Le social-historique, cet « être-événement »
p. 197-240
Texte intégral
« Dans la vie [...] je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis qu’elles ne sont pas fatales et qu’elles relèvent de l’organisation de la société1. »
« Ce n’est que par le monde que l’on peut penser le monde. » (IIS, p. 157)
Introduction
1Nous voulons montrer la possibilité et expliciter le sens du projet révolutionnaire, comme projet de transformation de la société présente en une société organisée et orientée en vue de l’autonomie de tous, cette transformation étant effectuée par l’action autonome des hommes tels qu’ils sont produits par la société présente. Cette intention est celle de Cornélius Castoriadis. Enoncée à la page 116 de son ouvrage majeur, L’institution imaginaire de la société, elle traverse cependant l’ensemble de son œuvre, tel un leitmotiv. Engagé, Castoriadis ? Certainement. Rêveur, Castoriadis ? Absolument pas.
2La révolution à laquelle il appelle n’est pas marxiste, encore moins soixante-huitarde. Elle n’est pas cette théorie élaborée par certains pour s’imposer aux autres. Elle n’a rien d’irréaliste, mais se base au contraire sur une compréhension – qui est aussi une acceptation – du monde en tant que social-historique, c’est-à-dire d’un monde composé d’hommes qui font société, société qui « même lorsque, en apparence, elle ne fait que “se conserver”, [une société] n’est qu’en s’altérant sans cesse » (IIS, p. 301). Au fondement de cette altération, la question de « l’imaginaire radical de la société ». Mais qu’est-ce que cet imaginaire radical ? Peut-il être autre chose qu’une « boîte noire » d’où tout provient, qui comprend tout et son contraire, explique tout, mais n’est jamais elle-même mise au jour ? Autrement dit, comment éclaircir cette possibilité de révolution et donc de changement, de création, de nouveauté, que Castoriadis présente comme inhérente à la réalité ?
3Au cours de l’analyse qui suit, je me propose d’éclairer cette révolution à laquelle nous ouvre Castoriadis à travers le concept d’événement. Une telle démarche exigera tout d’abord de repréciser ce que Castoriadis entend par « social-historique ». Il ne s’agira là que d’un premier éclairage, visant surtout à esquisser la situation afin de mettre en évidence les questions que pose l’approche de Castoriadis. Le déploiement du concept d’événement occupera le second moment de mon analyse. C’est par le biais du phénomène de la naissance et au départ de l’ouvrage L’événement et le monde, de Claude Romano, que je travaillerai tout d’abord cette notion. En effet, bien que, comme je tenterai de le montrer, la teneur de la réflexion de Castoriadis soit profondément événementiale, la notion d’événement n’est pas propre à sa pensée. Faire appel à un auteur extérieur, ayant conceptualisé pour lui-même le concept qui m’intéresse était donc indispensable. Le fond an-historique de l’analyse de Romano m’obligera cependant à élargir sa conception de l’événement à celle de Hannah Arendt, me faisant passer de l’événement dont l’advenant se reçoit à celui que l’agissant fait advenir. L’articulation de ces deux approches dégagera un événement qui ouvre le monde tout en en faisant indissociablement partie, découvrant ainsi la tonalité que prend l’événement dans le monde social-historique défendu par Castoriadis. Ainsi, en relisant la question du social-historique à l’aide de cette nouvelle conception de l’événement, j’espère pouvoir éclairer la dynamique de va-et-vient entre l’instituant et l’institué qui meut la réflexion castoriadienne, et ouvrir ainsi à la portée politique de son discours pour la société dont je fais aujourd’hui partie.
I. Le monde, le social-historique et l’événement
4Le monde qui suscite la réflexion de Castoriadis est le monde réel compris comme social-historique. Il s’agit donc de penser le monde comme existence à plusieurs qui s’altère dans le temps, dont le temps est (l’)altération même. Cette existence à plusieurs est pensée à travers ses institutions : le langage, les lois, les traditions, les rites, la famille, les modes de productions, etc. Ces institutions sont ce qui produit et ce qui est produit par des significations imaginaires. D’un point de vue sociétal, il est important de souligner que celles-ci sont plus réelles que le réel perçu lui-même : ce qui fait la spécificité d’une société est effectivement l’organisation de sens propre à cette société, qui, en définissant son orientation, en fait « un tout », un « ensemble » que l’on peut distinguer d’un autre. C’est le symbolique qui assure le support des significations imaginaires au sein des institutions, assurant ainsi le « tenir-ensemble » de la société. Ce réseau symbolique est travaillé par une double composante : d’une part il correspond à une dimension « rationnelle-réelle », qui représente la part fonctionnelle du réel, d’autre part à l’imaginaire effectif qui trouve son origine dans l’imaginaire radical.
5Dès lors, si l’on a tendance à penser les institutions dans une perspective figée compte tenu des dimensions de continuité et de durabilité qui leur sont propres, pour Castoriadis ce n’est que l’indice de la part instituée du social-historique. Cette part instituée est à croiser avec sa part instituante, qui est celle de l’altération, de la transformation ou encore de l’autocréation ; une société n’est donc jamais un tout homogène défini une fois pour toutes. Dès lors, le social-historique se comprend comme « d’un côté, des structures données, des institutions et des œuvres “matérialisées”, qu’elles soient matérielles ou non ; et, d’un autre côté, ce qui structure, institue, matérialise. Bref, c’est l’union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l’histoire faite et de l’histoire se faisant2. » Deux grandes questions naissent à la lecture d’une telle définition.
6Tout d’abord, comment penser exactement cet aspect « instituant » de la société ? C’est à une autre notion, bien plus obscure encore, que Castoriadis renvoie son lecteur : l’imaginaire radical, à la fois pivot et boîte noire de sa réflexion. Cet imaginaire qui, au niveau de l’individu, est « la capacité élémentaire et irréductible d’évoquer une image » (IIS, p. 191), reprend au niveau social les « significations qui ne sont pas là pour représenter autre chose, qui sont comme les articulations dernières que la société en question a imposées au monde, à elle-même et à ses besoins, les schèmes organisateurs qui sont condition de représentabilité de tout ce que cette société peut se donner » (IIS, p. 215). Mais que sont exactement ces « conditions de représentabilité » qui résonnent comme des « conditions de possibilité » ? Parler en ces termes, n’est-ce pas renvoyer à un originaire qui quitte le champ effectif du social-historique ? Par ailleurs, n’est-ce pas risquer d’enfermer la création dans un monde de possibles d’ores-et-déjà déterminés ?
7Ensuite, quelle est la place de cette part instituante dans un projet tel que celui de Castoriadis, qui vise « la réorganisation et la réorientation de la société par l’action autonome des hommes » (IIS, p. 115) ? On peut traduire cette part instituante en termes de praxis. Cet agir est créateur de nouvelles formes, un agir qui est un inventer et non un découvrir. Une telle praxis ne peut exister que parce que la réalité est foncièrement complexe, inachevée – c’est parce que la réalité est telle qu’elle est transformable. Mais, en même temps, comment transformer de manière lucide, avec une intention précise – ici, permettre et développer l’autonomie – un réel que l’on ne maîtrise pas ? Bien sûr, le réel n’est pas seulement constitué de non-rationnel : un tel réel incarnerait le règne du chaos, et donc l’impossibilité d’instituer quoi que ce soit. Le réel est aussi formé de rationnel, il a sa part de prévisible, d’explicable, il est aussi, en partie – mais en partie seulement – répétition. D’ailleurs, comme cela a été souligné plus haut, c’est dans ce mouvement qu’entretiennent non-rationnel et rationnel, c’est parce qu’ils sont tous deux constitutifs de la réalité social-historique, que l’action est possible. Autrement dit, c’est dans la rencontre de l’institué et de l’instituant que peut surgir la création dans un monde qui n’est pas entièrement déterminé par une logique causale – ou pour reprendre les termes de Castoriadis, « ensembliste-totalitaire », ou encore « ensidique » – sans pour autant être chaos total. Tout en étant ce faire instituant qui permet le changement défendu par Castoriadis, la praxis entretient donc un rapport étroit avec l’institué. Comment décrire ce rapport ? Et comment peut-il y avoir changement au sein de l’institué ? Mon hypothèse de recherche est qu’une piste possible de réponse se trouve dans le concept d’événement.
8Mais qu’est-ce qu’un événement ? C’est « ce qui arrive, ce qui apparaît », nous dit le dictionnaire. L’événement se caractérise par « l’inappropriabilité, l’imprévisibilité, la surprise absolue, l’incompréhension, le risque de méprise, la nouveauté inanticipable, la singularité pure, l’absence d’horizon3 », renchérit Derrida. Bakhtine quant à lui insiste sur – entre autres – le caractère de non reproductibilité propre à l’événement : l’événement est « ce qui n’a jamais existé auparavant et ne sera jamais répété4 ». C’est l’équivalent d’un « miracle » soutient à son tour Hannah Arendt, c’est-à-dire le surgissement de ce qui n’est pas et de ce à quoi l’on ne pouvait s’attendre au départ de ce qui était. Que cet advenir qui est initium soit de l’ordre de l’humain ou offre plutôt à celui-ci sa possibilité de manifestation, c’est ce qu’il faudra notamment éclaircir dans l’analyse qui suit.
9La société se crée, la société est création, autocréation qui est « autoaltération » ne cesse de psalmodier Castoriadis. La société est histoire, l’histoire se fait comme société, l’histoire n’est autre qu’une temporalité de la nouveauté, de la discontinuité : « la question de l’histoire est question de l’émergence de l’altérité radicale ou du nouveau absolu » (IIS, p. 258). Comment, avec de telles affirmations, ne pas penser au concept d’événement ? L’ontologie de Castoriadis est une ontologie de l’événement ; le réel social-historique est de part en part événemential. Qu’est-ce à dire ? Pour répondre, il me faut d’abord approfondir la notion d’événement.
II. La naissance, archétype de l’événement
10Un événement, quoi de plus banal ? D’un point de vue physique, on le définit comme un simple point dans l’espace-temps. Par exemple, lorsque, à 17 heures, vous sonnez à la porte de la maison de l’amie avec laquelle vous avez rendez-vous, le contact entre le bout de votre index et la sonnette constitue un événement, c’est-à-dire un point, une coordonnée dans l’espace (le point de contact entre l’index et la sonnette) et dans le temps (il est 17 heures). De même, lorsque, la nuit tombant, vous vous décidez de manière impromptue à prendre sa main dans la vôtre au cours d’une promenade jusque-là anodine, il s’agit, de nouveau, d’un événement. Mais, si l’on peut toujours l’expliquer comme un point dans l’espace-temps (le contact de vos paumes respectives, entre chiens et loups), l’événement semble être tout autre : tout à coup, un « simple » point dans l’espace-temps modifie votre perception du monde. Soudainement, vous faites l’expérience du bouleversement de la totalité de vos possibles, et vous êtes tout à fait incapable d’expliquer les causes de ce bouleversement autrement que par un « parce que c’estoit luy, parce que c’estoit moy5 ». Plus tard, vous en comprendrez – peut-être – le sens. Mais, dans l’instant du contact, vous êtes, littéralement, ravi par l’événement que constitue cette rencontre. Difficile également de préciser qui en est à l’origine : est-ce vous, avec l’initiative de cette main qui arrive et emporte la sienne ? Est-ce elle, dans la connotation amoureuse qu’elle donne à ce mouvement ? Ou n’est-ce rien de tout cela, mais plutôt ce dans quoi vous êtes tous deux emportés, sans l’avoir pourtant projeté ? Enfin, quand une fois rentré chez vous, vous apprenez par une retransmission « en temps réel » l’effondrement des Twin Towers, il s’agit, là encore, d’un événement. Non seulement pour vous, mais également pour tous ceux avec qui vous partagez la Terre. On parle ici d’événement majeur, d’événement historique, qui ne recevra d’ailleurs d’autre nom que celui du jour de sa manifestation : le 11 septembre. Le 11 septembre, c’est aussi le jour de l’anniversaire de mon amie Emilie A., c’est le jour qui consacre l’événement de sa naissance, l’événement sans lequel elle ne serait pas là. Alors, cet événement ? Banal ou « extra-ordinaire » ? Anonyme ou collectif ? Privé ou public ? Ce qui « fait date » ou ce qui tisse mon quotidien ? Explicable ou « seulement » compréhensible ? Insubstituablement adressé à la subjectivité que je suis, ou mondialement reconnaissable ? Peut-on parler d’événement quand il n’est adressé à personne, autrement dit quand il n’implique pas le sujet ? Faut-il un phénomène de grande ampleur pour qu’il y ait événement ? L’événement est-il un phénomène personnel, ou une expérience collective ? D’où « vient » l’événement ? Peut-on l’entendre comme une rencontre (la mise en contact entre une « chose » et une autre qui fait surgir une réalité nouvelle), ou doit-on le penser comme une rupture (une brèche dans mon expérience quotidienne, par exemple) ?
11Répondre à ces questions exige de décrire ce phénomène d’apparition qu’est l’événement, raison pour laquelle c’est dans une tonalité phénoménologique que se poursuivra mon analyse. Deux auteurs m’aideront à ne pas perdre de vue l’essentiel : Claude Romano et Hannah Arendt. Le premier a été choisi en raison du travail qu’il a consacré au concept d’événement en et pour lui-même, recherche conceptuelle que n’a pas menée la seconde, du moins de manière systématique. Convoquées dans un premier temps pour répondre aux apories qui relèvent de la perspective anhistorique de Romano, les réflexions de Arendt me permettront ensuite de proposer une conception de l’événement qui, selon moi, respecte plus son intégralité que celle proposée par Romano – tout en préservant la plupart des traits caractéristiques qu’il a pertinemment mis en exergue.
A. Le paradigme de la naissance et non celui du mourir
12L’approche phénoménologique de l’événement que propose Romano se situe, selon lui6, « en deçà » de l’approche heideggerienne, dans la mesure où elle conceptualise un événement neutre, qui donne à l’être d’être et en ce sens précède celui-ci, interdisant ainsi l’équivalence que pose Heidegger entre être et événement. Romano justifie sa démarche en arguant de la réduction de l’événement à l’exister inhérente à la perspective heideggerienne : « C’est parce que Heidegger [...] pense [...] l’être même comme événement, qu’il réduit, par là même, la multiplicité des événements à un seul : l’exister au sens transitif7 ».
13Cette réduction est due, d’une part, à l’élaboration d’un Dasein dont l’essence réside dans l’existence, et dont l’existence est elle-même comprise comme événement. En effet, « aucun événement ne survient au Dasein que celui qu’il est lui-même dans la mesure où il comprend l’être, où il est lui-même compréhension de l’être, transcendance : événement de l’être et événement d’être, pour lui, ne font qu’un » (EM, p. 183). Dès lors, le Dasein est cet exister auquel rien ne peut arriver, survenir : étant lui-même événement, les événements qui lui arrivent sont d’emblée réduits au statut de faits intramondains. Mais penser un « sujet » qui fait, qui est événement, contraint-il vraiment à l’aporie heideggerienne d’un Dasein auquel il ne peut plus rien arriver ? Pour Romano la réponse est inévitablement positive, et c’est ce qui l’entraîne à penser un sujet qui, se recevant de l’événement, ne pourra jamais être initiative. Hannah Arendt m’amènera cependant, à travers sa phénoménologie de l’action, à montrer que, fondamentalement, il n’y a pas de contradiction à penser un « je » qui fait événement avec un « je » à qui l’événement arrive.
14D’autre part, le primat ontologique heideggerien de la mort équivaut à un horizon de possibilités délimité par cet événement ultime. Une telle configuration rend impossible le surgissement de nouveauté qu’est l’événement, dans la mesure où il devra toujours s’insérer dans un réseau de possibles d’ores et déjà délimité par cette mort, ou plutôt par ce mourir comme possibilité d’exister : « si la mort – ou plutôt le mourir : la résolution devançante – est ce qui possibilise tous les autres événements, alors, pour le Dasein, il n’y a plus d’événements » (EM, p. 191).
15Ces deux constats amènent Romano à substituer à la détermination existentiale du monde proposée par Heidegger une détermination événementiale, qu’il distingue du monde événementiel. Si l’événementiel relève du registre du fait et peut donc, en tant qu’intramondain, être compris dans une explication causale, l’événemential quant à lui est de l’ordre de l’arché : il n’est pas dans le monde mais ouvre le monde, il est l’événement dont la survenue est surgissement d’un monde. Le registre de l’événemential évoque donc l’événement dans son mouvement d’apparition, puisqu’une fois que l’événement s’est produit, il rentre dans l’ordre du fait. Dans la mesure où son « action » principale est d’ouvrir, de projeter un monde, l’événement compris comme événemential a pour caractéristique fondamentale d’être commencement, un commencement radical : l’événement ne nécessite rien pour advenir. La notion de commencement est effectivement comme une matrice dont on peut, comme je le montrerai, extraire la plupart des traits caractéristiques de l’événement : surgissement, irréversibilité, imprévisibilité, nouveauté, singularité, possibilisation, création, altérité, inobjectivabilité,... bref ad-venue. C’est en raison de cet aspect « matriciel » de la notion de commencement que j’ai choisi le phénomène de la naissance pour travailler la notion d’événement : bien que la rencontre amoureuse, la maladie ou encore la mort soient des événements paradigmatiques, la naissance reste le commencement par excellence, « l’événement premier en fait et en droit de l’aventure mortelle, à l’aune duquel doivent être dès lors déterminés et compris tous les autres événements » (EM, p. 31).
B. Le monde de la naissance : la naissance comme don du monde
16Fondamentalement, la naissance est commencement. La naissance est un avènement, une première fois, la première fois de tout un chacun. Comment penser cette première fois ? Comment en décrire le mouvement d’apparition ? Selon Romano, la naissance indique un événement qui toujours nous précède, un « don du monde » (EM, p. 101), qui nous donne d’être. La naissance (con)figure mon rapport au monde et à moi-même : je ne suis pas l’origine de ce qui m’arrive, et c’est cette hétéronomie fondamentale qui « détermine » mon expérience du monde et de moi-même. La naissance est ainsi cet événement dont je ne pourrai jamais faire moi-même l’expérience : « naître, c’est être originairement soi, mais non originellement » (EM, p. 31). Personne ne peut en effet avoir le moindre souvenir de sa naissance : la naissance est ce phénomène qui n’apparaît jamais comme tel que pour les autres, il m’échappe à jamais comme fait. Il s’agit en ce sens d’un événement à l’état pur. L’événement de la naissance est effectivement à jamais inappropriable, incarnant ainsi radicalement la dimension d’insaisissabilité propre à l’événement.
17La naissance est un nécessaire : sans elle il n’y aurait ni monde ni subjectivité. Autrement dit, la naissance est cet événement sans lequel aucun événement ne peut avoir lieu, celui qui donne à tous les autres la possibilité d’arriver. Pour Romano, avant d’être mise au monde, avant d’être ce qui surgit dans le monde, la naissance est donc ce qui ouvre le monde, un monde qui en s’ouvrant donne au sujet d’ad-venir. Evénement, monde, naissance : trois notions pour une signification commune. « Le monde n’est pas ici véritablement distinct de l’événement comme tel, mais il est bien plutôt un a priori de celui-ci. [...] Non seulement le monde s’origine dans l’événement, mais il n’est pas, rigoureusement parlant, différent de celui-ci » (EM, p. 93).
18Si le phénomène de la naissance manifeste de façon paradigmatique l’événement, c’est parce qu’elle est ce « don du monde » qui fait montre d’un événement dont la caractéristique fondamentale est de « faire » monde dans sa neutralité, autrement dit qui expose l’advenant à des possibles qui le dépassent, qui toujours précèdent son appropriation. Mais quel est ce « monde » qui s’ouvre à l’adresse d’un sujet que Romano nomme dès lors l’« advenant » ? « Le monde est [donc] cette corolle de possibilités qui articulent à chaque fois mon aventure et que je ne puis m’approprier qu’en tant que je m’adviens : il se donne toujours à moi selon une neutralité transcendantale » (EM, pp. 186-187). Pour comprendre en quoi consiste l’événement-monde, je me pencherai donc de manière critique sur la question de la neutralité transcendantale, ce qui m’amènera à retravailler également le concept de « possibilité ». S’esquissera, en cours de parcours, cet « advenant » si cher à Romano, qui ne sera cependant véritablement apprivoisé qu’au cours du prochain paragraphe.
19Décrire un monde qui ne s’offre que dans une « neutralité transcendantale » demande de penser un monde qui n’est ni objectif, ni subjectif. Le monde événemential n’est bien sûr pas à confondre avec le monde empirique, composé d’un ensemble de faits qui renvoient à d’autres faits, tous explicables en faisant appel aux circonstances qui les entourent comme autant de causes dont ils ne sont que l’effet. Un tel monde peut toujours grossir d’un fait supplémentaire, qui viendra s’insérer dans la chaîne causale, modifiant ainsi certains possibles mais n’engageant jamais le monde dans son ensemble. Celui-ci est donc à penser comme « une “totalité” intrinsèquement inachevée, une multiplicité ou un ensemble ouverts » (EM, p. 90). Un tel monde n’est pour le sujet que simple « contexte » (EM, p. 90) : il se tient « autour » ou « devant » le sujet ; celui-ci n’y est pas engagé. Ensemble de faits, ce monde conserve avec le sujet le rapport de réification propre à la connaissance scientifique objective. Un tel monde s’effondre avec l’événement. L’événement est effectivement ce bouleversement absolu qui modifie « le possible en totalité », et c’est en cela qu’il se confond avec le monde : l’événement est, à chaque fois, un nouveau monde qui apparaît, le surgissement d’un nouvel ensemble de possibles dans la reconfiguration radicale des possibles qui lui pré existaient.
20Si le monde ouvert par l’événement ne peut être objectif, il n’en est pas subjectif pour autant : Romano ne confond pas le monde avec la structure du sujet, puisque son surgissement précède l’appréhension que celui-ci peut en avoir. L’événement – et donc le monde – se comprend comme ce à partir de quoi le sujet peut se manifester, et non l’inverse : il est « ce à partir de quoi la subjectivité ad-vient » (EM, p. 93). Le phénomène de la naissance indique bien la particularité de l’événement comme ce qui donne à l’humain d’être, qui fait de l’humain celui à qui8 il arrive des événements, et non celui qui fait événement. La naissance nous inscrit sous le sceau d’une hétéronomie irrévocable. L’événement ne serait donc lié à l’humain que parce qu’il lui est adressé ; on ne peut « faire » événement, puisque toujours l’événement nous précède.
21Ni objectif, ni subjectif, le monde-événement est étroitement associé à la notion de possibilité. Qu’est-ce à dire ? Quel est cet événement-monde qui ne serait autre qu’une pluie de possibles ? Et qu’entend-on par « possible » ? Un retour au Petit Robert livre trois pistes, élémentaires mais fondamentales : il peut s’agir d’une chose possible que l’on peut faire (réalisable), du caractère de ce qui peut ou non arriver (éventualité), ou encore d’une capacité, d’un pouvoir (faculté). Comme je vais le montrer, Romano travaille la première signification pour la rejeter, se détache de la seconde pour affirmer une position plus radicale, mais n’envisage pas réellement la troisième signification.
22Entendu en un sens intramondain, le possible est ce qui peut se réaliser. Et plus grande est la probabilité de l’accomplissement du fait, plus importante est la possibilité, plus elle se voit renforcée : « pour tout fait intramondain, la possibilité du possible, c’est son effectuabilité » (EM, p. 112). La réalité de la possibilité est fonction de son effectuabilité. Et comme tout ne peut devenir n’importe quoi – un bouton de rose peut s’accomplir en rose, mais ne sera jamais tulipe – il existe un nombre déterminé de possibilités préexistantes. Une telle conception peut être appliquée au niveau de l’advenant : chacun d’entre nous serait amené à actualiser ou non un ensemble de possibles – sociaux, historiques, biologiques – préexistants. On a dès lors un horizon des possibles fermé, où la liberté est par conséquent niée. Mais dans le cas de l’advenant, on peut également schématiser à l’inverse ces possibles qui ne sont tels qu’en fonction de leur propension à se voir réalisés : l’advenant peut être présenté face à « un horizon de vierges possibilités, en elles-mêmes vierges et indéterminées » (EM, p. 113). Il s’agirait alors pour l’advenant de réaliser progressivement tel ou tel possible dans un horizon qui se rétrécirait à chaque effectuation opérée, la réalisation d’un possible revenant à en sacrifier d’autres : « s’ad-venir, ce serait effectuer le possible en restreignant l’amplitude des possibles initiaux » (EM, p. 113). Mais cette seconde perspective revient cependant à la précédente, dans la mesure où, même si l’advenant semble y être doté d’une liberté totale, la possibilité du possible reste dépendante de son effectuabilité : elle reste donc prisonnière d’une conception déterministe dans lequel la création de possibles nouveaux est impensable.
23Donner une place à la nouveauté exige donc de quitter l’horizon de l’effectuabilité. C’est le cas lorsque le possible est considéré comme ce qui peut advenir par l’advenant, c’est-à-dire qui est effectuable par lui « à partir du projet qui les possibilise ». Le projet est en effet ce qui me tend vers le possible, autrement dit ce qui « rend possible le possible ». Une objection de taille peut cependant être émise : « tout projet ne m’emporte vers le possible, et ainsi ne le possibilise, que s’il est projet de réaliser ce possible. Mais une telle “réalisation” est alors elle-même rendue possible par la possibilisation originaire du projet » (EM, p. 115). Autrement dit, Romano postule une possibilisation plus originaire que le projet, parce qu’il reste mon projet. Or la dimension événementiale se caractérise par cette neutralité événementiale qui précède toute mienneté, qui seule peut, dans sa survenue, reconfigurer l’ensemble des possibles, y compris ces possibles qui sont miens. Prend alors forme le concept d’éventualité, qui est ce « possible excédant tout projet et venant à lui [l’advenant] de l’avenir » (EM, p. 112). L’éventualité n’est donc pas ici à assimiler avec la contingence. L’éventualité est en quelque sorte la « condition de possibilité » de tout projet, qui, paradoxalement, le précède tout en « lui donnant sa charge d’avenir » (EM, p. 118). Cette dimension d’à venir maintient le caractère incertain, indéterminé, imprévisible de l’événement, sans lequel il ne serait plus, puisque d’ores et déjà dépassé c’est-à-dire figé, rendu à l’état de fait. Cette définition de l’éventualité souligne également la dimension d’excédent propre à l’événement, au sens où l’on peut comprendre l’avenir comme supplément de présent, comme ce qui « sur-vient ». Mais d’où « vient » cette éventualité ? Comment m’arrive-t-elle ? « Ce possible excédent qui jaillit avec l’événement, et par lui m’est ouvert, est ce qui vient à moi d’un avenir ab-solu, littéralement sans relation à mon présent, ni par suite avec les possibles que le projet pré-détermine : l’éventualité en son sens pur est cette possibilité qui, transcendant tout projet, ne se donne à moi que par rencontre » (EM, p. 118). Le concept de rencontre est ici essentiel. Il indique un événement qui arrive par contact, qui surgit dans une mise en relation. La rencontre marque la dimension d’imprévu, de surprise : tout à coup, sans que je ne m’y attende, je suis emporté dans un mouvement autre, dans le mouvement de l’autre, qui ne me laisse pas d’autre choix que de m’ouvrir à des projets qui étaient jusque là impensés : « des possibilités ne m’échoient réellement, en effet, que si elles ouvrent à l’impossible, à ce que je ne cherchais pas, à ce que je ne projetais pas, mais qui, sur-venant par rencontre, peut seul donner à mes projets le sens qui est le leur » (EM, p. 118). La rencontre est ainsi ce qui possibilise mon présent en étant cet « autre » qui le remplit d’une force d’avenir : « il n’est, en effet, de projet véritable que celui qui, conditionné en retour par le surcroît de l’avenir, donne précisément à l’avenir d’ad-venir dans sa différence et son altérité à mon présent » (EM, p. 118).
24Mais... La possibilité n’est-elle pas également une « faculté de » ? La possibilité ne peut-elle effectivement être pensée comme la capacité de faire advenir le nouveau ? Ne peut-on penser l’événement comme celui que « je » fais advenir ? Une telle perspective semble apparemment radicalement opposée à celle de Romano, pour qui l’événement est ce qui m’échoit, ce grâce à quoi j’ad-viens, et certainement pas ce que j’initie. Avant de montrer à l’occasion d’un échange avec Hannah Arendt que l’aporie n’est qu’apparente, je tâcherai de comprendre pourquoi la pensée de Romano ne laisse pas de place à une phénoménologie de l’action, ce qui requiert un retour critique sur la question de la neutralité transcendantale.
25Lorsque l’événement est posé comme « neutralité transcendantale », la dimension événementiale est radicalement détachée du monde historique et du sujet qui en fait partie : l’événement ne peut en aucun cas être intramondain, seul le fait relève du monde. Or cette perspective me semble biaiser la compréhension de l’événement, dans la mesure où elle fait de l’événement une sorte de « chose » indépendante. Non pas qu’il y ait essencification de l’événement, mais celui-ci, étant posé comme originaire – la naissance désigne « l’originaire non-originarité de l’existence et de la mienneté par rapport à l’événement neutre qui en forme la condition » (EM, p. 31) – se pose comme extériorité, tant par rapport au sujet que par rapport au monde. Parce qu’il s’oppose à un événement qui se réduit à être chose ou fait, Romano ne peut que décrire un événement qui « est » avant toute chose.
26Romano se défend pourtant de faire de l’événement une condition de possibilité qui restreindrait l’événement à une catégorie vide, formelle : l’événement ne peut être « condition », car dans la mesure où il annihile toute condition dans l’instant même de son advenue, il est incondition. Mais l’événement, lorsqu’il est décrit comme un « cela » sans contenu, un « cela » qui n’est que possibilisation, peut-il être autre chose qu’une catégorie vide ? Quel sens cela a-t-il de distinguer l’événement de la naissance de celui de la venue de/à l’être et du monde dans lequel cet événement surgit comme renouveau ? Doit-on nécessairement entretenir l’antériorité de l’événement sur le monde et le sujet pour en respecter la neutralité et la dimension événementiale ? Autrement dit encore, peut-on préserver le caractère neutre de l’événement sans pour autant en faire un transcendantal ? Je pense que l’implication « si je ne postule pas la préséance de l’événement sur toute chose, alors je le transforme en fait » est trop restrictive : l’événement est tout autant ce qui permet le surgissement de la chose que ce surgissement même, et fait donc partie de cette chose ; il y a de l’événement dans la chose qui surgit dès le moment où c’est dans le mouvement de son apparition qu’elle est décrite. Dans un même ordre d’idée, nous faisons intrinsèquement partie de l’événement qui nous arrive, l’événement comprend – littéralement « prend avec » – celui à qui il s’adresse. Autrement dit encore : l’adresse fait indéniablement partie du discours9 : qu’il y ait événement signifie que je participe à son apparition. En ce sens, on ne peut se limiter à affirmer : « précédant l’existence mienne est l’événement neutre du “on naît” » (EM, p. 32). Plus encore : il n’y a pas de « on naît » ; « je » suis celui qui naît, ma naissance est cet événement qu’est la manifestation de ma présence au monde, et non seulement un événement « extérieur » qui me donne d’être. En d’autres termes, parler uniquement de la naissance comme de ce phénomène qui donne l’existence, c’est manquer une part essentielle de cet événement : celle de la naissance même. Cela revient à restreindre la naissance au moment logique de la rupture, cette brèche qui ouvre un monde. Or la naissance est aussi, comme explicité plus haut, rencontre. Mieux encore, et c’est ce que j’essaie de mettre ici en évidence, elle est le jaillissement qui est fruit de la rencontre dans la rupture10. Et ce surgissement, c’est celui d’un « je ». Ainsi, tout en préservant le caractère inassumable, immaîtrisable, inappropriable de la naissance qui donne à voir un « je » mis entre parenthèses, un « je » qui ne peut être le sujet de ce dont il se reçoit, il est important d’avancer que la naissance est également celle d’un « je » dont l’apparition indique le pouvoir de commencement, d’un « je » qui d’emblée fait trembler ses parenthèses.
27Respecter la neutralité intrinsèquement liée à la dimension d’insaisissabilité de l’événement et à sa précession sur le caractère mien de l’expérience, n’oblige pas à restreindre l’événement à être « ce dont je me reçois ». L’événement dans lequel j’adviens est aussi celui que je fais advenir. Cette « mise au monde » qu’est la naissance doit aussi être entendue comme un naître qui est faire naître. La neutralité de l’événement peut être maintenue tout en étant au monde. Mais ce monde diffère de celui dont il a été question jusqu’ici. C’est un monde autre, c’est notre monde qui affleure, cédant ainsi la parole à Hannah Arendt.
C. Faire naître le monde dans le monde : de la naissance comme praxis
28Tout comme Romano, Arendt pense la naissance comme l’événement par excellence. Tout comme Romano, s’esquisse à travers son œuvre un événement qui est commencement, un événement qui ouvre un monde, un événement qui est imprévisible, irréversible, inobjectivable. L’événement est ce singulier qui singularise, ce causa sui qui transcende la trame causale, ce pur changement, cette mobilité, bref cet apparaître en acte. Mais, pour Arendt, plutôt que d’être « ce qui m’arrive », l’événement s’inscrit comme « ce que les hommes, dans leur agir-ensemble, font arriver ». Pour Arendt, l’événement se comprend comme praxis, et le monde devient miracle. Les lignes qui suivent sont l’essai d’une relecture, à l’aune du concept d’événement, de cette pensée qui naît d’un Amor mundi.
29Les mondes dont Hannah Arendt nous entretient sont plusieurs. Il y a tout d’abord le monde qui nous entoure, notre écosystème, ce monde naturel qui est celui du cycle de la vie. Il y a ensuite le monde des choses qui sont fruits du travail ou de l’œuvre ; c’est celui qui nous permet d’habiter le monde naturel, de le faire nôtre. Et puis il y a le monde instauré dans et par l’action, le monde au sein duquel la pluralité se fait communauté. On peut interpréter ces trois « mondes » comme ce qui conditionne le monde historique, celui dans lequel nous vivons, un monde tissé d’événements, un monde tout autant mis en danger par l’action des hommes que renouvelé par la puissance créatrice de celle-ci. Le monde qui importe à Arendt est celui des hommes. Le monde des hommes est bios, en même temps il n’est possible et durable sans le travail et l’œuvre, et surtout il devient proprement humain lorsqu’il est ouvert par l’action commune, se déployant ainsi en un espace public. Il ne faut cependant jamais perdre de vue que ces descriptions phénoménales n’ont de sens que dans la mesure où elles renouvellent la compréhension de notre monde historique. C’est lui que Arendt veut déchiffrer, c’est à lui qu’elle veut rendre justice, c’est au présent qu’elle pense quand elle renoue avec l’analyse du passé. Hannah Arendt est cette philosophe-journaliste qui assiste au procès Eichmann et crée la polémique. Hannah Arendt est celle qui, à l’instar de la fille de Thrace, se rit des « penseurs professionnels11 ». Hannah Arendt, avant tout, pense l’événement : non pas l’événement transcendantal, mais celui de la Révolution française de 1789, ou hongroise de 1956.
30Ce monde qui préoccupe Arendt, c’est, encore une fois, notre monde : non pas d’abord le monde privé, celui de notre famille ou de nos relations sentimentales, mais bien le monde public, autrement dit cet espace d’apparence qui appartient à tous et relève de la sphère politique. Dans ce monde où être et paraître coïncident, inutile d’aller chercher derrière les apparences. Les apparences sont ce phénomène que Arendt s’attache à décrire. Et c’est une histoire carrément miraculeuse, un réel peuplé d’événements que ce « cœur intelligent12 » laisse éclore. Mais comment comprendre le sens de ces événements ? Un événement, ça ne s’explique pas, du moins à l’aune d’une explication historique causale et donc déterministe : « L’événement, c’est ce qui arrive et en arrivant arrive à me surprendre, à surprendre et à suspendre la compréhension : l’événement c’est d’abord ce que je ne comprends pas13. » Le monde est un monde-événement, il s’agit là d’un fait qui, comme tel, ne se laissera pourtant jamais saisir. Mais que l’acuité du regard phénoménologique peut esquisser. Ainsi, si ce sont les apparences qui intéressent Arendt, c’est principalement dans leur mouvement d’apparition qu’elle les décrit, c’est dans ce mouvement que la phénoménologue entre dans la danse – non pas comme le « penseur professionnel » dont la quête éperdue, fanatique d’un originaire qui une fois dévoilé se retourne contre le monde dans un mouvement tyrannique ou totalitaire, mais dans l’attention à ce qui, pour être là, doit continuellement surgir.
31Tout en restant dans une compréhension du fait qu’est également l’événement, Arendt ne l’y enferme jamais. Le fait se comprend alors comme événement en sursis, comme gonflé d’événementialité ; un peu comme si la réalité, perpétuellement enceinte d’événementialité, était sans cesse en train d’accoucher. Dans la pensée arendtienne, il n’y a donc pas d’une part le fait et d’autre part l’événement : le fait n’en est un que si le regard que l’on adopte à son propos est réifiant. Ainsi, ce qui est remarquable chez Arendt, c’est que le regard qu’elle porte sur le monde et grâce auquel elle nous en déploie le sens n’est jamais entaché de dualité. Les analyses de Romano en sont par contre grevées : l’événement reste une « entité séparée » du fait. S’il reconnaît bien évidemment que l’événement est aussi un fait, et donc que fait et événement ne s’opposent pas (il n’y a donc pas d’opposition entre événement et effectivité), il les maintient cependant toujours dans deux sphères de réalité différentes – l’événement se produit aussi comme fait. Bref, chez Romano il y a l’événement et le fait, pour Arendt il y a l’événement dans le fait, au sens où le fait comme tel, distinct de l’événement, n’existe pas : « Il est de la nature même de tout nouveau commencement qu’il fasse irruption dans le monde comme une “improbabilité infinie” mais c’est précisément cet infiniment probable qui constitue en fait la texture même de tout ce que nous disons réel. Toute notre existence repose, après tout, pour ainsi dire sur une chaîne de miracles, la naissance de la terre, le développement de la vie organique à sa surface, l’évolution du genre humain à partir des espèces animales14. » Bref, Hannah Arendt nous rappelle à une réalité qui est, dans son tissu même, possibilisation. L’événement n’est donc plus ce qui « advient en marge de son effectuation » (EM, p. 169), mais il est plutôt ce surcroît inhérent15 à la réalité elle-même.
32Par conséquent, l’événement ne sera jamais création in nihilo ou cum nihilo : il est pur surgissement, mais surgissement dans ce qui était déjà là. L’événement est ce miracle auquel on ne pouvait s’attendre, mais qui surgit au départ de ce qui était, qui ne pourrait émerger sans prendre appui au cœur de la réalité. Mais il n’est pas pour autant explicable par son contexte : l’événement arendtien est extérieur à toute chaîne causale. Appréhendé comme « ce qui commence », il est ce qui éclaire notre compréhension des choses, mais ne peut en aucun cas être expliqué par celles-ci. En cela elle rejoint Romano : « L’événement, au sens événemential, [...] est ce qui éclaire son propre contexte et ne reçoit nullement son sens de lui : il n’en est pas la conséquence, explicable à l’aune de possibles existants, mais il reconfigure les possibles qui le précèdent et signifie, pour l’advenant, l’avènement d’un nouveau monde » (EM, p. 55). L’événement peut être compris « après coup », il peut faire sens mais jamais il ne sera expliqué. Et Arendt de poursuivre en affirmant que c’est au sein de l’histoire créée par les hommes que le miracle est le plus prégnant : « l’histoire, par opposition à la nature, est pleine d’événements ; ici, le miracle de l’accident et de l’improbabilité infinie se produit si fréquemment qu’il peut sembler étranger de parler de miracle. Mais la raison de cette fréquence est simplement que les processus historiques sont créés et constamment interrompus par l’initiative humaine, par l’initium que l’homme est dans la mesure où il est un être agissant » (CC, p. 221).
33Arendt définit l’action, ou praxis, comme « l’actualisation de la condition humaine de natalité16 ». Qu’est-ce à dire ? Le déploiement d’une telle affirmation – fondamentale dans la pensée de Arendt – ouvre à un déplacement quant à la description phénoménologique du phénomène de la naissance par Romano.
34D’une part, la natalité est vue comme une condition humaine. Quel est le statut de cette « condition » ? L’affirmation de Arendt la situerait-elle à un niveau transcendantal, ce qui renverrait aux difficultés liées à la position de Romano ? Je pense que l’on peut répondre par la négative à cette question, mais me permettrai dans le cadre du présent article de ne pas m’y attarder : l’étude d’une telle question requière en effet un travail important, qui risque de me faire dévier de la problématique qui m’occupe.
35D’autre part, Arendt thématise la naissance au départ d’un double point de vue : le monde dans lequel la naissance introduit et celui qu’elle fait advenir. Ce monde dans lequel la naissance introduit est marqué par la pluralité, pour Arendt c’est un fait. Naître, c’est donc arriver dans un monde d’ores et déjà habité. C’est au départ de cette condition première qu’il faut comprendre l’apparaître de la naissance : j’apparais dans la mesure où je nais dans la pluralité. C’est aux autres que j’apparais : l’événement arendtien nécessite la présence des autres pour s’accomplir. S’esquisse ici un événement comme cet autre qui émerge du rapport à l’autre, qui en est constitué. Mais naître n’est pas uniquement venir au monde : naître, c’est également faire venir un monde autre. Le monde que la naissance fait advenir est donc à entendre comme le monde que je fais naître dans le mouvement de ma naissance. La naissance est l’apparition d’un monde qui est un nouveau mode d’être, un nouveau « faire-être », un « je peux » en supplément. La naissance n’est autre qu’« un commencement par lequel quelque chose de nouveau entre dans le monde » (CC, p. 215), ce qui n’est autre qu’une des définitions étymologique de l’agir. On peut donc présenter la naissance comme cet événement « dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir » (CHM, p. 314). C’est « par droit de naissance » (CHM, p. 314) que je suis capable d’action et, en même temps, la naissance n’est autre que ce mouvement d’apparition qu’est l’action. La naissance ne se limite donc pas à être un don du monde, elle est aussi ma naissance, naissance dans le monde d’une faculté d’agir. Ainsi, Arendt pense la natalité comme capacité d’initier un monde nouveau, elle définissant par là même l’homme comme « capable de ». Affirmer la natalité comme ce qui caractérise ma condition humaine revient effectivement à affirmer que le mode d’être qui m’est propre, qui fait de moi une personne, est cette aptitude à commencer inhérente à l’« action-événement ». Dans un tel cadre, chaque acte posé est une nouvelle naissance.
36L’événement arendtien est donc un « événement-action » dont je suis l’initiative et qui est inhérent au monde, c’est-à-dire associé à la « présence » de ceux qui l’habitent. Peut-on articuler cette conception de l’événement avec celle de Romano ? Comment penser ensemble un advenant et des agissants ? Une telle articulation fera l’objet du paragraphe qui suit. Tout l’enjeu sera de montrer qu’elle est non seulement possible, mais nécessaire si l’on veut arriver à une description de l’événement qui en respecte la complexité phénoménale.
D. Pour l’émergence d’un « sujet-événement »
37J’ai souligné plus haut combien divergent les approches phénoménologiques de Romano et d’Arendt quant au phénomène de la naissance. On pourrait résumer leurs différences comme suit : pour Romano on se reçoit de l’événement, avec Arendt on fait événement. Mais il serait simpliste d’en rester là, ce serait manquer de percevoir combien, paradoxalement, leur conception de l’événement est similaire : pour l’un comme pour l’autre, l’événement est ce commencement inexplicable dans lequel je me singularise, cet « avoir lieu » imprévisible, cette nouveauté qui introduit une rupture radicale avec ce qui le précédait, cette apparition unique, irréversible et non reproductible. Or, à aucun moment, Romano ne fait référence à Arendt. Même si celle-ci ne conceptualise pas l’événement pour lui-même, il semble cependant curieux de ne pas la prendre en compte lorsque l’on décide d’étudier la notion d’événement dans une perspective phénoménologique. Comment comprendre ce paradoxe ? Leurs phénoméno-logies sont-elles à ce point antinomiques, ou ne s’agit-il que d’un malentendu ? L’« advenant » et l’« agissant » sont-ils opposés au point de donner jour à des conceptions de l’événement radicalement distinctes ? Autrement dit encore, à quel « je » une pensée de l’événement donne-telle lieu ? Pour répondre à ces questions, j’exposerai d’abord comment Romano thématise la subjectivité dans le cadre de sa phénoménologie de l’événement, en soulignant en cours d’analyse les difficultés liées à une telle approche. En essayant d’y répondre à l’aide de la pensée arendtienne, je montrerai, d’une part, que les approches de Romano et Arendt sont conciliables, et, d’autre part, qu’il est indispensable de les articuler si l’on veut vraiment saisir toute la portée du concept d’événement.
38Classiquement, le regard phénoménologique s’attache à décrire le monde tel qu’il m’apparaît. En originant le monde dans l’événement, Romano met le « moi » entre parenthèses et la description porte sur ce qui apparaît tel qu’il apparaît. Le « sujet » qui se donne à voir n’est plus ego ou Dasein : il se manifeste comme advenant. Cet advenant est « le titre pour décrire l’événement constamment en instance de ma propre survenue à moi-même depuis les événements qui m’adviennent et, en se destinant à moi, me donnent un destin » (EM, p. 72). De manière indissociable et simultanée, il est celui à qui et celui à qui l’événement advient, c’est-à-dire qu’il est simultanément égoïté – c’est à lui que s’adresse l’événement, c’est parce qu’il y a sujet qu’il y a événement – et ipséité, qui s’incarne comme l’accueil de cet événement dans la mesure où elle y est impliquée. Cet accueil se comprend comme l’attitude de l’advenant dans, à travers l’événement ; il s’agit d’un « se tenir dans » l’événement qui est pour l’advenant la « capacité de se tenir ouvert à ce qui lui arrive, et d’être libre pour ce qui lui arrive » (EM, p. 102). L’accueil est donc une forme de « je peux » qui, dans l’épreuve de l’événement, révèle un sujet qui peut plus qu’il ne pensait pouvoir, qui se révèle dans des aptitudes qu’il n’avait pu jusque là soupçonner. Le « je » se découvre donc dans l’événement et, comme Rimbaud l’a si bien souligné, ce « Je est un autre » : « l’événement me permet d’advenir à moi-même en m’advenant précisément comme autre, selon cette faille que l’événement a creusée à jamais dans ma propre aventure » (EM, p. 122). L’ipséité est donc une « capacité de » sous la forme d’un « tenir » qui pour Romano se décline en trois moments : la passibilité, la responsabilité et la singularité. La passibilité est cette « exposition sans mesure à l’événement, qui ne peut se dire en termes de passivité, mais précède la distinction du passif et de l’actif » (EM, p. 99). Quant à la responsabilité, elle ne doit pas être comprise dans un cadre juridique ou éthique, mais elle traduit simplement l’implication du sujet dans ce qui lui arrive.
39Mais dès lors y a-t-il vraiment sujet ? Un sujet peut-il se constituer dans un mouvement d’altération continue ? Comment reste-t-il « lui-même », comment peut-il encore être celui à qui l’événement est adressé ? Autrement dit, penser le sujet n’exige-t-il pas une certaine continuité ? Si je suis toujours autre, où est le « je » ? Pour Romano, c’est la responsabilité qui donne le fil conducteur : « c’est en tant qu’il a à répondre insubstituablement de ce qui lui arrive [...] que l’advenant est un et le même à travers toute son histoire » (EM, p. 131). La « constance » de l’ipséité est ici pensée en termes d’attitude, dans ce « rapport à » que j’entretiens à l’événement et qui m’engage entièrement, et non comme un « quelque chose » qui serait inhérent au sujet et ne devrait jamais être modifié. C’est dans la disponibilité, dans l’ouverture à l’événement que se trouve la constance.
40Semblable subjectivité se dessine dans un mouvement d’élaboration perpétuelle : il n’est et ne sera jamais sujet, il est toujours en train d’advenir, il ne s’accomplit pas dans le but de son aventure, il n’est qu’aventure. Pour reprendre Romano, l’advenant est la traversée même. Une difficulté subsiste cependant : dans un tel schéma de pensée, le sujet-ipséité, l’advenant, ne peut jamais être entendu comme initiative. Bien que l’advenant soit, dans une certaine mesure, un « je peux », celui-ci n’est pas événement, il n’est qu’en réplique, en écho à celui-ci. L’ipséité chez Romano est « “capacité” en un sens paradoxal, puisque, aussi bien, capacité de rien, mais seulement de se tenir ouvert, d’insister dans l’ouverture et, dans cette mesure seulement, capacité de redéployer en un nouveau projet de monde les possibles que l’événement possibilise » (EM, p. 137). Il s’agit en quelque sorte d’une capacité, ou « capabilité » qui n’est pas à sa propre initiative, qui ne possibilise pas le monde. Il n’est jamais celui qui fait être, mais seulement celui qui répond de et à. Or l’advenant, dans la mesure où il se définit comme altération continue, n’est-il pas lui-même événement ? L’événement n’est-il pas l’altération même ? Par ailleurs, ne manque-t-on pas une – voire même plusieurs – dimension de l’événement si on ne pense pas aussi celui que je fais advenir ?
41Comme je l’ai déjà souligné, la perspective anhistorique de Romano est due à l’antériorité qu’il donne à l’événement sur le « sujet » et sur le monde. Cette antériorité n’est évidemment pas arbitraire : elle préserve l’événement dans son imprévisibilité. Effectivement, en précédant tant le monde que le sujet, l’événement est totalement, radicalement inanticipable. Mais ne peut-on envisager une autre voie ? En empruntant celle que suggère Hannah Arendt dans sa phénoménologie de l’action comme coaction, je vais tenter de montrer les conditions de possibilité d’un événement du monde que le sujet fait advenir tout en maintenant son caractère d’imprévisibilité.
42« L’action fait advenir un qui. Mais qui advient ne préexiste pas à son advenue. Il faut prendre garde à ne pas confondre la révélation ou l’exposition du qui agissant avec l’exhibition d’un sujet resté jusque là obscur, en retrait, et qui se révélerait dans l’action. [...] Qui agit n’est pas le sujet de l’action. [...] Mais il faut prendre garde aussi à ne pas abstraire l’agent, à ne pas en faire l’enfant d’un miracle qu’aucune histoire n’aurait jamais précédé17. » Cette citation d’Etienne Tassin résume bien le statut de la subjectivité au sein de la phénoménologie arendtienne de l’action : le sujet arendtien est un « je peux » avant d’être un « je peux », c’est d’abord en tant que pouvoir, « capacité de » qu’il existe. Autrement dit, c’est dans l’action, et donc à travers l’événement, que le sujet arendtien advient à lui-même, tout comme c’est à travers la contribution du sujet que le « phénomène-événement » peut surgir. Mais l’agent n’est-il pas à l’initiative de l’action ? Par conséquent, ne doit-il pas être pensé comme un sujet qui doit nécessairement précéder l’action qu’il actualise ? Dans les lignes qui suivent, je vais défendre l’idée selon laquelle penser l’événement comme action autorise à penser un événement que le « je » fait advenir et qui, en même temps, lui advient. Deux raisons essentielles à cela : d’une part, l’action est à saisir comme dunamis, c’est-à-dire comme principe et non au départ de ses motifs ou de ses mobiles ; d’autre part, elle est coaction c’est-à-dire rencontre.
43L’action est dunamis. Plus précisément, Etienne Tassin18 évoque l’action comme ce phénomène particulier dans lequel « acte et puissance coexistent : aussi est-il impossible de prendre le point de vue de l’accompli, du résultat, impossible de mesurer l’acte à ses effets qui sont par définition toujours au-delà de l’action elle-même puisqu’ils n’ont jamais le caractère d’un produit. Il y a une intransitivité du mouvement dans l’action » (TP, p. 304). L’action est donc ce mouvement particulier qui doit, pour être compris, être considéré du point de vue de son « être-en-acte ». Deux éléments importants peuvent être mis en évidence au départ de cette idée.
44Premièrement, que l’action soit entendue comme ce mouvement toujours en train d’advenir, c’est affirmer que l’action ne peut être « pour autre chose », elle est cette dunamis qui n’est que dans son mouvement d’actualisation. Il ne s’agit pas d’un « moyen en vue de », elle se conçoit indépendamment de ses mobiles, des buts qu’elle vise. Elle ne peut non plus être appréhendée en regard de ses motifs, de ce qui la cause, justifie sa mise en route. Bref « toute action doit être comprise indépendamment de l’intentionnalité qui la commande » (TP, p. 314). Ainsi, l’action arendtienne échappe donc à la définition de l’acte que donne Romano : « ce[s] possible[s] qui dépend[ent] des seuls projets de l’advenant, et en vue desquels certains événements se produisent » (EM, p. 51). L’acte est action chez Arendt, et c’est cette dunamis propre à l’action qui fait d’elle un événement et non un simple fait intramondain : l’action arendtienne est ce qui est toujours en train d’advenir, elle est « de l’apparaître en acte ». C’est ainsi que la troisième dimension de la vita activa est l’expression même de la liberté, liberté qui n’est bien sûr pas à comprendre comme expression de la volonté ou du libre arbitre : il ne s’agit pas d’une liberté intérieure, mais d’une liberté qui n’existe qu’en exercice, et qui ne peut l’être que dans le monde – c’est-à-dire, et j’y reviendrai, avec les autres. Dès lors, et suivant en cela Montesquieu, Arendt pose le principe à la source de l’action libre. Le principe inspire l’action mais ne dicte pas de but précis. Le principe est ce qui trouve sa pleine manifestation dans l’acte même, c’est-à-dire dans ce qui est en train d’advenir : il « est, pourrait-on dire en un autre langage, la manière de l’agir et non l’objet de l’action ou son contenu » (TP, p. 315). Mais s’il n’est pas projet, s’il n’enferme pas la compréhension de l’action dans ses motifs (ce qui n’est plus) ou dans ses mobiles (ce qui n’est pas encore), le principe inspire quand même l’action, il la guide. Je reviendrai plus spécifiquement sur ce caractère intentionnel de l’action, qui en fait une action de type politique – c’est-à-dire une action lucide ou encore de changement conscient – dans le dialogue avec Cornélius Castoriadis.
45Deuxièmement, que l’action soit cette dunamis permet de comprendre la conception arendtienne de la subjectivité : elle est l’agissant avant d’être celui qui se décide à agir, et par là serait sujet de l’action. Autrement dit, le sujet ne précède pas l’action chez Arendt. Le qui advient dans l’acte et n’est qu’en acte, elle nous parle d’une subjectivité qui est flux ou encore « essence vivante » (CHM, p. 239), qui fait signe tout en restant indéterminable. Le sujet ne pourra jamais être l’auteur de son action, ce serait présumer qu’il la maîtrise et donc que celle-ci lui préexiste et qui plus est lui survivra. Cela ne signifie pas que la subjectivité n’existe pas : simplement, elle s’inscrit comme perpétuel mouvement d’élaboration, comme ce qui apparaît « dans la dynamique constante de la réalisation qui suit chaque fois sur les talons de ce qui s’y prédessine19 ». L’action incarne donc bien l’expression d’une liberté dénuée de toute souveraineté. Cette liberté ne peut être quelque chose que l’on détient, on ne peut la connaître que dans la mesure où on en fait l’épreuve. La liberté est cette « capacité de » qui se découvre dans son exercice-même. Mais, en même temps, une difficulté reste cependant maintenue : lorsqu’Arendt présente l’agent comme le commencement par excellence, elle pose explicitement l’agent comme étant à l’initiative de l’action. N’y a-t-il pas dès lors une préséance du sujet sur son action ? Or, comment concilier alors les dimensions d’initiative et d’imprévisibilité ? Si l’action est imprévisible quant aux effets qu’elle induit, elle ne le serait cependant plus pour le sujet qui en est à l’origine : comment en effet l’action que le sujet fait être pourrait-elle le surprendre dans son mouvement d’apparition ? Autrement dit, comment pourrais-je ne pas anticiper ce que j’initie ? On ne peut faire fi d’une telle objection, et ne pas la lever équivaudrait à défaire l’événement de son caractère essentiel, il ne serait plus cette survenue qui le caractérise.
46Sur base des deux propriétés qui viennent d’être mises au jour, on peut à présent affirmer que c’est dans la « neutralité du commencement » qu’il faut comprendre la notion d’initiative. Dans la mesure où le sujet à l’origine de l’action se définit avant tout en tant qu’agissant, et que l’agissant n’est à l’initiative de l’action que dans celle-ci, il ne la précède pas. Aussi, sujet, action et initiative sont à considérer dans une contemporanéité. Qu’il y ait initiative ne signifie donc pas qu’elle s’origine dans un sujet tout puissant, au contraire, et c’est bien là ce que nous fait découvrir Hannah Arendt. Le pouvoir d’initiative n’est pas « pouvoir sur », mais « capacité de » d’un sujet qui se découvre tel dans l’action qui s’ouvre dans le mouvement de son initiative. En outre, ce n’est qu’avec les autres que cette initiative est « possibilisée », qu’elle trouve sa continuation : l’action est fondamentalement « coaction » (CHM, p. 247) ; « seule la publicité, c’est-à-dire la présence des autres, peut créer20 ». Chacun peut être initiateur, mais l’action ne prend sa véritable couleur que lorsqu’elle est portée, reprise par plusieurs. Un des moments de l’événement est donc ce qui émerge dans l’interaction ou encore de la rencontre d’hommes agissants. La coaction est donc à entendre comme rencontre. Qu’est-ce à dire ? En premier lieu, chacun se situe sur le même plan, tous partent du même endroit : coagir c’est agir ensemble, c’est-à-dire qu’il y a cette égalité de condition qui est que chacun, quelles que soient les différences qui le distinguent de l’autre, est « capable de ». Ensuite, la coaction indique un pouvoir qui n’existe qu’en tant que partagé : c’est parce que des hommes agissent les uns avec les autres qu’il y a émergence d’un pouvoir qui n’est plus « pouvoir sur » mais bien puissance commune. « Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé21. » Cette conception du pouvoir qui gagne sa force une fois les hommes rassemblés y trouve également sa fragilité : une fois les hommes dispersés, le pouvoir instituant de l’action est disséminé jusqu’à disparaître – mais je verrai qu’avec Castoriadis, il est tout à fait possible de surmonter cette aporie. Enfin, à la coaction s’associe l’imprévisibilité : de fait, lorsque les autres entrent en piste, il est impossible de prévoir quelle sera la danse esquissée. Dans la rencontre, il y a du sens qui surprend le sujet, qui le ravit à lui-même, qui modifie la configuration de son monde.
47Une difficulté subsiste : l’agir politique, la coaction, reste cependant agir concerté, décidé – il s’agit de cette action qui est guidée par son principe. Ainsi, bien que la coaction ne puisse être pensée comme l’effet d’une volonté, bien qu’elle soit imprévisible quant à ses effets et dans sa manifestation même, elle semblerait ne plus pouvoir incarner le choc de cet étranger qui tout à coup entre dans ma (notre) sphère d’expérience, alors que je (nous) ne l’y avais (avions) pas invité, alors même que ma (notre) porte était fermée. En même temps, si on relit les premiers essais réunis dans La crise de la culture, on voit qu’il ne s’agit là que d’un leurre. De quoi effectivement Arendt nous entretient-elle, lorsqu’elle évoque la rupture avec la tradition, si ce n’est de ces événements dont le choc est tel qu’ils introduisent une brèche entre passé et futur ? Et c’est à leur dimension à la fois sociale et historique que le caractère de choc de ces événements est dû. Il y a choc, suspension de la compréhension dans la mesure où ce qui advient est le fruit d’un gigantesque mouvement social-historique, que l’on peut à présent essayer de comprendre, mais que l’on ne pourra jamais expliquer parce qu’il s’agit du mouvement même de toute une société, qui ne s’est pas concertée à l’avance, que ce soit pour la « création » de l’innommable des camps de concentration et d’extermination, ou en ce qui concerne l’émergence de ces « îlots de liberté » qu’incarnaient les réunions et actions des résistants.
48Comment à présent penser l’articulation entre advenant et agissant ? Quel est le « sujet-événement » qui s’insère naturellement dans l’entre-deux qui à la fois sépare et rapproche Claude Romano de Hannah Arendt ? Je proposerai deux approches différentes pour répondre à cette question, l’une relevant d’une structure argumentative classique, l’autre dont la tonalité est plus phénoménologique. J’entrerai ensuite dans le troisième et dernier moment de cette analyse, qui consiste en l’approfondissement des concepts de social-historique, création et imaginaire radical au départ de la nouvelle compréhension de la notion d’événement qui aura été conceptualisée.
49Tout en proposant un événement dont je peux être l’initiative, l’événement que nous propose Arendt reste préservé dans sa dimension d’imprévisibilité. La structure subjective arendtienne n’empêche effectivement pas l’irruption du choc qu’est l’événement dans mon champ d’expérience, puisqu’il s’agit d’une subjectivité ouverte, toujours en train de se faire dans l’action qui la révèle comme « qui ». La phénoménologie arendtienne de l’événement-action n’est pas incompatible avec une ipséité comprise comme le « pouvoir de se transformer au contact de ce qui nous arrive » (EM, pp. 131-132), puisque même à l’endroit où je fais événement, cet événement m’échappe parce qu’il est cet « en acte », cet acte-rencontre. Pour Arendt comme pour Romano, je ne suis jamais la « cause » de l’événement, mais j’y suis impliqué. Simplement, si pour l’un cette implication se comprend d’abord comme accueil, pour l’autre elle s’inscrit surtout comme agir. Mais le sujet peut à la fois faire événement et être surpris par l’événement. Pour Arendt comme pour Romano, « le “sujet” est luimême quelque chose qui advient » (EM, p. 74). Tous deux s’inscrivent donc en faux d’une pensée de la subjectivité comme sujet-substance ou monade autosuffisante. Dans le paradigme d’une pensée événementiale, le sujet cartésien n’a plus cours, il éclate littéralement, l’événement lui enlève toute maîtrise, déjoue toutes ses prévisions. L’événement brise sa clôture, la bouleverse et l’engage tout à la fois.
50Ensuite, que Romano ne traite que de l’événement qui m’arrive et non de l’événement qui nous arrive, s’explique plus en raison de son inscription dans la perspective égologique classique de la phénoménologie, que compte tenu d’un trait propre à son « objet » – l’événement. Penser l’événement en l’insérant dans la pluralité n’irait donc pas à l’encontre du phénomène-événement, l’événement peut aussi bien être ce qui m’arrive que ce qui nous arrive. Si l’événement toujours me dépasse, m’enveloppe et dès lors me surprend, c’est aussi parce qu’il ne m’est pas réservé, tant au niveau de sa réception qu’au niveau de sa création : nous faisons advenir un événement qui nous apparaît. C’est là tout le poids qu’un événement du monde oppose à un événement de l’ordre de transcendantal. D’une part nous ne maîtrisons jamais l’agir-ensemble auquel nous participons. D’autre part, tout en m’arrivant insubstituablement, il arrive également à tous ceux qui, comme moi, sont inscrits dans cette histoire humaine qu’ils contribuent à engendrer. Radicalisons cependant l’objection : est-on vraiment en droit d’affirmer qu’une pensée rigoureuse de l’événement requière nécessairement de penser cet événement qui nous arrive ? D’un côté, on se doit de répondre par l’affirmative dans la mesure où une phénoménologie de l’événement doit pouvoir rendre compte de tout événement. D’autre part, il faut reconnaître que cet événement qui nous arrive est un type d’événement particulier relevant de la sphère sociopolitique. Il ne s’agirait donc pas d’une dimension sine qua non à tout événement22.
51Par ailleurs, et cette fois quel que soit l’événement dont il est question, le dialogue entre Romano et Arendt montre la part indispensable qu’y prend la subjectivité, non pas seulement au sens où l’événement est ce qui, insubstituablement, m’arrive, mais bien parce que le sujet fait intrinsèquement partie de l’événement, participe à son advenue. Cet apport de Arendt ne contredit pas les acquis de la réflexion de Romano, mais les nuance plutôt.
52Reste enfin à souligner le caractère mondain de l’événement. Celui-ci, à condition d’accepter de se défaire du « pré-jugé » selon lequel l’événement ne serait alors qu’un maillon de la chaîne causale, n’est de nouveau pas en opposition avec la perspective de Romano. L’événement y est effectivement préservé dans sa dimension d’imprévisibilité, de radicale nouveauté, d’inexplicabilité. Dans les termes de Castoriadis, il y a, comme je le verrai dans la troisième partie de cette analyse, un étayage de la création qui n’empêche en rien sa nouveauté radicale, puisque cet étayage ne la détermine ni n’en permet l’anticipation.
53En conclusion, porter un regard arendtien sur le travail mené par Romano n’implique pas la remise en question de son analyse, mais crée d’une part un décalage de perspective qui met en évidence un événement du monde, c’est-à-dire un événement qui m’arrive et que je contribue à constituer, et exige d’autre part d’élargir son approche à une dimension sociopolitique, c’est-à-dire à cet événement qui nous arrive et que nous faisons advenir. Autrement dit, l’événement ouvre à une réconciliation entre l’approche phénoméno-logique, dont le point de départ est égologique, et l’approche sociopolitique, dont la réflexion s’amorce dans la pluralité mondaine.
E. L’événement, ou ce qui surgit dans la fissure et de la rencontre
54En situant d’emblée l’événement dans une « neutralité transcendantale », Romano manque l’événement dans le monde qui est aussi cet événement que je fais advenir. En amorçant sa réflexion dans le fait d’un homme qui naît dans un monde marqué par le fait de la pluralité, Arendt quant à elle conceptualise un tel événement sans tomber sous la critique qu’adresse Romano à Heidegger. En effet, l’événement arendtien n’est pas réduit à l’exister du Dasein : d’une part le « sujet » arendtien n’est pas Dasein mais être en acte, d’autre part ce n’est pas parce que l’homme « fait » événement – dans la mesure où il naît et dès lors « est » événement – qu’aucun événement ne peut dès lors plus lui advenir. L’événement que je fais arriver est toujours en même temps celui qui peut m’échoir, car quoiqu’il en soit il est ce dont je participe. Ainsi, plutôt que d’être incompatible avec une phénoménologie de l’acte, c’est l’aspect anhistorique de la perspective de Romano qu’une phénoménologie de l’événement oblige à mettre en question. Mais comment penser un événement qui, tout en étant dans le monde, tout en participant du monde puisqu’il en est le tissu, préserve toutes ses qualités d’imprévisibilité et de nouveauté, bref de commencement ? Esquisse d’un événement qui tient à la fois de ce qui m’arrive et dont je participe, d’un événement du monde, qui fait monde, sans pour autant se muer en fait intramondain.
55On n’est pas. On est (naît). L’événement-naissance est ce passage, ce mouvement qui comprend plusieurs moments à tenir dans un même temps, trois moments distincts logiquement mais non chronologiquement, que l’on peut aussi concevoir comme trois modes de manifestation distincts mais indissociables.
56Dans un premier temps, la naissance se comprend comme rencontre. Une rencontre, c’est tout d’abord un point de contact. Communément, il ne peut effectivement y avoir naissance sans « rencontre » que l’on donne à ce terme une connotation sentimentale, physique ou encore biologique. Pas de naissance sans rencontre, sans mise en contact, sans toucher, sans épreuve de l’autre, sans une épreuve entre l’un et l’autre. Le contact suppose l’existence d’au moins deux champs distincts en présence, distincts non pas simplement dans une différenciation spatiale, mais dans une altérité. Sinon il n’y a pas rencontre, mais fusion de deux choses qui se ramènent à l’identique. Ainsi l’altérité nécessite d’être pensée comme temporalité, la spatialité ne pouvant offrir qu’une différence, et non une réelle étrangeté : « Le temps est émergence de figures autres. Les points d’une ligne ne sont pas autres ; ils sont différents moyennant ce qu’ils ne sont pas – leur place » (EM, p. 287). Cette rencontre n’est pas seulement à entendre comme la condition de possibilité de la naissance, elle exprime également le mouvement même de sa manifestation : dans son surgissement, la naissance est une rencontre, rencontre du monde qu’est l’enfant avec le monde, rencontre entre le monde et mon champ d’expérience, rencontre de ces agissants qui, ensemble, tissent un monde de relations.
57Dans un second temps, affirmer l’événement comme naissance c’est la reconnaître comme ce commencement qui est surgissement. Or qu’est-ce d’autre qu’un surgissement si ce n’est l’irruption qui ouvre l’espace : la naissance est une fissure, faille, brèche, déflagration. La naissance est en quelque sorte ce qui crée l’espacement, génère l’ouverture ; il s’agit de l’éclosion d’un monde au sein du monde. Il ne peut y avoir naissance sans une forme déchirure, sans l’espace d’une discontinuité, sans un certain décalage : l’événement « introduit une déhiscence, un hiatus, le jour d’une déchirure qui ne seront jamais comblés » (EM, p. 62). L’événement est cette apparition sans transition, cet ad-venir à la visibilité.
58Dans un troisième temps, la naissance est le surgissement au sens où elle le comprend ; elle est cette source qui jaillit dans la fissure et de la rencontre. En ce sens, l’événement est excédent, surcroît, qui se produit en marge. En ce sens, il y a de l’événement dans le fait, le fait est gonflé d’événementialité.
59L’événement de la naissance – la naissance comme événement – pourrait donc être appréhendé comme une mise en contact dont la particularité serait d’ouvrir pour « faire » surgir. La naissance serait l’événement de tenir, dans un même mouvement et dans un même temps, la rencontre comme toucher, la fracture comme espacement, et le surgissement lui-même. La naissance est ce phénomène d’entredeux qui permet l’émergence d’un troisième terme, entre-deux qui à la fois rapproche et sépare, entre-deux d’où advient la manifestation. Cette description de l’événement entérine un événement qui n’est pas de l’ordre du fait, du manifesté, mais du mouvement, de la manifestation. La naissance n’est jamais ce qui « est fait » mais toujours ce qui est en train de se faire, d’advenir. Ainsi, l’événement ne peut être appréhendé que comme acte, c’est-à-dire dans son mouvement de manifestation. C’est en cela que l’événement peut, tout en étant du monde, ne pas sédimenter, ne pas se transformer en fait. C’est également ce qui permet de penser un événement comme ce que, en tant que « subjectivité-événement », « je » crée.
III. « L’institution événementiale de la société »
A. La dimension événementiale du réel – ou social-historique
60À première vue, il semble évident que si une dynamique événementiale traverse la pensée de Castoriadis, c’est au niveau de la part instituante de la société qu’elle sera manifeste : lorsqu’il est création, “B” ne « vient de rien et de nulle part [...] il ne provient pas, mais [...] advient » (IIS, p. 291). Or, compte tenu de l’analyse qui précède, nous pouvons d’ores-et-déjà refuser une telle interprétation, qui témoigne tant d’une méconnaissance de ce qu’est l’événement que du nouveau paradigme de pensée que propose Castoriadis. En effet, ce que Castoriadis essaie de nous faire comprendre, c’est que la dimension d’autotransformation ne se restreint pas à l’aspect instituant de la société, mais serait plutôt à saisir dans l’entre-deux – qui est, pour reprendre Hannah Arendt, tout à la fois ce qui sépare et rapproche – qui module le rapport entre instituant et institué. La création est une propriété intrinsèque au réel, ce qui fait de ce dernier un institué qui s’auto-institue perpétuellement, un instituant qui n’acquiert paradoxalement sa visibilité qu’à travers l’institué. Il n’y aurait donc pas d’opposition entre les parts instituante et instituée de la société. La société instituante n’est qu’en tant que société instituée, et la société instituée n’est qu’en s’altérant, c’est-à-dire en s’auto-instituant : « ce dont il devrait y avoir identité à soi, la signification instituée, ne peut être qu’en s’altérant par le faire et le représenter-dire social » (IIS, p. 536-537). Les formes qui jaillissent de l’imaginaire radical ne deviennent « visibles » qu’une fois instituées, mais en même temps cette institution, marque de durabilité et de fixité, est elle-même auto altération.
61L’événementialité propre à la pensée de Castoriadis serait donc ce qui se tisse dans la rencontre entre institué et instituant. Il faut comprendre institué et instituant comme ne pouvant aller l’un sans l’autre et comme étant distincts, distanciés : nous devons les distinguer pour comprendre, pour conceptualiser ce qu’« être société » signifie, mais la société n’est que dans le mouvement qui imbrique indissociablement instituant et institué. L’instituant, qui est rupture, création, irruption d’une nouvelle forme, bref événement, ne peut émerger, et ne peut être saisi, compris sans sa part instituée. Le social-historique, et donc le réel, se créerait par conséquent dans la tension entre institué et instituant, ces deux dimensions étant un peu comme deux moments logiques, le seul moment existant effectivement et ontologiquement étant dès lors celui de leur rencontre – qui est événement. Il n’y a donc pas d’une part l’institué et de l’autre l’instituant. Voilà l’apport principal et paradoxal d’une relecture de L’institution imaginaire de la société au départ de la compréhension du phénomène d’événement telle que nous l’avons élaborée.
62Notre lecture accentue donc cette inhérence entre institué et instituant, clairement invoquée par Castoriadis mais dont l’importance peut échapper au lecteur. Il est effectivement particulièrement tentant, dans cette œuvre diverse, aux multiples accents, de proposer une lecture qui insiste plus sur l’aspect ex-nihilo de la création, et donc sur la dimension instituante. Pourtant, « dire que ce n’est que dans et par l’institution de la société qu’il y a ouverture au monde n’obture pas cette ouverture – en un sens même, ne fait que l’élargir » (IIS, p. 491). Nous retrouvons là l’être propre de l’événement, à savoir un événement qui ne peut être qu’en étant du monde. Dans les termes de Castoriadis : nous sommes en présence d’un social-historique qui peut, sans qu’il y ait incohérence, être cette nouveauté radicale qui s’appuie sur un étayage naturel et/ou institutionnel sans pour autant perdre sa fraîcheur et sa radicalité. On comprend mieux, dès lors, ce que recouvre l’idée d’un « fait gonflé d’événementialité » évoquée dans la seconde partie de cet article. Il s’agit d’exprimer l’effondrement de l’opposition entre transcendance et immanence, et d’offrir ainsi une ontologie différente. La structure du réel se présente alors comme événementiale : « si l’on décide de considérer le social-historique pour lui-même ; si l’on comprend qu’il est à interroger et à réfléchir à partir de lui-même ; si l’on refuse d’éliminer les questions qu’il pose en le soumettant d’avance aux déterminations de ce que nous connaissons ou croyons connaître par ailleurs – alors on constate qu’il fait éclater la logique et l’ontologie héritées. Car [...] il permet d’entrevoir une logique autre et nouvelle et, par-dessus tout, force à altérer radicalement le sens de : être » (IIS, p. 254).
63Sur base de ce qui vient d’être explicité, il n’est plus contradictoire d’affirmer que l’institution n’est autre qu’un institué « toujours-déjà » instituant, qu’elle ne peut être pur institué puisqu’il s’y conjugue toujours une part instituante. Je vois principalement deux implications à cette affirmation, qui obligent un renouvellement tant de la pensée de Arendt que de celle de Romano.
64D’une part, cela permet de penser une action-événement qui peut s’inscrire dans une durabilité sans risquer de perdre son caractère d’« être-comme-acte ». Ceci a au moins deux conséquences. Premièrement, la crainte de Hannah Arendt d’une action qui ne peut être instituée sous peine de perdre son caractère instituant, novateur, se révèle infondée ; l’action peut être préservée dans son caractère événemential tout en s’inscrivant comme instituée. Autrement dit, l’action n’a pas nécessairement à être fulgurante, fugitive. Non seulement elle peut, mais plus encore elle doit être pensée dans son rapport à l’institution, celui-ci lui étant constitutif : qu’il y ait institutionnalisation n’interdit pas l’action-création, au contraire, l’une ne peut se rendre manifeste sans l’autre. De manière plus générale, cela pourrait entre autres signifier que les révolutions, pourtant si chères à Arendt, ne sont pas nécessairement les manifestations les plus révélatrices de ce qu’est l’action publique – mais j’y reviendrai. Deuxièmement, cela implique que la dualité que pose Arendt entre l’action et la fabrication ne vaut plus de manière aussi évidente : si la distinction entre un agir de type politique et celui de l’artisan doit évidemment être maintenue, cela ne peut plus être en fonction du caractère fugitif de l’un et de la durabilité de l’autre. Si un rapport d’inhérence s’exerce entre instituant et institué, on ne peut effectivement plus dissocier aussi facilement l’action – instituante – des choses – instituées. Affirmer, comme le fait Arendt à plusieurs reprises, que l’agir ne nécessite pas la réification transformatrice de l’homo faber pour subsister dans le réel perd dès lors une grande partie de son sens.
65D’autre part, si l’institution est tissée d’instituant-institué, comment alors penser la possibilité – bien réelle, et d’ailleurs tout à fait effective – d’une autonomisation des institutions, bref d’une aliénation de la société ? La question classique est ici renversée : il ne s’agit plus de se demander comment la création est possible, mais bien comment la répétition peut s’inscrire dans un réel qui ne peut pourtant être qu’en étant à être. Pour Castoriadis, il s’agit du moment où nous ne reconnaissons plus ces institutions comme étant nôtres : il y a aliénation lorsque la société « ne reconnaît pas dans l’imaginaire des institutions son propre produit » (IIS, p. 198). Dès lors les institutions s’autonomisent, se sédimentent, deviennent étrangères à ceux qui les ont créées et plus encore, elles asservissent ceux-ci et semblent dès lors impossibles à modifier. L’autonomisation des institutions et l’aliénation qui en découle sont donc moins liées à une propriété intrinsèque du réel qu’à l’attitude qu’exerce l’homme vis-à-vis de ce même « réel ». L’autonomisation ne représente donc pas une disparition de la dimension instituante au sein des institutions – ce n’est pas l’existence des institutions qui génère la répétition et la cristallisation de formes identiques – mais plutôt d’une non-reconnaissance, par ceux qui la composent, de cette dimension qui leur est intrinsèque, et donc, en quelque sorte, de sa désactivation – ou du moins de la diminution de son impact – momentanée. La société s’enferme ainsi dans un schéma qu’elle croit ne plus pouvoir changer alors qu’elle en est l’artisan, rendant ainsi prépondérantes la dimension instituée et la logique ensembliste-totalitaire. Mais il a été montré que l’inhérence entre institué et instituant, qui fait l’institution, est aussi entre-deux, distance. Dès lors, à la non-reconnaissance peut donc succéder23 « la mise à distance et la critique (dans les faits et les actes) de l’institué, [qui] est la première émergence de l’autonomie, la première fêlure de l’imaginaire (institué) » (IIS, p. 235) ; l’aliénation peut toujours laisser place à l’autonomie. Le social n’est pas les institutions, il y a toujours une distance qui permet la créativité ou l’aliénation historique. Le social est toujours « plus » que les institutions, et en même temps ce n’est que via les institutions qu’il trouve une voie d’expression. Il est latent que la présente discussion soulève un questionnement et des enjeux d’ordre politique. Mais cheminer dans cette direction exige tout d’abord de préciser ce que Castoriadis entend derrière le concept de « social » : quelle est cette « société » qui « se fait être » par elle-même, comment est-elle capable d’autocréation, comment peut-elle incarner l’autonomie ?
B. Qu’est-ce que la société ?
66« La société n’est ni chose, ni sujet, ni idée » (IIS, p. 267) nous dit Castoriadis. Il s’agit à la fois de tous et de personne, autrement dit du « collectif anonyme ». La société est essentiellement « coexistence d’une foule de termes ou d’entités de différents ordres » (IIS, p. 264) d’ores-et-déjà sociaux. Ces éléments ne peuvent être pensés comme préexistants à la société, puisqu’ils n’existent que dans et par elle. Cette façon de définir la société me semble poser problème, et ce à plusieurs niveaux.
67Tout d’abord, elle contient le risque de faire de la société, et de l’imaginaire radical qui s’y rapporte, une « entité » distincte des individus qui pourtant la constituent. Le social est « ce qui n’est jamais absent et presque jamais présent comme tel, un non-être plus réel que tout être, ce dans quoi nous baignons de part en part mais que nous ne pouvons jamais appréhender “en personne” » (IIS, p. 166). Une telle définition renvoie à la dimension instituante du social, et plonge l’imaginaire radical dans l’anhistorique, voire même l’ésotérique. Castoriadis donne effectivement l’impression, dans certains passages de L’institution imaginaire de la société, de rapporter le social-historique à un imaginaire radical qui ne serait qu’une « boîte noire » un peu fourre-tout, une « a-réalité dernière » qui « ne se donne, d’une certaine façon, comme les “choses en soi”, qu’à partir de ses conséquences, de ses résultats, de ses dérivés » (IIS, p. 214). Se dessine alors, de manière sous-jacente, un discours qui semble viser un fondement originaire ; le social est « ce qui, en fin de compte, la [l’institution] fonde : la crée, la maintient en existence, l’altère, la détruit » (IIS, p. 167). Mais pourquoi vouloir absolument retrouver, penser l’Origine ? Une telle perspective semble totalement antinomique avec ce qui a été développé jusqu’ici à propos du social-historique, et donc avec la dynamique même de l’auteur. L’incohérence est-elle sérieuse, ou seulement apparente ?
68Dans les écrits qui précèdent L’institution imaginaire de la société (La société bureaucratique, L’expérience du mouvement ouvrier), Castoriadis dégage, à travers ses analyses principalement centrées sur la condition ouvrière, l’émergence de mouvements spontanés et dissidents d’ouvriers. C’est sur cette base qu’il est amené à penser la possibilité d’une créativité individuelle et collective. Là, la création est bien social-historique, l’événement est bien ce monde radicalement nouveau qui s’érige pourtant dans et au départ du monde tel qu’il est. A travers la description des mouvements ouvriers, Castoriadis met effectivement en évidence, dans un moment précis de l’histoire, dans une société particulière, la mise en place d’une nouvelle forme d’organisation, qui, du sein même de l’institution, défie la logique ensembliste-totalitaire du pouvoir en place et crée une structure tout à fait nouvelle d’auto-organisation. Mais pourquoi faut-il restreindre l’incarnation de l’élan d’autonomie à quelques rares moments dans l’histoire, à ces quelques moments qui sont de grands événements, tels que la révolution ouvrière précitée, ou encore l’émergence de la démocratie en Grèce, la première Renaissance (xie et xiie siècles) ou le siècle des Lumières ? N’est-ce pas paradoxal, lorsque l’on affirme par ailleurs que la texture même du réel est social-historique ? La justification donnée Castoriadis pourrait être la suivante : l’autonomie doit être voulue, il s’agit somme toute d’un projet sociopolitique. Mais n’est-ce pas le cas lors de tout mouvement d’auto-organisation ou de manifestation ? Je pense par exemple aux récentes manifestations anti-CPE en France, qui ont empêché la mise en application de ce CPE. Ne s’agit-il pas là de ce même jeu entre institué et instituant, de l’advenue d’un événement par et pour les hommes ? L’œuvre de Castoriadis fait d’ailleurs fréquemment appel à ce type d’exemples. N’oublions pas qu’il est sociologue, et que, à l’instar de Arendt que l’on classe parfois plus facilement comme historienne que philosophe, la description d’événements prend une part importante dans l’élaboration de sa pensée. Comment dès lors comprendre, parallèlement, la présentation de ce social comme collectif anonyme, désincarné, sorte d’agrégat diffus – et confus – inatteignable, à la source de tout ce qui est ?
69Castoriadis évoque parfois la notion de social en termes de magma, qui n’est pas à confondre avec celui de chaos. Le magma est « ce mode d’être de ce qui se donne avant imposition de la logique identitaire ou ensembliste » (IIS, p. 497). A nouveau, la difficulté surgit : que signifie cet « avant » ? Pourquoi l’inhérence instituant-institué disparaît-elle soudain, pour faire place à un imaginaire d’« avant » toute chose, origine du réel tel que nous le connaissons ? Je n’ai pas de réponse à de telles questions. La contradiction reste, traverse l’ensemble de l’œuvre et semble indépassable, à l’instar de ces « contradictions toujours présentes chez un grand auteur ; je parle des contradictions vraies, brutes, irréductibles, dont il est aussi stupide de penser qu’elles annulent à elles seules l’apport de l’auteur que vain d’essayer de les dissoudre ou de les récupérer à des niveaux successifs d’interprétation plus profonde » (IIS, p. 261).
70Ensuite, qu’est-ce exactement que la « coexistence » dont il est ici question ? Peut-on l’associer à la pluralité arendtienne ? Non, dans la mesure où cette coexistence ne se limite pas à une interaction humaine mais s’étend aux objets et n’est pas nécessairement consciente d’elle-même. Autrement dit, la sphère sociale n’est pas encore la sphère politique. Pour qu’il y ait politique, la coexistence doit effectivement s’incarner dans un projet bien précis, décidé : c’est toute la différence entre le monde où, de fait, nous sommes d’emblée et nécessairement plusieurs, et le monde commun, celui que nous instaurons comme tel à travers notre action. Et c’est d’ailleurs ce qu’entend et vise Castoriadis à travers la notion d’autonomie, qui évoque un « faire social – et donc aussi politique, au sens profond du terme » (IIS, p. 538), qui initialise « l’instauration d’une histoire où la société non seulement se sait, mais se fait comme s’auto-instituant explicitement » (IIS, p. 538). Le caractère instituant de la société se manifeste donc à travers des « individus sociaux » qui sont bien les acteurs de formes institutionnelles nouvelles. Mais quel est ce « faire politique » ? Autrement dit, comment saisir la notion de « praxis révolutionnaire » ? Et quel est le sujet qui s’associe à une telle praxis ? Nous sommes ici renvoyés aux questions de la praxis révolutionnaire et du sujet autonome, qui méritent d’être abordées pour elles-mêmes.
C. Praxis révolutionnaire et sujet autonome
71« La praxis révolutionnaire, parce qu’elle est révolutionnaire et qu’elle doit oser au-delà du possible, est “réaliste” au sens le plus vrai et commence par accepter l’être dans ses déterminations profondes. Pour elle un sujet qui serait délié de toute inhérence à l’histoire [...] n’est pas un sujet autonome, c’est un sujet psychotique. Et mutatis mutandis, la même chose vaut pour toute société déterminée » (IIS, p. 168).
72Comme c’est le cas pour Arendt, le faire auquel Castoriadis nous renvoie ne couvre pas l’ensemble des activités humaines. Il n’a rien à voir avec le faire instrumental, mais correspond à ce « faire comme faire être » (IIS, p. 253). La logique d’un tel faire peut s’appréhender aisément si l’on se rappelle ce qui a été démontré à propos du rapport entre la notion de possible et celle d’événement. Poser que la praxis ose au-delà du possible revient effectivement à affirmer que « l’événement est principiellement ce qui ouvre lui-même l’aire de jeu où il peut survenir, la “condition” sans condition de sa propre survenue, ce qui, par son surgissement an-archique, abolit toute condition préalable, ou encore ce qui survient avant d’être possible » (EM, p. 30). De fait, la conception de la praxis chez Castoriadis relève bien d’une logique événementiale : son cadre n’est pas celui d’un ensemble fermé, la praxis ne travaille pas dans un ensemble de possibles qu’elle découvrirait au fur et à mesure. Et c’est dans ce contexte qu’il faut à nouveau visualiser la structure du magma précédemment esquissée, que l’on peut encore décrire comme « une indéfinité de termes éventuellement changeants rassemblés par une prérelation facultativement transitive (le renvoi) ; ou le tenir-ensemble des ingrédients distincts-indistincts d’une diversité ; ou encore un faisceau indéfiniment embrouillé de tissus conjonctifs, faits d’étoffes différentes et pourtant homogènes, partout constellé de singularités virtuelles et évanescentes » (IIS, p. 498). La structure du magma, sans être chaos, est donc fondamentalement indéterminée. La praxis qui s’y rapporte n’est pas à concevoir comme un ensemble de potentialités qui n’auraient qu’à être déployées, mais est à placer dans le registre d’un possible comme éventualité, tel que Romano le thématise. La praxis qui est un « faire comme à faire » est de l’ordre de ce futur qui possibilise, de ce faire qui à la fois délivre et est issu d’une charge d’à venir. Et, en même temps, ce possible est également faculté de : l’événement chez Castoriadis ne peut-être limité à « ce qui m’arrive », il est aussi celui que « je » fais arriver à travers mon agir : « l’essentiel de la création n’est pas « découverte » mais constitution du nouveau [...]. Et sur le plan social, qui est ici notre intérêt central, l’émergence de nouvelles institutions et de nouvelles façons de vivre, n’est pas non plus une “découverte”, c’est une constitution active » (IIS, p. 200-201).
73La notion de praxis chez Castoriadis réunit donc en un même mouvement ce possible qui est éventualité (Romano) et ce possible comme « faculté de » (Arendt) : c’est à ce double titre qu’elle ose au-delà du possible. Le sujet qui s’esquisse ici est donc celui qui fait surgir une réalité nouvelle, qui, tout en faisant, est étonné des possibilités qui surgissent. Et ce sujet est un sujet politique. Qu’est-ce à dire ?
74Envisageons tout d’abord la question politique : « la politique n’est ni concrétisation d’un Savoir absolu, ni technique, ni volonté aveugle d’on ne sait quoi : elle appartient à un autre domaine, celui du faire, et à ce mode spécifique du faire qu’est la praxis » (IIS, p. 111). Activité consciente, elle n’est cependant pas l’application d’un savoir préalable. Il a un projet – c’est-à-dire une intention, ce sans quoi il ne peut y avoir politique – et non un plan. On retrouve ici l’idée arendtienne d’une « action concertée », d’un principe qui « guide » l’action sans pour autant la déterminer. On rejoint également, à travers l’idée d’autonomie qui s’associe à la praxis révolutionnaire, la perspective de Romano selon laquelle, pour qu’il y ait événement, il faut se situer en deçà d’un projet qui serait mon projet. D’une part parce que l’« on ne peut vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous, et [que] sa réalisation ne peut se concevoir pleinement que comme entreprise collective » (IIS, p. 159) : or il a déjà été montré le caractère imprévisible d’une action qui se fait coaction. D’autre part parce que le réel, de par son indétermination intrinsèque, ne me permet pas d’accéder à un « savoir-maîtrise » : le projet est une intention – vouloir l’autonomie par l’autonomie – et non un mode d’emploi ; le projet n’est pas théorie qui s’impose. Cette intention se modifie continuellement dans sa rencontre avec le réel : « la praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel » (IIS, p. 113) ; la praxis « rencontre la totalité comme unité ouverte se faisant elle-même » (IIS, p. 132).
75Le mouvement de cette intention qui se modifie continuellement dans sa rencontre avec « l’autre » qu’est le réel se retrouve dans la configuration du sujet castoriadien. Castoriadis propose effectivement une subjectivité qui se construit comme praxis, ce qui signifie pour lui qu’elle est toujours « en train de se faire » et de se modifier à travers son action : pour Castoriadis comme pour Arendt, c’est dans ce « faire » que le sujet accède à lui-même. Ainsi, un des aspects essentiels de la praxis est que « son sujet lui-même est constamment transformé à partir de cette expérience où il est engagé et qu’il fait mais qui le fait aussi. [...] Il en résulte une modification continue, dans le fond et dans la forme, du rapport entre un sujet et un objet qui ne peuvent pas être définis une fois pour toutes » (IIS, p. 114). De fait, le rapport au monde n’est plus un rapport sujet-objet classique, l’objet du faire n’est jamais objet mort. Dans la praxis il y a construction, modification mutuelle et continue du sujet et de l’objet. L’« objet » se transforme comme il transforme le « sujet » qui agit donc non pas « sur » mais « avec » lui. Il y a un « agir avec » les institutions, ou, quittant le champ sociopolitique, l’on peut dire avec Castoriadis que si c’est le poète qui fait un poème, « le poème fait le poète ». Un tel mouvement d’« inhérence réciproque du sujet et de l’objet » (IIS, p. 156) peut être compris au sein du rapport instituant-institué : « l’institution socialhistorique du legein et du teukhein est virtuellement moyen d’ouverture indéfinie à ce qui, au départ, n’était pas pris en compte dans son organisation. Pris chaque fois dans le monde « fermé » qu’organise et institue chaque société, et instruments de cette fermeture, ils fournissent en même temps toujours les ressources qui rendent possible de rompre cette fermeture, d’altérer la société et son monde » (IIS, p. 396).
76Le sujet chez Castoriadis est donc celui qui s’élabore dans la relation à l’autre. Mais cette élaboration n’est pas quelconque : elle vise l’autonomie par l’autonomie. Un tel sujet est « sujet-événement », et non liberté abstraite ou ego tout puissant. Il ne prend sa consistance que comme, dans le rapport à l’autre : l’autre ou les autres apparaissent comme « constitutifs du sujet, de son problème et de sa solution possible » (IIS, p. 160). La structure de ce sujet est ouverte, mais si, pour reprendre les termes propres à Romano, son existence prend la forme d’une aventure, nous ne sommes cependant pas purement et simplement livrés à celle-ci : puisque nous y participons, nous en orientons le sens, nous choisissons le chemin de l’aliénation ou celui de l’autonomie.
Conclusion : Quel événement pour quelle révolution ?
77« Est-ce que mon attitude revient à refuser le principe de réalité ? Mais quel est le contenu de ce principe ? [...] Jusqu’à quel point le principe de réalité manifeste-t-il la nature, et où commence-t-il à manifester la société ? » (IIS, p. 138).
78Penser en termes d’événement modifie fondamentalement notre rapport à la réalité appréhendée, ou plutôt le réajuste. Voir le monde à travers le prisme de l’événement, voir le monde comme événement permet d’échapper à sa réification. Il ne s’agit plus de le connaître mais de le comprendre, ou encore de le co-naître afin d’en laisser surgir le sens. Ainsi seulement société et histoire peuvent être abordées dans un constant et commun mouvement d’ad-venir, enfin seulement société et histoire se comprennent ensemble, comme socialhistorique. Appréhender le social-historique à travers le prisme de l’événement ne permet toujours pas d’expliquer24 l’irruption de l’instituant, le comment de la création : lorsqu’il y a création imaginaire « ni la réalité, ni la rationalité, ni le symbolisme ne peuvent [en] rendre compte » (IIS, p. 213). Elle est une « signification opérante » qui « agit dans la pratique et le faire de la société considérée comme sens organisateur du comportement humain et des relations sociales indépendamment de son existence “pour la conscience” de cette société » (IIS, p. 213). Toutefois, il est à présent plus aisé de mieux comprendre l’instituant dans sa relation à l’institué. Le réel est toujours plus que ce qu’il n’est, et en même temps c’est ce qu’il est qui permet l’émergence de ce qu’il n’est pas – de ce qu’il n’est pas encore, sans que ce « pas encore » ne soit compris comme l’horizon prédéterminé de possibilités depuis toujours présentes. Cet « événement du monde » qui est ici âprement défendu est à mettre au pluriel et à conjuguer à tous les instants. Autrement dit, s’il y a des événements qui touchent, impliquent, rayonnent, transforment, bouleversent plus que d’autres – la Révolution française, l’effondrement des Twin Towers, que sais-je encore – la survenue d’un événement, l’émergence créatrice n’a rien d’exceptionnel. Ou, plutôt, le social-historique n’est que cela : une suite d’événements, un volcan perpétuellement en activité – même lorsqu’il semble « éteint » : « changez l’échelle des temps, et les étoiles du ciel danseront à donner le vertige » (IIS, p. 278).
79D’un point de vue politique, cela signifie que si « faire la révolution » garde toute sa pertinence, ce qui est ici mis en lumière est plus une révolution souterraine, qui s’exerce au cœur des institutions pour maintenir leur caractère instituant, vivant. Autrement dit, la révolution est un travail de fourmi, constant et incessant. La révolution peut et doit s’inscrire à tout moment, dans chaque action, quelle que soit son ampleur. Les propos d’Etienne Tassin prennent ici toute leur acuité : une société démocratique est une « société d’égalité en acte, telle que chaque action politique, entreprise en son sein, manifeste que ce principe est celui qui l’ordonne [...] bref, une société qui accueille et préserve toutes les actions qui donnent une existence concrète à l’égalité en la faisant advenir actuellement – présentement et en acte – et non en la promettant comme but à réaliser et comme fin à venir » (TP, p. 318).
80C’est au départ « des hommes tels qu’ils sont produits par la société présente » (IIS, p. 116) que Castoriadis pense la possibilité de réalisation d’une société où tous et chacun sont autonomes. « C’est donc une description et une analyse critique de ce qui est qui dégagent, dans ce cas, une racine du projet révolutionnaire » (IIS, p. 121). C’est par conséquent sur un travail qui reste à faire que cet article se termine, non sans frustration. Ce qui est à faire n’est ici ni dit, ni en train de se faire – du moins pas encore. Car si expliquer le comment de la révolution n’aurait aucun sens, puisque l’on se situe dans une logique de création qui ne le permet pas, il est cependant possible d’analyser notre institué – le fonctionnement de la communauté européenne, par exemple – pour en déceler la possibilité instituante. La communauté européenne, toujours en train de se faire, me semble effectivement à ce titre un matériau des plus intéressants et urgents à travailler.
81Semblable analyse n’exclut-elle pas la philosophie du travail encore à faire ? Je dirais plutôt qu’elle l’oblige à repenser sa démarche. Devant une telle exigence – celle, finalement, de penser notre monde – la philosophie ne peut plus faire cavalier seul. Effectivement, sous peine de céder définitivement le pas à la sociologie ou aux sciences politiques, elle doit rencontrer ces différentes approches dans le désir d’un travail véritablement commun. Apologie pour des collectifs où les regards ne font pas que se croiser, où les auteurs ne se limitent pas à publier les uns à côtés des autres, où la recherche, avant de s’interroger sur la pertinence du terme inter ou pluridisciplinaire, ose se lancer dans une véritable cocréation.
Notes de bas de page
1 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 ; Castoriadis, p. 136. Cité IIS.
2 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 ; Castoriadis, p. 161. Cité IIS.
3 J. Derrida, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New-York (octobre-décembre 2001), Paris, Galilée, 2004, p. 139.
4 M. Bakhtine, Pour une philosophie de l’acte, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003, p. 67.
5 Montaigne, Essai, I, 28.
6 Qu’il y ait, oui ou non, dépassement de la perspective heideggerienne mériterait d’être discuté, mais cela ne peut faire l’objet d’une analyse sérieuse dans le cadre du présent article.
7 C. Romano, L’événement et le monde, coll. « Epiméthée », Paris, PUF, 1999, p. 183. Cité EM.
8 Je reviendrai dans le paragraphe suivant sur l’ambigüité de cette dénomination.
9 Je fais ici référence à Jean-Luc Nancy, dans son ouvrage Etre singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996 : « Si la pensée est adressée, c’est parce que le sens est dans l’adresse, non dans le discours (mais il est dans l’adresse du discours) » (p. 13-14).
10 Nous reviendrons sur cette expression qui peut paraître hermétique pour ne pas dire confuse. Contentons-nous ici de souligner un événement qui est à entendre dans la distinction mais aussi l’inhérence de ces trois concepts : rupture, rencontre, jaillissement.
11 Cf. à ce propos l’ouvrage de J. Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel, Paris, Payot, 1992.
12 M. Revault d’Allones, « La persévérance du politique », dans Politique et pensée. Colloque Hannah Arendt, Paris, Payot & Rivages, 1996.
13 J. Derrida, Le « concept » de 11 septembre. Dialogues à New-York (octobre-décembre 2001), Paris, Galilée, 2003, p. 139.
14 H. Arendt, La crise de la culture, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 220. Cité CC.
15 Ce caractère d’inhérence de l’événement à la réalité est essentiel pour comprendre la modalité du rapport existant entre instituant et institué. Nous y reviendrons.
16 H. Arendt, La condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 235. Cité CHM.
17 E. Tassin, Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot & Rivages, 1999, p. 295. Cité TP.
18 Son analyse s’effectue dans un retour à Aristote, qu’il met en lien avec une reprise de l’analyse du mouvement chez Patocka. Mais, de nouveau, il n’est pas possible de creuser plus en avant ces pistes d’étude dans le cadre du présent article.
19 J. Patocka, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, Paris, Millon, Grenoble, 1988, p. 246.
20 H. Arendt, Qu’est-ce que la politique, trad. U. Ludz, Paris, Seuil, 1995, p. 84.
21 H. Arendt, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 144.
22 Bien que... Contentons-nous de signaler ici que, chez Mikhaïl Bakhtine, la notion d’événement renvoie non seulement aux dimensions de singularité et d’imprévisibilité mais également à « co-être » ou encore à « co-existence ».
23 N’est pas à entendre d’un point de vue chronologique.
24 Semblable démarche explicative serait d’ailleurs tout à fait aberrante dans la logique événementiale que je propose.
Auteur
Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur
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