Balzac et Dürer
p. 201-211
Texte intégral
1La juxtaposition de ces deux grands noms se justifie à plusieurs niveaux : d’abord et tout simplement, parce que Balzac est Balzac et Dürer, Dürer, et qu’il est toujours intéressant et parfois utile de rapprocher deux étoiles de cette magnitude ; ensuite, parce que les rapports entre ces deux grands artistes n’ont jamais été explorés à fond et de façon systématique1 ; enfin, parce que la présence de Dürer dans l’œuvre romanesque de Balzac représente un cas presque unique à l’époque romantique en France, celui de la pénétration d’un artiste allemand dans le domaine du roman. On peut dire, en effet, que, par leur nombre et par leur intérêt intrinsèque, les allusions à Dürer chez Balzac sont plus importantes que chez n’importe quel autre romancier français de cette époque qui abonde pourtant en témoignages du prestige croissant du graveur de Melencolia I et du peintre des Quatre apôtres. Cela n’a pas de quoi nous surprendre : Balzac, l’homme, fut un collectionneur peut-être plus passionné qu’averti ; dans ses romans, les références aux arts visuels sont nombreuses : il y a des pages parsemées de noms d’artistes et de titres d’objets d’art. Mais Balzac n’a pas seulement émaillé son texte de noms et de titres illustres : des œuvres d’art et même des collections d’objets d’art font partie intégrante de l’intrigue du Chef-d’œuvre inconnu, de La Peau de chagrin, du Curé de Tours et surtout, on le sait, du Cousin Pons.
2La place de Dürer dans la vie de Balzac, quoique bien connue, n’a pas été étudiée en elle-même. Grâce surtout à sa liaison, puis à son mariage avec Madame Hanska, Balzac traversa souvent l’Allemagne (où se trouvait la plus grande partie de l’œuvre peint de Dürer) dans les quinze dernières années de sa vie. Mais ces voyages furent, le plus souvent, hâtifs, et les visites des musées le retardèrent peu. Il raconte, cependant, sa visite de la célèbre Gemäldegalerie de Dresde en octobre 1843 ; toutefois ce fut Raphaël, et non Dürer, qu’il y remarqua et admira2. S’il ne rencontra guère Dürer au cours de ses voyages outre-Rhin, il est certain qu’à Paris il se trouva face à face avec l’artiste allemand. Les meilleures preuves de cette confrontation se trouvent dans les romans mêmes, mais il y en a d’autres. Dans l’inventaire de sa maison de la rue Fortunée — document qui daterait de septembre 1848 —, Balzac compte quatre objets d’art qu’il attribue, à tort ou à raison, à Dürer : « la gravure d’après Albert Dürer du portrait de Holzschuher dans un cadre de bois doré », « une gravure d’Albert représentant un Christ dans un cadre en bois doré simple », « le portrait de Melanchthon par Albert » et, dans la « galerie », « une Vieille mendiante attribuée à Albert Durer » (LMH, t. II, p. 629, 630 et 650). De plus, deux ans auparavant, Balzac avait cru, un certain temps, posséder une peinture de Dürer : dans une lettre au gendre de Madame Hanska, il raconte assez longuement la visite d’un restaurateur venu travailler chez lui à un tableau intitulé Le Chevalier de Malte3 : « Le bon petit vieillard déclare Sébastien del Piombo incapable d’avoir fait cela, et admet votre opinion et dit que c’est un flamand, élève de Raphaël, ou Albert Durer, dans son voyage à Rome » (LMH, t. III, p. 314). Cette attribution hésitante était abandonnée lorsque Balzac composa Le Cousin Pons en 1846-1847. Quant à ce surprenant voyage de Dürer à Rome, il faut dire que, longtemps combattue, la thèse a été récemment reprise par le plus grand spécialiste contemporain de l’œuvre peint de Dürer, Fedja Anzelewsky4. Ce qui importe ici, c’est que les sources d’information sur Dürer ne manquaient pas à Paris. Paul Chenavard, par exemple, fut souvent utile à Balzac dans le domaine des arts visuels. Et plusieurs de ses amis écrivains furent des admirateurs de Dürer, en premier lieu Théophile Gautier qui, en 1834, consacra à la Melencolia I de Dürer la plus élaborée sinon la meilleure de ses « transpositions d’art » (Melancholia). Quant aux sources imprimées où il aurait pu puiser faits, idées et attitudes sur Dürer, elles étaient trop nombreuses pour qu’on 'essaie d’en dresser une liste, même sommaire. L’essentiel, c’est que Balzac apprit à admirer Dürer et qu’il acheta plusieurs œuvres qu’il croyait dues à Dürer : un Christ gravé (mais lequel ?), le portrait de Melanchthon (la version sur cuivre du célèbre bois ?), la gravure du Portrait de Hieronymus Holzschuher — la seule peinture à l’huile que, gravée ou non, il ait certainement vue —, enfin, « une Vieille mendiante attribuée à Albert Durer », une sculpture destinée, sans doute, à être le pendant d’une statuette de Houdon de l’autre côté du foyer dans cette « galerie ». Aujourd’hui, on n’attribue plus à Dürer aucune Vieille mendiante sculptée. Le Chevalier de Malte n’était, évidemment, pas de la main de Dürer, et Roger Pierrot doute même que Balzac ait réellement acheté ce tableau et d’autres objets d’art qu’il dit avoir acquis à la vente de la collection du cardinal Fesch (LMH, t. III, p. 285, n. 2). Bref, Balzac possédait de Dürer une ou deux estampes, la version gravée d’une peinture à l’huile et plusieurs œuvres « attribuées à Albert Durer ». Il n’y a pas là de quoi faire une « collection de Dürers ». Il faut remarquer, en revanche, que Balzac fut — avec Michelet — un des rares écrivains français de son temps à posséder un Dürer. Une autre remarque s’impose : manquent dans ce petit ensemble de Dürers vrais et faux les images qui hantaient les autres esprits romantique : Melancolia I et Le Chevalier, La Mort et le Diable.
3Quand on examine les allusions à Dürer dans l’œuvre littéraire de Balzac, apparaissent les mêmes attitudes et les mêmes problèmes. D’abord, son admiration pour Dürer est évidente : il se réfère à son œuvre au moins neuf fois. Trois passages en particulier sont exemplaires à cet égard : dans Les Employés, le nom d’« Albrecht Durer » se trouve entre ceux des grands graveurs, les autres étant Rembrandt, Charlet, Sylvestre, Audran et Callot (OC, t. VII, p. 962) ; dans Modeste Mignon, Raphaël, le Titien, Rubens, Murillo, Rembrandt, Albert Dürer et Holbein représentent, pour l’héroïne et sans doute pour son créateur, « le beau idéal de chaque pays » (CH, t. I, p. 500) ; dans Le Cousin Pons, Dürer côtoie des peintres aussi renommés que Ruysdael, Hobbema, Raphaël, Murillo, Greuze, Sébastien del Piombo et Giorgione (CH, t. VII, p. 489). Si fugitives qu’elles soient, ces allusions sont très significatives pour notre propos : tous les artistes mentionnés dans ces petits catalogues jouissaient alors de hautes réputations.
4Le Chef-d’œuvre inconnu, dans la version remaniée (1837), fournit un texte plus révélateur. Ici, il ne s’agit pas de classer l’artiste et de faire son éloge mais de le définir, de caractériser son œuvre. Préfigurant le débat au XIXe siècle entre la couleur et la ligne, le vieux Frenhofer adresse ces paroles à son cadet Porbus :
Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur5, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Dürer et Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition ! Mais qu’est-il arrivé ? Tu n’as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Dürer où tu l’avais coulée6 (CH, t. X, p. 417).
5Ce passage répète la formule qui revient le plus souvent dans les jugements portés sur Dürer depuis l’époque classique jusqu’à l’ère romantique : raideur, sécheresse. On constate que, tout en accordant aux peintres primitifs allemands un « charme sévère », Balzac s’enthousiasme plus pour « la riche et blonde couleur du Titien » que pour « le maigre contour d’Albrecht Dürer ». En revanche, notons que, implicitement, Dürer est ici placé au même niveau que Holbein est les deux maîtres vénitiens.
6Ailleurs, Balzac nous donne des images plus précises de ce que Dürer représente pour lui. Essentiellement, son Dürer est le créateur d’un certain type virginal de la beauté féminine. Le témoignage le plus clair de cette tendance se trouve dans Modeste Mignon (1844), à propos de l’amour de Charles Mignon pour Bettina Wallenrod : « Et comment ne pas adorer une blonde échappée d’un tableau d’Albert Dürer, d’un caractère angélique, et d’une fortune notée à Francfort ? » (CH, t. I, p. 485). Bettina n’est que « blonde », mais la proximité du mot « angélique » rend l’image moins floue. Semblablement, dans Albert Savarus (1842), Balzac faillit traiter Rosalie de Watteville — blonde, pâle, yeux bleus — de réplique de la Vierge :
A dix-huit ans, de Watteville était une jeune fille frêle, mince, plate, blonde, blanche, et de la dernière insignifiance. Ses yeux d’un bleu pâle s’embellissaient par le jeu des paupières qui, baissées, produisaient une ombre sur ses joues. Quelques taches de rousseur nuisaient à l’éclat de son front, d’ailleurs bien coupé. Son visage ressemblait parfaitement à ceux des saintes d’Albert Dürer et des peintres antérieurs au Pérugin : même forme grasse, quoique mince, même délicatesse attristée par l’extase, même naïveté sévère. Tout en elle, jusqu’à sa pose, rappelait ces vierges dont la beauté ne reparaît dans son lustre mystique qu’aux yeux d’un connaisseur attentif (CH, t. I, p. 923).
7En tout cas, ce passage révèle, en Balzac, un connaisseur assez attentif : l’image est plus détaillée, plus concrète que « le maigre contour » ébauché dans Modeste Mignon, et l’allusion aux « peintres antérieurs au Pérugin » ferait croire à un Balzac mieux informé que celui que nous avons vu jusqu’ici. C’est peut-être de Melancholia de Gautier et non de quelque ouvrage plus « érudit » qu’il a tiré son idée générale de l’art religieux d’avant le Pérugin aussi bien que l’allusion même à cet artiste. Recourir au poème de Gautier, c’était, d’ailleurs, puiser à l’une des meilleures sources françaises quant à la compréhension de la peinture du Moyen Age finissant.
8Dans un passage de La Cousine Bette (1847) où la tendance balzacienne à éblouir par l’abondance des allusions aux grands noms — ce qu’on appelle en anglais « name dropping » — atteint peut-être son apogée, le romancier fait de Dürer un sculpteur de génie, digne d’être classé parmi les plus grands : « Michel-Ange, Michel Columb, Jean Goujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Puget, Canova, Albert Durer sont les frères de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakespeare, du Tasse, d’Homère et de Molière » (CH, t. VII, p. 24). Ce passage mène à quelques réflexions sur la nudité en matière de sculpture. Ici, Balzac s’attaque au grand lieu commun selon lequel seul le nu se prête à la grandeur sculpturale. La preuve qu’il cite à l’appui de son argument est curieuse :
[Q]ue les vrais amants de l’art aillent voir à Florence le Penseur de Michel-Ange, et dans la cathédrale de Mayence la Vierge d’Albert Durer, qui a fait en ébène, une femme vivante sous ses triples robes, et la chevelure la plus ondoyante, la plus aimable que jamais femme de chambre ait peignée [...] (Ibid., p. 245).
9Ce Penseur habillé est facile à reconnaître : c’est le célèbre portrait de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, dans la Chapelle des Médicis ; Balzac le vit et l’admira le 11 avril 1837 (dans sa lettre [LMH, t. I, p. 491], il l’appelle le Pensiero bien que le titre habituel soit 1l Pensieroso). La statue dite de Dürer représente un problème bien plus difficile à résoudre. Nous n’avons réussi à identifier dans la cathédrale de Mayence aucune œuvre correspondant à celle que décrit Balzac. Celui-ci se trouva au moins une fois à Mayence : les 25 et 26 décembre 1843 (à cette date La Cousine Bette était déjà en gestation). Voici en quels termes il décrit sa visite : « Je suis arrivé à Mayence le 25, après avoir voyagé nuit et jour de Dresde à Mayence ; le 26, me sentant mieux, je me suis embarqué pour Cologne » [...] (LMH, t. II, p. 269). Arrivé à Mayence la veille de son départ pour Cologne, le voyageur n’avait pas beaucoup de temps à consacrer au tourisme et aux galeries, mais, même fatigué et malade, Balzac aurait pu accomplir ses devoirs de touriste passionné et énergique. A moins qu’il ne se soit trompé de ville, il a vu dans la cathédrale de Mayence quelque chose de bien impressionnant. Mais Hugo et Michelet, visitant la même cathédrale vers la même époque (voir Le Rhin de l’un et le Journal de l’autre), ne mentionnent pas une telle sculpture ; un Baedeker de 1845 ne parle d’aucune œuvre qui ait pu inspirer l’enthousiasme de Balzac. Cette fois, l’allusion à Dürer ne nous fournit qu’un mystère. Quoi qu’il en soit, faisons remarquer que cette Vierge de Mayence ne ressemble nullement à ces Vierges ou saintes plutôt nazaréennes ou préraphaélites qu’il évoque d’ordinaire à propos de Dürer : la chevelure ondoyante et luxuriante fait penser à quelque beauté plantureuse d’un maître vénitien plus qu’à une Vierge sculptée par Dürer.
10C’est à propos du Cousin Pons que les rapports entre Balzac et Dürer se resserrent le plus. On a déjà vu que, vers le début de ce livre, le nom de Dürer figure dans une liste de grands artistes. Mais il y a davantage : Dürer occupe une place de choix dans ce roman organisé autour d’un collectionneur et de sa collection. D’abord, nous apprenons qu’il y a des Dürers dans la collection de Pons, lors de la visite que lui rendent ses cousines, Madame Camusot et sa fille, poussées par l’avarice bien plus que par l’amour de l’art :
Les fleurs de Van Huysum, de David de Heim, les insectes d’Abraham Mignon, les Van Eyck, les Albert Durer, les vrais Cranach, le Giorgione, le Sébastien del Piombo, Backhuysen, Hobbéma, Géricault, les raretés de la peinture, rien ne piquait leur curiosité [...] (CH, t. VIII, p. 552-553).
11Ce pluriel, « les Albert Durer », nous laisse un peu perplexe, étant donné que c’est un seul Dürer qui, avec trois autres tableaux, se trouve au centre de l’intrigue. Peut-être y a-t-il des estampes de Dürer parmi les objets d’art exposés au « Musée Pons » (mais on doit noter que les œuvres des autres artistes ici évoqués sont d’abord et surtout des peintures à l’huile) ; peut-être Balzac choisit-il de paraître un peu distrait sur tout cela pour suggérer la distraction et le manque de curiosité des deux cousines venues flairer la fortune et quelque peu éblouies par tous ces noms rébarbatifs mais impressionnants cités par Pons pendant la visite guidée de son « musée ». A première vue, ce passage n’est qu’un catalogue de plus, mais, à l’opposé de celui que nous offre La Cousine Bette, il est moins une liste des sommités de l’art pictural qu’un reflet de la réalité d’une collection hétérogène, présentée à travers la subjectivité romanesque. On se doute, après tout, que, pour Balzac, un Sébastien del Piombo et un Backhuysen, par exemple, n’étaient pas à mettre sur le même plan.
12La vision de la réalité se concrétise quand Balzac introduit le personnage du grand collectionneur juif, Elie Magus, en qui convergent l’amour de l’art, de grandes connaissances en matière de peinture et de grandes ressources financières. Ayant eu vent du Musée Pons, il vient flairer les objets d’art qu’il contient et aperçoit tout de suite « quatre chefs-d’œuvre qu’il reconnut pour les plus beaux de la collection, et de maîtres qui manquaient à la sienne » (ibid., p. 611-613) : un Chevalier de Malte de Sébastien del Piombo, une Sainte Famille de Fra Bartholomeo della Porta, un paysage de Hobbéma et « un portrait de femme par Albert Durer7, quatre diamants ! » Après avoir décrit les trois premiers de ces chefs-d’œuvre, le romancier se tourne vers le quatrième :
Quant à l’Albert Durer, ce portrait de femme était pareil au fameux Holzschuer de Nuremberg, duquel les rois de Bavière, de Hollande et de Prusse ont offert deux cent mille francs, et vainement, à plusieurs reprises8. Est-ce la femme ou la fille du chevalier Holzschuer, l’ami d’Albert Durer ?... l’hypothèse paraît une certitude, car la femme du Musée Pons est dans une attitude qui suppose un pendant, et les armes peintes sont disposées de la même manière dans l’un et l’autre portrait. Enfin le aetatis suae XLI est en parfaite harmonie avec l’âge indiqué dans le portrait si religieusement gardé par la maison Holzschuer, et dont la gravure a été récemment achevée (Ibid., p. 612-613).
13Outre l’importance ici donnée à un portrait imaginaire et dit de Dürer, ce qui nous frappe dans ce passage c’est la connaissance si précise qu’a Balzac du célèbre Portrait de Hieronymus Holzschuber, qui date de 1526. Mais on n’a pas oublié que, d’après l’inventaire de 1848, Balzac possédait la gravure de ce tableau9. Alfred Michiels et Hippolyte Fortoul avaient mentionné le tableau dans des articles (parus dans L’Artiste et dans la Revue de Paris, respectivement10) que Balzac put et dut connaître. Mais ces textes ne semblent pas avoir fourni tous les renseignements donnés par Balzac : le fait, par exemple, que les deux blasons se trouvent au revers du tableau. L’allusion à l’inscription latine (aetatis suae XLI) soulève d’autres problèmes : pourquoi XLI ? c’est en chiffres arabes que Dürer donne l’âge du modèle : 57. Il est donc difficile de suivre Balzac quand il nous dit que le aetatis suae XLI est « en parfaite harmonie » avec l’âge du sujet du Portrait de Hieronymus Holzschuher, d’autant plus que le romancier laisse sans réponse la question de savoir si la femme du tableau imaginaire est la femme ou la fille de l’ami de Dürer. Balzac ne décrit pas ce portrait inventé plutôt qu’inventorié ; rien ne suggère qu’il a changé d’avis sur Dürer, sur son « maigre contour » et sur ses femmes virginales. Mais en ce passage, pour la première fois dans la littérature française, une œuvre de Dürer, qu’elle existe réellement ou qu’elle soit imaginaire, appartient à l’intrigue d’un roman majeur. En accomplissant cette innovation, Balzac fait paraître à la fois sa haute estime pour Dürer et ses connaissances en matière d’histoire de l’art et de muséologie. Connaissances d’autant plus remarquables que le tableau en question était presque inconnu en France. Sa gravure du Portrait de Hieronymus Holzschuher lui fournissait, bien sûr, quelques renseignements ; d’autres auraient pu lui venir du marchand à qui il avait acheté cette estampe. De plus, il est facile d’imaginer Balzac abordant au passage quelque ami curieux de l’art pour obtenir de lui des renseignements.
14Il y a encore un passage du Cousin Pons qui nous aide à mesurer l’admiration qu’avait Balzac pour Dürer. Quand Pons se meurt et que son ami Schmucke, poussé à bout et ne comprenant pas ce qu’il fait, vend à Magus à vil prix les « quatre diamants » du Musée Pons — ainsi qu’il arrive si souvent chez Balzac, la valeur d’une œuvre d’art s’exprime en termes financiers —, la quittance donne une description trompeuse, voire frauduleuse, des objets vendus :
[L’]un des tableaux, attribué à Durer, est un portrait de femme ; le second, de l’école italienne, est également un portrait ; le troisième est un paysage hollandais de Breughel ; le quatrième, un tableau florentin représentant une Sainte Famille, et dont le maître est inconnu (Ibid., p. 677).
15Ce qui ressort clairement de ces lignes, c’est que les deux tableaux italiens ont été totalement déguisés et dévalorisés ; les grands noms de Sebastiano del Piombo et de Fra Bartolomeo ont complètement disparu. Puis, le Hobbema a été transformé en Breughel, apparemment moins coté alors qu’aujourd’hui. Enfin, le portrait de femme peint par Dürer n’est plus alors qu’« attribué à Dürer ». Ce passage, juxtaposé aux autres textes que nous avons examinés, semble être destiné à nous laisser l’impression que, aux yeux d’un vrai connaisseur comme Magus, Dürer était un artiste « intéressant » et de grande valeur, mais non un « phare », un artiste suprême. Dans un autre passage du même Cousin Pons, Balzac nous donne une idée assez claire des œuvres qui méritent d’être placées aux sommets de l’art ; « les plus immenses chefs-d’œuvre de l’art » sont la Joconde, l’Antiope du Corrège, le Portrait de sa maîtresse du Titien, la Sainte Famille d’André del Sarto, les Enfants entourés de fleurs du Dominiquin et deux œuvres de Raphaël : « le petit camaïeu » et le Portrait d’un vieillard (ibid., p. 615)11. Léonard de Vinci, Corrège, Titien, del Sarto, Dominiquin, Raphaël — tous Italiens et, à l’exception du Dominiquin, tous représentants de la haute Renaissance. Les rois de Bavière, de Hollande et de Prusse pouvaient essayer d’enchérir à propos d’un portrait de la main de Dürer, mais, au-dessus des plus beaux bijoux de la peinture du Nord, s’élevaient les phares de la Renaissance italienne, visibles au Louvre et au Vatican.
16Les allusions à Dürer qu’on trouve chez Balzac n’apportent rien d’original ni à la critique d’art ni à l’histoire de l’art ; à l’exception de quelques détails ayant trait au portrait Holzschuher, elles n’ajoutent rien à la connaissance de Dürer qu’avaient alors les Français qui se penchaient sérieusement sur son œuvre ; elles n’amplifient pas l’image alors reçue. Elles reflètent, essentiellement, les connaissances et les attitudes courantes à l’époque. Ses vierges à la Dürer renforcent, sans la modifier, une certaine conception de la beauté féminine, angélique et exsangue, tirée en partie de quelques Dürers authentiques mais surtout d’une vague connaissance des écoles septentrionales du Moyen Age finissant (on trouve des madones à la Dürer chez Mérimée, Musset et Baudelaire). Bien qu’il possédât plusieurs estampes de Dürer et la gravure du portrait Holzschuher, aucun texte ne prouve qu’il admirait ces images en tant qu’œuvres d’art ; aucune œuvre de Dürer n’est l’objet d’une description détaillée. Les œuvres de Dürer qui enthousiasmaient ses contemporains, ainsi la Melancolia I et Le Chevalier, la Mort et le Diable, ne sont jamais mentionnées dans l’immense production balzacienne. Mais le nom de Dürer se rencontre ici et là, dans cette masse de textes, beaucoup moins souvent, certes, que ceux de Raphaël et d’autres grands maîtres de la Renaissance italienne. Et, surtout, un tableau imaginaire de Dürer — un tableau imaginé par Balzac lui-même — fait partie intégrante de l’intrigue d’un de ses plus grands romans, Le Cousin Pons. Pour ceux qui étudient et admirent Balzac, c’est ce dernier aspect du rapport Balzac-Dürer qui est le plus suggestif : il nous fait voir le romancier qui, au moment de sa plus grande puissance artistique, crée de toutes pièces un tableau de Dürer pour le suspendre dans ce grand musée imaginaire qu’est La Comédie humaine, et qui confère à cet objet d’art de son invention la même solidité qu’aux hommes, aux femmes et aux choses dont il peuple et meuble cet immense édifice. D’une chose imaginaire, il fait une chose vue.
Notes de bas de page
1 Sur ces rapports, les études les plus sérieuses sont celle de Pierre Laubriet, L’Intelligence de l’art chez Balzac : d’une esthétique balzacienne, Paris, Didier, 1961, et celle d’Olivier Bonard, La Peinture dans la création balzacienne. Invention et vision picturales de « La Maison du Chat-qui-pelote » au « Père Goriot », Genève, Droz, 1969. Laubriet signale (p. 390, 403 et 431) les allusions balzaciennes à Dürer dans Albert Savants et La Cousine Bette ; Bonard n’en mentionne qu’une seule, celle des Employés (p. 149). Le livre de Mary Wingfield Scott, Art and Artists in Balzac’s « Comédie humaine » (Chicago, 1937), bien que dépassé et très sommaire, a le mérite d’avoir signalé (p. 21) le passage consacré au portrait Holzschuher dans Le Cousin Pons. Voir aussi : Jean Adhémar, Balzac et la peinture in Revue des Sciences humaines, no 70, 1953, p. 149-162, et P. Laubriet, Balzac et la sculpture in Gazette des Beaux-Arts, no 1109, mai-juin 1961, p. 331-358.
2 Lettres à Madame Hanska, éd. Roger Pierrot, Paris, Éditions de l’Originale, 1967-1971, t. II, p. 266 (lettre des 19-21 octobre 1843). Nous employons plus bas le sigle LMH pour désigner cette publication ; nous citons l’œuvre romanesque de Balzac d’après l’édition de La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex et al., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1980, en employant le sigle CH).
3 Sur l’intérêt que Balzac prenait à ce tableau, voir le commentaire sur Le Cousin Pons de Marcel Bouteron et Henri Longnon (Œuvres complètes, Paris, Louis Conard, 1912-1940, t. XVIII, p. 163-164), et l’introduction d’Anne-Marie Meininger au même roman (Paris, Garnier, 1974), p. xlix-l.
4 F. ANZELEWSKY, Dürer. Vie et œuvre, Fribourg, Office du Livre, 1980, p. 136-138 (Peter Strieder, pourtant, rejette l’hypothèse, dans The Hidden Dürer, Chicago, Rand McNally, 1978, p. 17).
5 Il est vrai que le débat engagé au XIXe siècle entre les partisans de la couleur et ceux de la ligne (ou du dessin) reprend celui qui opposa Rubénistes et Poussinistes au XVIIe siècle, mais qui se déroula longtemps après la période présentée dans le conte de Balzac, dont l’action se passe en 1612-1613.
6 Sur la question assez compliquée des sources où Balzac aurait puisé les idées sur l’art qui étoffent les additions de 1837 (c’est Gautier surtout qui est en cause), voir les notes de René Guise, CH, t. X, p. 1405-1407, et l’article de Jerrold Lanes, Art Criticism and the Authorship of the Chef-d’œuvre inconnu : A Preliminary study in : Francis Haskell et al., éditeurs, The Artist and the Writer in France. Essays in Honour of Jean Seznec, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 86-99.
7 Selon une variante manuscrite, Balzac a d’abord écrit : « Abraham Mignon » au lieu de : « Albert Dürer ».
8 C’est le roi de Prusse qui finira par l’emporter : le tableau se trouve aujourd’hui dans la Gemäldegalerie Dahlem, à Berlin Ouest.
9 La version gravée du Portrait de Hieronymus Holzschuber est sans doute celle que fit Friedrich Wagner (1803-1876), artiste originaire de Nuremberg qui travailla à Munich vers la fin de sa vie (il avait séjourné à Paris en 1827-1828, selon Thieme et Becker).
10 Alfred Michiels, traduisant le manuel de Franz Kugler (Handbuch der Geschichte der Malerei von Constantin dem Grossen bis auf die neuere Zeit, Berlin, 1837) donna, dans L’Artiste, t. XV, février-avril 1838, une Histoire de la peinture en Allemagne ; ces articles ont trouvé leur forme définitive au second tome de ses Etudes sur l’Allemagne, Paris, W. Coquebert, 1840. Les Lettres sur Munich d’Hippolyte Fortoul ont paru entre le 6 janvier et le 21 avril 1839 dans la Revue de Paris et ont été reprises en volume dans De l’art en Allemagne, Paris, Jules Labitte, 1841-1842.
11 Le tableau du Titien se trouve au Louvre ; on l’appelle communément Jeune Femme à sa toilette. Le tableau du Dominiquin semble être Le Triomphe de l’amour ; selon Louis Hautecœur, Catalogue des peintures exposées dans les galeries. II. École intalienne et École espagnole, Paris, Musées Nationaux, 1926, p. 143 : « La guirlande qui entoure ce tableau est de Daniel Zeghers [sic] ; séparée du sujet central en 1685, elle lui fut restituée en 1858. » Balzac tire-t-il son renseignement de quelque source littéraire plutôt que du tableau même ? Ou faut-il croire à une erreur de Louis Hautecœur quant à la date de cette restitution ? Les autres chefs-d’œuvre suprêmes, l’Antiope du Corrège et la Sainte Famille d’André del Sarto (pour ne rien dire de La Joconde de Léonard), sont faciles à identifier et se trouvent, eux aussi, au Louvre. Mais nous n’avons pu identifier de façon certaine le « petit camaïeu » et le Portrait d’un vieillard de Raphaël. Celui-là pourrait être le petit panneau en monochrone intitulé Les Vertus théologales, au Vatican (une autre liste des chefs-d’œuvre suprêmes — mais tous de Raphaël cette fois — se trouve au chapitre XXI de La Cousine Bette, CH, t. VII, p. 127-128).
Auteur
Professeur à l’Université Vanderbilt
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010