L’abbé Daniel Coppieters de Gibson (1929-1983)*
p. VII-XII
Texte intégral
1Voilà donc que nous a été enlevé, de manière tout à fait subite, à cinquante-quatre ans, au seuil de cette nouvelle année académique, l’abbé Daniel Coppieters, qui incarnait, au sein de nos Facultés, les valeurs les plus fondamentales, comme prêtre, comme universitaire, comme homme. Ainsi qu’il le disait lui-même, en parlant d’un de ses maîtres : « l’inéluctable s’est accompli, avec l’imprévu et l’immaîtrisable qui le signent ».
2A l’instant de sa disparition, il commençait sa vingtième année au service des Facultés. Après de brillantes études d’humanités à l’Institut Saint-Louis, couronnées par la médaille d’honneur, il parcourt, à l’Université de Louvain, les deux cursus de la licence en philosophie et de la licence en philologie classique, qu’il réussit de la manière la plus remarquable. Dans l’intervalle, il acquiert sa formation de théologien, qu’il aura toujours à coeur de parfaire et d’approfondir.
3Tout en poursuivant des travaux universitaires, il commença sa carrière d’enseignant à l’Institut Saint-Louis où, pendant huit ans, il fut professeur titulaire de poésie.
4C’est en 1964, qu’il entra dans le corps académique des Facultés, au moment où débute le rectorat de Mgr Henri Van Camp. Il rejoignait ainsi celui qui fut son maître de vie et avec qui il a entretenu un dialogue ininterrompu, Mgr Van Camp qui m’a fait part de son grand regret de ne pouvoir se trouver parmi nous en ce jour de suprême adieu.
5Les principaux cours dont Daniel Coppieters était chargé relevaient directement de sa spécialité de philosophe et de philologue : ils concernaient l’étude des textes philosophiques grecs et latins ainsi que l’histoire de la philosophie ancienne et médiévale. Son excellente connaissance du latin l’a conduit à participer à la traduction d’un fort volume de la correspondance d’Erasme.
6Etait-ce sa profonde culture humaniste qui le fit s’intéresser à Erasme ? Peut-être. Toujours est-il que ses affinités s’étendaient bien au-delà du monde classique. Son humanisme embrassait également les manifestations les plus contemporaines de la pensée, de la littérature et des arts, dont il suivait le développement scrupuleusement et pratiquement au jour le jour.
7De ce très large intérêt pour la vie culturelle et de ce souci, pour ne pas dire de ce besoin, qui était le sien de se tenir toujours informé du mouvement des idées, il a pu faire bénéficier toute notre communauté par ses fonctions de directeur de la bibliothèque qu’il a exercées pendant seize ans.
8Depuis dix ans, très exactement, il était aussi secrétaire général des Facultés. Comme tel, il était l’adjoint du recteur et prenait directement part à toutes les décisions importantes qui concernaient notre institution. Je crois pouvoir dire que, dans cette tâche, il était unanimement apprécié. Pour ma part, je n’ai pas souvenance du moindre désaccord entre nous, pour ce qui touche à la direction des Facultés, tout au long de ces dix années au cours desquelles nous étions amenés à nous rencontrer quotidiennement. Les dossiers qu’il prenait en charge étaient traités, dans tous leurs aspects même les plus matériels, avec la plus grande diligence. D’autre part, comme responsable administratif, il avait le sens des différences, de la singularité des personnes et des situations. Dans cet esprit, il plaidait remarquablement l’assouplissement de la règle générale au profit de la particularité des cas individuels, avec le souci d’épuiser toutes les possibilités de répondre aux demandes de ceux qui recouraient à lui. Il témoignait ainsi d’un véritable idéal d’humanisation de la vie administrative.
9Outre ses fonctions d’enseignant et de secrétaire général, Daniel Coppieters a consacré le meilleur de ses dons et de ses soins à l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses. Sous la présidence de Mgr Van Camp, il en fut, pendant dix ans, le secrétaire avant d’en assumer la direction. Dans ce cadre, il organisait chaque année un programme de cours, un cycle de conférences publiques et une session théologique. La conception et l’animation de ces sessions théologiques — dont la dix-septième devait s’ouvrir cette année — constituent sans doute une de ses réalisations les plus personnelles — celle qui lui était, en tout cas, je le pense, la plus chère. La plupart de ces sessions firent l’objet de publications qui ont connu une très large diffusion. A cet égard, il me faut rappeler qu’il a été un membre particulièrement actif du Comité de direction des Publications des Facultés, dont il avait encouragé la création. Dans ce contexte, il fut le maître d’œuvre, patient et inventif, de deux des plus importants ouvrages de la collection : l’un en hommage à Mgr Van Camp, Savoir, faire espérer, et l’autre, en hommage au professeur Alphonse De Waelhens, Qu’est-ce que l’homme ?
***
10Dans un monde universitaire en mutation rapide, Daniel Coppieters incarnait la tradition au sens le plus élevé du terme. Il entretenait l’amitié des anciens étudiants et savait raviver le témoignage des anciens collaborateurs des Facultés. Du passé, il retenait les leçons toujours actuelles, tout en en effaçant les formes désuètes, de sorte qu’il enrichissait notre présent de tout l'héritage de nos prédécesseurs. Aussi est-ce tout naturellement que lui fut confiée la présidence du Comité chargé d’organiser le cent vingt-cinquième anniversaire des Facultés que nous célébrons en ce mois d’octobre. Sous son impulsion et grâce à son très vaste réseau d’amitiés tissé au sein et en dehors de la Maison, il avait réussi, en quelques jours à assurer l’essentiel de la mise en place de cette célébration. Avec lui, nous perdons notre mémoire.
11Il avait écrit : « S’il est vrai que le visage doit s’effacer dans l’œuvre, il est vrai aussi que l’œuvre peut renvoyer avec justesse au visage qui l’incarne ». En suivant sa propre suggestion, il est ainsi possible d’esquisser certains traits de sa personnalité, même s’il est plus facile de les graver dans nos cœurs que de les évoquer par des mots.
12Dans son œuvre, il nous a entre autres laissé des textes introductifs aux sessions théologiques, qui nous parlent clairement de lui.
13Son aspiration, telle qu’elle s’y manifeste et qui répondait si naturellement à son charisme, n’était pas celle d’élaborer des systèmes achevés, mais, selon ses propres termes, d’« ouvrir des horizons », « tracer des voies », « amorcer une réflexion collective », « mettre en évidence la complémentarité des différences » et provoquer « un échange vraiment dialectique entre elles ».
14Les qualités intellectuelles qui lui tenaient le plus à coeur et dont il témoignait mieux que tout autre, étaient celles de l’esprit critique, mais nuancé, de la loyauté, de la mise en valeur d’autrui, du respect de l’autonomie, de la plurivocité des choses et des êtres.
15A l’opposé, ce qu’il paraissait craindre le plus, c’était la passion et la polémique, la critique automatique, l’indifférence, le cloisonnement étanche des significations, l’unité réductrice et totalisante.
***
16A travers ses multiples activités, Daniel Coppieters exprimait, dans toute sa profondeur, le christianisme de notre temps : s’il n’imposait ni n’opposait jamais l’intransigeance de la censure d’une foi purement doctrinale, sa réceptivité, sa patience, sa bienveillance, sa disponibilité inlassables faisaient signe vers la source de son rayonnement spirituel, d’autant plus intense qu’il se voulait discret. Comme intellectuel chrétien, il pratiquait, sans faillir, le précepte le plus difficile de l’évangile : « ne jugez point ».
17A l’écoute de tout ce qui pouvait confirmer, mais aussi ébranler, ses convictions les plus intimes et les plus vitales, son éthique était celle de la vérité, et non des certitudes confortables. Car ce n’était point par complaisance qu’il écoutait et lisait les auteurs contemporains les plus significatifs de son époque, et donc parfois aussi, les plus aux prises avec le doute, l’insécurité et le manque d’espérance.
18A l’occasion de l’une des sessions théologiques, il déclare ceci : « La théologie doit poursuivre son combat avec l’Ange, ce combat dont elle sort, comme Jacob, toujours blessée et seulement par là victorieuse, dans des conditions plus difficiles que jamais, puisque ce sur quoi son discours s’applique est aujourd’hui absent de tous les autres discours, et rejeté du discours culturel général ».
19Cette grande lucidité, loin d’engendrer une attitude passive ou des sentiments amers, le rendait attentif à la nécessité de retrouver des voies nouvelles pour assister l’homme de notre temps, souvent seul devant ses questions, ses angoisses et sa soif d’absolu.
20C’est encore à l’issue d’un symposium théologique autour du thème de la prière qu’il affirmait : « On ne peut que mal parler de la prière : elle se vit dans l’allocution à Dieu. Au terme, chacun se retrouve sur son propre chemin, dans l’incertitude de l’imprévisible, mais avec, on l’espère, un peu plus de lumière qu’auparavant ou, au moins, plus de courage pour poursuivre sa route solitaire de la recherche de Dieu ».
21C’est l’éthique du dialogue qui a sous-tendu tous les rapports humains qu’il a développés aux Facultés. Un sens raffiné de la courtoisie, une grande distinction, une distance délicate, un peu secrète, mais jamais froide ou ombrageuse, faisaient de lui un collègue passionnant à découvrir, et cependant effacé, humble et peu enclin à la confidence. Il existe peu d’hommes que la simplicité et la modestie fondamentales aient à ce point détourné de la quête des honneurs ou des premières places et qui aient cependant acquis un tel crédit.
22Certains parmi nous le savait grand lecteur de Rainer Maria Rilke, de Marcel Proust ou de saint Jean de la Croix : trois natures d’une sensibilité extrême et contenue, alliant l’austérité au goût des choses subtiles, et le souci de ce qu’il y a de plus singulier chez les êtres à une sympathie étendue à l’humain tout entier.
23Ses amis et ses invités gardent de lui le souvenir d’une intelligence aussi mobile que mesurée, d’une prévenance et d’une hospitalité extraordinaires, d’une qualité de compréhension et d’interprétation qui honorait et anoblissait chaque rencontre.
24Cette noblesse de l’esprit se manifestait jusque dans son enseignement. Tous ses étudiants se souviennent d’un professeur rigoureux, ordonné, scrupuleux même et qui, par on ne sait quel charme indéfinissable, parvenait en même temps à faire entendre la poésie, la beauté et la grandeur des textes dont il présentait l’étude. Ce respect de la grandeur et de l’autorité des grandes figures de la pensée était perçu comme le trait dominant de son enseignement.
25Mais ce professeur grave et exigeant gardait par-devers lui un sentiment de tendresse envers la jeunesse dont la témérité et l’insouciance le déconcertaient parfois. Lors des soupers de cours, les étudiants sentaient ce que son sourire, parfois timide et même un peu triste, contenait d’approbation et d’encouragement à leur propre jeu.
26Daniel Coppieters, c’était aussi une présence constante aux Facultés. Le trait d’union de notre communauté, le pont jeté entre les années académiques. Aussi était-ce vers lui que convergeaient les heureuses et les tristes nouvelles qui affectaient les uns et les autres. Un mot de sa main en répercutait l’écho pour l’ensemble de la communauté, tandis qu’un carton, ou une lettre, plus personnel disait l’amitié et annonçait la prière.
27Serviteur de tous, il s’est montré jusqu’au bout habité par la passion de bien faire. Au moment de partir à la clinique, il a voulu épargner au maximum à ses collègues le poids et les inconvénients de son absence. Pendant cette semaine où s’est précipitée la maladie, il n’a cessé de songer aux solutions à proposer, aux mesures susceptibles d’alléger la tâche de tous. Mais la mort a déjoué cette prévenance. Le 3 octobre, ce fut pour les siens une déchirure irréparable, et pour ses amis des Facultés, un grand vide que rien ne viendra combler. Son brusque départ ne nous a point laissé le temps, le temps ou l’occasion, de lui dire combien grande fut pour lui notre admiration et, plus profonde encore, notre affection.
28Nous communions d’autant plus spontanément à la douleur de sa famille qu’il nous semble à nous tous — et à moi-même en particulier — avoir perdu, non seulement un collègue et un ami, mais aussi un frère.
Notes de fin
* Le texte reproduit l’éloge académique prononcé à l’issue de la messe des funérailles en la Cathédrale Saint-Michel à Bruxelles, le vendredi 7 octobre 1983, par M. Jacques DABIN, Recteur des Facultés universitaires Saint-Louis.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010