Avant-propos. Castoriadis sur l’agora philosophique. L’influence de Socialisme ou Barbarie sur la pensée française de l’après-guerre
p. 7-13
Texte intégral
1L’histoire du groupe « Socialisme ou Barbarie » ressemble à celle de toutes les avant-gardes : extrêmement isolé durant son existence (1949– 1967), il est devenu quasi-mythique aujourd’hui sans que son apport théorique soit mieux connu. Ses analyses de la bureaucratie n’ont guère été lues par les courants de la gauche critique, et s’il a influencé la mise en cause du marxisme dans le champ intellectuel français à la fin des années 1970, c’est au prix d’une dénaturation profonde de ses idées dans la mesure où elle n’avait comme objectif que de dénoncer le totalitarisme communiste, passant sous silence ses critiques du capitalisme.
2La notoriété tardive acquise par le groupe n’a donc pas été synonyme d’une prise en compte effective des orientations qu’il entendait défendre. Son rayonnement se manifeste sans doute davantage au travers des pensées qu’il a inspirées. Véritable laboratoire pour une activité militante qui entendait clairement dépasser l’opposition entre théorie et pratique, ce groupe, presque confidentiel, marqué par les figures de Castoriadis et Lefort, a su attirer à lui des figures qui ont compté dans le champ intellectuel à partir des années 1960 – que l’on songe, pêle-mêle, à Guy Debord, Jean Laplanche, Alain Guillerm, Gérard Genette, Daniel Blanchard, Jean-François Lyotard, Pierre Souyri, Maurice Rajsfus, Daniel Mothé, Henri Simon, Vincent Descombes, etc. – et tisser des liens avec nombre d’intellectuels de renom, de Jean-Pierre Vernant à Edgar Morin en passant par Maurice Nadeau.
3S’il paraît impossible de saisir la part exacte qui revient à Castoriadis dans ces influences, du moins peut-on cerner son apport comme penseur original en tâchant de prendre la mesure des spécificités de son œuvre par opposition à celles de ceux qui l’ont côtoyé. Une chose, en effet, est l’accord sur l’analyse des systèmes bureaucratiques – qu’ils soient staliniens ou capitalistes –, une autre les propositions concrètes et les affirmations positives que l’on peut en tirer.
4Rappelons brièvement que l’analyse de la nature des rapports de production en Russie proposée par Castoriadis dès la fin des années 1940 conduit à récuser les analyses de Trotsky qui parlait de l’URSS comme d’un « État ouvrier dégénéré » qu’il s’agirait de défendre en cas de conflit mondial1. La prise de distance avec le Parti communiste internationaliste (PCI), affilié à la IVe Internationale, qu’exprimait la constitution d’une tendance dite « Chaulieu – Montal2 » dès 1946 conduisit à une rupture trois ans plus tard qui permit la constitution du groupe « Socialisme ou Barbarie », entendant militer pour une révolution prolétarienne redéfinie. Il ne s’agissait plus en effet de prétendre simplement en finir avec la propriété privée des moyens de production puisque l’histoire avait montré que cela n’interdisait nullement l’exploitation des uns par les autres, mais bien de viser « l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général3 ». Cette mise en cause de toute structuration sociale pérenne de la hiérarchie ne pouvait qu’avoir des conséquences sur la nature même du groupe, conduisant à récuser toute forme d’organisation conçue sur le modèle du parti léniniste qui entendant apporter aux masses la conscience de classe, reproduisait la hiérarchie à combattre. Mais comment penser, concrètement, une organisation non bureaucratique et efficace ? Comment militer sans intervenir activement auprès d’individus dominés au point de n’avoir pas toujours spontanément conscience de leur intérêt véritable ?
5Cette question n’a cessé d’agiter le groupe, provoquant une double crise. Abordée une première fois en avril 1949 à un moment où le début de la guerre froide conduit Castoriadis à envisager un troisième conflit mondial rendant des plus urgentes la construction d’un parti révolutionnaire, elle nourrit le débat jusqu’au printemps 1951 où quelques militants – dont Lefort – prirent leur distance avec le groupe. Elle revient au centre des débats dans un contexte national agité par la crise algérienne et le retour du général De Gaulle au pouvoir en mai 1958 : l’afflux d’adhésions provoquées par la situation politique pousse en effet Castoriadis à proposer de transformer le groupe en véritable organisation révolutionnaire. Cette résolution, qui sera approuvée, provoquera le départ de Lefort et d’autres camarades qui fonderont Informations et liaisons ouvrières (ILO).
6La vie du groupe ne fut pas apaisée pour autant. Le dynamisme des sociétés occidentales, entrées dans ce que l’on a pris l’habitude de nommer « les Trente glorieuses », contredisait les analyses marxistes prédisant l’effondrement rapide d’un système miné par des contradictions objectives, ce qui conduisit Castoriadis à prendre ses distances avec le marxisme pour proposer une réorientation idéologique qui suscita de nombreuses réactions. Deux points heurtaient particulièrement certains membres du groupe, la plupart investis dans la publication du mensuel Pouvoir Ouvrier4 : la nouvelle approche de la contradiction fondamentale du capitalisme comme ne se trouvant pas au niveau économique, mais « dans la structure des rapports sociaux dans tous les domaines », et l’analyse du mouvement de privatisation des individus. Comme par ailleurs ceux-ci refusaient de prendre en compte de nouveaux champs de recherches, Castoriadis invita une dizaine de militants à se regrouper dans une « Tendance », selon le nom qu’ils adoptèrent, qui se réunit dès le mois d’octobre 1962 afin de proposer une nouvelle orientation au groupe. Début 1963, quelques militants se regroupent pour signer un texte s’opposant aux vues défendues par Castoriadis, mais ce n’est qu’en juin de la même année que les animateurs de ce qui s’appelle alors « l’Anti-Tendance » réagissent ouvertement aux positions de la Tendance conduisant à une scission en juillet 1963. Le groupe ne survivra pas à cette nouvelle crise. Si la Tendance continue un temps à se réunir, ses activités se limitent à la publication de la revue. Celle-ci va s’achever au troisième trimestre de 1965, après la parution du numéro 405, et à peine deux années plus tard, le groupe s’éteint définitivement.
7Le quatrième numéro des Cahiers Castoriadis6 permettait déjà de mesurer l’intérêt de la pensée du jeune Castoriadis, que ce soit à partir d’une reprise de la question de l’organisation ou de ses travaux d’alors restés longtemps inédits. Le présent numéro complète cette première série d’analyses en publiant plusieurs textes de jeunes chercheurs estimant que le groupe et les débats qui l’animèrent méritent d’être objets d’étude. C’est l’occasion de retours critiques, mais aussi de clarifications de certains aspects de la pensée de Castoriadis par confrontation à celles de Lefort, Lyotard ou, plus étonnamment sans doute, de Jacques Ellul.
8Il se félicite de proposer, en outre, des contributions émanant d’anciens membres du groupe sur l’intérêt desquelles il ne semble guère utile d’insister. Ces témoignages de militants, ayant fait preuve d’une lucidité politique peu partagée, nous sont d’autant plus précieux que c’est avec la même lucidité qu’ils entendent faire le bilan de cet engagement lointain. Laissant paraître des différences d’approche, sinon des désaccords, sur tel ou tel point, leur lecture, passionnante, manifeste ainsi ce dut être la vitalité d’un groupe proprement exceptionnel en raison de l’originalité des thèses qu’il défendait et de l’isolement où cela l’a tenu.
9Comprendre Castoriadis, le comprendre vraiment, suppose de saisir l’importance de son engagement dans « Socialisme ou Barbarie », groupe qui n’a jamais été un simple club de réflexion, mais s’est voulu un instrument de transformation sociale. Si l’autonomie telle qu’il la définit a un sens, c’est bien qu’elle permet d’inventer des formes de vie nouvelles permettant à chacun de mieux maîtriser son devenir (lequel est indissolublement individuel et collectif). On peut comprendre, dans contexte social actuel, que sa pensée souffre encore sinon d’un isolement comme ce fut le cas pour le groupe, du moins d’une très mauvaise reconnaissance. Bien des signes donnent toutefois à penser que le déclin du (néo) libéralisme s’amorce, qui offrira la possibilité de créer de nouveaux horizons de sens, de faire émerger un nouvel imaginaire social. En attendant, la promotion critique de Castoriadis – notamment des thèses qu’il a défendues au sein du groupe – nous paraît devoir être comprise comme un acte visant son advenue.
Principales abréviations utilisées dans ce cahier
Ouvrages de Castoriadis
10EMO 1 : L’expérience du mouvement ouvrier, Union générale d’éditions, Paris, 1974, tome 1
11EMO 2 : L’expérience du mouvement ouvrier, Union générale d’éditions, Paris, 1974, tome 2
12IIS : L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975. Réimpression, coll. « Points-essais », 1999
13CMR 1 : Capitalisme moderne et révolution, Union générale d’éditions, Paris, 1979, tome 1
14CMR 2 : Capitalisme moderne et révolution, Union générale d’éditions, Paris, 1979, tome 2
15SF : La société française, Union générale d’éditions, Paris, 1979
16CS : Le contenu du socialisme, Union générale d’éditions, Paris, 1979
17SB : La société bureaucratique, Bourgois, Paris, 1990
18CL 1 : Les carrefours du labyrinthe, Seuil, Paris, 1978
19DG : Devant la guerre, Fayard, Paris, 1982
20CL 2 : Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil, Paris, 1986
21CL 3 : Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe 3, Seuil, Paris, 1990
22CL 4 : La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe 4, Seuil, Paris, 1996
23CL 5 : Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe 5, Seuil, Paris, 1997
24CL 6 : Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe 6, Seuil, Paris, 1999
25SD : Une société à la dérive, Seuil, Paris, 2005
26FC : Fenêtre sur le chaos, Seuil, Paris, 2007
Autres
27BDIC : Bibliothèque de documentation internationale contemporaine
28EHESS : École des hautes études en sciences sociales
29ILO : Informations et liaisons ouvrières
30IS : Internationale situationniste (la revue et le groupe)
31KAPD : Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands (Parti communiste ouvrier d’Allemagne)
32LEA : Liaison des étudiants anarchistes
33MRCM : Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne
34OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques
35SouB : Sauf indication contraire, ce sigle désigne tout à la fois le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie
36UTCL : Union des travailleurs communistes libertaires
Notes de bas de page
1 Voir Trotsky (L.), Défense du marxisme, texte téléchargeable sur le site : http://www.marxist.org
2 Il s’agit des pseudonymes respectifs de Castoriadis et de Lefort.
3 Castoriadis (C.), La société bureaucratique, Bourgois, Paris, 1990, p. 139.
4 Parmi eux : P. Guillaume, A. Véga, P. Souyri, et J.F. Lyotard. Sur cette polémique allant jusqu’à la scission, voir : Gottraux (P.), Socialisme ou Barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, op. cit., p. 131-157.
5 Le numéro de septembre est annoncé, mais il ne verra jamais le jour.
6 Voir : Klimis (S.), Van Eynde (L.) et Caumières (P.) (dir.), Cahiers Castoriadis no 4, Praxis et institution, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2008.
Auteur
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