L’Ange et l’expérience poétique du sacré
p. 67-79
Texte intégral
Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des Anges ? Et cela serait-il, même, et que l'un d’eux soudain me prenne sur son cœur : trop forte serait sa présence et j’y succomberais. Car le Beau n’est rien d’autre que le commencement du terrible, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ; et si nous l’admirons, et tant, c’est qu’il dédaigne et laisse de nous anéantir. Tout Ange est terrible1.
1Loin de disparaître avec la fuite des dieux, l’Ange, déchirant le ciel orageux de Duino, s’impose à la poésie rilkéenne comme la figure impensée du sacré, l’icône d’un Dieu à venir dont nous ne serions encore aujourd’hui que les obscurs ancêtres. Que la « mort de Dieu », au lieu de l’éliminer, réactive tout au contraire la question du sacré, Nietzsche ne l’avait-il pas prophétisé dans Le Gai Savoir : « Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde possédait de plus sacré a saigné sous nos couteaux : qui nous lavera de ce sang ? Dans quelle eau pourrons-nous être purifiés ? Quelle fête expiatoire, quels jeux sacrés ne devrons-nous pas inventer ? La grandeur d’une telle action n’est-elle pas trop grande pour nous2 ? » N’est-ce pas aussi le meurtre de Dieu que Mallarmé évoque, dans une lettre à Cazalis, comme une lutte avec l’Ange dont il sort à la fois victorieux et défait : « J’en suis après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force incapable, tu le vois, de me distraire. Mais combien plus, je l’étais, il y a plusieurs mois, d’abord dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. Mais comme cette lutte s’était passée sur son aile osseuse qui, par une agonie plus vigoureuse que je ne l’eusse soupçonné chez lui, m’avait emporté dans des Ténèbres, je tombai, victorieux — éperdument et infiniment — jusqu’à ce qu’enfin je me sois revu un jour devant ma glace de Venise, tel que je m’étais oublié plusieurs mois auparavant3 ». C’est précisément dans les œuvres de Holderlin, Nietzsche, Mallarmé et Rilke que le reflux du divin et la mort de Dieu accèdent au langage et s’énoncent de façon exemplaire comme le destin de la pensée occidentale. C’est l’accomplissement de la métaphysique dans la « mort de Dieu » qui réapproprie selon Heidegger la poésie et la pensée à leur essence oubliée : la nomination du sacré et le dire de l’être. C’est dans cet espace libéré de l’idole métaphysique (Dieu conçu sur le mode de l’étant comme Etant suprême) que surgira, neuve et inouie, la question du divin. Mais le divin n’est pas Dieu. Il en est tout au plus l’approche ou, comme le dit Heidegger, la trace de qui en est à dire. N’est-ce pas ce Dieu à dire, ce Dieu à venir que Heidegger envisage lorsqu’il écrit : « Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’être que se laisse penser l’essence du Sacré. Ce n’est qu’à partir de l’essence du Sacré que l’essence de la Déité (Gottheit) est à penser. Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la Déité que peut être pensé et dit ce que le mot Dieu doit nommer4 ». Si l’essence du Sacré ne peut être pensée qu’à partir de la vérité de l’être, il n’en demeure pas moins vrai que la nomination poétique du sacré précède le questionnement philosophique. Des poètes comme Hölderlin et Rilke n’ont-ils pas frayé la voie à la méditation heideggerienne ? Heidegger ne reconnaissait-il pas dans l’Ange rilkéen, comme dans le Zarathoustra de Nietzsche, une figure qui nous invite à penser au-delà de la métaphysique ? L’Ange n’est-il pas le gardien de ce site, centre inoui d’un cercle plus vaste que celui qui circonscrit l’époque de la métaphysique ?
2« Le penseur dit l’être, le poète nomme le sacré » écrit Heidegger dans sa méditation sur la poésie de Holderlin. La phrase heideggerienne indique à la fois l’abîme qui s’est creusé à l’aube de la métaphysique grecque entre la pensée et la poésie, et leur proximité scellée par l’appartenance à une même Histoire, un même Destin. « On sait bien des choses sur le rapport de la philosophie à la poésie. Mais nous ne savons rien du dialogue entre penseurs et poètes qui séjournent, plus proches que les monts les plus séparés5 ». Le dialogue dont il est question ici ne se laisse pas réduire à un quelconque échange d’idées mais désigne plus profondément cette communauté d’origine que partagent, dans leur différence, pensée et poésie. L’Ange rilkéen, surgi des abîmes du ciel de Duino, ne serait-il pas cette figure qui fait entrer en dialogue la pensée et la poésie au coeur de l’expérience radicale de l’Ouvert ? Mais cette rencontre avec l’Ange est-elle chez Rilke de l’ordre du dialogue ? N’évoque-t-elle pas plutôt un affrontement violent, la lutte avec l’Ange de la tradition biblique, combat obscur et scandaleux qui, après s’être déroulé dans la plus extrême confusion, se termine par l’humiliation d’un Dieu tombant aux pieds d’un transgresseur qu’il bénit après avoir blessé. Etrange rencontre que celle de Jacob avec l’Ange. Car pour les deux protagonistes la victoire s’avère une défaite, la défaite une victoire. Le Très-Haut ne proclame-t-il pas Jacob vainqueur, lui faisant don d’un nouveau nom : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as combattu avec Elohim comme avec des hommes, et tu as vaincu ». Fort de son nouveau nom, Jacob ne l’assumera cependant qu’au prix d’une mutilation corporelle : « Le soleil l’éclairait quand il passa Penouel, et il boitait de la hanche » (Genèse XXXII, 25). N’est-ce pas en effet cet Ange biblique tout auréolé de sa terrifiante beauté qu’évoque Rilke, avant les Elégies, dans Les Nouveaux Poèmes ?
Du poids qui repose entre tes mains, prends garde
de ne rien confier à ses mains légères
Car elles viendront alors dans la nuit
t’éprouver au combat, traversant
en colère la maison pour te saisir
brisant tes formes pour te créer à nouveau6.
3Destructeur et créateur, l’Ange n’a cessé de hanter la poésie rilkéenne depuis les poèmes de jeunesse et Le Livre d’Heures jusqu’aux poèmes en langue française rassemblés dans Vergers. Pourquoi Rilke s’est-il si souvent référé à l’une des figures les plus chargées du symbolisme religieux, lui qui considérait toute médiation religieuse comme une entrave voire une offense à l’expérience de l’Ouvert ? Messager des Dieux, l’Ange n’est-il pas par excellence le médiateur du Ciel et de la Terre ? Dans une lettre à son traducteur polonais W. von Hulewicz (13 novembre 1925) Rilke écrit : « Si l’on commet la faute d’appliquer aux Elégies et aux Sonnets les concepts catholiques de la mort, de l’au-delà et de l’éternité, on s’éloigne entièrement de leur conclusion et on se prépare une incompréhension de plus en plus profonde. L’« ange » des Elégies n’a rien de commun avec l’ange du ciel chrétien, plutôt avec les figures d’anges de l’Islam7 ». Rilke connaissait-il l’importance de l’angélologie dans la théologie islamique ? Avait-il lu les récits visionnaires d’Avicenne et des néoplatoniciens de l’école d’Ispahan ? Ou s’était-il contenté de lire lors de ses visites à la Bibliothèque Nationale en juin 1907 La vie de Mahomed (1730) de Boulainvilliers qui lui inspira un sonnet sur la vocation du Prophète (sourate 96 du Coran). Il ne nous appartient pas ici de soumettre l’Ange rilkéen à une critique des sources8 mais d’en évaluer l’enjeu pour l’expérience poétique. Mais il se pourrait toutefois que la référence à l’angélologie islamique nous permette de mieux préciser cet enjeu. Car l’angélophanie dans la théologie musulmane, plus particulièrement dans les arcanes de l’Islam iranien auxquels Lou Salomé et Carl Andréas avaient vraisemblablement initié Rilke après son voyage en Russie, est le complément indispensable d’une théologie apophatique et négative. Qu’est-ce à dire ? Par-delà la métaphysique, qui ne concerne jamais que le domaine des étants pris dans sa totalité (et non l’être de l’étant), l'Un est proclamé dans sa suressence et sa différence absolue, ineffable et inimaginable. La Transcendance pure est un abîme de lumière dont aucun œil ne saurait soutenir l’éclat, et qu’aucune nomination ni prédication ne sauraient atteindre. L’Ange apparaît dans cette perspective comme le support des Noms et des Attributs que Dieu daigne se conférer à travers l’imagination créatrice des hommes. L’Ange manifeste ainsi dans le bruissement de ses ailes les opérations divines sans jamais épuiser le mystère de l’indicible Essence dont il procède. La figure de l’Ange réconcilie ainsi deux exigences contradictoires : l’indicibilité de l’Un et la manifestation de la Beauté. Comme Hermès, l’Ange est le messager et l’herméneute de la lumière divine. Mais sa fonction essentielle est de nous empêcher de penser Dieu sur le mode de l’étant, fût-ce comme Etant suprême, et de tomber ainsi dans les pièges de l’idolâtrie métaphysique. La hiérarchie fluide et mobile des anges nous interdit d’enfermer la question de Dieu dans un système de concepts comme le fut le Dieu du Moyen-Age scolastique qu’un poème de Rilke présente enfermé dans une cathédrale :
Ils l’avaient enfermé au fond d’eux-mêmes
et ils voulaient qu’il existe et fasse justice
enfin (pour l’empêcher de monter au ciel)
ils le chargèrent de la masse pesante
de leurs cathédrales. Ils le voulaient
tournoyant par-dessus ses nombres infinis
faisant des signes et telle une horloge
indiquant l’horaire de leurs tâches journalières9.
4Assigné par les hommes à gérer la temporalité quotidienne de la cité marchande, comme il fut assigné par la métaphysique à gérer la totalité des étants, Dieu ne saurait assurément se laisser réduire à cette fonction d’horloger :
Mais tout à coup il se mit en marche pour de bon
et les gens de la ville stupéfaite
effrayés par la voix
le laissèrent aller son chemin
avec sa sonnerie tendue au-dehors
ils s’enfuyaient à la vue de son cadran10.
5La cathédrale est désormais vide. Les figures sculptées du portail ne sont plus que les coquilles creuses d’une oreille désormais absente :
Isolées maintenant dans le vide de leur portail
jadis elles furent la coquille d’une oreille
percevant toute rumeur de cette ville11.
6Seul l’œil de la rosace, béance ensanglantée par un coucher de soleil, évoque un Dieu abyssal dans lequel, mélange de volupté et de terreur, est appelé à se noyer le cœur humain :
le regard errant ça et là qui l’observe
saisi comme dans un tourbillon,
il nage encore un peu
puis se noie et ne sait plus rien de soi,
lorsque cet œil qui apparemment repose,
s’ouvre et se referme avec fracas
et l’entraîne jusqu’au fond rouge de sang :
Ainsi saisirent jadis les grandes rosaces,
dans les ténèbres des cathédrales un cœur,
pour l’abîmer en Dieu12.
7L’Ange exercera-t-il dès lors cette fonction médiatrice qui, conformément à la théologie mystique de l’Orient musulman, consiste à approprier l’éclat de la théophanie à la capacité réceptive de chaque cœur humain13 ? L’Ange du Méridien esquisse un mouvement tout contraire puisque, figé par l’éternité dans son indifférence lapidaire, il offre, comble d’ironie cruelle, aux profondeurs insondables de la Nuit le cadran solaire que les hommes lui avait confié :
Que sais-tu, pierre, de notre être ?
Et ton visage est-il encore plus ravi
lorsque tu présentes ton cadran à la nuit ?14.
8N’est-ce pas déjà l’attitude d’indifférence voire d’exclusion qu’adoptera l’Ange de la Première Elégie de Duino ?
Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ?15.
9s’écrie le poète refoulant aussitôt dans un sanglot son appel de détresse.
Tout Ange est terrible
Il me faut donc ainsi retenir et ravaler en moi l’obscur
sanglot, ce cri d’appel16.
10Loin d’être un médiateur, l’Ange semble avoir hérité des traits du Dieu vivant dont il était jadis le messager. Aussi Rilke, soulignant son insoutenable présence, l’associe-t-il aux « Dieux » (Götter) dont les Anciens avaient, contrairement à nous, l’art de se protéger :
Plus fortement les Dieux pèsent sur nous. Mais cela
c’est chose des Dieux...17.
11Tout oppose les Anges aux hommes entre lesquels nul dialogue ne s’avère possible :
Accomplis avant l’heure, vous
enfants gâtés de l’univers, hautes chaînes,
crêtes d’aube de toute création, — pollen
de la divinité en fleurs, articulations
de la lumière, couloirs, escaliers, trônes,
espaces formés de puissance d’être, boucliers de ravissements,
tourbillons d’extase orageuses et brusquement
seuls, miroirs ; qui renvoient la beauté dispersée
au visage18.
12Se protégeant de l’écrasante et éblouissante hiérophanie angélique, le poète vise à conquérir par la parole poétique un espace de respiration où l’amour et la mort s’étreignent tendrement dans les limites étroites d’une fragile bande d’humanité :
Puissions-nous trouver, nous aussi, une parcelle de terre
fertile
qui nous appartienne, claire, étroite et humaine,
retenue entre courants et rochers19.
13Tantôt indifférent, tantôt menaçant, l’Ange ne cesse d’être invoqué et cité dans sa radicale altérité tout au long des Elégies comme le garant de la Vérité, de l’invisible. Il n’y a par conséquent rien de plus ambigu que l’angélologie rilkéenne comme le montre cette lettre du poète à Ellen Delp : « Ce monde vu non plus de l’homme, mais dans l’ange, est peut-être ma vraie tâche ; du moins toutes mes tentatives précédentes conflueraient-elles en elle ; mais pour s’y atteler, Ellen, comme il faudrait être protégé, et résolu20 ». En quoi l’Ange est-il le garant de la Vérité ? De quelle Vérité ? Il est intéressant, croyons-nous d’opposer ici deux interprétations contradictoires de l’Ange rilkéen, celle du théologien H. Urs von Balthasar, et celle du philosophe et iranologue Henry Corbin. Le premier élimine complètement la référence rilkéenne à l’Ange islamique, le second en revanche la prend dans son acception littérale. Pour l’auteur de La Gloire et la Croix, l’Ange rilkéen, puisé aux sources de l’angélologie occidentale, ne serait plus qu’un Céleste Narcisse, dévoyé au miroir de sa propre beauté qu’il diffuse dans un cosmos vidé de tout Amour : « Les Elégies imaginent un royaume des anges comme totalité en soi fermées, tels les ola du néoplatonisme, les intelligences de Denys et de Dante, ou les anges de Thomas d’Aquin : des êtres dotés par Dieu d’une telle intuition qu’ils n’ont pas besoin de l’expérience extérieure et ne sont qu’improprement en conversation entre eux ou avec des hommes, tels les monades sans fenêtres de Leibniz. Le « narcissisme » des anges rilkéens s’enracine donc exactement dans la tradition occidentale ; mais contrairement à la tradition il manque ici la chaîne d’or des émanations, hiérarchies, missions, qui ouvre malgré tout leur royaume au monde des hommes et donne une participation à la totalité céleste21 », Pour Corbin, tout au contraire, l’Ange rilkéen serait l’approche poétique de l’Ange-Esprit-Saint. Ange de la Révélation et de la Connaissance, l’Archange Gabriel est aussi celui de la Pensée et de la Poésie. Évoquant le dialogue de la pensée et de la poésie, cher à Heidegger (dont il fut le premier traducteur français) l’éminent iranologue écrit : « Parce que l’Iran fut la patrie des philosophes et des poètes, je terminerai notre entretien en évoquant les célèbres Elégies de l’un des plus grands poètes contemporains de langue allemande : Rainer Maria Rilke. Parce que ses Elégies, qu’il a lui-même commentées dans une correspondance aux richesses inépuisables, formulent exactement, littéralement, ce que nous venons essayer de dire, et parce que le rôle de l’Ange est essentiel dans ses Elégies22 ». L’Ange rilkéen serait donc littéralement l’équivalent poétique en Occident de l’« Archange empourpré » des récits mystiques d’Avicenne, Ibn Arabi, et de Sohravardî. Corbin a sans doute raison de souligner l’importance pour l’exégèse rilkéenne de la lettre à von Hulewicz dans laquelle le poète en vient à substituer les anges coraniques à ceux qui peuplèrent jadis le ciel chrétien de son enfance. Dans cette même lettre Rilke écrit : « L’ange des Elégies est la créature chez qui la transformation du Visible en Invisible, à quoi nous nous employons, apparaît déjà accomplie. Pour l’ange des Elégies, toutes les tours, tous les palais passés sont existants, parce que depuis longtemps invisibles, et les tours et les ponts encore debout dans notre existence déjà invisibles, bien qu’encore (pour nous) matériellement présents. L’ange des Elégies est le garant du plus haut degré de réalité de l’invisible. De là qu’il est « terrible » pour nous, qui restons encore attachés au Visible que nous aimons et transformons23. » L’Ange est donc cette figure chez qui la transformation du Visible en Invisible, qui constitue l’essence du travail poétique, est pleinement achevée. Un théologien shî’ite cité par Corbin ne proclamait-il pas que la pensée est un « atelier à produire du transcendant, de l’invisible24 » ! Mais le théologien et le poète parlent-ils vraiment du même « Invisible » ?
14Alors que l’Ange islamique nous arrache au monde sensible qu’il dévoile du même geste comme le reflet dégradé et multiplié de l’Un, l’Ange rilkéen ouvre ici-bas, comme l’a montré Heidegger, l’espace intime du monde (Weltinnerraum), l’expérience de l’Ouvert. Cette expérience angélique nous est décrite d’une façon saisissante dans une lettre que le poète adresse de Tolède à Ellen Delp. Le paysage de Tolède, submergeant soudainement les multiples points de vue sous lesquels un donné perceptif ne se dévoile que progressivement, s’y manifeste immédiatement comme un Tout simultanément présent dans chacune de ses parties : « là-bas, la chose extérieure : tour, montagne, pont, comportait déjà en elle-même l’intensité inouïe, insurpassable des équivalences intérieures par lesquelles on eût aimé la représenter. Apparition et vision coïncidaient en quelque sorte partout dans l’objet, un monde intérieur était exposé en chacun d’eux, comme si un ange, qui englobe l’espace, était aveugle et regardait en lui-même25 ». L’Ange de Rilke est ce regard de l’Autre, cet Œil pur et droit qui nous restitue dans sa simplicité et sa transparence l’essence du Même dont les corps enlacés des amants dans la Première Elégie voilaient encore la trop intense lumière :
Cette part difficile des cœurs solitaires ?
Est-elle plus légère aux amants ?
Hélas, l’un à l’autre ils se cachent leur destin
Ne le sais-tu pas encore ?26.
15Un poème français de Vergers nous montre ce retournement de l’œil angélique :
Vues des Anges, les cimes des arbres peut-être
sont des racines, buvant les cieux ;
et dans le sol, les profondes racines d’un hêtre
leur semblent des faîtes silencieux.
Pour eux, la terre, n’est-elle point transparente
en face d’un ciel, plein comme un corps ?27.
16Mais cet œil qui apparemment renverse le paysage, le voit en vérité à l’endroit. Ce sont en revanche nos yeux qui renversent les choses les fixant dans leur trompeuse apparence :
De tous ses regards le vivant perçoit l’« ouvert ».
Seuls nos yeux à nous sont à l’envers,
posés comme piège autour des issues28.
17Force menaçante et numineuse, l’Ange apparaît dans la Neuvième Elégie comme l’interlocuteur d’un dialogue possible. Car l’Ange annonce — pour autant qu’il puisse encore être considéré comme un messager — le règne du Dicible :
Voici le temps de ce qui peut être dit.
Voici sa demeure. Parle et reconnais29.
18Aussi le poète se tourne-t-il confiant vers l’Ange comme vers un Maître qui détient le secret de la Parole :
Célèbre la terre pour l’ange et non pas l’ineffable
devant lui tu ne saurais te vanter
de ce que tu as merveilleusement ressenti.
Dans cet univers
où ses dons de sentir sont tellement plus vastes que les tiens,
tu n’es qu’un novice30.
19L’Ange désigne ainsi la dimension originaire de la Parole. Ne serait-il pas à la limite, comme pourraient le suggérer les derniers vers de la Neuvième Elégie, la Terre elle-même qui, se réfléchissant dans notre cœur, désirerait s’y rendre invisible ?
Terre, n’est-ce pas ceci que tu veux : renaître
en nous invisible ? N’est-ce pas ton rêve
d’être invisible une fois ? Terre ! Invisible !31.
20Mais alors l’Ange ne risquerait-il pas de se confondre avec le « dieu secret des fleuves du sang », ces forces obscures du désir inconscient dont nous parle la Troisième Elégie ? Sans jamais se confondre, l’Ange et la Terre se co-appartiennent dans leur différence originaire. C’est dans cet espace de co-appartenance que se risque le poète.
21L’Ange rilkéen n’annonce ni l’Au-delà ni l’En deçà mais ensemence ici-bas notre regard pour les moissons de l’invisible :
De quel regard étais-je ensemencé
pour que si jamais s’ouvre ton sourire,
mes yeux sur toi reportent l’espace du monde ?
Mais tu ne viens pas, ou tu viens trop tard,
Anges, abattez-vous
sur ce bleu champ de lin.
Anges, anges, moissonnez32.
22Il n’y a pas de notion plus difficile à saisir chez Rilke que celle de l’invisible. Car loin de se cacher derrière le visible comme derrière un écran sur lequel se profileraient des ombres chinoises, l’invisible rilkéen en est tout au contraire l’épiphanie. Aussi l’invisible est-il le produit d’un agir : « Nous sommes les abeilles de l’invisible, écrit Rilke dans sa lettre à von Hulewicz. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour l’accumuler dans les grandes ruches d’or de l’invisible »33. Mais ce qui pour nous est action, est pour l’Ange contemplation. En lui la Transfiguration de la Terre qui se poursuit à travers nous s’est pleinement accomplie. L’Ange imprime dans l’espace intime de notre cœur cette « terre caduque et provisoire » qui, par cette impression, ressuscite en son invisible essence. C’est en cela que l’Ange est terrible et qu’il nous est étranger. Mais cet Ange étranger ne saurait-il, comme un poème de Vergers nous l’invite à penser, être accueilli dans notre demeure, comme le furent par Abraham les trois anges sous le chêne de Mambré. La parole poétique deviendrait-elle ainsi le lieu de la « philoxénie » ?
Reste tranquille, si soudain
l’Ange à ta table se décide ;
efface doucement les quelques rides
que fait la nappe sous ton pain
Tu offriras ta rude nourriture,
pour qu’il en goûte à son tour,
et qu’il soulève à la lèvre pure
un simple verre de tous les jours34.
23Transsubstantiation de la vie quotidienne, l’Ange effrayant de pureté, nous ramène à l’innocence de l’origine. Mais, ce retrait vers l’origine n’est pas un retour au passé, mais le trait même de l’Avenir. Aussi dans une lettre à Baladine Klossowska, l’image de l’Arc vient-elle s’unir à la figure de l’Ange : « Et toujours il semblera que je m’éloigne de vous, car là où je vais aucun nom n’est valable, aucun souvenir ne doit y persister, on doit y arriver comme on arrive parmi les morts, en remettant toutes les forces entre les mains de l’Ange qui vous conduit. Je m’éloigne de vous — mais puisque je ferai tout le tour, je m’approcherai de nouveau à chaque pas. L’Arc est tendu pour lancer la flèche vers l’oiseau céleste ; mais si elle retombe elle l’aura traversé sans tuer, et de tout haut elle tombera dans votre cœur »35. L’angélologie rilkéenne s’avère ainsi, plus qu’une poésie de l’origine, une poétique du commencement : « si l’Ange daigne venir, ce sera parce que vous l’aurez convaincu, non pas avec des pleurs, mais par votre humble décision de commencer toujours : ein Anfänger zu sein ! »36.
Notes de bas de page
1 R.M. RILKE, Les Elégies de Duino, trad. de Armel Guerne, dans Œuvres 2, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 315.
2 F. NIETZSCHE, Le Gai Savoir, trad. de Pierre Klossowski, Paris, Club français du Livre, 1957, rééd. Christian Bourgeois, coll. 10/18, p. 209-210.
3 S. MALLARME, Correspondance, 1862-1871, t. I, Paris, Gallimard, p. 245.
4 M. HEIDEGGER, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 130.
5 M. HEIDEGGER, ibidem.
6 R.M. RILKE, Nouveaux Poèmes, dans Œuvres 2, p. 187.
7 R.M. RILKE, Lettre à von Hulewicz, 13 novembre 1925, Œuvre 3, trad. Blaise Briod, Philippe Jaccottet et Pierre Klossowski, Paris, Seuil, p. 1976, pp. 589-590.
8 I. SOLBRIG, Gedanken über literarische Anregungen zur verfremdenden Engelkonption des mittleren und späten Rilke, dans Modem Austrian Literature, vol 15, no 3/4, 1982, p. 277-290.
9 R.M. RILKE, « Dieu au Moyen-Age », Nouveaux Poèmes, Œuvres 2, p. 182.
10 R.M. RILKE, Ibidem.
11 R.M.RILKE, « Le portail », op. cit., p. 180.
12 R.M. RILKE, « La rosace », op. cit., p. 181.
13 Voir les remarquables travaux de Henry Corbin, plus particulièrement L’imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1977.
14 R.M. RILKE, « L’Ange du Méridien », op. cit., p. 178.
15 R.M. RILKE, Première Elégie, op. cit., p. 315.
16 Ibidem.
17 R.M. RILKE, Deuxième Elégie, trad. Armel Guerne, p. 320.
18 R.M. RILKE, Deuxième Elégie, trad. Lorand Gaspar, p. 350.
19 R.M. RILKE, Ibidem, p. 352.
20 Lettre citée par Ph. Jacottet dans Rilke par lui-même, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1970, p. 101.
21 H. URS VON BALTHASAR, La Gloire et la Croix, t. IV Le domaine de la Métaphysique, vol. 3, Les Héritages, trad. Robert Givord et Henri Engelmann, Paris, Aubier, coll « Théologie », 1983, p. 173.
22 H. CORBIN, Philosophie iranienne et Philosophie comparée, Téhéran, Académie Impériale iranienne de Philosophie, 1977, p. 316.
23 Lettre à von Hulewicz, p. 591.
24 H. CORBIN, op cit, p. 136.
25 R.M. RILKE, Lettre à Ellen Delp, citée par Philippe Jacottet, op. cit., p. 101.
26 R.M. RILKE, Première Elégie, p. 347.
27 R.M. RILKE, Vergers, p. 488.
28 R.M. RILKE, Huitième Elégie, p. 366.
29 R.M. RILKE, Neuvième Elégie, p. 370.
30 Ibidem, p. 370.
31 Ibidem, p. 371.
32 R.M. RILKE, Poèmes épars, Œuvres 2, p. 424.
33 Lettre à von Hulewicz, p. 590.
34 R.M. RILKE, Vergers, Œuvres 2, p. 467-468.
35 R.M. RILKE, Lettres françaises à Merline, 1919-1922, Paris, Seuil, coll. « Pierres vives », p. 37-38.
36 Ibidem.
Auteur
Professeur à l’Université de Nimègue, L’Ange et l’expérience poétique du sacré.
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