Quelques réflexions sur la bibliophilie
p. 249-254
Texte intégral
1Étymologiquement est bibliophile qui aime les livres. A la limite pourrait être ainsi nommé celui qui aime les livres sans même en posséder. Le sens commun montre que la signification du mot est plus restreinte. Le bibliophile est en effet un « collectionneur » de livres. La notion de collection implique nécessairement celle de quantité. Il n’y a pas de collection sans le rassemblement d’un nombre plus ou moins grand de choses collectionnées. A la rigueur serait bibliophile le collectionneur de livres de poche. Il apparaît immédiatement que cette acception est trop large. Toute collection suppose des difficultés à la constituer. D’où l’adjonction de la rareté de l’objet collectionné, en l’occurrence le livre. Ce qui rejoint la définition que donnent du bibliophile Hatzfeld et Darmesteter : celui qui aime, recherche les livres rares, précieux.
2Un livre peut être rare parce qu’il n’en subsiste que très peu d’exemplaires, il peut l’être aussi parce que le tirage de l’édition a été volontairement réduit. Il peut être précieux de par sa provenance, son illustration ou tout autre facteur qui lui confère un attrait particulier, mais avant tout de par la qualité du texte. Tout collectionneur de livres, même rares et précieux, n’est pas nécessairement, à notre sens, un bibliophile. Encore faut-il qu’il lise ses livres.
3C’est avant tout le texte qui fait un livre. Louis Barthou comparait le bibliophile à l’œnophile. Tous deux se délectent des produits de leur collection, les livres et les vins, l’un en les lisant, l’autre en les dégustant. Un simple collectionneur accroît sa collection « sans jamais faire sauter le bouchon d’une bouteille ». Un vrai bibliophile collectionne les livres qu’il aime parce qu’il les a lus. Un bibliomane achète des livres et les classe dans sa bibliothèque sans les lire.
4Le bibliophile recherche les éditions originales. Qu’est-ce qu’une édition originale ? C’est, sous la forme matérielle du livre, le texte tel qu’il a été imprimé pour la première fois. Cette définition comprend, à notre avis, tout ce qui caractérise une édition originale. Il faut qu’il s’agisse de ce qui matériellement fait un livre : couverture, titre, pagination, ce qui exclut les publications dans les revues ou les journaux, mais comprend les tirés à part, à condition qu’ils aient une couverture et une pagination propres. Il faut aussi que ce livre soit la première édition.
5Qu’en est-il du consentement de l’auteur ? Pour qu’une édition soit qualifiée d’originale, certains ont voulu qu’elle ait été éditée avec le consentement de l’auteur. Cette prise de position découlait d’une controverse née au sujet des éditions belges que l’on a, par après, qualifiées de préfaçons. Ces éditions étaient bien chronologiquement des premières éditions, donc des éditions originales. Mais il s’agissait d’éditions « pirates » pour lesquelles les éditeurs n’avaient pas tenu compte des droits d’auteur, aucune loi n’existant à ce sujet en Belgique, à cette époque. En voulant imposer comme condition pour qu’une édition soit qualifiée d’originale, le consentement de l’auteur à ce qu’elle soit publiée par tel éditeur, on exclut automatiquement la plupart des éditions posthumes. Presque toujours elles sont faites sans le consentement de l’auteur disparu et même parfois contre la volonté exprimée de son vivant d’interdire la publication de certains textes.
6Le bibliophile recherche de préférence les éditions originales sur « grands papiers » lorsque ceux-ci existent, c’est-à-dire des exemplaires imprimés à nombre restreint sur des papiers de meilleure qualité que celui de l’édition courante : papiers de Chine, du Japon, de Hollande, pur fil, etc. Le terme « grand papier » vient de ce qu’à l’origine les exemplaires de présent, ou des exemplaires spéciaux, étaient imprimés sur des feuilles de format plus grand que celui de l’édition courante. Le bibliophile recherche ces papiers pour deux raisons. La première : le tirage en est très restreint et confère à ces exemplaires une rareté que ne possède pas les autres. La seconde : ces papiers sont d’une qualité très supérieure à celle du papier d’impression ordinaire, ce qui assure à ces exemplaires une meilleure conservation. Une étude récente a montré que la durée de conservation d’un livre actuel en édition courante est de vingt à cinquante ans, après quoi le papier se désagrège.
7Un livre autre qu’un ouvrage sur les beaux-arts ou documentaire doit-il être illustré ? L’illustration ajoute-t-elle quelque chose à un texte ? Un artiste peut interpréter un texte d’une façon magistrale, créer à partir de lui un chef-d’œuvre. C’est le cas de ce qu’on a appelé « les livres de peintres » : Apollinaire inspire Derain, Ovide Picasso, Renard Lautrec, etc. A la limite le texte devient le commentaire de l’œuvre de l’artiste. Ce que l’on admire, c’est cette œuvre, le texte passe au second plan. Le livre devient le support d’une œuvre graphique. Pour nous, une illustration n’ajoutera jamais rien à un texte. Les chefs-œuvre de la littérature n’ont nul besoin d’une illustration. Chaque lecteur se crée ses propres images.
8Le vrai collectionneur de livres illustrés est en fait un iconophile. Ce qu’il aime et recherche ce sont des œuvres graphiques d’artistes qu’il apprécie. Il ne se contentera pas de reproductions ou de simples « images ». Il voudra des œuvres originales : gravures, lithographies. Les textes ne sont plus que des supports, ce qui importe est la qualité de l’illustration. L’amateur de livres illustrés préférera une bonne illustration d’un mauvais texte à un chef-d’œuvre littéraire mal illustré.
9Bien avant l’apparition de l’imprimerie est née la nécessité de protéger les textes précieux, à l’époque manuscrits, par une reliure. A l’origine la reliure n’avait pour fonction que d’être une protection, d’assurer aux manuscrits, puis aux livres, une conservation beaucoup plus longue. Très vite est venu s’ajouter à cette fonction première un élément décoratif. La reliure apportait au livre un caractère esthétique. De simple artisan, le relieur est devenu un artiste à qui est confié le soin de réaliser un « vêtement » pour un livre, qui à la fois le protège et l’embellit.
10Le mot livre a une double acception. Il est à la fois « contenant » et « contenu ». Pour certains, le contenu, le texte, passe au second plan et, à la limite, n’a plus d’importance. Ce qui les intéresse, c’est le livre en tant que contenant, la reliure. Très vite on en vient à ce qui a été qualifié de reliures-objets. La reliure est considérée en soi, en tant qu’œuvre d’art. Le livre « contenu » n’est plus qu’un prétexte, la reliure peut même, à la rigueur, ne recouvrir que des pages blanches. Cette collection, en soi aussi louable qu’une autre, n’est plus en réalité de la bibliophilie. Pour un bibliophile, la reliure doit toujours rester au service du livre. Elle peut être belle, décorée, mais elle n’est que l’aspect extérieur. Ce qui compte avant tout c’est le texte qu’elle revêt. Beaucoup de bibliophiles préfèrent, avec raison, pour les textes édités avant le XXe siècle, les reliures « d’époque », celles qui ont été réalisées à l’époque où le livre a paru, à des reliures plus belles, plus riches, mais actuelles. Ils ressentent bien plus cette émotion que Barthou qualifiait de « sensuelle » à avoir entre les mains une édition originale de Balzac reliée par un artisan de l’époque en demi veau ou même en demi basane, que la même édition dans une reliure actuelle en maroquin, plus belle mais moins savoureuse.
11Une dédicace ou un envoi autographe écrit par l’auteur sur la page de garde d’un ouvrage qu’il destine à un ami ou confrère apporte à ce livre un caractère personnel, émotionnel, qui rend cet exemplaire d’autant plus précieux. Quelle émotion devait ressentir le bibliophile passionné de l’époque romantique qui avait entre les mains l’exemplaire de L’Éducation sentimentale que Gustave Flaubert avait dédicacé « A mon cher maître George Sand, son vieux troubadour » ou d’un ouvrage de Victor Hugo dédicacé à Juliette Drouet. Toutes les dédicaces n’ont pas la même importance ou la même saveur. Celles accordées lors de séances de signature ou revêtant certains exemplaires des services de presse ne présentent en général aucun intérêt.
12C’est avec le même bon sens qu’il faut considérer la question du truffage des livres. Le truffage consiste à ajouter à un exemplaire d’un ouvrage des autographes ou des documents qui ont un rapport plus ou moins direct avec celui-ci. Ici encore il faut raison garder. Une lettre autographe dans laquelle l’auteur parle de son livre, un fragment du manuscrit de celui-ci, peut à juste titre être joint à un exemplaire de l’édition originale. Par contre nous ne voyons pas l’intérêt d’ajouter à un livre des autographes ou documents qui n’ont rien à voir avec celui-ci, même s’il s’agit d’un autographe de l’auteur.
13Rouveyre a publié un ouvrage en 10 volumes intitulé Connaissances nécessaires à un bibliophile. La somme des connaissances exigées par cet auteur d’un amateur est sans doute exagérée, mais il n’en est pas moins vrai qu’il est impossible d’être bibliophile sans un minimum de « savoir » au sujet des livres. Comme toute collection, la bibliophilie a ses règles, ses termes techniques, ses définitions. Tout bibliophile, quel que soit le genre de livres collectionnés, doit au moins avoir un aperçu de ce qui, techniquement, fait le livre, entre autres les procédés d’impression, les différents papiers, la connaissance du vocabulaire particulier au livre ou à la reliure : formats, gardes, tête, queue, gouttière, tranchefile, etc.
14Au-delà de ces connaissances techniques, le bibliophile s’intéresse à un ou plusieurs auteurs en particulier au sujet desquels il veut tout connaître, sur lesquels il fait des recherches. Sans les bibliophiles, que de manuscrits, de documents auraient été perdus ! Sans eux la connaissance de nombreux auteurs serait incomplète. Que de points obscurs dans les bibliographies de grands auteurs ont été éclaircis par les recherches de bibliophiles ! Faut-il rappeler le nom du vicomte Spoelberch de Lovenjoul intimement lié à celui de Balzac ?
15Toute collection implique nécessairement certains moyens financiers pour la constituer. Ce qui ne signifie pas qu’un bibliophile sans grande fortune ne puisse se constituer une bibliothèque de grand intérêt. L’impossibilité pour lui d’acquérir par exemple des éditions originales des grands écrivains du passé l’incitera à se tourner vers des écrivains contemporains, à explorer des domaines de la littérature plus récents, non encore reconnus. Nous ne citerons que l’exemple du bibliophile Gaffé qui réunit dans sa bibliothèque les textes des écrivains surréalistes à l’époque où ceux-ci étaient encore ignorés du plus grand nombre.
16Un vrai bibliophile ne sera jamais un spéculateur. Il achète des livres parce qu’il les aime, sans se préoccuper de savoir la valeur que ceux-ci pourraient avoir dans le futur. Il paie parfois très cher le livre qu’il désire, mais n’achètera pas tel autre qui ne lui plaît pas même si son libraire lui assure qu’il ferait un bon placement.
17Une bibliothèque reflète toujours les goûts du bibliophile qui l’a constituée. Ces goûts sont souvent influencés par ceux de son époque et certains grands bibliophiles renommés du XIXe ont eu trop souvent tendance à ne collectionner que les auteurs déjà reconnus. Ils faisaient relier dans de somptueux maroquins décorés des œuvres d’écrivains du XVIIIe, mais négligeaient Nerval ou Balzac. Il y eut heureusement des exceptions. Les bibliophiles du XXe font en général preuve de plus d’éclectisme.
18Tout bibliophile, même s’il s’en défend, ressent un certain orgueil de « sa » collection, de « sa » bibliothèque. Même s’il n’en fait pas étalage, il est heureux d’avoir réuni amoureusement les livres qui la composent. Et peut-être pense-t-il ce que Dumercy a exprimé dans un aphorisme : « Mieux vaut avoir du monde à sa vente qu’à son enterrement ».
Auteur
Docteur en droit
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010