Qu’est-ce que Dieu ?
p. 127-137
Texte intégral
1Cette question demande quoi au juste ? Elle s’enquiert de l’essence de Dieu.
2Heidegger a attiré notre attention sur le fait que la forme de la question « qu’est-ce que... » pourrait bien être le fond de la métaphysique platonicienne. Quant à Dieu, il est (dans et par la question) défini comme « le concept d’un être de la plus haute réalité » (Kant Critique de la raison pure A 586 / B 614). Inutile de préciser que cet exemple pourrait être confirmé par bien d’autres.
3Il y aurait beaucoup à apprendre en examinant soigneusement le sens philosophique de cette question. Et ce qu’on apprend là est irremplaçable — et, partant, indispensable. Pourtant, nous allons faire autre chose, un exercice de regard autre, bien que toujours regardant Dieu.
4Nous partons de la question elle-même, c’est-à-dire de sa forme originale. C’est la question socratique : τί ἐστι ; — ti esti ? Traduite en latin : quid est ? En anglais : what is ? En allemand : Was ist ? Quoi est... ? Le sens même de cette question est de définir ce qui, avant la définition, est indéfini ; en d’autres termes, il est de connaître.
5En grec, notre question se dirait : τὶ ἐστι ὁ θεós ; — ti esti ho theos ?
6Or nous remarquons qu’avant Socrate cette question est déjà posée. Ainsi chez Pindare, dans ce qui nous a été transmis par Clément d’Alexandrie, le Père de l’Eglise pour qui il y a deux Anciens Testaments, la Bible et la philosophie grecque (Stromates V, 726) :
τί θεόs ;
7Quoi, dieu ? On aura remarqué la minuscule. En grec, le mot « dieu » est un nom commun. Il s’agit du fragment 23, dont on ne sait pas de quel hymne il provient. Mais c’est d’un hymne.
8Ce que c’est qu’un hymne de Pindare, il faut d’abord bien nous en pénétrer. Dans un texte de jeunesse, intitulé Histoire des Beaux Arts chez les Grecs, Hölderlin écrit à propos de Pindare :
9« son hymne est le summun de la poésie ». Puis il ajoute en explication :
« L’épopée et le drame ont plus grande ampleur. Mais ce qui rend les hymnes de Pindare à ce point inatteignables, ce qui demande du lecteur, en l’âme de qui sa puissance doit se manifester, tant de force et de tension, c’est justement le fait qu’il ait réuni dans cette dense brièveté l’exposition de l’épopée et la passion de la tragédie. »
10Hölderlin dit ici que le lyrique, dont Pindare est la culmination, fusionne comme union de l’épique et du tragique. Plus précisément : que l’exposition (propre de l’épique) fusionne avec la passion (propre du tragique) pour donner l’hymne lyrique. Il n’est pas inutile de signaler que chez Hölderlin, la passion de la tragédie, cela veut dire : comment les mortels subissent le divin. Pour lire et entendre la question de Pindare ti theos ? il est indispensable d’y percevoir le tragique. Dans une telle question vibre toute la tension et toute la force d’une très étrange passion : il faut savoir ce que c’est que « dieu », ne serait-ce que pour lui rendre grâce comme il sied. Quant à l’exposition, elle est toute entière dans la réponse :
τί θεόs ; ὅ τι τò πᾶν
11La traduction habituelle donne : Qu’est-ce que Dieu ? ce qu’est le Tout.
12Je crois qu’il vaudrait mieux chercher à écouter en prenant ce to pan en son sens le plus propre, qui est celui de l’usage le plus pur. Or où se trouve un tel usage ? Par exemple dans le fragment illustre d’Héraclite, que Hölderlin a véritablement reconstitué :
Hen kai pan
tout est aussi un.
13Chantraine note suggestivement que pan exprime la multiplicité. To pan, le tout, tout ce qui est, est l’unité d’une multiplicité.
14Voilà comment Pindare expose « dieu » : Toute multiplicité si elle présente un visage. Le très grand livre de Walter Friedrich Otto Les dieux de la Grèce (traduit chez Payot par Cl. N. Grimbert et A. Morgant) nous permet d’approcher le secret de la divinité grecque : qu’elle soit, prenant corps, l’harmonieuse unité modale d’une manière d’être, à laquelle chaque être humain a aussi part.
15A tout ce qui présente ce visage, il sied de rendre hommage. Et la façon dont un être humain se comporte envers un dieu, c’est — à son sommet du moins — l’hymne.
16Si ce que Hölderlin dit de Pindare est vrai, l’hymne lyrique à la fois expose et endure ce qu’il chante. Or ce fragment d’hymne ti theos ? ho ti to pan, est-ce un chant ? Entièrement. Tragique dans sa tension, épique dans son exposition.
17Qu’est-ce que le tragique ? Comment ne pas nous remémorer l’étonnante exposition du tragique que nous devons à Jean Beaufret, et qui se trouve dans l’essai introductif aux Remarques sur Oedipe et sur Antigone.
18C’est là que Jean Beaufret cite Karl Reinhardt :
19« Tout le tragique de Sophocle... fait signe... vers l’énigme qu’est la frontière entre homme et dieu ».
20Sophocle est le tragique par excellence pour Hölderlin. Pourquoi ? Parce que c’est chez lui qu’il apprend à distinguer ce qui nous est le plus propre (qu’il appelle, adjectif au mot tragédie, « une véritable tragédie moderne »).
21Quel est, selon les propres mots de Hölderlin, la forme du tragique sophocléen ? Réponse : errer sous l’impensable.
22Mais ne sommes-nous pas allés trop vite ? Ne faut-il pas d’abord essayer de voir, avec Hölderlin, le tragique chez Pindare ? Y a-t-il même du « tragique » chez Pindare ? Recommençons : qu’est-ce que le tragique ? Retournons à ce qu’écrit Jean Beaufret :
23« L’événement le plus essentiel de l’histoire du rapport du divin et de l’humain est, dit Hölderlin dans l’Elégie Pain et Vin, que
Le Père a détourné des hommes son visage
24Sans doute il continue à vivre et œuvrer sans fin, mais par-dessus nos têtes, là haut, dans un monde tout autre. La tâche la plus propre de l’homme... est dès lors d’apprendre à endurer ce défaut de Dieu qui est la figure la plus essentielle de sa présence. »
25Apprendre à endurer est tout autre chose qu’apprendre à savoir — même si apprendre à savoir demeure toujours en quelque sorte propédeutique. La vraie tragédie du monde moderne endure le défaut de dieu.
26Hölderlin, une fois revenu à Tübingen — après qu’il eut été, dit-il lui-même, frappé par Apollon — écrit à celui qui l’héberge, l’artisan Ernst Zimmer, un poème qui commence par notre question, et que voici :
Qu’est-ce que Dieu ? inconnu, pourtant
Pleine de propriétés est la face
Du ciel, de lui. Les éclairs nommément
Sont la colère d’un Dieu. Plus quelque chose est
Invisible, [plus] il se destine en étranger. Mais le tonnerre,
C’est la gloire de Dieu. L’amour de l’immortalité
La propriété aussi, comme la nôtre,
Est d’un Dieu.
27Peut-on laisser de côté ce poème ? Ne serait-ce pas le triomphe d’une folie auprès de laquelle la « folie de Hölderlin » ne peut plus être cernée qu’avec les mots de Platon (Phèdre 265a) : « Il y a deux façons d’être de la folie, celle qui est sous l’emprise des maladies de l’être humain, et celle qui advient sous l’emprise d’une divine transgression de toutes les règles coutumières. »
28Ce poème parle au présent. Il s’agit de notre temps. A la question « qu’est-ce que Dieu ? », il répond : il est inconnu, unbekannt. Bekannt signifie en allemand ce qui est bien-connu, au sens de ce qui se présente si familièrement qu’on n’éprouve plus à son égard de surprise. Connu au sens de notoire, manifeste ou patent. Dieu est inconnu. Hölderlin dit ici le contraire de Pindare — parlant à partir de la différence entre le moderne et l’antique. Mais le dernier mot du premier vers ouvre comme une possibilité d’accès (accès à l’inconnu ? Il vaudrait mieux essayer de voir : accès de l’inconnu).
29Dieu est inconnu au point de ne plus être qu’un concept. Or Dieu n’est pas un concept. Voilà, à peu près, le sens du « pourtant » à la fin du premier vers.
30Le très étonnant, dans ce poème, est la manière dont Hölderlin expose Dieu. A ce propos, il me faut intercaler une remarque de traduction. Le second vers dit : Pleine de propriétés est la face ; et l’avant-dernier : La propriété aussi, comme la nôtre
31Dans le premier exemple, il y a en allemand : Eigenschaften ; dans le second : Eigentum. C’est à la fois très proche et radicalement distinct.
32Pour comprendre Eigenschaften, on peut se souvenir du roman de Musil, Der Mann ohne Eigenschaften — et de sa traduction par le poète Philippe Jaccottet L’homme sans qualités. Les Eigenschaften sont ici les propriétés dans le sens de ce qui distingue, particularise, rend tel et non tel. L’ancien mot pour « adjectif » en allemand est Eigenschaftswort, le qualificatif.
33Eigentum au contraire, c’est ce qui est à soi, la propriété en sens inverse des propriétés, le propre comme coeur et comme ressource. Il y a une ode de Hölderlin datant de septembre 1799 et qui porte le titre Mein Eigentum — ce qui est à moi (mais nullement au sens de la possession), presque : ce qu’il me revient de faire. La dernière strophe de ce poème par ailleurs commotionnant dit :
Vous bénissez avec bonté au-dessus des mortels
Vous, forces du ciel, à chacun ce qui lui est propre,
O bénissez le mien aussi, et que trop
Tôt la Parque au rêve ne mette fin.
34Dans le poème Qu’est-ce que Dieu, les propriétés sont clairement des propriétés de Dieu, de ce Dieu inconnu. Elles le qualifient. Le poème dit : ce sont des propriétés de lui. La face du ciel doit être entendue au sens le plus simple et direct : le ciel est un visage, un « en face », une face. Le propre d’une face, c’est de refléter, comme on dit ; de phénoménaliser, comme il arrive à Hölderlin de dire. Disons donc : de manifester. Aussitôt un exemple : les éclairs sont la colère d’un Dieu. Les éclairs, le tonnerre sont des propriétés de Dieu, des qualités particularisantes.
35Tout au contraire, la propriété, c’est ce qui n’est qu’à lui. Ici, il ne peut plus y avoir d’exemple. C’est donc bien là que se répond à la question Qu’est-ce que Dieu ?
L’amour de l’immortalité
La propriété aussi, comme la nôtre,
Est d’un Dieu.
36Voilà justement comment chacun a son propre. Faut-il aller jusqu’à sous-entendre que notre « propriété », c’est d’être mortels — et de consentir à cette mortalité ? Quoi qu’il en soit, le Dieu inconnu a comme propriété d’aimer l’immortalité.
37Quel sens cela peut-il avoir : aimer l’immortalité ?
38C’est le propre, dit Hölderlin, d’un Dieu. Tout Dieu, quel qu’il soit, est tel. Aimer l’immortalité est l’essence du divin.
39Souvenons-nous : il y a chez Aristote la très saisissante conception du Dieu qui mouvemente la nature entière « en tant qu’aimé ». Dieu est bien là le télos (le but, la cible, l’achèvement). Dieu est aimé — mais non pas du tout aimant. Ou s’il est aimant, c’est au sens de l’aimantation.
40La manière de penser Dieu qui, pour Hölderlin, est l’achèvement du monde grec, c’est celle où Dieu n’est plus seulement l’aimé ; celle où il devient amour. Mais « amour de l’immortalité » — voilà comment Hölderlin voit le propre de nos dieux, du divin en notre temps, ce temps où il n’y a plus que l’inconnu pour héberger le divin.
41La poésie (toute la poésie moderne, avec Hölderlin plus encore que tout autre) de notre temps est comme le dit Hölderlin dans le grand poème Pays de Grèce :
Bleu école des yeux
42Le bleu — la couleur bleue, ce que Hölderlin nomme aussi la bleuité, le ciel-couleur ; pour le voir, il faut renverser la tête vers le haut.
43Ecole des yeux. Apprendre à voir. Assurément, mais voir quoi ? Serait-ce, comme dit le poème Qu’est-ce que Dieu ?, apprendre à voir que
Les éclairs nommément
Sont la colère d’un Dieu…………………………….
……………………………Mais le tonnerre,
C’est la gloire de Dieu.
44Dans l’avant-propos au livre Les dieux antiques, Mallarmé écrit :
« Délivrer de leurs apparences personnelles les divinités, et les rendre comme volatilisées par une chimie intellectuelle, à leur état primitif de phénomènes naturels, couchers de soleil, aurores, etc., voilà le but de la Mythologie moderne. »
45Hölderlin et Mallarmé disent différemment la même chose. Lequel parle le plus sobrement, c’est-à-dire sur le ton qui sied à notre temps ? La sobriété, chez Hölderlin, est souvent dite sainte. Elle est en effet ce qui sauve, maintient sauf, intact, entier. Ainsi Hölderlin parle de
L’eau sainte et sobre
46dont le poète doit boire assez.
47Dans les Remarques sur Antigone, nous pouvons lire :
48« Il nous faut en effet exposer partout le mythe de manière plus probante. »
49Qu’est-ce qui est plus probant ? La divinité comprise comme phénomène naturel, ou le phénomène naturel compris comme divin ? Que veut dire ici — que peut vouloir dire probant ? Hölderlin écrit beweisbar ; on entend immédiatement « démontrable » — ce qui se comprend aujourd’hui comme « réductible à un traitement scientifique ».
50Ce que Hölderlin dit ici, au contraire, c’est que le mythe (parole pure, parole avérante — dans la lettre du 12 mars 1804, Hölderlin l’appelle de son nom latin, la fable, et écrit : « La fable, regard poétique de l’histoire et architectonique du ciel... ») doit être rendu accessible à notre type de savoir, ou mieux encore qu’il faut pouvoir rendre dans notre langage moderne tout ce que le mythe véhicule en fait de vérité. Il ne s’agit donc pas de réduire le mythe, de lui trouver une explication « scientifique » — mais tout au contraire d’éveiller une humanité ancrée dans le bien-connu à la perception de l’inconnu comme secret et comme ressource.
51La gloire de Dieu — der Ruhm... Gottes — telle est, par exemple, la « fable » dont parle Hölderlin, ou le « mythe ». Ni l’un ni l’autre n’ont le sens courant aujourd’hui, celui, en gros, de la fiction. Au contraire : la gloire de Dieu est une parole, une parole transmise ; et dont il s’agit à notre tour d’entendre le sens, surtout en ce temps de défaut de Dieu. Rendre le mythe plus probant (il faudrait pouvoir dire : plus « sachable »), c’est dans ce poème, aiguillonner l’attention vers le tonnerre.
52Ici, nous ne pouvons qu’être interloqués. Qu’y a-t-il en effet de plus connu que l’association mythologique du Dieu suprême avec le tonnerre ? Que ce soit Zeus ou Jupiter, Thor ou Donar (le dieu-tonnerre, qui donne son nom au Donnerstag, au Jeudi, c’est-à-dire au Jour de Jupiter), tous ces dieux se manifestent par le tonnerre. Dans la Bible, Dieu se manifeste aussi dans le tonnerre.
53Le Psaume 77, verset 19 dit :
Voix
de ton tonnerre en son roulement
Tes éclairs illuminaient le monde
54Les Psaumes sont expressément des hymnes à Dieu. Bien différentes des hymnes pindariques, sans doute, ne serait-ce que dans cette manière, ici de parler à Dieu face à face ; là, de décrire la merveille du divin. Mais hymne, chant, célébration, là comme ici.
55Hölderlin nomme Ruhm ce que j’ai traduit par « gloire ». Le verbe allemand proche de Ruhm est rühmen, célébrer. En effet, vraiment célébrer, c’est glorifier. Qu’implique la glorification à l’œuvre dans l’hymne ? Une très étonnante spaciosité, qui est la gloire elle-même.
56Là, Hölderlin opère un retournement, eine Umkehr, le fait d’avoir pivoté à 180 degrés.
57Il entend le tonnerre comme gloire de Dieu. A notre époque, cela ne peut avoir qu’un sens. Notre époque, rappelons-le, est celle du défaut de Dieu.
58Qu’est-ce que le tonnerre ? Il y a beau temps que Benjamin Franklin a planté son paratonnerre, et que nous savons : le tonnerre est le résultat audible d’une brusque rupture de potentiel électrique élevé.
59Mais qu’est-ce qui caractérise le tonnerre ? D’avoir lieu dans une spaciosité — le grondement, le roulement dans un volume immédiatement identifiable au ciel.
60Hölderlin met en rapport le tonnerre et Dieu. Dans la première lettre au poète Bôhlendorf, il écrit :
O ami ! Le monde s’étend plus lumineusement devant moi que d’ordinaire, et plus gravement. Oui ! il me plait de voir ce qui se passe, me plaît comme lorsqu’en été « l’Antique, le Salutaire, le Père, d’une main détendue laisse glisser, de nuages qui rougeoient, la bénédiction des éclairs. » Car entre tout ce que je puis prendre en vue de Dieu, c’est ce signe qui m’est devenu le préféré.
61Ce signe, l’orage, la tempête, les éclairs et le tonnerre. Il s’agit d’imaginer Dieu à partir de l’orage.
62Le tonnerre / c’est la gloire de Dieu.
63La volte-face a consisté (une fois reconnu qu’en un temps antique, la gloire partait de Dieu, irradiait à partir de lui) à partir de l’orage pour tenter de le voir comme signe.
64Pour cela, il faut d’abord être positivement atteint par la foudre, et frappé par le tonnerre — ce qui se dit : être étonné. Que signifie cette vie du sens ? De « frappé par le tonnerre », le mot en vient à dire l’ouverture même au monde.
65Tout ce qui nous frappe comme l’éclair, tout ce qui nous foudroie — tout ce qui nous étonne — tout ce qui se passe et induit en réponse, chez le mortel, un « plaisir ». « Il me plaît de voir ce qui se passe » est la tonalité qui règne chez Hölderlin avant même qu’il ait eu à supporter la mort de Suzette Gontard ; elle sera de plus en plus la sienne, jusqu’à sa propre mort.
66En allemand : es gefällt mir — dont le sens courant est tout aussi évidemment « il me plaît ». Mais que veut dire « il me plaît », s’il n’y a pas d’abord accueil, ouverture à ce qui se passe. Dans le même sens, on peut dire qu’on a de la sympathie pour quelqu’un parce que plus originalement on est en sympathie avec quelqu’un. Il me plaît, ce n’est pas « je me plais à... ». La traduction la plus fidèle à l’esprit de la langue allemande se trouve être une locution du langage le plus simple : cela me fait plaisir. Le sens ultime, c’est celui d’un accord, d’un unisson, d’une isorythmie.
67Un rythme répond à un rythme. Lorsque Hölderlin parle de la fable comme regard poétique de l’histoire, poétique désigne cette structure du « regard » grâce à laquelle il peut identifier un rythme.
68C’est ainsi que Hölderlin fait place à la fable de la Genèse (1, verset 26), et l’accueille dans sa poésie :
Qu’est-ce que la vie des hommes ? une image de la divinité.
Was ist der Menschen Leben ? ein Bild der Gottheit.
69Image. Le propre de l’image ne serait-il pas d’être ce qui s’imagine ?
70Et surtout : Hölderlin garde bien l’image de la divinité ; mais ce n’est plus l’homme qui est à l’image de la divinité, c’est « la vie des hommes ». Peut-on mieux prendre congé d’une interprétation admise, à l’aide d’aussi légers décalages ?
71Ici, où les risques de fausses-notes sont extrêmes, il vaut mieux, pour terminer, nous exercer à la prudence.
72Voici un texte rédigé en 1959 par Heidegger (Edition Complète, tome 13, p. 153 sq.) :
“Ne perdons pas trop vite mémoire de la parole de Nietzsche (Kroner XIII, p. 75) qui date de l’année 1886 :
« La démonstration de l’inexistence de Dieu — en réalité, seul le Dieu moral est réfuté. »
Pour la pensée qui songe, cela veut dire : le Dieu pensé comme « valeur », serait-ce même comme « valeur suprême », n’est pas un Dieu. Donc, Dieu n’est pas mort. Car sa déité est en vie. Elle est même plus proche de la pensée que de la croyance, si tant est que la déité, comme déployant sa manière d’être, reçoit sa provenance de la vérité de l’être, et que l’être, comme commencement menant à même, « est » autre [chose] que fondement ou cause de l’étant.”
73Ce texte constitue, me semble-t-il, un préalable indispensable. Son axe critique tient à la non séparation de Dieu et de la déité. Par-là s’effectue, dans le domaine de la pensée, un retournement comparable à celui de Hölderlin en poésie.
74Déité, c’est Gottheit, le même mot que dans le poème qui vient d’être cité, mais que j’ai traduit là par « divinité ». Prenant appui sur la pensée, on peut entendre divinité dans le poème comme disant : l’être du divin.
75Dans le texte de Heidegger, Gottheit veut dire sans la moindre équivoque : la dimension à l’intérieur de laquelle un dieu peut se déployer. Relisons une remarque de Jean Beaufret à propos du mot Anwesenheit - présence (Douze questions à Jean Beaufret, Aubier, Paris, 1983, p. 20) :
...« rien n’est plus proche du neutre Anwesen, que le féminin Anwesenheit où la désinence heit porte au langage, en le faisant pour ainsi dire briller, ce qui, dans Anwesen, reste encore opaque. Anwesenheit dit ainsi : la pure brillance de l’Anwesen ».
76En transposant : Gottheit n’est autre que la pure splendeur du divin, la spaciosité propre à Dieu et sans laquelle il n’a pas lieu.
77Heidegger énonce donc que la divinité de Dieu est « en vie ». Hölderlin, reprenant le mot des poètes grecs, parlerait ici d’immortalité.
78Que se passe-t-il quand les options sur la « vie » et sur la « mort » ne peuvent plus être prises qu’à partir du savoir scientifique ? Réponse : la « vie » et la « mort » se déterminent en fonction d’un réseau de causes et d’effets — où ne peuvent plus avoir lieu ni dieux, ni hommes.
79La question Qu’est-ce que Dieu ?, telle que la posent Pindare et Hölderlin, n’est pas une question métaphysique. C’est une question pourtant éminemment pensive, dans laquelle s’établit un rapport à Dieu où, seul, nous pouvons parvenir à être mortels comme il faut que nous le soyons, et que Hölderlin fixe ainsi :
Le garder pur et en toute distinction,
Dieu, voilà ce qui nous est confié.
Auteur
Professeur, Paris.
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