Le signe de la croix
p. 91-102
Texte intégral
1« Dieu est sans qualité, sans attribut accidentel quelconque, il est étranger au temps, il ne tombe pas sous nos sens pour que nous puissions le montrer »1. Aucun signe sensible ne peut donc être utilisé, et à plus forte raison aucune représentation pour approcher de l’indicible. Cependant la foi a suscité dans toutes les civilisations des formes et des images qui évoquent la transcendance grâce à des symboles empruntés à la nature. Ainsi en est-il du ciel, de la verticalité, du centre du monde2. Ce qui s’exprime à travers les signes est conçu comme un au-delà des sens et manifeste le rapport qu’entretient tel ou tel groupe humain avec la divinité. C’est toujours l’invisible qui est visé à partir du visible, non le ciel où errent les nuages, ni même les astres et leur lumière, mais l’éloignement et la splendeur que manifestent analogiquement pour nos yeux de chair, le firmament étoilé et le soleil. Le signe sacré a donc toujours un aspect limité et négatif, puisqu’il désigne un aspect de la réalité hors de toute atteinte ; c’est dans la mesure où une demeure dans le ciel est infiniment lointaine, et, pour mieux dire, impossible, que Dieu est dit y habiter.
2L’image de l’homme introduit une médiation qu’il est plus difficile d’affecter d’un indice négateur et la situation des personnages mythiques conserve presque toujours un caractère ambigu. Certains, comme Osiris, apparaissent, dans les mythes eux-mêmes, comme des êtres humains, réels ou imaginaires, qui sont devenus l’objet d’un culte à la suite de l’une ou l’autre péripétie tragique. L’aspect qu’on leur donne ne prétend en aucune façon rendre visible un aspect du divin. Il n’en va pas de même pour les dieux grecs, tels Zeus ou Aphrodite qui semblent être issus d’un culte céleste. Il est vrai que leur aspect et les traits de leur caractère, trop humains, démentent cette origine. Cependant, dans l’un et l’autre cas, le culte rendu aux effigies, la magnificence de certaines d’entre elles, introduisent des confusions entre le signe et le signifié. L’anthropomorphisme aboutit à un affaiblissement du sacré ou à des formes d’idolâtrie. La statue fait oublier ce qu’elle exprime, elle a une puissance d’évocation telle que nous croyons nous trouver face à une réalité transcendante. C’est ce qu’exprime Plotin lorsqu’il dit : « Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards. »3 Ce qui implique que l’art peut exprimer ce qui dépasse toute image. Mais il arrive que le spectateur soit arrêté par les beautés corporelles qui lui sont données à voir et, devant l’œuvre de Phidias, il croit volontiers que les traits du visage et les formes du corps, voire même l’or et l’ivoire, lui révèlent la nature de Zeus.
3Ce danger de l’image a été perçu, dès les origines, par les chrétiens. Pour eux, la représentation du Christ, en dépit du caractère contradictoire de tout usage du visible pour témoigner de l’invisible est un chemin obligé puisqu’on lit dans l’Evangile : « Nul n’a jamais vu Dieu : le fils unique qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a révélé ».4 Cette voie est apparue, dès les premiers âges, comme difficile et dangereuse. C’est ainsi que les premiers chrétiens ont renoncé aux images qu’on aurait pu prendre pour des portraits de Jésus, ils se contentaient de symboles, comme la vigne ou le poisson, ou de représentations empruntées aux paraboles, comme le bon pasteur. On s’aperçoit, en outre, que, plus tard, lorsque des épisodes de l’évangile servent de thèmes aux décorations des objets de culte et des églises, on évite longtemps toute représentation « réaliste » de la crucifixion.
4Il est effectivement presque impossible de rendre compte du sens de l’incarnation, c’est-à-dire d’exprimer que : « Celui qui vient d’en haut est au-dessus de tout »5, lorsqu’on montre un être humain, homme ou enfant, parmi d’autres, mêlé à eux, il apparaît nécessairement d’une nature semblable à la leur, et, en dépit de certains traits particuliers ou d’une situation privilégiée dans le champ pictural, il peut se confondre avec eux. La contradiction apparaît dans toute sa force lorsqu’il s’agit de faire apparaître l’image d’un supplicié pour rendre visible Dieu même, selon la parole : « Je suis dans le Père et le Père est en moi. »6
5La difficulté de l’expression par l’image vient de la tension extrême entre l’aspect pitoyable du supplicié, voire le caractère infamant du supplice et la transcendance divine. C’est ainsi qu’on admet volontiers que lorsque la croix ne fut plus utilisée comme instrument de supplice, la représentation de Jésus en croix devient plus acceptable.
6Cette situation peut expliquer que deux tendances principales se manifestent à cet égard ; ou bien la croix apparaît, comme dans beaucoup d’interprétations religieuses contemporaines, comme un signe abstrait, plus symbolique que réaliste, ou bien l’accent est mis sur l’événement qui eut lieu au Golgotha. Sculpteurs et peintres s’efforcent alors d’exprimer la douleur humaine, la violence sans mesure, l’horreur. Ces interprétations ont été difficilement acceptées dans les lieux de culte en dépit, ou à cause, de leur force expressive ; ainsi en a-t-il été par exemple, pour le Chemin de croix d’Albert Servaes ou pour le Christ d’Assy de Germaine Richier. Il arrive aussi que les expressions les plus virulentes inspirées de la passion soient tirées du silence de Dieu, ainsi qu’il en va de toute évidence pour les œuvres du peintre anglais, Francis Bacon.
7Ces œuvres qui manifestent l’horreur face au supplice d’une victime innocente, font penser que la crainte de l’image tragique de la croix pourrait s’appuyer aussi sur les théories de René Girard concernant la victime émissaire. Il affirme que l’origine de la culture se trouve dans un meurtre collectif qui permet à un groupe humain de sortir de la crise de fureur exacerbée qui pousse les hommes à s’entredéchirer. Chacun prenant l’autre pour idéal, modèle sur le sien son propre désir et se heurte à lui dans une rivalité meurtrière qui gagne le groupe tout entier. Le seul moyen de sortir de l’enchaînement des vendettas est le rassemblement de tous contre une victime émissaire sur laquelle se concentre la violence de la foule. Cette victime est choisie arbitrairement, honnie par les persécuteurs, elle est chargée de fautes. Le sang répandu en commun amène la pacification et l’ordre. A la suite de quoi, la victime se voit honorée et devient, après sa mort ignominieuse, objet d’un culte. Selon l’auteur ce meurtre collectif est à l’origine des cultures, des rites et des religions mais ce sont « des choses cachées depuis la fondation du monde » car les mythes donnent des événements la version des persécuteurs.
8La dissimulation n’est cependant pas totale puisque le mécanisme victimaire a été entrevu par les tragiques grecs ; ainsi que l’auteur le souligne dans des analyses des Bacchantes, d’Antigone et d’Oedipe roi. Il relève aussi que certains textes de la Bible vont dans ce sens, mais surtout, selon lui, le message du Christ apparaît comme la dénonciation lucide du processus victimaire. La passion elle-même apparaît comme antithétique de tous les meurtres fondateurs, puisque la victime est sans faute et que les persécuteurs le savent, si bien que le supplice apparaît sans autre raison que la violence pure. « Toute violence désormais révèle ce que révèle la passion du Christ. La genèse imbécile des idoles sanglantes, de tous les faux dieux des religions, des politiques, des idéologies. »7 Selon l’auteur, la plupart des commentaires théologiques, de même, d’ailleurs, que les explications anti-religieuses, masquent l’aspect victimaire de la passion pour mettre en lumière une interprétation sacrificielle, ce qui apparenterait le récit évangélique aux interprétations mythiques du déchaînement meurtrier de la violence collective.8
9Sans vouloir trancher la question, il nous a paru intéressant de montrer qu’il y a effectivement dans l’iconographie chrétienne un courant fort ancien qui tend à donner de la crucifixion une image symbolique, qui supprime toute référence à la violence humaine et qui pourrait manifester la crainte éprouvée devant la révélation de la situation du Christ, Dieu et victime. Mais à y bien regarder, il existe, aussi, dès le moyen âge, des images significatives de la passion où le Christ est bien la victime innocente de la violence humaine.
10De même que toute autre œuvre fondée sur un rapport de l’homme et du sacré, les crucifixions et les piétas sont des mises en œuvre d’une vérité dont certaines dimensions échappent nécessairement à l’homme. Elles manifestent par conséquent, la tension entre ce qui peut être représenté et ce qui ne peut en aucune façon être rendu visible. Il n’en reste pas moins que pendant des siècles les chrétiens ont hésité à montrer le Christ souffrant. Les premiers symboles de la passion sont, comme les nôtres, des signes abstraits. Lorsque des images plus réalistes apparaissent, elles sont entourées d’éléments symboliques qui orientent l’interprétation du spectateur de manière à ce que la réalité vécue, telle qu’elle est décrite dans les Evangiles, soit estompée et transposée dans un univers où se retrouvent la plupart des symboles cosmiques qui servent aux hommes à exprimer la transcendance. Une description de la mosaïque absidiale de l’Eglise supérieure de St. Clément à Rome donne une idée de la manière dont se développent et s’enchevêtrent ces symboles : « Sur la montagne du paradis pousse l’arbre de vie d’où émerge la croix sur laquelle s’offre le crucifié. L’arbre est en même temps une vigne ; son feuillage emplit l’univers et des oiseaux y nichent ; douze colombes représentant les âmes des croyants montant vers le ciel, leur correspondent sur la croix et sa traverse. L’ample arabesque des feuillages du milieu semble émaner du coeur du Christ comme d’une racine mystique... Au pied de l’arbre un cerf — animal qui passait pour tuer les serpents — s’attaque à un énorme reptile : symbole du Christ vainqueur de Satan par sa croix. Les quatre fleuves paradisiaques descendent de la sainte montagne et des cerfs s’y abreuvent. La composition est dominée par la Main divine sortant des nuées et approchant la couronne de feuillage de la tête du Christ victorieux. »9
11Cette richesse symbolique manifeste une orientation de la foi vers la transcendance et la gloire de Dieu plutôt que vers l’incroyable événement que fut la passion du Christ. Les peintres et les sculpteurs puisent leur inspiration dans l’Apocalypse. La croix plutôt qu’instrument de supplice devient symbole de l’univers, symbole de l’église et finalement de l’orientation verticale et ascensionnelle de l’homme.10 Notons aussi que le salut des hommes apparaît, non la violence.
12Les images de la gloire semblent celles qui conviennent le mieux à la piété du haut moyen âge : Dieu trônant parmi les anges, ou entouré des signes des évangélistes, la Sedes Sapienciae, font allusion à la vie terrestre de Jésus sans aucunement le montrer victime de la fureur des hommes, le scandale de la passion disparaît dans une glorification plus acceptable pour les croyants, à une époque où, cependant, la violence déchaînée imposerait que soit fortement mis en évidence la force destructrice des haines fratricides.11
13Les signes de la foi ne montrent jamais que ce que les hommes du temps acceptent de croire et d’exalter et ils sont souvent incapables de traduire une parole particulièrement étrange, celle de l’évangile, une parole qui n’est pas du monde alors qu’eux le sont. C’est ainsi par exemple, que bien qu’il soit écrit que Jésus a désarmé Pierre lorsqu’il voulait le défendre par les armes, celles-ci seront bénies, le chevalier exhalté dans son combat et l’épée elle-même représentera la croix ; en dépit de la parole « tous ceux qui useront de l’épée périront par l’épée »12.
14Il arrivera pourtant que la croix, devienne la représentation du supplice qui eut lieu un jour à Jérusalem. La montagne du paradis ne se substitue plus au Golgotha, mais le sculpteur ou le peintre hésite à montrer les persécuteurs. Pourtant il est difficile devant l’homme de douleur, devant les Christ de Cimabue ou de Giotto d’oublier le « crucifiez-le » de la foule, et il devient impossible d’isoler le spectateur de la meute qui réclame sa victime.
15Le réalisme croissant des images du XIIIe au XVe siècle va faire que le récit évangélique prendra le pas sur la sacralisation du cosmos. La tension entre la représentation qui doit conserver un référent visible, le supplicié, et une connotation au-delà de toute expérience vécue et de toute expression sensorielle, puisqu’il s’agit de Dieu, devient extrême. La célèbre formule de Paul Klee, « rendre visible », ne convient plus ici, puisque c’est justement la visibilité qui devrait être exclue. La difficulté se présente toujours, comme nous l’avons vu, pour les figures, mais ici le référent introduit une cassure, un scandale, contre lequel vient buter celui qui doit exprimer une contradiction aussi manifeste. L’effort de l’esprit qui vise la transcendance à travers le visible et l’univers des signes semble vain lorsqu’il se heurte non seulement au refus des hommes de reconnaître la divinité du Christ : « la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie »13. Mais encore à la mise à mort du Fils de l’homme : « Ils m’ont haï sans cause »14 dit l’Evangile selon St Jean. La haine, la violence déchaînée introduisent une faille dans l’expression imagée d’un rapport avec Dieu qui doit passer par le supplice de l’envoyé.
16L’hiératisme du haut moyen âge disparaît et les imagiers vont chercher divers moyens de spiritualiser le corps (l’allongement des membres, les fonds d’or, etc.) mais en même temps la torsion du torse, la mise en évidence des blessures, la présence de la couronne d’épines, l’expression du visage permettent d’exprimer directement la souffrance et de provoquer une méditation qui ne prend plus pour point de départ l’annonce du Royaume, mais la croix elle-même, introduisant les thèmes de la pitié et de l’horreur, fort étranges, s’agissant de Dieu même.
17Il arrive que l’aspect narratif passe au premier plan, mais les grands peintres le dépassent toujours. Qu’on songe par exemple à la manière allusive de Fra Angélico, lorsqu’il peint le Christ aux outrages15. Il ne montre pas le corps des persécuteurs mais uniquement leurs mains et une tête seulement, celle d’un homme crachant. La présence aux pieds du Christ, et en contre-bas, face au spectateur, de deux personnages en prières, La Vierge et saint Dominique, renforce encore l’aspect spirituel de la fresque dont le schéma géométrique accuse le dépouillement. Ce n’est ni la relation d’un événement, ni le jeu quasi abstrait des symboles de la nature, c’est la découverte poignante du sens mystique de la passion du fils de Dieu, souffrant injustice et violence.
18A la douceur méditative des œuvres de Fra Angélico, s’oppose les crucifixions des peintres du nord de l’Occident. La piété et la pitié ne sont pas moins évidentes, particulièrement chez Roger de le Pasture, qui, tout en exprimant une souffrance indicible, réussit à donner à la victime volontaire livrée aux mains de ses persécuteurs une majesté qui laisse entendre que « celui qui vient d’en haut est au-dessus de tout. » C’est à cette époque qu’apparaîtront dans les retables les figures souvent caricaturales des persécuteurs. L’opposition entre leur aspect grotesque, leur laideur et la dignité des saints personnages debout au pied de la croix, interdit cependant toute assimilation du spectateur aux bourreaux. C’est donc toujours dans la figure même du Christ, dans la manière dont elle est dépeinte que se lit le message : « ils m’ont haï sans cause » et cela, non seulement dans les scènes du calvaire, mais encore bien davantage dans la consternation qui se manifeste dans les déplorations du Christ dont le thème devient de plus en plus fréquent.
19Dans les sculptures et les peintures qui montrent le Christ mort, déposé sur les genoux de sa mère, l’accent est mis essentiellement sur la douleur ; la méditation tranquille qu’on observe chez les personnages de Fra Angelico fait place à des sentiments pathétiques où l’horreur le dispute à la pitié. Par ailleurs tout hiératisme a disparu, la ligne oblique du corps du Christ impose des compositions complexes sans axe ascentionnel. Les personnages s ?nt groupés autour du corps de la victime, pleurant ou témoignant leur pitié, ils sont en action. Le spectateur ne peut en aucune façon prendre leur place, à l’inverse de ce qui se passe pour les personnages immobiles et de face de la cellule de San Marco. L’unité dramatique de la scène nous exclut et, par là même, nous impose d’en saisir toute l’horreur, ici retentit la parole : « Ils m’ont haï sans cause » sans que nous puissions prendre distance en affirmant la culpabilité d’autrui.
20Nous pensons que de telles interprétations de la passion montrent bien que le désastre provoqué par la violence humaine se déchaînant sur la victime innocente a été perçu par les peintres et les sculpteurs de la fin du moyen âge exprimant dès lors certains aspects de la foi de leur temps et qu’ils ont tenté de faire passer dès lors une part, souvent cachée, du message évangélique.
21Il va de soi que les effigies tragiques des imagiers du XVe siècle nous révèle ce qu’est la violence humaine et comment elle est éprouvée du point de vue des victimes, mais au-delà de la figure souffrante du Christ, elles s’enracinent dans son message. Dieu ne peut être représenté, c’est donc là aussi, dans ce qui n’est pas dit, dans ce qui ne peut être dit, que se profile, un attribut de Dieu, une bonté infinie, que les peintres ou les sculpteurs suggèrent sans pouvoir accéder à une expression plus directe. On trouve cependant dans certaines œuvres du nord de l’Allemagne, une manière symbolique d’envisager le Christ, Dieu et victime. Quelques retables, un vitrail du XIVe siècle au Kloster Wienhauser près de Celle montrent la crucifixion avec les quatres figures des vertus théologales et la Charité, prenant la place du centurion, transperçant le coeur du Christ d’un large poignard. Ces œuvres sont des œuvres de foi. On peut se demander si, à notre époque, les arts figuratifs peuvent encore exprimer quelque chose d’analogue.
22L’homme de douleur n’est assurément pas un thème inactuel, la violence déchaînée dans le monde, la souffrance des innocents injustement persécutés ont suscité, de Guernica aux triptyques de Francis Bacon, un certain nombre d’œuvres dont le thème est la dénonciation des persécuteurs, mais cette dénonciation se manifeste, sous son aspect le plus virulent, dans l’absence de Dieu. On pourrait croire, dès lors, que la méditation sur la croix, telle qu’elle a été commencée par les peintres et les sculpteurs du moyen âge, dans cet équilibre instable entre le bien et le mal, entre la souffrance provoquée par la persécution trop humaine et la grandeur de Dieu, a perdu toute signification pour nos contemporains, et que le Golgotha n’est plus que le souvenir d’une injustice entre tant d’autres. Cela est sans doute vrai pour des œuvres, comme Guernica, qui ne contiennent aucune allusion à la passion, et montre seulement, comme jadis Goya, les horreurs de la guerre. Encore, le peintre, dans les deux cas, croit-il accuser l’autre, sa violence se veut vengeresse ; mais les images ont une telle force que ce qui est exposé ne peut être le fait d’un certain ennemi mais de l’homme même, lorsque déferlent les puissances du mal.
23Les œuvres de Francis Bacon sont d’une tout autre veine. Elles ne sont explicitement dirigées contre aucun adversaire, si ce n’est la violence et la mort, et la crucifixion en est le thème essentiel. La première en date de ces peintures est fort étrange, il s’agit de Trois études pour des figures à la base d’une crucifixion. Les trois personnages sont si « impitoyablement affreux qu’à leur aspect l’on reste interdit »16. Ce sont des sortes de harpies mi-humaines mi-animales prêtes à hurler ou à mordre. Le titre de l’œuvre indique seul que le thème est celui de la croix. Créées à la fin de la deuxième guerre mondiale, elles causèrent lors de leur exposition à la Lefevre Gallery, à Londres, « une totale consternation »17. Témoin de l’événement John Russel explique combien cette œuvre parut choquante au moment où chacun voulait oublier l’horreur des événements et l’extraordinaire pouvoir de destruction et d’avilissement de l’humanité qui s’était manifesté pendant d’interminables années.
24Ici plus aucun effort de conciliation entre le bien et le mal, seule demeure l’horreur. Les études ne donneront pas lieu à une composition plus ample où aurait figuré une crucifixion. L’usage de une plutôt que de la crucifixion dans le titre de l’œuvre rend compte d’ailleurs des intentions du peintre qui vise tout supplice et ne prétend pas faire allusion, de manière privilégiée, au calvaire.
25Dès l’année suivante cependant un thème particulièrement horrifiant fait son apparition dans les œuvres de Bacon : la carcasse de boucherie, qui pour lui est un symbole de la mort. On la trouve dans un tableau très singulier : Painting 1946, représentant un homme, assis à l’ombre d’un parapluie, qui dissimule ses traits, à l’exception de la bouche ouverte qui fait penser à celle d’une des figures exposées en 1945. Il est entouré de pièces de viande et derrière lui une grande carcasse de bœuf est accrochée sous des guirlandes. Les membres supérieurs déployés de l’animal évoquent inévitablement une crucifixion. Ce qu’il y a d’insoutenable dans l’image, c’est l’opposition entre l’aspect monstrueux de l’homme étalant sa puissance maléfique et la mort violente. Encore une fois il ne s’agit pas ici d’une œuvre religieuse mais de l’expression du désespoir qui ne laisse place à rien d’autre.
26Jusqu’en 1965, époque où il peint un grand triptyque intitulé Crucifixion, Francis Bacon restera hanté par ce thème qu’il liera de plus en plus à la crucifixion. Il s’inspirera directement d’œuvres médiévales, et pour la composition, en transposant les habituels donateurs en figures d’indifférents, et pour le personnage du supplicié, qui n’est plus que chair sanglante et qu’il présente la tête en bas, mais il n’en a pas moins emprunté les lignes générales de cette figure à une œuvre de Cimabue.
27Il est difficile d’interpréter de telles œuvres, montrant l'homme livré à sa propre violence, sans songer aux textes que René Girard consacre à l’époque contemporaine en parlant de l’émergence des mécanismes sacrificiels, de leur découverte, moins par les savants que par le peuple qui la décèle dans l’histoire « terrifiante et merveilleuse de notre temps »18. Et, s’il est vrai que pour Francis Bacon le ciel est vide, il n’en est pas moins évident que sa propre conviction au sujet de la condition humaine s’appuie à la fois sur des expériences vécues et sur sa fascination pour la crucifixion qui est finalement, dans son œuvre, le symbole essentiel de la « genèse imbécile de toute idole sanglante ». Ce que dénonce Bacon c’est précisément la cruauté inutile, gratuite, de toute puissance humaine, et l’horreur qui en découle, la violence nue et la dégradation de la victime par le persécuteur. Il le dénonce au-delà des mots, au-delà des textes nous mettant directement face à une souffrance qui défie la raison. Il ose montrer ce que Picasso et Goya laissaient dans l’ombre, le caractère non accidentel de cette violence, son enracinement au coeur même du spectateur qui ne peut plus se rassurer en attribuant à d’autres ce qui lui est montré et pas davantage, comme le permet parfois l’iconographie médiévale, séparer les bourreaux des saints personnages pour se réfugier dans la méditation. En revanche, coupé du sacré, Francis Bacon ne témoigne plus de la spiritualité de la victime, de sa grandeur, mais seulement « d’une violence entièrement démasquée ».
28Chacun peint selon la foi de son temps, selon son angoisse ou son espérance. S’agissant de l’invisible le message des peintres et des sculpteurs bute toujours sur l’indicible, il se fraye un chemin vers nos yeux, vers notre coeur, sans pouvoir jamais montrer vraiment ce qui est. Renouvelant sans cesse son approche, l’art cependant éclaire de nouvelles voies. Le crucifix de Cimabue, qui a inspiré Bacon, était lui-même, pour les contemporains, une révélation puisqu’il disait la souffrance du Christ, sans évoquer directement sa gloire. Les piétas, nées de la dévotion orientale, apportent à leur tour une image pathétique dont il est bien difficile de dire si elle est plus humaine ou, au contraire, plus divine, selon qu’on y voit la dénonciation horrifiée de la cruauté livrée à elle-même, ou qu’on découvre l’indice le plus évident de la Charité.
29Les œuvres de Francis Bacon sont héritières de ce moyen âge fervent parce qu’elles montrent qu’il est indispensable de passer par la croix pour rendre manifeste un aspect terrifiant du monde. Aspect qui, si nous suivons toujours René Girard, apparaît comme une part essentielle du message évangélique. A l’inverse des auteurs des Pietas, Francis Bacon n’exprime pas la tension entre ce qui est sacré et ce qui est pitoyable, il ne croit pas évoquer un indice, un signe qui permette de se tourner vers Dieu à partir de la violence si âprement dénoncée. Mais le vertige qui nous saisit devant son œuvre ne vient pas seulement de l’abîme de la souffrance humaine, mais de l’évocation qui y est faite de ce qui eut lieu au Golgotha, du Fils de Dieu livré aux persécuteurs, des cris de la foule réclamant sa mort. Au-delà des images horrifiantes du peintre anglais, comme au-delà des déplorations du Christ, s’impose une interrogation sur l’infini de l’Amour, toujours en suspens, parce qu’elle dépasse l’homme qui interroge.
Notes de bas de page
1 St. THOMAS d’AQUIN, Summa theologia, I, 13, 1.
2 M. ELIADE, Le sacré et le profane, Paris, N.R.F., 1965, p. 100-110.
3 PLOTIN, Ennéades, V, 8,1 — 38/40. Il faut remarquer que pour Plotin, Zeus ne signifie jamais l’UN, mais la dernière hypostase, l’Ame.
4 St. JEAN, 1. 18.
5 St. JEAN, 3. 31.
6 St. JEAN, 14. 11.
7 R. GIRARD, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 295.
8 R. GIRARD, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, col. Pluriel, 1978, p. 211, p. 324-329.
9 Nous citons : G. de CHAMPEAUX et dom S. STERKX, Introduction au monde des symboles, La pierre-qui-vire, Zodiaque, 1966, p. 371.
10 G. de CHAMPEAUX, op. cit. p. 368.
11 « Dans les provinces où s’est installée l’anarchie, où nul pouvoir de contrainte n’est plus capable de réprimer les impulsions des hommes armés, où, nantis des seules armes efficaces, invulnérables, de jeunes héros pillent, violent et brûlent pour le plaisir de détruire... » G. DUBY, Adolescence de la Chrétienté occidentale, 980-1140, Genève, Skira, p. 73.
12 St. MATHIEU, 28. 52.
13 St. JEAN, 1. 5.
14 St. JEAN, 15, 25.
15 Fresque d’une cellule du couvent de San Marco à Florence.
16 J. RUSSELL, Francis Bacon, Londres, Thames and Hudson, 1979, p. 10.
17 J. RUSSELL, op. cit., loc. cit.
18 R. GIRARD, Des choses cachées..., op. cit., p. 205.
Auteur
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain et des Facultés universitaires Saint-Louis et professeur à l’École des sciences philosophiques et religieuses.
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