Beauté intérieure et théophanie
Méditation plotinienne
p. 103-123
Texte intégral
« De même que nous savons que Dieu est véritablement en nous, qu’il est cependant caché à notre vie terrestre, de même nous savons que notre âme est en Dieu, verdoie en Dieu et que le corps est dans le gouvernement des étoiles et des éléments, soumis qu’il est au gouvernement du monde. »
Jacob BÔHME
1Ils sont accomplis les temps où nous pouvions encore approcher le divin ailleurs que dans le cercle de ce que nous sommes déjà. Qu’est-ce que Dieu ? Seul le nom retentit encore. Si nous ne savons plus ce qu’il nomme, peut-être ignorons-nous encore davantage ce par quoi nous sommes nommés par lui. Aussi est-ce dans la fidélité d’une vigilance profonde que cette question se fait l’écho d’une autre : qu’est-ce que l’homme ? Car c’est de lui d’abord que s’épuise l’épiphanie. Sa manifestation, aujourd’hui altérée, dont l’antiquité cultivait autrefois l’image jusqu’aux horizons les plus lointains, de la terre familière jusqu’aux constellations, déserte peu à peu les surfaces du monde. Plus de paysages, plus d’étoiles, plus de sanctuaires. Disparue la « physionomie » du monde. Du visage lui-même il ne subsiste plus que l’abstraite et spectrale « altérité », innommable à son tour, étique, et dont la puissance d’injonction est d’autant plus grande que s’anéantit la nimbe de sa présence. Le Devoir, certes. L’Obligation élevée à la dignité de l’Amour.
2L’asymétrie systématique du Procès et de ses innombrables Monsieur K., encasernés par une Responsabilité polymorphe qui s’emploie à gérer la dette impayable issue de leur simple existence. L’Absence divine, une fois posée sous forme assertorique, devient l’article fondamental d’un Absolu substitutif : la Loi dont Nietzsche et Kafka avaient dénoncé les effets pervers. Car celle-ci oblige inlassablement ces sujets à parer à la dérobade nécessaire et originelle de son Législateur et les condamne ainsi à se trouver toujours en défaut. Felix culpa ! C’est avant tout l’expression d’une jouissance, mais pour celui qui savoure les bienfaits de la négation, au point de déceler en sa violence même la raison d’espérer, il suffit simplement de contempler le désert humain : il s’exclame et jubile de lui-même !
3Ainsi nous comprenons que le recueillement des temples n’appartient plus à notre ère. Si nous reconnaissons d’aventure quelque cathédrale épargnée dans nos villes de métal et de miroirs sombres, elle y apparaît curieusement isolée, sinon délaissée par le souffle prodigue qui en avait exigé l’édification. La trop célèbre parole de Nietzsche1 où les églises sont scandaleusement comparées à des catafalques oblige pour le moins à nous réinterroger quant au pouvoir d’affirmation théophanique de l’œuvrer humain. Appartient-il à l’homme d’habiter les choses de l’intérieur, de les transfigurer et de les conduire à l’accomplissement révélateur de leur source propre ? Cette question retentit déjà dans la bouche de Jérémie. Lorsqu’il annonce l’inévitable exil de l’humanité, il ne le conçoit pas comme la conséquence d’un trop grand souci pour le monde. S’identifiant à son seul pouvoir d’altération, l’homme s’inquiète au contraire beaucoup trop peu de ce que la création attend de lui. Il s’y trouve dramatiquement esseulé parce qu’il se glorifie impudemment de lui assigner sa fin. Et par une sorte de retournement imprévisible, ce n’est pas Dieu qui abandonne l’homme à lui-même, mais le monde d’abord :
« Pour les montagnes, élevez plaintes et lamentations,
Pour les pacages du désert, un chant de deuil
Car ils sont incendiés, nul n’y passe.
On n’y entend plus les cris des troupeaux.
Oiseaux du ciel et bétail,
Tout a fui, tout a disparu.
Je ferai de Jérusalem
un tas de pierres
un repère de chacals ;
et des villes de Juda, une solitude
où nul n’habite.
Quel est le sage qui comprendra
ces événements ? »2
4Tout ce qui fait de la terre un espace de repos et de confiance se mue en un amas de choses inertes et hostiles. Mortes les nourritures, disparus les compagnons animaliers et tout ce qui enchantait l’âme humaine. « Dans la solitude que nul n’habite », il n’est plus de place pour le foyer, pour l’habitation rassemblante où l’homme et son dieu célèbrent leur alliance par le don mutuel de leur création. C’est pourquoi cette parole anticipe étrangement sur le regard que le Christ jeta sur le Temple de Jérusalem : « Vous voyez tout cela, n’est-ce pas ? En vérité je vous le dis, il ne restera pas ici pierre sur pierre : tout sera détruit. » Est-ce à dire que la dislocation du Saint des Saints soit une fatalité ? Non pas. Sa nécessité n’est pas celle du « cours des choses » qui emporte tout dans sa disparition. Et il n’y est pas fait mention de la dimension dévoratrice de la nature. Si la vie de ce monde est fragile, elle n’a pourtant pas le pouvoir de se déprendre radicalement de ce qu’elle anime. La Création se transforme mais jamais ne se rétracte. Seul l’homme peut à la fois renier et rançonner le don qui le définit. Jérémie s’en étonne et formule autrement sa prophétie :
« Ainsi parla Yahvé :
Voit-on disparaître du roc altier
la neige du Liban ?
ou tarir les eaux orgueilleuses,
fraîches et courantes ?
Eh bien, mon peuple m’a oublié !
Au néant ils offrent l’encens !...
Ils feront de leur pays un désert,
une dérision perpétuelle :
tout passant en restera stupéfait
et hochera la tête. »3
5Même la nature en ses éléments les plus altiers, même les cimes enneigées et les fleuves torrentueux ne peuvent se refuser à leur vocation généreuse, se tarir et s’enclore dans le néant. Seul l’homme peut disparaître en tant qu’homme et ne subsister que sous une forme désiroire. Seul le « faiseur de pays » peut aussitôt devenir un faiseur de « désert ».
6A l’aube du christianisme, Plotin est un des premiers philosophes à s’être interrogé sur l’oubli dévastateur qui aliène l’humain pour le parodier en une figuration grotesque : « Qu’est-ce donc, demande-t-il, qui a pu agir sur les âmes au point qu’elles en oublient leur père divin ? Et qu’elles en viennent alors à ignorer complètement la destinée qui a été assignée à chacune d’entre elles, au point de ne plus savoir ce qu’elles sont ? »4 Cette condition est d’autant plus énigmatique que le simple pouvoir-être procède directement de la présence divine. Etre, au sens d’avoir une « âme » signifie en effet avoir part (μοίϱα) au souffle donateur qui unifie toute chose. Comment est-il possible, dès lors, de s’écarter absolument de soi ? L’explication qu’en donne Plotin a de quoi nous surprendre. Si notre vie s’est raccourcie au point de ne plus distinguer la provenance de ses ressources les plus hautes, c’est que le genre (γevos) humain lui-même nous est devenu indistinct. Plus encore, écrit-il, celui-ci est devenu l’objet d’un total mépris (άτιμία). Les hommes honorent davantage les objets de leur production qu’ils ne s’honorent eux-mêmes. Les objets inertes attirent davantage leur faveur. Car ils ne résistent point ou peu à leur phantasme de toute puissance, alors que ce qui se réserve dans un inaliénable quant-à-soi oblige à un éveil et à une disponibilité de tous les instants. Mais il semblerait que les hommes aient tendance à élire des spectres et à leur décerner ensuite le titre de « principe de réalité ». C’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont coutume de se traiter entre eux : l’« autre » n’existe qu’à la condition de n’être qu’une hallucination précaire, disposée à l’emploi, et que l’on peut faire apparaître et disparaître à discrétion.
7Dans le texte que nous venons de citer, extrait des « Trois hypostases principielles », Plotin conçoit essentiellement l’âme comme ce qui nous permet d’être à notre corps et d’habiter ce monde comme notre propre chair, d’y être au sens où nous la transcendons sans cesse du plus intime de lui-même. L’âme ne peut être définie dans les termes d’un dualisme caricatural, comme ce qui nous sépare et nous exclut de la matière. Elle est tout à l’inverse ce qui nous unit à elle au point d’y inscrire notre destin. La liaison animante a en effet un caractère spécifique qui la différencie d’autres modes de l’unité que sont par exemple la vie (βιος), la puissance (ἐvεϱyεiα) ou la génération (γενεσις). Pour nous y faire accéder, Plotin nous invite à contempler une multitude de choses plus grandement et plus intensément animées que nous-mêmes : les mouvements de la mer et du ciel, la révolution des astres et le déploiement harmonieux des constellations. Ravis à nous-mêmes, nous découvrons ainsi une forme « animante » plus intégrative : non plus celle qui isole en une myriade d’ipséités insulaires, mais celle-là, la πασα ψυχη, qui les fait s’entretenir et se communiquer. Cette forme d’animation qui œuvre dans l’univers entier n’est donc pas « animiste » au sens où nous l’entendons généralement. En place d’être une puissance tentaculaire qui dissout et absorbe les choses, l’âme, prise dans sa forme maximale, est ce par quoi un certain type de réalité peut éclore à soi, se constituer en une auto-référence continue et entrer en relation avec ce dont elle se différencie. La πασα ψυχη est un incessant processus de décision par lequel l’être et le vivant qu’il contient se scindent pour se réunir sous une forme plurivoque, sans jamais arrêter de se réorienter, de se réorganiser, de se disperser et de se reprendre dans la trame d’une infinie transformation. L’âme, ainsi comprise, est ce qui donne au cosmos de paraître tel qu’il est : farouchement autonome en ses parties comme en sa totalité. Ce qui implique que, par-delà les générations, et par-delà les divisions incommensurables de l’espace et du temps, l’âme soit toujours à elle-même dans une indéfectible fidélité à son origine. A cette vérité, l’homme ne peut accéder par la seule introspection : l’âme n’est pas l’égoïté mais ce qui donne à celle-ci de s’ouvrir à une autre et fait que chacune participe à un souffle commun : « Que chacun médite en premier lieu comment l’âme a créé les êtres vivants en leur donnant respiration (πνενμα), aussi bien à ceux que nourrissent la terre et la mer qu’à ceux qui sont dans l’air et dans le ciel, tels les astres divins. Que chacun médite pareillement comment elle a créé le soleil et l’immensité du firmament. De tout cela, elle a fait le cosmos (έχοσμησιν). Sa façon de croître est certes différente de cela qu’elle conduit à l’ordre, de ce dont elle fait un monde en lui octroyant mouvement et vie. Et il est nécessaire qu’elle soit aussi plus estimable que les choses qui naissent et qui périssent, puisque c’est elle qui tour à tour mène la ronde de la vie puis la délaisse. L’âme, elle, est éternelle et jamais ne s’abandonne. »5
8Quoi qu’il puisse se produire ou, surtout, ne pas se produire, l’âme jamais ne s’abandonne. Si l’on s’en remet au mouvement des astres, ceux-ci assurent indéfectiblement l’équilibre du monde. Mais celui-ci viendrait-il à faire défaut, tout comme aujourd’hui l’équilibre naturel, l’âme a fait se nouer la présence créatrice de l’univers bien en deçà de la production rythmée de l’apparence. Ainsi en va-t-il de nous-mêmes. Bien avant que notre vouloir-vivre s’en soit inquiété, nous sommes mus par une respiration plus grande que la nôtre. Et ce n’est qu’à la condition de nous laisser amplifier ainsi, sans exclusion hâtive, que nous pourrons suivre le précepte : « Si tu admires l’âme qui est en un autre, admire-toi toi-même »6. Extra-vertie, l’âme est inestimable et divine parce qu’elle est l’expression de l’Esprit (voῦs). Mieux encore, si l’âme est théophanique, c’est parce qu’elle est un esprit développé et pleinement manifesté. Or, cette extra-version de l’âme est avant tout un mouvement d’intériorisation. Car ce qu’elle manifeste est tout autant ce qui l’enveloppe que ce qui la fait se reposer à la limite de sa fondation : dans la primauté de l’Un (ultime hypostase de l’itinéraire spirituel) lequel n’est pas Dieu à proprement parler, mais la Forme première de la divinisation7.
***
9« Que voit donc l’homme de l’intérieur ? A l’instant de son réveil, il ne peut contempler les sources de la lumière. Il faut d’abord que son âme s’accoutume à voir les beautés produites par l’exercice de l’art, ensuite les belles œuvres, non plus celles de l’art seulement mais celles des hommes dont l’expression est la bonté. Alors il faut se tourner vers l’âme de ceux qui ont accompli de belles œuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Remonte en toi-même, agis comme le sculpteur de qui doit naître le beau : il élague, il parachève, il polit jusqu’à épurer le matériau aux fins de faire surgir de la statue même une belle figure ; toi aussi, dégage-toi de ton enveloppe, redresse en toi ce qui est gauchi, œuvre en sorte de te purifier de toute obscurité, afin d’être lumineux, et n’aie de cesse de bâtir ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat de la divine vertu l’illumine et que tu voie la sagesse s’y déposer et siéger sur son trône sacré. Es-tu devenu ainsi et vois-tu cela ? T’es-tu rassemblé en une relation indéfectible à toi-même, sans que plus rien d’autre ne soit amalgamé au dedans ? Ton être est-il tout entier une lumière vraie et solitaire, non pas celle dont la mesure augmente et dont le contour gravé devient moindre, mais celle dont l’intensité atteint l’infini jusqu’à devenir absolument incommensurable, jusqu’à devenir supérieure à toute quantité et à toute grandeur ? Te vois-tu accéder à cet état ? Tu es alors devenu toi-même une vision. Aie confiance en toi. Après t’être élevé, tu n’auras plus besoin de guide mais seulement d’un regard attentif car c’est cet œil, et lui seul, qui contemple la grande beauté »8.
10L’itinéraire de l’âme est ici condensé de manière métaphorique. A son éveil, elle ne peut se tourner directement vers la source ultime et principielle de ce qui prodigue forme et lumière, de ce qui permet la constitution accordée du regard. Tout comme Platon dans le Timée, Plotin articule l’apprentissage du regard intérieur en plusieurs étapes — avec cette différence qu’aucune d’entre elles ne doit être surmontée comme trompeuse ou fallacieuse. Chaque figure rencontrée par l’œil intérieur est une émanation, proche ou lointaine, de la divinité : la méthode à suivre obéit elle-même aux règles de l’édification poiétique (ποίειν) : la statuaire. Plotin fait signe vers le caractère « icônique » de l’autorévélation de l’Esprit. Loin d’être contraint à modeler ses représentations en fonction d’une nature externe, l’âme trouve en elle-même la source de sa vérité spécifique. C’est ce qui se passe lorsque l’art est compris, non comme une interprétation, mais comme une vision immédiate. En place de n’être qu’artificieux et de ne produire que de pâles copies du réel physique il donne à contempler une forme plus puissante de l’être que celle offerte par la nature. Plotin nous assure d’ailleurs que Phidias fit son Zeus sans aucune référence à une figure préalable. Son art est radicalement trans-formateur : le matériau de l’œuvre nous donne à contempler le dieu tel qu’il paraîtrait s’il consentait à se manifester à nos yeux. En effet, l’âme humaine possède une faculté d’ordonner et de rassembler sans égal : le logos. Lorsque celui-ci cultive (ἐϱγαζεσθαι) la nature, nous la nommons « belle ». L’œuvre d’art est une « belle matière ». C’est en rapport à cette beauté que nous affirmons aussi qu’elle a une « âme ».
11La beauté est donc la « forme » que prend tout ce que l’âme humaine investit. Elle s’accompagne toujours de la bonté. Car l’œuvre belle n’est pas le travail habile, le résultat d’une efficacité artisanale qui se contente d’exploiter des possibilités préalables et de les orienter pour son usage. La beauté se définit au départ de ce qui, librement, transcende les contours de la configuration empirique. La statue ne peut circonscrire son espace réel : elle est à tout ce qui l’entoure et n’est pas seulement un objet dans l’espace. Tout comme le temple, par quoi quelque chose comme un paysage peut naître et se déployer, elle est ce grâce à quoi s’illumine l’espace. Car l’art n’applique pas un moule externe à la matière mais dégage celle-ci de ses scories dans le but de faire surgir, non un simple reflet, mais une clarté contenue. La sagesse opère de même pour l’accès que l’âme se fraye à elle-même. Elle procède d’un bâtir inlassable qui dégage ce que celle-ci a de propre, à savoir cette faculté de fixer à chaque chose et à chaque action sa limite en la situant dans un tout finalisé. Telle est l’ἄϱετη, cette « autre lumière », cette clarification divine des choses qui, elle-même, ne peut se limiter ou se mesurer. Lorsque la statuaire intérieure se concentre sans cesse davantage sur sa force d’illumination, l’âme perd de sa pesanteur et devient pure ductilité. Le nœud de pressions emmêlées, qui toutes en elle, se font obstacle, se dissout : elle s’abandonne à elle-même comme à sa dynamique vectrice. Une avec soi, elle s’apaise, puis se perd tout entière dans la pure diffusion de sa force animante. Le regard de son œil non seulement voit, mais est lui-même la beauté.
12L’édification de l’âme, ce que nous appellerions avec Warner Beierwaltes, sa « Bildung » est la médiation que l’homme doit emprunter vers sa paternité divine. Ce qui présuppose que l’âme soit elle-même une image archétypique de l’activité « théorétique » du dieu9. L’âme est la première hypostase de la divinité, c’est-à-dire un des trois principes par quoi l’homme peut se tenir devant elle. Ce qui veut dire qu’à l’instar de l’Esprit et de l’Un, l’âme est non seulement le siège (βάθρω) du divin, mais le mode premier selon lequel il établit son règne dans le monde. S’il appartient à l’homme de le révéler par ses œuvres, il lui importe beaucoup plus de le réaliser en lui-même. Tel est le sens de l’action recueillie de la parole sage : l’intensité de la présence divine varie selon le degré d’intensité de la liaison à soi-même. Cette réciprocité est d’ailleurs au principe de l’édification de l’œuvre d’art. Celle-ci est tout sauf un assemblage ou un collage. Tous les traits différentiels qui la caractérisent tiennent leur puissance d’attraction de ce qui les intègre en une indissoluble unité. Il semble que Plotin ait fait de cette intentionnalité unifiante l’aspiration initiale de l’âme.
13Alors que l’esprit pensant (la seconde hypostase) concentre en lui la plénitude même de cette unité, libérée du mouvement scindant du temps et de l’espace, l’âme doit sans cesse faire effort pour demeurer auprès d’elle-même et recentrer son activité. Cette cohérence noétique est assurée par le logos : c’est lui qui permet à l’âme d’apercevoir en même temps que de créer. C’est le logos de l’âme qui donne à ce qui est « corporel » forme, dimensions et limites. Mais cette façon de s’exprimer est indigente : s’il est vrai qu’il donne aussi aux corps et aux œuvres la beauté, c’est qu’il ne reste pas extérieur à leur matière mais l’imprègne au contraire de part en part. Grâce à lui, l’âme ne dispose pas seulement d’une relation proprioceptive autonome, mais elle a le pouvoir de se développer et de se réaliser jusqu’aux extrêmes limites de la création. Voilà pourquoi la vision spirituelle de l’homme ne se porte pas vers des choses disposées devant lui mais vers ce dans quoi brille leur manifestation. La pensée (voήσις) pénètre la « touche » du réel créé et se laisse littéralement envelopper par elle. Enveloppe où se ramasse le regard intérieur. « Nous ne sommes pas exercés à voir l’intérieur des choses », écrit Plotin. Nous ignorons que c’est pourtant cet « intérieur » qui nous émeut, « comme un homme qui, les yeux tournés vers sa propre image, chercherait à l’atteindre sans savoir d’où elle venait »10. En effet, ce dont l’âme se réjouit dans la beauté de toutes les formes animées de la création, depuis les jeux aériens des oiseaux jusqu’à la course ludique des astres, n’est autre que l’esprit même qui habite le monde et qui le fait s’ajuster à notre regard. Cet esprit fait de chaque chose du monde une Idée, à telle enseigne que l’« âme, proche de tout ce qui tend à venir à l’être, est aussitôt tournée vers ce qui lui est supérieur dans les choses existantes ; sa joie est provoquée par ce qui naît avec elles ou par ce qui en offre la trace ; ravie, elle les fait remonter à l’intérieur d’elle-même, éprouvant ainsi autant le souvenir de ce qui constitue ces choses que de ce qui la constitue elle-même ».11. Cette co-appartenance spirituelle de l’âme et de « ce qui fait du monde un monde », ainsi que de chacune de ses parties « une partie de ce monde » est le secret de l’esprit visionnaire. Même si cet esprit appréhende les objets éclairés grâce à une lumière différente d’eux, il voit cette lumière non pas comme venant hors de lui, mais comme son principe intérieur.
14Le sceau éidétique de la beauté est donc en quelque sorte le sceau de la ductilité même de l’Esprit, ce qui permet à l’âme de discriminer (χϱινειν) ce qui par essence l’attire, pour la sauvegarder, de ce qui la repousse comme susceptible de la détruire. Ainsi l’être humain peut-il, d’un seul coup d’œil, juger de ce qui lui est réfractaire, hostile ou inhospitalier. Toute terre n’est pas habitable et susceptible de devenir un pays. Or seul le paysage est beau — ce qui par définition appartient à la transformation spécifique de la terre en un pays. Celui-ci acquiert son identité — tels l’Ombrie, la Souabe, le Télémark — non par un découpage géométrique mais par une certaine lumière qui se déploie à partir de leur centre de gravité. Celle-ci n’est pas exclusivement naturelle. Les hommes y ont déjà déployé une certaine manière de s’y reconnaître, d’y séjourner, d’être auprès de soi. Le pays est de ce qui circonscrit l’espace de proximité de l’âme avec soi. Le pays est d’abord le pays intérieur. Ce qui est « intérieur » est la zone d’être qui exige d’être indéfiniment et impossiblement retraversée dans toute rencontre. Il ne s’y trouve aucun obstacle. Rien que le sol d’une présence qui s’étire au plus loin pour celui qui en saisit l’unicité, mais qui s’efface aussi pour celui qui prétend percer l’enveloppe des êtres. De même, le « foyer intérieur » de l’amour est-ce par rapport à quoi s’imprime la douleur du départ : quitter le lieu où les âmes s’embrasent de leur infinie prévenance, c’est aussi, en un certain sens, « se » quitter, laisser quelque chose à jamais en arrière de soi.
15La laideur, par contraste, désigne ce qui interdit l’approche de la force animante. Non la simple matière, ainsi que de nombreux caricaturistes de Platon l’ont affirmé, mais le perçu inerte, ce qui refuse d’être métabolisé par l’esprit : les identités éparses, le « divers » ponctuel et intransformable du monde administré. La beauté se reconnaît en l’abritement qu’elle offre et sollicite. Ainsi de l’œuvre d’art : l’intégralité du matériau — la « riche matière » — est ce à l’intérieur de quoi le dieu se recueille et donne de sa présence une « vision ». La beauté, en effet, est ce qui se voit de l’intérieur. De l’intérieur et non pas dans l’intérieur. La beauté n’est pas enfermée dans l’œuvre, elle la dépasse plutôt. Mais elle ne se conçoit que du point de vue absolu — qui dès lors n’est plus « un point de vue » — de l’origine dont elle surgit comme d’une semence. L’art, d’une certaine façon, participe directement de la démiurgie divine. C’est pourquoi celui-ci n’est pas prédicatif. Le logos de l’âme qui le dirige n’a ici besoin d’aucune catégorie12 : il ne représente pas la divinité mais devient le dire propre de cette dernière.
16Nous comprenons dès lors que la beauté ne puisse insister ni encore moins intervenir, là où elle n’est pas attendue. Or toute la sagesse a pour tâche d’affiner cette attente ; elle cherche à aiguiser le désir (έπίθυμια) de l’âme de prendre part à cette beauté, de s’accroître en sa forme unifiante et de la rayonner tel un astre. « La beauté est aussi le bien », affirme Plotin13. Ce qui veut dire qu’elle accorde à l’âme d’atteindre le seuil de son désir et de vaincre ce qui l’oppresse. Mais cette beauté est par conséquent d’emblée l’exercice d’une révélation théophanique : « L’âme est à l’origine de ce que l’on a coutume d’appeler le corps ; divine, elle participe à la beauté, de telle sorte qu’elle rend belle toutes les choses qu'elle touche et auxquelles elle donne force, pour autant qu’il leur est possible d’être ainsi transformées »14.
17Le voyage intérieur de l’âme, l’anabase vers l’origine de la modulation spécifique de son être est aussi transformation du monde, poétisation de tout ce qui se laisse conduire par sa force spirituelle. Remonter vers Dieu ne consiste donc pas à s’éloigner du monde mais à faire apparaître le divin à même les choses que l’âme rencontre — dans la mesure où elles peuvent se laisser transformer par elle. Remonter vers Dieu, c’est ouvrir un paysage, bâtir des temples et des maisons desquels émaneront le secret noétique qui les a modelés. « Il y a dans la nature, dit Plotin, le logos qui fait comprendre la beauté archétypique des corps ; mais il y a dans l’âme une beauté plus grande encore, de laquelle est dérivée celle que l’on rencontre dans la nature. Là où ce logos est le plus manifeste, c’est dans l’âme profondément active et dont la beauté est la plus exposée »15. Si la beauté de l’incarnation humaine est plus fondatrice encore que celle-là, archétypique, qui ordonne le champ d’attraction magnétique de l’univers, c’est parce que l’âme humaine, tournée vers son origine, reçoit proportionnellement une force d’émanation supérieure. A la limite, l’âme peut devenir entièrement éidétique. Telle est la beauté que Plotin nomme beauté première16 : l’animation spirituelle poussée à son comble, une pure noétique. Non point cela que nous appelons activité intellectuelle et qui ne s’exerce que par intermittence, mais l’Esprit en ce qu’il a de continu et d’inaliénable. Pareil Esprit se caractérise, tout comme chez Hegel, par une non-différenciation entre ce qu’il est et ce qu’il voit. Ce qui émane de son activité ne peut être qu’une chose entièrement transfigurée par sa lumière, et non une image déficiente, une sorte de projection manquée. Plotin prend la beauté des dieux à témoin. Celle-ci est la source de la plus haute béatitude. Mais à quoi devons-nous l’attribuer ? A l’Esprit, certes, mais à une forme de l’Esprit dont la mise en œuvre (ἐvεϱyῶv) est plus radicale que la nôtre — à telle enseigne qu’elle se donne elle-même immédiatement à voir. L’esprit divin pénètre tout et « habite » (oἰχεiν) tout ce qu’il effleure : la terre, la mer, les animaux et le ciel : tout devient céleste et a Ouranos pour père17. Chaque chose est rapatriée dans la vision génératrice de l’Unique grâce à laquelle rien n’est en manque d’être.
18Pour la vision divine, voir le soleil, c’est aussi voir les astres par-delà leur contiguïté : dans l’unité profonde qui les rassemble et qui fait de chacune une partie de la compréhension totale de l’univers. C’est pourquoi Plotin peut aussi dire que chaque partie a le tout pour provenance mais qu’inversement, chaque partie est aussi le tout. Cette proposition n’a certes aucun sens pour notre imagination : celle-ci ne peut, par essence, biffer l’espace de contiguïté où nous sommes, avec ses manques, ses insatisfactions, son inachèvement, sa partialité, sa fragmentarité. La vision spirituelle conçoit les choses en une forme d’intégrité autre que celle de la complétude — concept qui ne convient que pour juger d’un espace géométrique. Ce qui s’use, ce qui manque à soi, ce qui se fragmente n’existe que pour un regard à qui échappe la saisie de ce qui fait qu’une chose est à elle-même, en l’unité de son être. Mais le regard divin de l’Esprit n’est accessible que dans la beauté, en laquelle se supprime la dichotomie entre la profondeur et la surface. Ce n’est qu’à la condition que la profondeur soit tout en surface, qu'elle se diffuse sans restriction, que surgit le Beau. De même, lorsque le regard se laisse délicatement conduire par les choses jusqu’au noyau intime de leur luminescence, il est pareil à celui de Lyncée qui, selon la légende, voyait simultanément l’écorce de la terre et ce que l’écorce recouvrait.
19Cette « intérorisation de l’extérieur », pour risquer cette formule paradoxale, est le point le plus essentiel de la pensée plotinniène du Beau. Il ne se comprend d’ailleurs que par référence constante à la troisième hypostase : l’Un. C’est-elle, explique-t-il, qui permet de penser que l’être et la sagesse sont synonymes. « Car celle-ci, affirme Plotin, ne peut être déduite de façon discursive. Toujours elle est présente tout entière et jamais elle ne fait défaut en quelconque façon — ce qui à soi seul exigerait de la chercher. Mais elle est première au sens où elle ne dérive d’aucune autre démarche. Dans ce cas, l’être ne précède pas le sage : l’existence et la sagesse ne font qu’un »18.
20Certes nous ne sommes guère accoutumés à cette pensée holistique qui, plutôt que de procéder par additions, se conçoit comme le croître immanent de l’être. Et pourtant il en va ainsi pour l’artiste qui n’ajoute rien à la Création mais qui, remontant à la sagesse poétique dont elle est issue, conduit la nature à manifester ce qui, en elle, participe de manière affine de l’humain et du divin. De cette aperception ultime et aurorale procèdent l’architecture, la sculpture et d’autres arts19. Spirituelle, l’œuvre d’art l’est en ceci qu’elle ne divise pas a priori ce qui est et ce qui fait être. L’œuvre belle est tout entière. Fût-elle mutilée, chaque fragment contiendra en soi et de manière potentiellement infinie la beauté originaire du tout. Car la sagesse poétique donne à l’être tout son sens et tout son prix et c’est aussi grâce à elle, nous dit Plotin, que nous pouvons comprendre en vérité ce que veut dire « être ». A ce propos, J. Trouillard s’exprime en ces termes : « Les véritables puissances agissent par leur être même. Mais l’être n’est pas une nature ou ni un automatisme aveugle. Ce n’est pas un résidu mais un genre générateur. Il n’exclut donc pas les puissances ni les activités qu’il engendre. Il contient en lui-même une spontanéité constituante, grâce à quoi chaque esprit et chaque âme procède de soi-même et se convertit vers soi-même. L’être n’est pas une détermination posée, mais une autodétermination »20.
21Cette ontologie est certes surprenante en ceci qu’elle se refuse à toute étiologie. Etre sage, écrit Plotin, « ce n’est pas posséder les causes grâce auxquelles les êtres sont ce qu’ils sont ». La sagesse initie à l’être dans la mesure où l’on œuvre en référence à elle. Ce qui ne veut pas dire que l’être soit « produit » par une quelconque technicité. La beauté — ce par quoi l’être se révèle en ce qu’il a d’irréductible — existe avant toute recherche. De même la sagesse, dont l’art est inspiré, appartient à l’être et non à l’homme. Celui-ci ne devient d’ailleurs pas sage par l’exercice de son seul désir : « Eloigné du tout de l’être, celui-là qu’est devenu l’homme ; ce n’est qu’une fois détourné de l’homme qu’il est possible de s’élever et de gouverner l’univers »21. L’homme peut certes reconstruire le monde en en disposant les parties de la façon dont il les a perçues, en les superposant ou en les ajointant les unes aux autres. Mais il est incapable de les concevoir de telle sorte qu’elles émanent toutes d’une infinie réciprocité, et de les faire surgir d’une forme unique qui serait le fruit d’une seule et même vision créatrice. La science peut fournir des modèles du système solaire et tenter d’expliquer la régularité des phénomènes physiques. La forme de son procédé est toujours identique. Elle construit un idéal normatif et décide après délibération si le cours des choses en vérifie ou en infirme la logique. Une fois de plus, la vision divine se différencie par son degré d’intériorisation ; c’est dans le déploiement même de l’être que s’accomplit la beauté.
22Il en est de la beauté comme de l’amour : si les amants ignorent ce qu’ils éprouvent, c’est parce qu’ils ne peuvent approcher au plus près ce qui les unit. Pour se contempler elle-même et pour se rejoindre en son élan, l’âme doit se déprendre de ce qui la sépare du regard divin, à savoir du monde saisi comme simple « objectité », du monde comme « être-autre » de la force animante. La compréhension de la Beauté infléchit en effet directement la découverte initiatique de la divinité. Car la Beauté est ce qui supprime l’extériorité de l’âme et de ce qu’elle voit : « Voir le Beau comme une chose différente ne permet pas encore d’être dans le Beau. Devenir le Beau lui-même, voilà par excellence ce qu’est exister dans le Beau »22. Plotin recourt à de nombreuses métaphores pour nous initier à cette ultime conversion : parmi elles, l’image d’une sphère lumineuse, diaphane, dépouillée de sa masse, de son étendue et de sa matière. Cette sphère n’est pas à comprendre autrement que comme sphère de l’Un. L’Un est ce qui convertit l’émanation divine de l’être en une infinie présence à soi. Diaphane, elle l’est au sens où rien de ce qui apparaît en elle ne se détourne de son commencement : voilà pourquoi son contenu hylétique (ὑλη) ne peut y être comme tel intégré — à moins de se conformer entièrement, telle l’œuvre d’art, au mouvement de la noèse.
23Dès lors l’hypostase de l’Un acquiert une signification plus précise. Ce n’est pas le nombre qui la spécifie, ni encore moins son aptitude à dominer ou à totaliser une diversité qui lui préexisterait. C’est ce qui émane d’elle par surcroît : la procession. Celle-ci est d’abord intrinsèque à l’esprit. Rien de ce qui émane directement de lui ne se perd sans espoir de retour. Mais l’âme humaine aussi, en tant qu’elle puise sa force rassemblante en l’Esprit, procède en même temps d’elle-même et de son procédant. C’est parce que l’âme a le pouvoir d’intérioriser tout ce qui se présente à elle et de convertir cette présentation même en un rapport à soi, qu’elle peut aussi, semblable à l’Esprit, abolir toute duplication, tout «simulacre» tout « semblant », tout être-autre-que-soi, et participer à l’Unique.
24Etre, être immédiatement et sans défaut à tout ce que l’on est, être sans réticence, sans arrière-pensée ou arrière-perception à ce qui nous appelle à être, telle est la dynamique qui révèle la divinité à celui qui vit selon la simplicité de l’Un. Simple est en effet la Beauté : « Car la dynamique de l’être, explique Plotin, est celle-là par laquelle on est dans la Beauté, et en elle exclusivement. Car où serait la beauté si elle était privée de l’être ? Et où serait l’être, s’il lui manquait la beauté ? Ce à quoi la beauté a été enlevée laisse aussi l’être derrière soi. Voilà pourquoi être est à ce point désirable, parce qu’il est cela même qui est dans le beau et inversement, si la beauté est aimée, c’est parce qu’elle n’est autre que l’être. A quoi bon se demander lequel est la cause de l’autre puisque il faut chercher ce qui fait l’unité de leur nature »23. La beauté n’est donc pas seulement l’indice de l’être. Contempler la beauté, c’est spontanément s’interroger sur ce qui, de l’intérieur de l’être, le fait éclore à lui-même. La sagesse « contemplative » vise à être en cela même qu’elle contemple : être la beauté, c’est-à-dire participer à l’unité d’une même lumière qui donne à l’âme de voir l’être et de s’y voir simultanément. Cela qui est embrasé par la vision de l’âme et l’âme tout entière recueillie en cette vision sont alors ajointés par la transcendance de l’Un. La brillance de cette lumière est un étrange événement. Plotin la compare à celle qui enveloppe les hommes qui ont gravi des lieux élevés et qui sont recouverts par la couleur dorée de la terre. Leur peau resplendit d’une lumière pareille à celle du sol sur lequel ils marchent. Et Plotin précise : « Leur carnation est tout entière rayonnante de beauté ou, mieux encore, elle fait monter jusqu’à elle la beauté des profondeurs car ce qui est beau ne la fait pas être autre que son rayonnement »24.
25Décisif est en effet, pour la sagesse éprise de Dieu, le seuil où le visionnaire cesse d’être un simple spectateur. Ennivrée par ce qu’elle voit, tel l’amant soulevé par ce qui l’émeut, l’âme, plutôt que de chercher à capter la beauté par le regard, se laisse pénétrer par elle jusqu’à subir une radicale métamorphose. Sans plus se scinder elle-même dans l’acte d’une réflexivité analytique, l’âme s’abandonne en son fond principiel — celui dont procède au plus profond d’elle-même le regard qui lui donne de voir. L’intimité de l’âme ne s’éprouve point dans l’exercice de notre pouvoir de sonder les choses et nous-mêmes, mais dans le pâtir d’un être-pris-à-partie : « Il faut se livrer jusqu’au plus intérieur, écrit Plotin. En place d’être voyant, il faut être contemplé d’une contemplation autre, et qui soit telle qu'elle nous voit dans notre provenance à l’égard de la lumière qui éclaire nos pensées »25. Car l’altérité de ce qui nous transcende ne doit pas être basculée dans l’inaccessibilité de «l’en-face». La divinité ne peut d’ailleurs nous aliéner au point de s’opposer à nous comme cela que nous ne voulons ou ne pouvons par essence devenir. Ce dont nous prenons conscience comme d’une chose qui nous heurte et nous frappe est le plus souvent ce dont nous voulons nous écarter : tels sont souvent nos préoccupations et nos soucis, lesquels nous divisent et nous dispersent en une incessante course d’obstacles. Ce qui au contraire nous est co-essentiel, cela par quoi nous sommes unis à nous-mêmes, cela nous l’ignorons, tel l’organisme qui ignore ce qu’est la santé, laquelle est pourtant ce qui lui confère son plus haut degré de cohérence.
26Chez G. de Palamas, et déjà chez J. Damascène, l’on trouve cette pensée originale de l’illumination divine, laquelle, à la différence de ce que dira Saint Thomas, n’est ni une science, ni une connaissance. Dans la cinquième Ennéade, Plotin écrit : l’Esprit porte essentiellement sur ce qui est sans pourquoi et sur ce qui n’exige aucune explication. Il n’a besoin ni de démonstration, ni de preuves... La vérité essentielle n’est pas accord avec autre chose, mais accord avec soi-même ; elle n’énonce rien qu’elle-même ; elle est et énonce son être »26.
27Tel est le lien qui rapporte la beauté intérieure à la théophanie. La théophanie est présence pure. Elle ne pose pas un sujet qu’elle diviniserait par la suite. Elle s’épanche sans repentir et c’est au départ de cette transmission que le dérivé se limite lui-même spontanément. L’émanation du Beau obéit à un processus analogue. Ce qui grandit en beauté ne saurait disparaître ni s’effacer puisqu’en soumettant le corruptible à la Forme de l’Esprit, la beauté rapproche indéfiniment chaque étant de la source même de l’être. Ce qui est conçu à l’« image » de la divine beauté ne saurait manquer à soi-même. Le fait que la création procède de l’expression divine elle-même implique donc surtout que la création puisse y remonter (ἀναλαμβάνείν).
28La description que nous donne Plotin du caractère processif de la vision divine a de quoi stupéfier : « L’on a dit auparavant comment il est possible de se comporter en étant autre que ce que l’on voit, et aussi en étant soi-même ce que l’on voit. Mais celui qui voit, qu’il devienne autre ou qu’il reste soi-même, que retire-t-il de sa vision, qu’annonce-t-il ? Il annonce qu’il a vu un dieu enfantant un fils de toute beauté, un dieu qui a tout engendré en lui-même et dont le travail d’enfantement fut sans tristesse. Comme il se réjouissait de ce qu’il engendrait et admirait ces créatures, il les garda toutes auprès de lui, accueillant avec joie l’éclat dont elles-mêmes et lui resplendissaient. Mais parmi ces beaux enfants — d’autant plus beaux qu’ils demeuraient tout intérieurs — il en est un seul qui s’écarta des autres et se manifesta au-dehors. Grâce à cet enfant, le dernier-venu, il est possible de voir, comme d’après quelque icône ressemblante, la grandeur de l’illustre père et des frères qui restèrent auprès du père. Ce n’est pas en vain qu’il affirme venir de chez le père et qu’il y a assurément un monde différent de lui-même, beau de naissance, l’image même du beau. Car il n’est pas permis, selon les lois divines, déclare-t-il, qu’une belle image ne soit pas une image du beau et de l’être »27.
29Historiquement, nous ignorons, je crois, jusqu’à quel degré Plotin a été influencé par la Révélation. Mais la pensée loyale n’a qu’à s’en tenir à ce qui est écrit. Plotin se prononce quant à l’existence d’enfants de Dieu qui se manifestent par la beauté et qui se gardent dans l’intériorité divine. Peut-être s’agit-il de la diversité des dieux. Mais la théophanie prend aussi une forme historique et messianique : celui du fils glorieux, icône de la beauté céleste, véritable incarnation du Père. La réalisation icônique de Dieu signifie en effet bien plus qu’une simple transposition. Elle procède par engendrement — ce qui n’implique pas pour autant la séparation. L’icône de l’enfant « manifesté au-dehors » manifeste en sa toute simplicité ce qui lui donne de voir « au-dedans ». L’incarnation icônique contient donc en elle-même l’itinéraire de son propre retour à l’origine28.
30L’homme est ainsi amené à re-méditer le seuil initial de sa proximité à Dieu. Pour ce faire, Plotin ne l’invite pas seulement à se distancer par rapport aux objets qu’il mystifie et qu’il substitue à sa propre essence, mais il l’appelle aussi à se déprendre de l’auscultation dédoublante du savoir, à sa vaine introspection. Non que le savoir humain soit lui-même déprécié. Mais le culte qui lui est voué dévalorise a contrario ce qu’il veut atteindre. Tout ce qui résiste à l’usage cognitif et à son absorption logologique devient curieusement innommable et privé de référence. Les « signifiants » être, âme, dieu..., l’homme les prononce aujourd’hui avec une réticence pathétique. Peut-être ne peut-il plus vraiment les signifier, à force d’identifier son esprit à l’une seulement de ses facultés : celle de n’être pas ce qu’il voit. Cette faculté de s’absenter de l’être et d’en paralyser à jamais la présence en un discours topique, cette faculté par essence non-étante est certainement la moindre de toutes celles que l’homme a reçues en partage. Ses galéjades actuelles ont en tout cas pour effet de dissimuler un pouvoir-être plus ample, lequel ne consiste pas à appliquer inlassablement de nouveaux modèles conceptuels à l’être, mais à se laisser recueillir et transfigurer par sa source ultime.
31L’homme contemporain médite peu. Telle est peut-être la raison pour laquelle il se tient si rageusement à l’extérieur de lui-même et du monde. Il n’y est plus. Son attitude à l’égard du monde créé en témoigne. Loin de le cultiver et de l’amplifier, il le considère d’emblée comme voué à la liquidation, à la consommation, à la déjection, à la géhenne29 — une fois que l’on en a pressuré l’utilité. Dire que l’univers est désertique et « vide » de Dieu, c’est dire dès lors que l’homme le déserte lui-même en l’arrachant à son émanation et à sa vocation créatrice. Car ce que l’homme a coutume d’appeler aujourd’hui, non sans quelque complaisance, l'« absence » de Dieu n’est que l’envers de l’absence, elle aussi coutumière, que l’âme entretient ingénieusement avec elle-même. A l’inverse est-ce peut-être dans le sens d’une immigration intérieure qu’il faudrait relire Plotin ? Nous en prenons à témoin ces quelques lignes de J. Böhme : « Le fond de l’âme, c’est le champ divin. Si ce champ reçoit ce divin rayon solaire, il en croît une divine végétation, qui est la nouvelle régénération dont parle le Christ... Et de même que le jour verdoie de par la nuit, de même le jour divin verdoie en nous de par notre nuit éternelle »30.
Notes de bas de page
1 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1950, p. 170.
2 JEREMIE, chap. IX, v. 9-11.
3 JEREMIE, chap. XVIII, v. 13-16.
4 PLOTIN, Des trois hypostases principielles, in Cinquième Ennéade, Paris, Les Belles Lettres, 1967, chap. I, 1-3.
5 PLOTIN, Ibid., chap. II, 1-9.
6 PLOTIN, Ibid., chap. II, 50-51.
7 « L’Un engendre en effet les Formes, dont la première est l’Esprit. Mais il n’est pas lui-même l’Esprit. » (PLOTIN, Ibid., chap. VI, 41-42).
8 PLOTIN, Du Beau, in Première Ennéade, Paris, Les Belles Lettres, 1924, chap. IX, I-25.
9 PLOTIN, Ibid., chap. IX, 32-34.
10 PLOTIN, De la Beauté poétique, in Cinquième Ennéade, op. cit., chap. II, 32-35.
11 PLOTIN, Du Beau, op. cit., chap. II, 5-10.
12 Au sens où Aristote utilise le mot « catégorie ».
13 PLOTIN, Du Beau, op cit., chap. VI, 25-26.
14 PLOTIN, ibid., chap. VI, 29-32.
15 PLOTIN, De la Beauté noétique, op. cit., chap. III, 1-4.
16 PLOTIN, Ibid., chap. III, 1-6.
17 Ouranos est le plus ancien des dieux dans la théogonie hellénique.
18 PLOTIN, Ibid., chap. IV, 35-39.
19 Citons à ce propos ce texte de J. Trouillard : « En réalité, loin de tendre à modeler l’esprit sur la nature, les néoplatoniciens veulent révéler l’esprit à lui-même et lui découvrir en lui-même la source de toute efficacité. Nous sommes trop portés à croire que nos meilleures réalisations sont obtenues par raisonnement, calcul et instrumentation. Mais cette efficacité artisanale se subordonne à des possibles, des règles et une matière déterminée. Elle procède du dehors par analyse et synthèse. Or la nature manifeste souvent une efficacité plus simple et plus intérieure que celle des métiers. Comme le dira Bergson, inspiré de Plotin, elle va du centre à la périphérie, et du tout aux parties. Elle commence par la perfection. Elle est l’image de l’intuition créatrice. » (Procession néoplatonicienne et création judéo-chrétienne, Institut catholique de Paris, 1973, p. 5-6).
20 J. TROUILLARD, Ibid., p. 14.
21 PLOTIN, Ibid., chap. VII, 33-34.
22 PLOTIN, Ibid., chap. XI, 20-21.
23 PLOTIN, Ibid., chap. XI, 35-42
24 PLOTIN, Ibid., chap. X, 31-33.
25 PLOTIN, Ibid., chap. XI, 15-19.
26 PLOTIN, Des pensées qui relèvent de l’Esprit, in Cinquième Ennéade, op cit., chap. II, 18-20.
27 PLOTIN, De la beauté noétique, op. cit., chap. XII, 1-15.
28 W. BEIERWALTES, Realisierung des Bildes, in Archives de philosophie, Paris, 1984, p. 64.
29 La vallée de Hinnom, près de Jérusalem, doit sa renommée à son dépotoir.
30 J. BOEHME., Les épîtres théosophiques, Monaco, éd. du Rocher, 1980.
Auteur
Chargé de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis et professeur à l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses
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