Du Dieu qui vient avant l’idée
p. 153-164
Texte intégral
1L’idée de Dieu n’est pas une idée comme les autres, elle ne vient pas de l’expérience, elle ne vient pas de la pensée abstraite, elle ne conclut pas un raisonnement, elle est indevançable et irrattrapable. Ou plutôt, quand Dieu « vient à l’idée », selon le titre d’Emmanuel Lévinas1, il est déjà sorti de son silence invincible. Dieu, pour être dit, a besoin de la médiation de l’être, avant les représentations de l’anthropomorphisme2. C’est la force de l’argument ontologique que d’inclure la nécessité de l’être ou de l’existence dans la pensée même de Dieu. Il sous-entend évidemment que cet être ou cette existence est incommensurable à tout étant ou existant connaissable ou connu. Mais par là il se soulève hors des gonds du support ontologique et il s’expose aux objections de l’idée de l’être et de l’existence, par exemple chez saint Thomas et chez Kant. Le destin de Dieu est l’ontothéologie, cependant l’ontothéologie n’est déjà plus la pure pensée insondable de Dieu, elle opère avec des catégories et des schématismes qui appartiennent à la vie et à l’usage de la raison.
2La seule idée de Dieu, idée introuvable, indéterminée, tombée du ciel, inaccessible, est à elle-même sa preuve3. C’est pourquoi l’athée qui dit dans son coeur : il n’y a point de Dieu, est un insensé. Il nie l’indéniable. Sans doute songe-t-il à une idole fabriquée de main d’homme : dans sa lutte contre la superstition l’athéisme est une marque de force d’esprit jusqu’à un certain degré. Mais devant l’inévitabilité de l’idée qu’il s’efforce à tout prix de chasser, c’est à lui qu’incombe le poids de la preuve. Aussi les athées francs et résolus, comme Marx, Sartre ou Marcuse ou Freud, sont-ils calmes et tranquilles, comme si Dieu n’avait jamais été et ne serait jamais pensé. Or, le corollaire impitoyable de l’athéisme est le nihilisme, l’étouffante, l’irrespirable vacuité du ciel. La folie de Nietzsche, l’« athée de rigueur »4, est profondément symbolique. Ayant défait Dieu, expulsé tous les mirages, il a littéralement perdu la raison, il a vu s’écrouler sur lui la masse du Dieu absent et mort, un monde de terreur et d’hallucination.
3La négation ou la mise en veilleuse de la pensée ontothéologique peut être légitime s’il s’agit de passer du Dieu des philosophes au Dieu de Jésus-Christ, de la théologie naturelle à la Révélation. Autrement elle laisse place à l’idée nue et redoutable où Dieu se cache. Le déclin des lumières en est une illustration impressionnante. L’affaiblissement progressif de la théodicée providentielle au sein du théisme a produit la hantise de l’être nécessaire et du déterminisme universel implacable. Ce n’est pas, en vérité, ou ce n’est pas encore l’athéisme qui est au terme de l’Aufklärung comme une issue fatale, mais c’est le vertige de la pensée confrontée à « Dieu sans l’être »5 ou à Dieu sans l’amour. La pensée livrée à Dieu sous l’aspect de l’infini ou de l’éternité touche ses confins, son tréfonds, un fondement sans fondement où pour ainsi dire elle perd pied. Kant, dans une page célèbre, emploie cette métaphore du sol qui se dérobe sous les pas. Il appelle « abîme de la raison humaine » la pensée de l’aséité, l’effondrement de la causalité, l’apparition de l’éternelle nécessité. L’origine de l’idée de Dieu conduit à l’idée de l’origine, et celle-ci sombre dans le noir illimité. La philosophie postérieure à l’Aufklärung n’a pas pour autant abdiqué, elle a cherché et trouvé des échappées au vertige : fidéisme, loi morale, érection du Moi absolu, panthéisme, religion de l’univers... Mais l’idéalisme allemand à ses débuts est marqué par l’expérience de pensée que même le sévère lyrisme de Haller ne parvient pas à cerner. Jacobi en sa jeunesse risquait d’en mourir6. Fichte et Hegel essaient de dépasser et d’exorciser la menace incluse dans la représentation abyssale7, Schelling pour sa part, s’il la contourne dans sa première philosophie, en est comme envahi ensuite et, de cette idée qui est le renversement de l’idée, il fait le pivot et la plaque tournante de sa philosophie religieuse8.
4« Comment Dieu vient-il à l’idée ? est la question qui a tourmenté Schelling aussi. Mais le Dieu qui vient avant l’idée est aussi bien l’idée inversée9, vue « en abyme », l’idée qui vient avant le Dieu manifeste. Un préconcept (Vorbegriff), concept préalable, de Dieu est indispensable : idée d’infini de Descartes, Ungrund de Boehme, possible de Leibniz, révélation primitive des traditionalistes... Personne ne l’a davantage exploré que Schelling, avec sa spéculation sur le fondement, inspirée de Boehme, relayée dans la dernière philosophie par la thématique de l’immémorial (Unvordenkliches) et de l’existant nécessaire10. L’immémorial est le passé de Dieu, il n’est pas (encore) Dieu, entendez Dieu en sa manifestation et création, il est dans une formule frappante « l’être avant l’être », « ce qui est avant l’être » (réel), was vor dem Seyn ist11. On est donc loin encore, dans la régression au principe, de l’Être même, ἀvτò τό ὄν ipsum ens ou « ce qui est l’être »12, et du Maître de l’être, Herr des Seyns13. La problématique se meut sur le terrain déjà balisé — par les Recherches sur la liberté mais aussi par l’Exposé de mon système — du fondement, Grund des Seyns, Grund der Existent, qui précède l’être et l’existence. Le fondement est l’objet de la belle thèse de Miklos Veto, qu’il est licite de prolonger librement. En effet, sans se tenir strictement à la lettre du discours schellingien, et en puisant aux diverses présentations des prémisses de la dernière philosophie, on reconstitue les accès au concept énigmatique, primordial, vraiment fondamental, de l’Unvordenkliches14, berceau et tremplin de l’idée de Dieu.
5L’être avant l’être n’est pas rien ou quasi rien. Schelling a assez polémiqué contre la dialectique initiale hégélienne pour qu’on lui fasse crédit d’un autre commencement, celui-ci, d’ailleurs, est provisoire, un commencement en sursis. L’être préalable est tout au plus μὴ ὄν15. Cet être avant l’être, qui n’est pas — mais plutôt c’est l’être suivant qui n’est pas —, du moins peut être, et peut-être sera. Il est le pouvoir-être, l’être de la possibilité et de la futurition. Si bien que vu à l’envers, sous l’angle du devenir et de la démarche inductive qui le reflète, l’être antécédent, l’être d’avant, n’est plus en vérité avant, mais en avant, en avance ; il est aimanté et polarisé, proposé vers l’à-venir16. Si l’on autorise un jeu de mots au goût du jour, l’avant de l’être est l’avent de l’être.
6La dialectique de la puissance et de l’être-possible est une pièce maîtresse de l’ontologie schellingienne, ontologie mutante, prise ici à son point de maturation dans la philosophie berlinoise17. L’être-possible donc, au sens fort, ou le pouvoir-être, Seynkönnen, est la première puissance de l’être et du devenir elle amorce les deux autres, le devoir-être nécessaire (Seynmüssen) et le devoir être libre (Seynsollen) — ce sont les dénominations habituelles. L’organisme des puissances forme l’armature de la philosophie comme de la réalité, il s’agit de les repérer, de les détecter sous leurs multiples avatars et déguisements, et de les reconnaître pour ce qu’elles sont, les éléments, les matrices, les matériaux originaires de l’être et du devenir ; elles sont par exemple les fileuses infatigables et cachées de la mythologie ; avec leur clef passe-partout on pénètre les dédales de la conscience envoûtée par le dieu. Elles sont à l’œuvre dans la nature et dans l’histoire, rien n’échappe à leur activité ordonnée. Schelling n’a pas manqué de les présenter pour elles-mêmes, comme le portique obligé de la philosophie et de ses différentes parties. L’exposé ou la déduction des Potenzen est la tâche majeure de la philosophie dite rationnelle ou négative et lorsque celle-ci n’intervient qu’en figure réduite, et comme simple prothèse de la philosophie positive, elle se confond avec la déduction des principes18. De cette dernière Schelling a fourni plusieurs versions qui se recoupent. La plus élaborée, la plus pédagogique, ne se trouve pas dans la philosophie rationnelle, mais au seuil de la philosophie générale de la Révélation. Elle n’est cependant pas facile. Le philosophe se donnait beaucoup de mal pour inculquer sa théorie des puissances, les auditeurs étaient récalcitrants. Un élève de Munich, le futur évêque de Paderborn Konrad Martin, raconte que le professeur suait à grosses gouttes19. Qu’était-ce alors à Berlin, où la théorie s’est raffinée ? Les lecteurs d’aujourd’hui transpirent à leur tour.
7Des trois puissances Schelling déclare qu’elles sont trois aspects ou trois visages de l’être : elles forment une configuration, une constellation, ou mieux un organisme. De sorte que, si l’une est donnée, les autres s’ensuivent. La première est, comme on l’a dit, le pouvoir-être. Elle est la véritable « puissance du commencement »20, le principe initial, la force magique21, le dynamisme qui attend de passer dans l’être. Lorsque le regard philosophique essaie de se reporter à la « source de l’être »22, avant l’être, il rencontre, impatiente au seuil, la puissance. Elle est, comme Schelling le répète à satiété, la natura anceps, la dyade, ambiguë, louche, équivoque, un être hybride et bâtard, dans lequel l’être et le non-être se mélangent23. Mais cette nature double et par là incertaine et labile (être ou ne pas être, mais être, ce n’est plus pouvoir être), est le ressort de la dialectique. En effet supposons que le pouvoir-être passe à l’être au lieu d’osciller — du reste il ne se fait pas prier, il ne demande que cela, il brûle d’être, il est irrépressible. Or la transition immédiate dans l’être lui fait perdre sa nature amphibie, il se précipite dans l’être et il ne peut plus ne pas être, il a amorti et épuisé son vouloir initial. Comme dit Schelling en pensant à Saturne qui dévore ses enfants, « il a englouti son commencement »24. Dans ces conditions il est l’existant aveugle, extatique mais d’une fausse et maléfique extase qui fait de lui le contraire de lui-même, l’être nécessaire, facticement nécessaire25. Cet avatar du pouvoir-être est une impasse.
8Comment en sortir ? On continue d’opérer avec la première puissance (A1 ou B), mais c’est la deuxième, A2, qui se profile. En effet la première Potenz est ambivalente : être et ne pas être, « faim de l’être »26 et non-être. Pour rester telle, il lui faut se maintenir dans le pur pouvoir-être, en soulignant pur, la pure puissance. Par ce côté elle persiste dans le non-être, elle ne transite pas à l’être, son rapport à l’être n’est plus immédiat, mais médiat, et donc il s’adresse au symétrique et au contraire du non-être de la pure puissance : au pur être vierge de toute puissance, das rein Seyende, et ici encore il faut souligner pur. La détermination à l’être pur est la seconde de l’être-à-venir, telos de l’argumentation27.
9Un être pur et nu, un être qui n’est qu’être, acte, dénué de puissance, de vouloir et de dynamisme, un être qui est éperdûment, intransitif, est à sa manière seulement ἁπλῶς ὄv28, mais non surêtre, superêtre, ὕ πεϱ ον29. Il est acte pur, acte indemne, incontaminé. Il est l’être nécessaire en acte30. La raison et la volonté, qui sont le moteur d’une démarche orientée vers le futur, peuvent-elles s’en satisfaire ? Serait-ce là l’être même, αὐτò τò ὄv, ce qui est l’être — oȱ ἡ οὐτίχ ἐνέϱγειχ —, et pas seulement ἁπλῶς ὄv, voire le πϱώτως ὄv31 ? Il s’en faut que le pur être actuel représente la fin des travaux de la raison si elle ne veut pas s’en tenir à un résultat négatif ! On est tombé en effet de Charybde en Scylla. Cet être pur et sans déterminations est l’être éléatique, parménidien, extatique et aveugle lui aussi, exorbité (entsetz), « être morne et désert » (das öde und wüste Seyn), devant lequel selon Aristote l’entendement est pris de tournis et de vertige32. On n’est donc pas mieux loti avec la seconde puissance qu’avec la première, au plan du schématisme le plus abstrait mais aussi le plus primitif, on n’est pas plus avancé et le vouloir de la raison, pour s’exprimer comme Walter Schulz33, est en l’occurrence durement maté et frustré. L’être réel vers lequel se tendent l’effort et le désir s’est même éloigné, car le pur être est plus loin de l’être que la puissance34. Mais le pur être à l’instar de la pure puissance, étendue désertique ou ἄπξιϱον illimité35, est la déception de la raison. Nouvelle impasse.
10Dans une démonstration axée sur l’ultérieur — ce qui sera, les travaux de Dieu et la création —, l’art de Schelling, non exempt d’artifice et d’arbitraire, consiste à intervertir les facteurs, à modérer l’une par l’autre la véhémence ou la stérilité des deux premières puissances, à rompre leur unilatéralité en les articulant, à brandir le devoir-être qui remédie à la précipitation du pouvoir comme à l’immobilité du nécessaire et donc synthétise les opposés : une possibilité qui s’actualise sans disparaître, une puissance entée sur un acte. La dialectique des Potenzen, qui plongeait Trendelenburg dans la consternation, Eduard von Hartmann dans l’admiration et Vladimir Jankélévitch dans le ravissement, est ingénieuse et riche en ressources. Elle n’est pas toujours aussi affinée, ni aussi imagée, que dans le passage de la Philosophie générale de la Révélation qui vient d’être résumé à grands traits. Mais le lecteur exercé de Schelling aura été intrigué par les analogies au moins descriptives entre le pur être de la seconde puissance — voire l’être extatique et aveugle également de la première métamorphosée —, et l’existant nécessaire et sans fond, le pur Dass36, qui se tient à la charnière des philosophies négative et positive, et sert ainsi de pivot à la dernière philosophie.
11L’existant nécessaire, indubitable, infini37, l’abîme de la raison humaine, est l’énigme de cette philosophie en partie double. Il prête des traits à l’être pur de A2 : la triplicité des puissances et leur mouvement inspirent la transition d’une philosophie à l’autre, ou plutôt la difficulté de la transition est en quelque sorte assumée par la conjonction des puissances. Devant l’existant nécessaire la raison est saisie de vertige comme devant l’être parménidien. Enfin, lorsqu’il télescope pur pouvoir-être et pur être38. Schelling applique à cette résultante la fameuse épithète de l’immémorial, unvordenklich39. Toutefois rapporter purement et simplement la transition philosophique au mécanisme interne et à la phoronomie des puissances, c’est édulcorer une situation existentielle qu’à plusieurs reprises Schelling a voulu dramatiser à l’extrême40. Quant au mot unvordenklich, le visiteur de Schelling, l’évêque et théologien danois Martensen (bête noire de Kierkegaard) se souvenait plus tard avec quelle révérence et componction Schelling le prononçait.
12En effet le philosophème typiquement schellingien de l’immémorial résume toute une époque de cette philosophie en devenir, celle qui est dominée par l’entreprise inachevée, puis abandonnée, des Ages du Monde. Il est plus qu’une trace, il est un mouvement qui condense une longue méditation et rumination, amorcée, interrompue, reprise. Bien sûr, dans l’évolution de sa pensée, il s’agit d’un passé dépassé : la figure du système a mué, le chantier des Weltalter a en quelque sorte fusionné avec la philosophie positive, d’où s’est extraite ensuite une philosophie rationnelle ou négative en constante réfection. Aussi l’impressionnant passé du premier livre des Ages du Monde subsiste-t-il sous les espèces opaques, réfractaires, du necessario Existens, qui transit la raison et qui est appréhendé par une intuition aveuglée. Mais il marque de son vocable solennel l’emplacement d’une expérience métaphysique, cet hier régnant désert communique son aridité et son rayon ténébreux à la complexe physionomie de la dernière philosophie.
13En apporter la preuve entraînerait assez loin, du rôle de butoir et de repoussoir de l’existant nécessaire dans l’aspiration à un Dieu déclaré, c’est-à-dire à la philosophie positive, aux multiples vestiges de sa fascination dans la philosophie de la mythologie, spécialement à propos du sabéisme, du bouddhisme et de la mythologie égyptienne. Bien avant Husserl, et autrement que lui, Schelling a fait de la philosophie une archéologie, mue par le pathos de l’en-deçà. Pendant un temps, tout au moins. Alors qu’aux autres dates de sa philosophie, même tardives, il cherche le lieu transcendantal d’où il pourra dévaler vers le creux toujours futur, en étirant ses chaînes de raisons, ici il poursuit la quête de l’origine, il remonte au plus archaïque, au plus ancien des êtres, Dieu41, à la « source de l’être »42, par un effort tendu d’anamnèse intuitive et de documentation. Cette extase de mémoire, cette fascination du profond jadis, galvanise l’admirable préface, vingt fois recommencée, du Livre du Passé.
14L’être avant l’être, ébauche du Dieu ontothéologique, est l’être inaugural antérieur, primordial, l’être du passé. Des notations furtives préparaient ce tournant archéologique, mais le prophète du passé, comme F. Schlegel définissait l’historien, n’apparaît qu’avec le grandiose projet des Ages du Monde. Remonter « jusqu’au commencement des temps », à l’Uranfang, Urbeginn,43, récapituler la protohistoire et protogenèse jusqu’à « la plus profonde nuit du passé »44, telle est l’ambition, telle est la tâche : elle est possible parce que « puisée à la source des choses et pareille à elle, l’âme humaine possède une co-naissance de la création », Mitwissenschaft der Schöpfung45. La mémoire est capable de retraverser le temps infini, aboli. Co-naissance de la création : si le passé est un « abîme de pensées »46, c’est que la pensée est un « abîme de passé ». Elle rejoint en effet la Nature naturante, Nature en Dieu, Nature de Dieu, le plus ancien des êtres, la Nature uranfänglich, la plus antique Révélation. Sous les éboulis des éons révolus elle rétrograde au point alpha, au commencement dont tout dépend. Comme Husserl Schelling est un obsédé des origines, sa méditation de voyant franchit les ères accumulées, elle est étayée par les traditions religieuses et mythiques, les formules qu’il emploie sont patinées :
« Le plus profond et le plus inférieur, qui se dégage de cette ineffabilité et se manifeste, est cette force du commencement qui attire à la substance (Wesen) et la refoule dans l’abscondité. Le texte fondamental de l’Ecriture appelle le ciel et la terre l’extension de la vigueur divine (Stärke)47. Cette négation originaire est la mère et la nourrice de tout le monde visible...48.
La Nature est un abîme de passé, mais c’est le plus ancien en elle qui est aussi maintenant le plus profond, le permanent...49.
La Nature se dérobe aux regards et dissimule ses secrets ; ce n’est que sous la contrainte d’une puissance supérieure qu’elle libère (entlassen) tout ce qui devient, de l’abscondité originelle50.
... Selon son fondement la Nature vient de la cécité, de l’obscurité et de l’indicibilité de Dieu. Elle est la donnée première (das Erste), le commencement dans la nécessité divine. La Nature n’est pas Dieu, car elle n’appartient qu’à la nécessité de Dieu... »51.
15C’est donc aux fins d’une théogonie naturelle, d’une « histoire de Dieu », dans la mouvance des Recherches sur la liberté, plus que d’une « théogonie transcendantale », dont les traces pourtant sillonnent encore les brouillons des Âges du Monde, que Schelling a institué ce passé abyssal, absolu, qu’il nomme aussi Prius absolu52, pour lui faire jouer un rôle déterminant dans la dernière philosophie. Le Dieu « nocturne » (Dieu sombre de D.H. Lawrence et de Rilke), le Père, est le passé de l’Etre et de toutes choses, la profondeur des temps, l’antan inamovible ; sa Nature est le socle (Staffel) et le tremplin de son ascension. Mais afin de ne pas introduire formellement dans le concept de Dieu même — actus purissimus — le chaos et la nuit, il faut dire, ce dont Schelling a dû se convaincre de plus en plus, que le passé de Dieu et en Dieu est éternellement surmonté, que c’est un éternel passé, un passé « de toute éternité »53, héritier du passé transcendantal de la première philosophie. L’être avant l’être est le temps avant le temps, le temps-gouffre, l’immémorial. Ces lignes remarquables attestent une étrange obsession, quelque peu estompée ensuite, du Passé :
« L’état originaire de contradiction, ce feu sauvage, cette vie de convoitise morbide, est mis au passé, mais... comme un éternel passé, un passé qui n’a jamais été présent, qui était passé dès le prime commencement et de toute éternité... La considération que c’est l’éternel passé de Dieu ne doit pas nous arrêter, que (cette) vie soit un éternel passé, n’est que l’ultime détermination du concept intégral et grandiose qui est le gain de toute cette recherche »54.
16« Un passé qui n’a jamais été présent », la rencontre, qui n’est peut-être pas tout à fait fortuite, avec Merleau-Ponty vaut la peine d’être soulignée, car sur les pas de Husserl Merleau-Ponty retrouvait l’affinité de l’intuition eidétique avec la Nature qui est comme un passé immémorial de l’homme. Le passé éternel, qui n’est pas fait d’anciens présents, de temps morts, notion déconcertante et cependant nécessaire ! Elle traduit l’aporie du commencement de la création — le temps qui jaillit de l’éternité doit s’appuyer, pour être, à un passé extatique, qui n’a pas eu lieu ; sans ce temps suspendu, le contraire du temps-avalanche de Bergson fait avec les débris et les cendres du temps qui passe, on ne ferait jamais un passé. C’est la vérité de l’idée assez saugrenue de Chateaubriand dans le Génie du Christianisme que Dieu a créé du vieux, du faux antique, de vieilles montagnes, de vieux chênes, afin de planter le décor naturel. Schelling lui-même recourt à cette perspective traditionaliste lorsqu’il suppose, dans la Philosophie rationnelle, que les gigantesques fossiles de l’ère glaciaire ont toujours reposé tels quels en hibernation. Du passé matérialisé, cristallisé, au moment de la grande déflagration du temps ébranlant l’éternité, ne lui paraissait pas plus aberrant que l’évolution à partir des ténèbres du chaos. L’étroite solidarité de Dieu et de l’univers, dans la vue de Schelling, facilitait les choses.
17Comme il a relayé l’Ungrund, le passé éternel fait présager dans la terminologie ultérieure l’être immémorial, indubitable, infini, grundlos... l’abîme de la raison humaine. Une pensée vouée à l’anamnèse et qui « des débris du passé recueille tout vestige » devait aussi en rencontrer le vertige. Toutefois la notion, disciplinée par le synonyme de l’existant nécessaire, garde un reflet insolite, elle est assez dépaysée dans le contexte des puissances où elle est conviée à s’encadrer, et cela malgré l’analogie des schématismes qu’arbore la métaphysique potentielle. Ce monolithe posté au rebord de la philosophie négative jure avec la construction malaisée de la philosophie positive, qui tente de le récupérer sans remettre en Dieu son opacité. Il n’est plus qu’un moment de l’enchaînement téléologique et l’effroi, surtout rhétorique, est assez rapidement conjuré. Il eût fallu le réemployer dans une nouvelle spéculation sur l’origine naturelle. Mais « les dieux jaloux ont caché le secret de la descendance des choses »55, et Schelling y a finalement renoncé. Il n’empêche ! Comme saint Augustin, il avait naguère perçu, avec une pénétrante intuition existentielle et sous le coup d’un deuil cruel, que la mémoire humaine est attachée, abouchée à Dieu, que c’est là le mystère de la mémoire, qu’y repose à jamais le souvenir des amis disparus.
Notes de bas de page
1 De Dieu qui vient à l’idée. Paris, Vrin 1982.
2 C’est la « métaphysique de l’Exode », mise en relief par Etienne Gilson.
3 Cf. H. de LUBAC, dans Connaissance de Dieu et Sur les chemins de Dieu.
4 Cf. P. VALADIER Nietzsche. L’Athée de rigueur, Paris, Desclée de Brouwer, 1975.
5 J.L. MARION, Théologiques. Dieu sans l’être. Hors texte, Paris, A. Fayard 1983.
6 Il décrit ce vertige mortel de l’éternité sans commencement dans un appendice des Lettres sur la doctrine de Spinoza.
7 Fichte à la fin du Compte rendu d’Enésidème et de la Destination de l’Homme, G.W.F. HEGEL, Wissenschaft der Logik, I. Teil, 2. Abschn. Edit. Lasson, p. 226-227 (contre ces « tirades »),
8 F.W.J. SCHELLING, Œuvres, éd. Cotta, t. XIII, p. 163-164.
9 Op. cit., XIII, p. 162.
10 Cf. l’ouvrage capital de M. VETÖ, Le fondement chez Schelling, Paris, Beauchesne, Bibliothèque des Archives de Philosophie, 1977.
11 F.W.J. SCHELLING, op cit., t. XIII, p. 204, 210-211, 240.
12 t. X, p. 215 ; t. XIII, p. 162.
13 t. X, p. 259 ; t. XIII, p. 93, 160, 334.
14 t. XIII, p. 211, 262, 264, 319.
15 t. X, p. 565-567 ; t. XIII, p. 174.
16 t. XIII, p. 204, 210-211, 218.
17 Dans la Philosophie générale de la Révélation.
18 C’est le cas de l’exposé de la Philosophie de la Révélation, mais il y a d’autres versions courtes de la Déduction des Principes. Je les ai analysées dans le tome 2 de mon ouvrage Schelling. Une philosophie en devenir. Paris, Vrin, 1970, p. 291-296.
19 G. SCHNEEBERGER, Schelling. Eine Bibliographie, 1954, p. 182.
20 F.W.J. SCHELLING, op. cit., t VIII, p. 243.
21 t. XIII, p. 231.
22 t. XIII, p. 205, 209, 236.
23 t. X, p. 263 ; t. XIII, p. 210, 225, 230, 235.
24 t. XIII, p. 209.
25 t. XIII, p. 208-209 ; t. XI, p. 317.
26 t. XIII, p. 206.
27 t. XIII, p. 212-215.
28 t. XI, p. 314-315.
29 t. XIII, p. 160, 165, 215.
30 t. XIII, p. 219.
31 t. XI, p. 314, 316, 320.
32 t. XIII, p. 223-224, 227.
33 Die Vollendung des deutschen Idealismus in der Spätphilosophie Schellings (2e ed. Neske Pfullingen, 1975), p. 163-165.
34 t. XIII, p. 213.
35 t. X, p. 275 ; t. XIII, p. 226.
36 t. XI, p. 563 ; t. XIII, p. 173.
37 t. XIII, p. 158-154, 164-165, 168-170.
38 t. XIII, p. 210.
39 t. XIII, p. 211.
40 t. XI, p. 566 ; t. XIII, p. 7.
41 t. VIII, p. 209.
42 t. XIII, p. 205, 209, 236 ; cf. t. VIII, p. 200.
43 t. VIII, p. 205.
44 t. Cf. t. VIII, p. 207, 223, 227.
45 t. VIII, p. 200.
46 Cf. VIII, p. 243, et Urfassungen, p. 218.
47 t. VIII, p. 212-213, 223.
48 t. VIII, p. 243.
49 Ibidem.
50 t. VIII, p. 244.
51 Ibidem.
52 t. X, p. 216 ; t. XIII, p. 153, 161.
53 t. VIII, p. 254.
54 t. XI, p. 497-500. De même la Chine immuable est le produit cristallisé d’un événement immémorial ».
55 Maurice de Guérin dans « Le Centaure ».
Auteur
(S.J.), Professeur à l’Institut catholique de Paris et à l’Université grégorienne (Rome).
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