ineffaçable — et il n’y a rien de fortuit à cela. J’ai essayé de le montrer ailleurs dans un essai sur La tâche du traducteur de Benjamin. Je ne m’y arrêterai pas ici mais je rapprocherai simplement la conclusion de La tâche du traducteur d’un certain passage du Divan occidental-oriental de Goethe. Benjamin, dans la dernière phrase de son texte, parle de la version interlinéaire (de la Bible) comme de l’Urbild, de l’idéal prototypique, de l’image ou de la forme originaire de la traduction (je préfère garder ici le mot allemand Urbild, car c’est de Bild, bilden, Bildung que je parlerai tout au long de cette conférence). Or voici ce que dit Goethe, après avoir distingué, comme Jakobson (dans On translation) mais en un tout autre sens, trois sortes, en vérité trois époques de la traduction :
« Mais pourquoi nous avons appelé la troisième époque la dernière, c’est ce que nous allons indiquer en peu de mots. Une traduction qui vise à s’identifier à l’original tend à se rapprocher en fin de compte de la version interlinéaire et facilite hautement la compréhension de l’original ; par là nous nous trouvons en quelque sorte involontairement ramenés au texte primitif, et ainsi s’achève finalement le cycle selon lequel s’opère la transition de l’étranger au familier, du connu à l’inconnu » (tr. p. 430-433).
2Eh bien, ce n’est pas directement de cette dimension théologique-là que je vous parlerai, pas directement. Mon titre, Théologie de la traduction, renvoie à un autre ensemble historique, à une configuration pré-moderne qui, pour supposer et envelopper en elle le moment, disons, « luthérien » (comme le fait tout concept de la traduction), n’en conserve pas moins une certaine originalité, celle d’une famille d’événements irréductible dans l’histoire de la traduction, de sa problématique et de sa pratique.
3Quels sont les indices externes et conventionnels pour désigner cette famille d’événements ? En gros ce qu’on appelle le romantisme allemand qui fut à la fois un moment de réflexion intense, agitée, tourmentée, fascinée, sur la traduction, sa possibilité, sa nécessité, sa signification pour la langue et la littérature allemande et un moment où une certaine pensée de la Bildung, de l’Einbildung et de toutes les modifications du Bilden ne se séparent pas de ce qu’on pourrait appeler justement l’impératif de la traduction, la tâche du traducteur, le devoir-traduire. Comme vous le voyez, j’ai laissé les mots de Bild, bilden, Bildung et toute leur famille dans leur langue d’origine parce qu’ils sont eux-mêmes des défis à la traduction. Image, forme, formation, culture sont autant d’approximations insuffisantes et d’abord parce qu’ils appartiennent à des souches sémantiques différentes.
4Sur cette configuration de la Bildung et de l’Übersetzung (mot qu’on peut à peine traduire par traduction sans y perdre aussitôt toute la dimension positionnelle du setzen), je commencerai par renvoyer au très beau livre publié en France il y a quelques mois à peine par Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, Culture et Traduction dans l’Allemagne romantique (Gallimard, 1984). Ce que je ferai ici, en hommage en quelque sorte à ce livre, ce sera d’y apporter peut-être une modeste contribution supplémentaire, au sujet d’ailleurs de la structure de supplémentarité dans la traduction. Une telle contribution concernerait d’abord une certaine dimension onto-théologique, une problématique de l’onto-théologie qui se trouve au fondement d’un certain concept de traduction. Berman n’en parle pas. J’essaierai de faire aussi apparaître le lien entre cette dimension onto-théologique et la spéculation de l’époque sur l’institution universitaire. Enfin, pour resserrer mon analyse et ne pas en rester à des généralités ou à des illusions méta-textuelles, je m’approcherai d’un texte et d’un auteur que Berman nomme à peine et dont en tous cas il ne dit presque rien, Schelling. Voici (p. 258) : « En effet, le mouvement de sortie et de rentrée en soi de l’esprit [c’est le mouvement général de la traduction], tel que le définissent Schelling et Hegel, mais également F. Schlegel, nous l’avons vu, est aussi bien la re-formulation spéculative de la loi de la Bildung classique : le propre n’accède à lui-même que par l’expérience, c’est-à-dire l’épreuve de l’étranger ». A cette « loi de la Bildung classique » qui dominerait la pensée de la traduction, en somme, de Goethe à Hegel en passant par Schelling, Berman oppose « La pensée de Holderlin », qui ferait « éclater la simplicité du schéma de la Bildung ».
5Si j’ai choisi de vous parler de Schelling, c’est aussi pour une autre raison, que je n’oserai pas dire ici contingente. Ce discours sur la « traduction littéraire » qui parlera moins de traduction et de littérature « proprement dites » que d’une certaine philosophie schellingienne de la traduction littéraire, d’une certaine prétention onto-théologique à fonder la traduction poétique, c’est aussi la séance de conclusion du séminaire que j’ai donnée ici même sur « Languages and Institutions of Philosophy ». Vous reconnaîtrez donc toutes les traces du compromis que je passe entre ce séminaire-là et ce colloque-ci. La dernière séance concernait un certain dispositif kantien de la philosophie de l’université, de la philosophie dans l’université, et elle annonçait la critique schellingienne de la proposition kantienne. Celle-ci se trouve en effet remise en question par Schelling dans ses « Leçons » de 1803 « sur la méthode des études académiques ». Ce que Schelling reproche à la construction et à la déduction kantiennes de la structure universitaire (notamment les deux classes de Facultés, les supérieures — théologie, droit, médecine — liées au pouvoir d’Etat qu’elles représentent, et l’inférieure, celle de philosophie, sur laquelle le pouvoir n’a aucun droit de censure tant qu’elle tient un discours sur le vrai à l’intérieur de l’université), c’est l’unilatéralité de sa perspective topologique, son « Einseitigkeit » (in Philosophies de l’Université, tr. J. F. Courtine et J. Rivelaygue p. 105).
6Cette unilatéralité traduit, sur le plan de l’architecture institutionnelle, l’unilatéralité de la « critique » kantienne dans son principe même. Selon Schelling, toutes les dissociations, toute la grille des limites critiques qui quadrillent l’institution universitaire kantienne (telle qu’elle est décrite par Le conflit des Facultés) ne font finalement que transposer l’opposition de la sensibilité et de l’entendement, de l’entendement et de la raison, de l’intuition sensible et de l’intuition intellectuelle, de l’intuitus derivativus et de l’intuitus originarius. Entre les deux, il y a évidemment le schème de l’imagination (Einbildungskraft), lieu sensible pour la question de la poésie et de la traduction. Mais il y a aussi, tout simplement, la pensée. Car toutes les dissociations de la critique kantienne doivent évidemment se laisser penser. Elle ne le peuvent que depuis ce qui rend pensable et possible la dissociation elle-même, à savoir une unité originaire. Pour Schelling et selon un mouvement commun à tout ce qu’on appellera l’idéalisme allemand post-kantien, il faut partir de ce dont il aura bien fallu partir pour penser la dissociation : l’unité originaire. Et si on en part, alors toutes les différences ne seront que des traduction (en un sens non nécessairement linguistique) du même qui se projette ou se réfléchit dans des ordres différents. La philosophie pensante, c’est bien cela : savoir partir de ce dont le savoir sera parti, prendre acte de ce savoir originaire présupposé par toute délimitation critique. Ce geste n’est plus pré-critique, il se veut post-critique, critique de la critique. La quatrième Leçon de Schelling le précise dans une théorie de la traduction « réflexive » ou « réfléchissante ». Elle concerne l’étude des sciences rationnelles pures, les mathématiques et la philosophie. Kant les sépare, dans Le conflit des Facultés. Il explique que les mathématiques pures, à la différence de la philosophie pure (métaphysique des mœurs et métaphysique de la nature), construisent leur objet sensible pur. Cette construction n’a pas de sens dans la philosophie pure. Schelling remet en question cette dissociation à partir de l’unité du savoir originaire, antérieure à l’opposition du sensible et de l’intelligible. Il part de l’intuition intellectuelle. Non qu’il identifie mathématiques et philosophie mais il parle de leur « ressemblance ». Celle-ci permet la traduction de l’une dans l’autre car elles se fondent toutes deux sur l’identité du général et du particulier. Le triangle universel ne forme qu’un avec le triangle particulier qui est pris à son tour pour tous les triangles, étant à la fois unité et totalité, unitotalité (Ein-und Allheit) offerte à l’intuition. Pour la philosophie, l’intuition est la raison, c’est une intuition intellectuelle (intellektuelle Anschauung) qui fait un avec son objet dans le savoir originaire (Urwissen). Les mathématiques ressemblent à la philosophie. Leur intuition n’est pas immédiate mais seulement réfléchie (reflektierte). Elles appartiennent au monde de l’image réfléchie (abgebildete Welt) et ne manifestent le savoir originaire dans son identité absolue que sous la forme du reflet (Reflex). La traduction analogique entre les deux mondes qui en vérité n’en sont qu’un est assurée par le symbole (Bild) et cette symbolicité se développe dans le jeu de l’Abbildung et de l’Einbildung, de la reproduction imaginative. D’où la complexité du rapport à Kant, car ce privilège de l’Einbildungskraft (imagination) a aussi une filiation kantienne. D’où également le rôle essentiel de la poésie et du discours poétique dans ces Leçons. La poésie est au coeur de la philosophie, le poème est un philosophème. L’opposition à Kant atteste la filiation de la Critique de la Faculté de juger que Schelling lit alors qu’il est étudiant à Tübingen, très peu de temps avant que Fichte (sa grande admiration) et Goethe ne l’aident à être nommé à Iéna en 1798, l’année même où Kant rassemble les textes du Conflit des Facultés. Très peu de temps après, jeune professeur à Iéna (où il ne reste que 5 ans), Schelling donne ses Leçons sur les Etudes académiques. Le schéma argumentatif depuis lequel il critique Kant ressemble à celui de la troisième Critique (geste analogue chez Hegel qui ne s’en cachera pas) ; il recourt à l’unité des instances dissociées par les deux autres Critiques. Cette unité, c’est celle de l’imagination (Einbildungskraft) et de l’œuvre d’art, qui en est le produit. L’imagination, comme Einbildungskraft que Schelling distingue de l'Imagination (fausse fantaisie ; cf. la 6ème Leçon, p. 91 ; et il faudrait parler, chez lui comme chez Kant, du recours alterné aux mots latin ou allemand), résout toujours une contradiction en proposant un schème médiateur, c’est-à-dire traducteur. Cette traduction par l’Einbildung, c’est aussi le contrat qui lie la philosophie et l’art, singulièrement la langue philosophique et la langue poétique. La raison et l’imagination sont une seule et même chose (cf. Sixième Leçon) mais l’une « dans l’idéal » (im Ideal) et l’autre dans le réal (im Realen). On ne peut s’étonner de cette identité ou de cette analogie, de cette intertraductibilité du rationnel et du fantastique que si l’on en reste au point de vue unilatéral de l’entendement. Si l’imagination (Einbildung) est la raison, c’est parce que l’essence interne de l’absolu, donc du savoir originaire, est In-Eins-Bildung. C’est là le concept fondamental de ces Leçons et, s’il assure la possibilité fondamentale de la traduction entre les différents ordres (entre le real et l’idéal, et donc entre les contenus sensibles et les contenus intelligibles, et donc, dans les langues, entre les différences sémantiques idéales et les différences formelles — signifiantes — dites sensibles), il résiste lui-même à la traduction. Son appartenance à la langue allemande et l’exploitation des ressources multiples de la Bildung dans l’In-Eins-Bildung reste pour nous un défi. La traduction française par «uni-formation», outre qu’elle déforme la langue française, puisque le mot n’y existe pas, efface le recours à la valeur d’image qui marque précisément l’unité de l’imagination (Einbildungskraft) et de la raison, leur co-traductibilité. Je ne fais pas un procès aux traducteurs. Leur choix est sans doute le meilleur possible. Je voulais seulement souligner le paradoxe qu’il y a là : le concept de la traductibilité fondamentale se lie poétiquement à une langue naturelle et résiste à la traduction.
7Mais cela confirme en vérité le propos schellingien tout en paraissant le mettre en difficulté. L’In-Eins-Bildung, formation, mise en forme et en image, rassemble certes, mais ce rassemblement produit l’unité. Production poétique puisqu’elle uni-forme sans uniformiser, elle garde l’universel et le particulier dans l’empreinte qu’elle produit. D’où, en raison de cette particularité même, son lien essentiel à une poétique et à une langue naturelle. L’essence interne de l’absolu est une éternelle In-Eins-Bildung qui se répand à profusion ; son émanation (Ausfluss) traverse le monde des phénomènes à travers la raison et l’imagination. On ne peut donc séparer philosophie et poésie, affirmation sans cesse répétée par Schelling ; on doit seulement les traduire l’une dans l’autre, même si le poétique (enraciné dans la particularité d’une langue) situe cela même qui limite la traductibilité que pourtant il réclame.
8On se trouve ici à l’opposé de Kant dans un chemin qu’il a pourtant ouvert. Kant oppose le maître de raison pure, le philosophe législateur à l’artiste et même à l’artiste rationnel. Pour Schelling, il y a une analogie entre les deux, le poétique est immanent au philosophique et c’est lourd de conséquences pour la « formation » philosophique, pour la Bildung comme enseignement, culture, apprentissage de la philosophie. Il faut penser cette « formation » (Bildung) à partir de l’In-Eins-Bildung, de l’essence interne de l’absolu, de l’uniformation de l’universel et du particulier. Il faut aussi penser l’université dans la logique de l’uni-formation, qui est aussi une poétique de la traduction.
9La philosophie est l’âme et la vie du savoir en tant qu’il a sa fin en lui-même. Schelling n’a pas de mot assez dur pour ceux qui veulent utiliser le savoir, le « finaliser » en le faisant servir à d’autres fins que lui-même, ou le plier aux exigences d’une professionnalisation « alimentaire ». En tant que « science vivante » (lebendige Wissenschaft), la philosophie requiert une « pulsion artistique ». Il y a (es gibt), dit la Cinquième Leçon (in fine), einen philosophischen Kunsttrieb, wie es einen poetischen gibt. Le « comme » (wie) articule l’analogie, l’affinité symbolique, le lieu de passage pour une traduction. C’est pourquoi Schelling ne distingue jamais le contenu philosophique, le philosophème, de la forme de sa présentation. Toute philosophie « nouvelle », dit-il, doit avoir fait un nouveau « pas » dans la forme. A une philosophie nouvelle doit correspondre une nouveauté formelle, une originalité poétique, et donc une provocation autant qu’un défi à la traduction. Il y a un problème, cette fois, de la traduction philosophique, un problème intérieur et essentiel qui ne pouvait pas se poser pour les philosophes de la tradition, dans la mesure du moins où ils ne liaient pas la rationalité philosophique, ni la sémantique philosophique en général au corps poétique, à la « réalité » d’une forme et d’une langue. Originalité de Schelling : il est original (nouveau) de dire qu’une philosophie peut et doit avoir une originalité, que l’originalité formelle lui est essentielle, que c’est aussi une œuvre d’art.
10Cette originalité distingue le philosophe du mathématicien (et c’est pourquoi il n’y a pas de problème de traduction en mathématique : la mathématique est même par essence l’annulation ou la solution immédiate de la traduction). Comme les mathématiciens, les philosophes ont rapport à l’universel, certes, et sont unis dans leur science, mais ils ont l’originalité de pouvoir être originaux parce qu’ils sont capables de cette « trans-formation des formes » (Wechsel der Formen) qui appelle aussi une trans-ou une tra-duction, une Über-setzung (pourrait-on dire : ce n’est pas le mot de Schelling dans ce passage) qui pose une nouveauté, l’impose et la surimpose autant qu’elle assure le passage par-dessus la particularité différentielle.
11S’il y a (es gibt) une pulsion artistique pour la philosophie, quelle conséquence en tirer pour la Bildung, au sens de l’enseignement ? La philosophie peut-elle s’apprendre ? question qui obsède tous les penseurs de l’époque depuis Kant, nous l’avons vu ; ils sont tous devenus des fonctionnaires de l’enseignement public ; il ne sont pas sûrs que ce soit bien la destination, la chance, voire la possibilité de la philosophie. La philosophie peut-elle s’acquérir par l’exercice et l’application ? Est-elle au contraire un don gratuit (ein freies Geschenk), un pouvoir inné (angeboren) envoyé par le destin (Schickung) ? D’une certaine manière la réponse est « oui », il y a (es gibt) un don ou un présent (Geschenk) accordé, envoyé, légué par le destin (Geschick) ; on est ainsi destiné à la philosophie dans la mesure où celle-ci est un art, un art de génie réglé sur une intuition intellectuelle qui ne peut qu’être donnée et se donner son objet, tout en se liant ici au génie d’une langue naturelle. Cela dit, si l’essentiel de la philosophie ne s’apprend pas, ses formes particulières doivent s’apprendre. Que la philosophie soit un don, cela ne signifie pas que chacun le possède sans exercice. L’aspect proprement artistique de cette science philosophique (Schelling l’appelle « art dialectique ») ne peut sans doute pas s’apprendre mais on peut s’y exercer. La Leçon 4 (sur les mathématiques et la philosophie) précise que si l’intuition pure de l’espace et du temps est seulement « réfléchie » dans le sensible auquel se rapporte la mathématique, en philosophie l’intuition est purement et directement dans la raison. Celui qui ne possède pas cette intuition ne peut même pas comprendre ce qu’on en dit, on ne peut même pas le lui traduire. Il peut en apparence comprendre les mots mais il ne pense pas ce que les mots disent. Entre ces deux compréhensions, le passage reste pour lui interdit. L’intuition philosophique ne peut donc être que donnée (entendez comme un don, un présent) et cela veut dire qu’elle ne saurait être donnée (entendez cette fois traduite et dispensée par l’enseignement). Mais il y a une condition négative de cette intuition philosophique infinie : la conscience de l’inanité de toute connaissance finie. Cette conscience ou cette condition négative peut, elle, se laisser approfondir, clarifier, cultiver, former, élaborer dans une Bildung. Chez le philosophe qui sait la former, la cultiver en soi (in sich bilden), se former à elle, elle doit se transformer en caractère, et même en un organe inaltérable, en habitus intransformable : l’aptitude à voir chaque chose en tant qu’elle se présente (darstellt) dans l’idée. Cette présentation peut être justement la traduction ou la re-traduction du réal dans l’idéal. On peut acquérir le caractère ou le type du traducteur, du philosophe formé à cette traduction, à ce mode ou à cette forme de présentation (Darstellung).
12Le savoir originaire qui constitue la dernière instance de ce discours, c’est l’Urwissen de Dieu, c’est le « savoir absolu » et l’expression est ici de Schelling. On peut donc parler d’une théologie de la traduction. Mais de cette théologie de la traduction on a aussi la traduction institutionnelle : pour Schelling, dans l’université qu’il projette, « la théologie, étant la science où se trouve objectivé le coeur de la philosophie, doit avoir la première place et la plus élevée » (p.105). C’est l’objection adressée au Conflit des Facultés dans la Septième Leçon (Sur quelques termes opposés de l’extérieur à la philosophie, et en particulier l’opposition des sciences positives). « Sciences positives » n’a pas ici le sens moderne, comme le notent justement les traducteurs français, mais celui de sciences jouissant d’une existence institutionnelle, de corps de connaissances et de légitimité publique. Ce sont les sciences faisant l’objet d’une discipline, telles les sciences théologique, juridique, médicale, opposées par Kant à la discipline philosophique. Le titre de la Leçon marque bien que cette opposition entre la philosophie et ces sciences « positives » est extérieure, donc philosophiquement injustifiée, insuffisamment pensée. C’est bien le système des limites oppositionnelles sur lequel est construit Le conflit des Facultés qui reste extérieur et injustifié.
13La critique adressée à Kant a deux portées, l’une littérale ou aiguë, c’est-à-dire strictement institutionnelle, l’autre plus fondamentale et servant d’assise à la précédente. Mais on peut traduire l’une dans l’autre. La critique organisationnelle et intra-facultaire vise l’unilatéralité du point de vue kantien : c’est le point de vue de la finitude qui oppose philosophie et théologie. Il fait donc de la philosophie le champ de la pensée finie. Du coup, à la discipline philosophique, il donne à la fois trop peu et trop. Trop peu : il la limite à une discipline parmi d’autres. Trop : il lui accorde une Faculté. Schelling, qui n’y va pas par quatre chemins, propose tout simplement qu’il n’y ait plus de département de philosophie. Non par pour effacer la philosophie de la carte universitaire, mais au contraire pour lui reconnaître sa vraie place, qui est toute la place : « ce qui est tout ne peut, pour cela même, être rien de particulier ».
14Schelling ne dit pas seulement qu’il ne doit pas y avoir de département de philosophie. Il dit qu’il n’y en a jamais. Quand on croit le discerner, on se trompe ; ce qui s’appelle de ce nom par usurpation n’est pas authentiquement philosophique. Cette « affirmation » (Behauptung) schellingienne paraît frontalement anti-kantienne. En fait, elle reste fidèle à un certain propos kantien. Apparemment cantonnée en son lieu, assignée à sa compétence spécifique, la Faculté de philosophie est en vérité partout, selon Kant, et son opposition aux autres reste secondaire et extérieure. Il y a en somme deux Kant, et deux fois deux Kant dans toute cette scène — qui est aussi une scène de traduction interprétative. Il y a le Kant du Conflit qui veut faire exister un département de philosophie et le protéger (en particulier de l’Etat). Pour le protéger, il faut le délimiter. Et puis il y a le Kant qui accorde à la Faculté de Philosophie le droit de regard critique et panoptique sur les autres départements, pour y intervenir au nom de la vérité. Et quant à la critique, il y a encore deux Kant : celui des deux Critiques remarque fortement les oppositions (et le Conflit des Facultés, postérieur à la troisième Critique, reste plus contrôlé par les deux premières) ; mais le Kant de la Critique de la Faculté de juger, celui qui suscita l’enthousiasme du jeune Schelling, se rend au-delà des oppositions, et tente de penser le vivant et l’art. (Et n’oublions pas que pour Kant, nous l’avions souligné, « le maître de raison pure » est à la fois partout et nulle part. Son inévitable et évidente absence commande tout le champ mais vide aussi l’espace du département de philosophie.).
15Or, c’est justement du point de vue de la vie et de l’art que Schelling, lui, propose de réorganiser l’université, d’en penser l’organicité, et d’y resituer la philosophie. Si celle-ci s’objective dans les trois sciences positives que sont la théologie, le droit et la médecine, elle ne s’objective en totalité dans aucune des trois. Chacun des trois départements est une objectivation déterminée, partielle, de la philosophie, la théologie en étant la plus haute. On peut traduire « objectivation » par « traduction ». C’est le même sens qui se transpose ou se transporte dans un autre idiome. Mais quelle est la traduction totale, la traduction elle-même qui assure la véritable objectivité de la philosophie dans sa totalité ? C’est l’art. « La véritable objectivité de la philosophie dans sa totalité, c’est seulement l’art ». Et cet art est donc, comme cette université elle-même, un art de la traduction généralisée. Schelling, par une logique un peu surprenante, admet qu’à la rigueur, « le cas échéant, il pourrait donc y avoir, non pas une Faculté de philosophie, mais une Faculté des arts ». Ce n’est qu’une concession au passage, car la logique voudrait qu’il n’y ait pas plus de département pour cette traduction totale que pour l’omniprésente philosophie.
16C’est toujours le « Bild » qui assure l’analogie traduisante entre l’art, singulièrement la poésie, et la philosophie : « Ainsi donc, poésie et philosophie, qu’une autre sorte de dilettantisme oppose, sont semblables en ce que l’une et l’autre exigent un « Bild » du monde, qui s’engendre soi-même et vient au jour spontanément. » (p. 101).
17Cette affirmation est aussi politique. La Faculté de Philosophie, dans le dispositif kantien, reste déterminée et limitée par la puissance encore extérieure de l’Etat. Or l’art — dont Kant ne parle pas dans le Conflit — ne peut jamais être borné par une puissance (Macht) extérieure. Il est donc indépendant de l’Etat, il est sans rapport (extérieur) à lui, il ne se laisse ni opprimer, ni privilégier, ni programmer par lui. Il n’y a pas de culture d’Etat, semble dire Schelling. Mais nous verrons tout à l’heure que c’est moins simple. Les sciences positives peuvent se déterminer par rapport à cette puissance extérieure (quand elle est extérieure) de l’Etat.
18Seule la philosophie est en droit d’exiger de l’Etat une liberté inconditionnée. (Nur der Philosophie ist der Staat unbedingte Freiheit schuldig). Affirmation kantienne, du moins pour la philosophie en tant qu’elle juge de la vérité. Comme l’Etat ne pourrait vouloir supprimer la philosophie qu’au détriment de toutes les sciences, la philosophie doit avoir sa place, à la rigueur, dans une Faculté des arts. Et il n’y a pour les arts que des associations libres (freie Verbindungen), par opposition aux établissements publics d’Etat. Une telle proposition (la philosophie dans l’espace des arts) n’est pas révolutionnaire. Schelling rappelle la tradition du Collegium artium, l’ancêtre de la Faculté de philosophie dont parle Kant : collège indépendant de l’Etat, institution libérale qui ne nommait pas des doctores, professeurs munis de privilèges en échange desquels ils prêtaient serment devant l’Etat, mais des magistros, maîtres es arts libéraux. La décadence de la philosophie qui devient objet de raillerie et cesse d’être considérée à hauteur de sa vraie mission, Schelling l’attribue à la fonctionnarisation d’une corporation. Celle-ci a cessé d’être une association libre en vue des arts — et donc de la traduction poétique. Schleiermacher dira aussi que pour l’Etat la Faculté de philosophie devrait garder le statut d’une entreprise privée. (Je le note entre parenthèses, les propositions qui avaient été faites à l’Etat et au gouvernement français en vue de la création, maintenant décidée, d’un Collège International de Philosophie, ont quelque chose de plus schellingien que kantien (place fondamentale réservée à la différence inter-nationale des langues et à la problématique de la traduction, place du poétique et de la performativité artistique, la philosophie décloisonnée, etc.) mais de très anti-schellingien aussi. Car le principe d’uni-formation ou d’uni-totalité peut aussi inquiéter, et du point de vue de Kant et du nôtre aujourd’hui. L’Etat, nous le verrons dans un instant, peut y retrouver subrepticement toute sa puissance, la puissance même de la totalité).
19Nous allons dégager maintenant les assises les plus générales de cette critique déterminée de l’université kantienne, les fondements de cette traduction institutionnelle. La Septième Leçon récuse l’axiomatique du Conflit des Facultés, à savoir la distinction entre Wissen et Handeln, savoir et action.
20Le savoir pur était du côté de la Faculté de Philosophie, qui ne devait pas « donner d’ordre » ni agir, tandis que les autres Facultés supérieures se trouvaient liées au pouvoir d’Etat, c’est-à-dire à l’action. Opposition historiquement datée, dit Schelling, tard venue, construite et à déconstruire. Elle n’est même pas moderne au sens large, mais immédiatement contemporaine, « produit des temps nouveaux, un rejeton immédiat de la fameuse Aufklärerei ». Schelling réagit violemment contre ces Lumières qui, par exemple chez Kant, créent des oppositions artificielles, séparent le savoir de l’action, de la politique et de l’éthique (il y a un mouvement analogue chez Heidegger — et ce ne serait pas la seule affinité avec Schelling). L’institution universitaire des Lumières transpose en elle cette malheureuse dissociation. Kant a eu le tort d’avoir réduit dans sa philosophie théorique l’idée de Dieu ou de l’immortalité de l’âme à des « simples idées » et d’avoir ensuite essayé d’accréditer ces idées dans la « conscience éthique » (in der sittlichen Gesinnung). Or l’élévation éthique au-dessus de la détermination nous rend semblables à Dieu et la philosophie traduit une semblable élévation (gleiche Erhebung), elle ne fait qu’un avec l’éthique (ce qui est encore à la fois kantien et anti-kantien). Il n’y a « qu’un monde », dit Schelling, il n’y a pas d’arrière-monde (cf. Nietzsche et sa critique de Kant), pas de monde en soi. De ce monde absolu chacun donne une traduction, une image (Bild) à sa façon (jedes in seiner Art und Weise abzubilden strebt), le savoir comme tel ou l’action comme telle. Mais l’un traduit l’autre. Il y a seulement transfert réfléchissant, Bildung, Abbildung (reflet, réflexion), Einbildungskraft. Entre le savoir et l’action, il n’y a que la différence entre deux reflets ou deux réflexions du même et unique monde, une différence en somme de traduction (Übersetzung et Übertragung). Le monde de l’action est aussi le monde du savoir, la morale est une science aussi spéculative que la philosophie théorétique. Pour penser la dissociation, Kant aura bien dû penser l’unité originaire des deux mondes, comme un seul et même texte à déchiffrer en somme sur les deux portées, selon les deux versions ou les deux traductions du texte original. Depuis l’unité de ce monde originaire, on remet en question l’opposition de la philosophie et des sciences positives dans leur traduction institutionnelle (théologie, droit, médecine) puisque cette opposition était fondée sur la dissociation entre savoir et action. Du même coup, c’est la dualité des langages qui se trouve non pas annulée mais dérivée comme effet de réflexion, de Reflex, de reflet, c’est-à-dire aussi de transposition traduisante (Übertragung, Übersetzung), de transfert. Tout le Conflit des Facultés est construit, on pourrait le vérifier si nous en avions le temps, sur la multiplicité intraduisible des langues, disons plus rigoureusement sur des dissociations de mode discursif : langage de vérité (constatif) / langage d’action (performatif), langage public / langage privé, langage scientifique (intra-universitaire) / langage populaire (extra-universitaire), esprit / lettre, etc.
21Selon un mouvement typique de tous les post-kantismes, tout se passe comme si Schelling disait en somme, partant de cette idée de la raison ou de cette intuition intellectuelle prétendument inaccessible : en la jugeant inaccessible, vous démontrez que vous y avez déjà accédé, vous la pensez, elle vous est déjà arrivée, vous y êtes déjà arrivés. Vous pensez l’inaccessible, donc vous y accédez. Et pour penser la finitude, vous avez déjà pensé l’infini. C’est d’ailleurs la définition de la pensée. Il serait plus conséquent, plus responsable, de tout ordonner à cette pensée que vous pensez, plutôt que d’installer votre « criticisme » dans la dénégation. Sur les modes les plus différents, tous les post-kantiens auront, de Schelling à Hegel et à Nietzsche, accusé Kant d’une telle dénégation. Reste à savoir ce qu’est une dénégation quand elle ne concerne rien de moins que la pensée de la pensée et donne lieu à quelque chose comme la dialectique transcendantale de la Critique de la Raison pure.
22La logique de cette accusation, cette négation de la dénégation ou cette critique de la critique a des conséquences politiques paradoxales. Dans tous les cas. Considérons celui de Schelling. Il insinue que Kant soumet le département de philosophie, dans un établissement public, au pouvoir extérieur de l’Etat ; et qu’ainsi il ne conçoit pas de façon assez libérale l’exercice et la place de la philosophie dans la société. Le libéralisme de Kant ne serait pas inconditionnel. Schelling semble donc rappeler Kant au libéralisme, par exemple sur le modèle du Collège des Arts. Or, inversement, la pensée schellingienne de l'unitotalité ou de l’uniformation comme traduction généralisée, traduction onto-théologique sans rupture, sans opacité, traduction universellement réfléchissante, peut conduire à une absolutisation totalisante de l’Etat que Kant à son tour aurait jugée dangereuse et peu libérale. Ce libéralisme suppose peut-être la dissociation, l’hétérogénéité des codes et la multiplicité des langues, le non-franchissement de certaines limites, la non-transparence.
23Or il y a un certain étatisme schellingien. Qu’est-ce que l’Etat ? Le devenir-objectif du savoir-originaire selon l’action. C’est même la plus universelle des productions idéales qui objectivent et donc traduisent le savoir. L’Etat est une forme de savoir, traduite d’après l’arché-type du monde des idées. Mais comme il n’est que le devenir-objectif du savoir, l’Etat se transporte ou se transpose lui-même à son tour dans un organisme extérieur en vue du savoir comme tel, dans une sorte d’Etat spirituel et idéal, et ce sont les sciences positives, autrement dit l’université qui est en somme un morceau d’Etat, une figure de l’Etat, son Übertragung, des Übersetzungen qui transposent l’Etat dans des sciences positives. L’État-savoir est ici une transposition de l’Etat-action. On ne peut donc plus séparer les Facultés supérieures de la Faculté inférieure. La différenciation des sciences positives se fait à partir du savoir originaire, à l’image du type intérieur de la philosophie. Les trois sciences positives ne sont rien d’autre que la différenciation, la traduction différenciée du savoir originaire, donc de la philosophie. Entre la philosophie et l’Etat, l’identité est profonde et essentielle. C’est le même texte, le même texte original si on sait en lire l’identité depuis l’Ur-Wissen.
24Cet ensemble (l’Etat et son objectivation transposée dans les trois sciences positives) c’est un tout, le tout de l’objectivation du savoir originaire. Celui-ci forme avec la philosophie un « organisme interne » (innere Organismus) qui se projette ou se transporte au-dehors dans la totalité extérieure des sciences. Il se constuit par division et liaison de façon à former un corps (Körper) qui lui-même exprime au-dehors l’organisme interne du savoir et de la philosophie. Le mot « organisme » est fréquent et décisif dans ce contexte. Il ne traduit pas un biologisme puisqu’apparemment, du moins, il s’agit d’une métaphore. L’idéal et le réal ne sont pas encore dissociables dans l’unité du savoir originaire. Cette unité permet qu’on parle, sans trope, de l’un comme de l’autre, de l’un dans le langage de l’autre. Il n’y a pas de métaphore mais il n’y aussi bien que de la métaphore, de l’image au sens large (Bild). L’unité originaire du langage dans le savoir originaire autorise la rhétorique et du même coup interdit de la considérer seulement comme une rhétorique restreinte. C’est une rhétorique ou une traductologie généralisée. Cela justifie que, depuis le début de cet exposé, j’aie souvent parlé de traduction là où il ne s’agissait que de transposition, de transfert, de transport au sens non strictement linguistique. Peut-être avez-vous pensé que j’abusais et que je parlais métaphoriquement de traduction (sous-entendu : strictement sémiotique ou linguistique) là où la transposition dont je parlais n’avait rien, justement, de proprement linguistique. Mais c’est que justement pour Schelling, dont je voulais ainsi présenter l’onto-théologique, la langue est un phénomène vivant ; la vie ou l’esprit vivant parle dans la langue ; et de même la nature est un auteur, l’auteur d’un livre qu’on doit traduire avec la compétence d’un philologue. Motif qu’on retrouve alors chez Novalis en particulier, mais déjà chez Goethe. D’où cette pédagogie schellingienne de la langue, des langues mortes ou vivantes : « L’on se forme immédiatement le sens en reconnaissant l’esprit vivant dans une langue qui pour nous est morte, et le rapport qui existe ici n’est pas différent de celui que le naturaliste entretient avec la nature. La nature est pour nous un auteur très ancien, qui a écrit en hiéroglyphes, et dont les pages sont colossales, comme le dit l’Artiste de Goethe (Apothéose de l’artiste, 1789). Et c’est précisément celui qui veut mener ses recherches sur la nature de façon purement empirique qui éprouve le plus grand besoin d’une connaissance pour ainsi dire linguistique [il faudrait souligner aussi le « pour ainsi dire »], afin de comprendre ce discours pour lui totalement muet. La chose est également vraie de la philologie au sens éminent du terme. La terre est un livre composé de fragments et de rhapsodies d’époques très diverses. Chaque minéral est un véritable problème philologique. En géologie, on attend encore un Wolf qui analyse la terre comme on l’a fait pour Homère, et qui nous révèle sa composition. » (tr. p. 73, 3e Leçon).
25Nous avons été conduits à cette pan-rhétorique de la traduction par des considérations apparemment politiques. L’hyperlibéralisme opposé à Kant risque toujours, selon une logique paradoxale, de virer à la tentation totalisante, je ne dis pas nécessairement totalitaire, dont les effets peuvent inverser l’exigence libérale. D’où la stratégie impossible des rapports entre philosophie et politique, singulièrement entre la philosophie et l’Etat. Cette proposition selon laquelle l’Etat est la traduction objectivante du savoir dans l’action, on aurait tort d’y voir une des ces propositions spéculatives d’un « idéalisme allemand » que nous étudierions aujourd’hui à travers ses brumes comme une grande archive philosophique. Cette proposition est sans doute spéculative (en un sens rigoureusement articulé sur une pensée du speculum réfléchissant et proprement « symbolique » cf. p. 101) mais aussi « réaliste » qu’« idéaliste ». Elle est moderne. Une politologie ne peut aujourd’hui construire le concept d’Etat sans y inclure l’objectivation du savoir et son objectivation dans les sciences positives. Un discours politique qui ne parlerait pas de la science se perdrait dans le bavardage et l’abstraction. Aujourd’hui plus que jamais la détermination de l’Etat comprend l’état de la science, de toutes les sciences, du tout de la science. Le fonctionnement des structures étatiques (ne parlons pas de régime) dépend essentiellement et concrètement de l’état de toutes les sciences et technosciences. On ne peut plus y distinguer les sciences dites fondamentales des sciences dites finalisées. Et ce qu’on a appelé justement le complexe militaro-industriel de l’Etat moderne suppose cette unité du fondamental et du finalisé. Il faudrait aussi faire communiquer (nous n’en avons pas ici le temps) cette « logique » avec celle de la « performativité » du discours scientifique.
26Sans doute, dirait Schelling, l’Etat n’est-il pas la traduction objectivante du savoir comme savoir mais du savoir originaire comme action. Il serait aujourd’hui encore plus facile de démontrer à quel point un Etat moderne est la mise en œuvre d’un savoir. Non seulement parce qu’il a une politique de la science qu’il veut piloter lui-même, mais parce qu’il se forme et se transforme lui-même, dans son concept, son discours, sa rhétorique, ses méthodes, etc., au rythme de la techno-science.
27Il fallait insister, certes, sur l’unité du savoir originaire, sur le rassemblement totalisant de l’Ein-Bildung der Vielheit in die Einheit en tant que traductibilité générale. Mais cela ne signifie pas homogénéité et indifférenciation. Il y a des « formes » et donc des structures spécifiques. Il y a des différences entre philosophie et religion, philosophie et poésie. C’est pourquoi il faut traduire et cette traduction tient à la finitude des individus. La philosophie est certes la présentation (Darstellung) immédiate, la science du savoir originaire (Urwissen), mais elle ne l’est que dans l’ordre de l’idéal et non « réalement ». Si l’intelligence pouvait, en un seul acte de savoir, saisir (begreifen) réalement la totalité absolue comme système achevé en toutes ses parties, elle surmonterait sa finitude. Elle n’aurait pas besoin de traduire. Elle concevrait le tout comme un au-delà de toute détermination. Dès qu’il y a détermination, il y a différenciation, séparation, abstraction. Schelling ne dit pas « opposition », Entgegensetzung. La présentation réale du savoir suppose cette séparation, on pourrait dire cette division et cette traduction du travail philosophique. Le « savoir originaire » ne peut devenir « réal », se réaliser en son unité dans un seul individu, seulement in der Gattung, dans le genre ou l’espèce, c’est-à-dire aussi dans les institutions historiques. L’histoire progresse comme ce devenir réal de l’idée.
28Ce schéma construisait la première Leçon sur le concept absolu de la science. Elle part de l’idée de totalité vivante, elle en déduit le concept de l’université, comme Kant le déduit aussi d’une idée de la raison. Schelling, on en a encore un signe, fait revivre la tradition kantienne à laquelle il s’oppose comme on peut s’opposer à une philosophie de l’opposition. Le développement pensant de l’idée de la raison conduit Schelling à rejeter les conséquences limitatrices qu’en tire Kant.
29La formation (Bildung) spécialisée de l’étudiant doit être précédée de la connaissance de cette totalité vivante, de cette « connexion vivante » (lebendige Zusammenhang). L’étudiant doit d’abord accéder à la totalité organique de l’université, à l’« arbre immense » de la connaissance : on ne peut l’appréhender qu’en partant (génétiquement) de sa racine originaire, l’Urwissen. D’ailleurs, au seuil de ses études, le « jeune homme » (et non la jeune fille, bien sûr) a le sens et le désir de cette totalité (Sinn und Trieb für das Ganze). Mais on le déçoit vite. Schelling décrit ces déceptions, tous les méfaits du dressage professionnel ou de la spécialisation qui barrent l’accès à l’organisation même, à l'organicité de cette totalité du savoir, autrement dit à la philosophie, à la philosophie de l’université qui constitue le principe organique et vivant de cette totalité. Schelling fait alors une proposition dont nous aurions encore à tirer le plus grand profit. Il faudrait que « soit donné, dit-il, dans les universités un enseignement public traitant de la finalité, de la méthode, de la totalité et des objets particuliers des études académiques » (Première Leçon, p. 45). Ce que Schelling fait en le disant. Ses Leçons disent ce que devraient être la finalité, la méthode et la totalité des objets particuliers d’une université digne de ce nom. Il définit la destination finale (Bestimmung) qui détermine et norme toutes les traductions organiquement interdisciplinaires de cette institution.
30Cette destination finale, celle du savoir aussi bien que celle de l’université, ce n’est rien de moins que la communion avec l’essence divine. Tout savoir tend à entrer dans cette communauté avec l’être divin. La communauté philosophique, comme communauté universitaire, est ce « Streben nach Gemeinschaft mit dem göttlichen Wesen » (p. 49), elle tend à participer à ce savoir originaire qui est un et auquel chaque type de savoir participe comme le membre d’une totalité vivante. Ceux dont la pensée ne s’ordonne pas à cette communauté vivante et bourdonnante sont comme des abeilles asexuées (geschlechtslose Bienen) : comme il leur est refusé de créer, de produire (produzieren), ils multiplient hors de la ruche des excréments inorganiques comme témoignage de leur propre platitude, ils attestent ainsi leur manque d’esprit (Geistlosigkeit). Cette déficience est aussi une inaptitude à la grande traduction qui fait circuler dans tout le corps du savoir le sens du savoir originaire.
31L’homme n’est pas une abeille. En tant qu’être rationnel (Vernunftwesen), il est destiné (hingestellt), posé en vue de, préposé à la tâche de supplément ou de complément de la manifestation du monde (eine Ergänzung der Welterscheinung). Il complète la phénoménalisation du tout. Il est là pour que le monde apparaisse comme tel et pour l’aider à apparaître comme tel dans le savoir. Mais s’il est nécessaire de compléter ou de suppléer (ergänzen), c’est qu’il y a un manque. Sans lui la manifestation de Dieu même ne serait pas achevée. L’homme doit, par son activité même, développer (entwickeln) ce qui fait défaut dans la manifestation totale de Dieu (was zur Totalität der Offenbarung Gottes fehlt).
32C’est ce qu’on appelle la traduction, c’est aussi ce qu’on appelle la destination de l’université.
Notes de fin
* A l’origine de ce texte, une conférence prononcée en anglais à l’Université de Toronto, lors d’un Colloque sur La sémiotique de la traduction littéraire. Cette conférence venait conclure également un séminaire que j’avais donné la même semaine, en juin 1984, dans la même université (Fifth International Summer Institute for Semiotic and Structural Studies) sur Le langage et les institutions philosophiques. On connaît l’intérêt actif, engagé, dévoué que l’abbé Daniel Coppieters de Gibson portait à ces questions philosophiques, la générosité aussi avec laquelle il avait su leur ouvrir l’institution dont il avait la responsabilité. C’est ce qui m’encourage à proposer ici ces modestes réflexions préliminaires : en mémoire de lui et en signe de reconnaissance.
Auteur
Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales.
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