Créations, brisures, déterminités
p. 169-178
Dédicace
À Luc Jabon, qui me rouvrit la question
Texte intégral
1Comment ne pas rappeler de prime abord notre reconnaissance à l’égard de Cornelius Castoriadis, pour tous les préjugés dont il nous aura délivrés ? Comment ne pas évoquer mes joies, presque mes jubilations à le lire, à découvrir les mouvements décapants, ironiques et lucides (à coup sûr un de ses mots les plus récurrents, avec ses dérivés : lucidité, lucidement ou élucidation) de sa pensée ? Me sautent à l’esprit deux textes. En premier lieu, le « bilan provisoire » et à vrai dire décisif du marxisme1 qui m’aura, qui nous aura, parmi ma génération, à la fois rigoureusement débarrassés des fausses scientificités du matérialisme historique comme du matérialisme dialectique et cependant aidés à résister à la restauration sous couvert de « libéralisme » et de « droits de l’homme » en gardant l’exigence de ce qu’il appelait l’« autonomie », c’est-à-dire au moins l’exigence de lutte et de transformation face aux pouvoirs et aux idéologies, à leurs hétéronomies, en clair à leurs aliénations. Puis, en second lieu, « Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous2 » qui allie la lecture la plus rigoureuse et le double refus de la hiérarchie, dans la théorie transcendante comme dans la motivation-valorisation économique (CL, I, 315)... A distance, sans doute, telle déception – bien sûr celle liée à la thèse univoque montée dans Devant la guerre – ou telle outrance sarcastique dont il était friand se rappellent-ils aussi à moi. Mais il n’empêche : son insolence n’aura jamais lâché l’exigence d’argumenter. Et nous devons à sa mémoire de reprendre cette tâche d’argumenter librement, irrévérentieusement même, de tenter d’y correspondre et d’y répondre sans trop de faiblesse, de conformisme ou de cuistrerie !
2C’est dans cet esprit que je vais tenter une confrontation avec ce qui l’occupa au plus haut point, la question de l’« imagination radicale », de l’« imaginaire social instituant » et de la « création », termes qui sont les siens et qui participent de sa « philosophie de la subjectivité », l’expression est bien de lui3 et sous-tend son idée de l’« autonomie », « individuelle » et « collective », ces termes-là encore ne lui faisaient pas problème.
3Repartons de la création. À première vue, il n’est guère de mot plus surchargé de métaphysique, en tout cas d’idéalisme, et pour tout dire plus théologique : « créer » revient à « faire surgir quelque chose du néant » quand il n’est pas réduit à « fabriquer » ou « produire » (IIS, 271). Mais, outre que la création, pour Castoriadis, n’est pas absolue parce qu’elle est, comme il l’affirme à plusieurs reprises, « ex nihilo » sans être « in nihilo, ni cum nihilo » (par exemple C.L., V, 61), créer se justifie de l’émergence du nouveau dans le temps. La création est historique et ontologique à la fois et elle l’est parce que l’être est historique. À le dire autrement, l’être est chaos (« Chaos est le fond de l’être, c’est même le sans-fond de l’être, c’est l’abîme derrrière tout existant... », CL, VI, 282) tout en étant, on va le lire, puissance de formation… Quoi qu’il en soit, la création se manifeste par l’apparition d’une autre figure ou d’une autre forme de l’être-étant (CL, I, 20-3) par où elle échappe au monde déjà là, déterminé de façon ensembliste et identitaire. Elle est « bel et bien immotivée et sans loi » (CL, V, 61) tout en signifiant « la position de nouvelles déterminations » (CL, V, 18). Or, si cette créativité appartient à « l’être en général », l’« imaginaire et l’imagination sont le mode d’être que cette vis formandi de l’être en général prend dans ce rejeton de l’être-étant global qu’est l’humanité » (CL, V, 97). Les apparitions sociales-historiques de significations et d’institutions – la Grèce ancienne lui en fournit l’exemple par excellence avec le logos et la polis – témoignent de cette force de création de « formes-figures » : « L’auto-altération perpétuelle de la société est son être-même, qui se manifeste par la position de formes-figures relativement fixes et stables et par l’éclatement de ces formes-figures qui ne peut jamais être que position-création d’autres formes-figures. » (IIS, 496). Toutes ces formulations entraînent autant de questions : quelle est cette force (vis formandi) de l’être ? et chaque forme qu’elle engendre est-elle de l’ordre de l’image ou de l’idée (eidos) ? et quel être-étant implique-t-elle : une force (vis) en puissance ou présente en tant qu’étant ? comment se communique-t-elle à l’humanité (rejeton de l’être-étant global) ? est-elle à l’œuvre dans l’histoire (auto-altération perpétuelle de la société) et grâce à quoi, par quelle médiation et selon quel processus ? par une alternance mécanique d’institution et de destitution (position et éclatement) ? à nouveau et plus précisément, en portant sur des idéesimages ou sur des significations-institutions (formes-figures)... ?
4Quoi qu’il en soit, la question décisive devient donc celle de la puissance de création, de la vis formandi humaine, de l’« imagination radicale » et de l’« imaginaire social instituant » qui interviennent au niveau de l’individu autant que de la société, de la pensée qui les traverse. Pour en poursuivre l’élucidation, lisons, outre L’institution imaginaire de la société, deux des derniers textes écrits par Castoriadis sur cette question : « Imagination, imaginaire, réflexion » (CL, V, 227 sq.) et « Imaginaire et imagination au carrefour » (CL, VI, 93 sq.).
5Le terme « imagination » s’impose par sa double « connexion » avec « image » et avec l’« idée d’invention ou, mieux et à proprement parler, de « création » (CL, V, 228). Mais l’image n’a pas qu’un sens visuel, loin de là, elle renvoie aux « formes », telles l’« image acoustique » du signifiant saussurien, telles surtout « centralement » les significations et les institutions. Autrement dit, les « images » de l’imagination sont d’abord des « formes » et même des formes symboliques et même linguistiques (le signifiant, les significations et, pour une part au moins, les institutions). Pourquoi, dès lors, question qui n’est pas de style, Castoriadis a-t-il préféré le terme d’« imagination » à celui de « formation » que, du reste, l’expression de « vis formandi » appelait ? Par ailleurs, hormis la différence de l’individuel et du collectif (ou du psychique et du social), que recouvre la distinction de l’imagination et de l’imaginaire ?
6Le texte se poursuit par un rappel d’Aristote et de sa « découverte de l’imagination » première, la « phantasia », « complètement différente » de l’imagination seconde, « imitative, reproductive ou combinatoire » (CL, V, 229). Sauf que cette découverte fut abandonnée par Aristote et recouverte tout au long de l’histoire de la philosophie, du moins jusqu’à Kant et Heidegger, qui cependant, tous deux, l’abandonnèrent aussi. Quels sont les motifs de cette occultation ? Ils sont liés au privilège de la chose, de l’idée ou du sujet, depuis le logos et le nous en tant que raison qui impose au réel ses ensembles identitaires. Ce qui apparaît, en grec : le phainetai dont la racine renvoie à la phantasia, n’est réellement, ne se discerne vraiment du semblant que grâce au logos rationnel. Cette restriction du logos au rationnel occulte à son tour à la fois ce « terme multiplement polysémique » et le « caractère conventionnel/institué » (CL, V, 230-1) du langage. Mais pourquoi, dès lors et à nouveau, Castoriadis n’explore-t-il pas cette polysémie en même temps que cette « “voix“(ou son) signifiant selon une convention » (CL, V, 231) ? Il se pose certes la question de l’origine de la convention, mais, en la rapportant à l’imagination radicale, que fait-il d’autre que la rapporter à « un fundamentum inconcussum, fondement inébranlable » (ibid.) qui n’est plus la raison, mais occupe exactement la même place ? Sans doute l’imagination radicale n’obéit plus à la logique ensembliste identitaire, mais qu’est-elle d’autre alors ? Magmatique ? Un magma n’est ni chaotique ni identitaire. Castoriadis le rapporte à « ce qui est » ainsi qu’à « ce qui se donne » (IIS, 459-460) et, en se gardant d’en livrer une définition, il énonce : « Un magma est ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations » (IIS, 461). En va-t-il de la sorte avec l’imagination radicale ? Mais dans ce cas elle se confondrait avec le réel ou l’être et sa « force » serait tout aussi indistincte et organisable, laissant béante l’énigme de la formation ou de l’apparaître du nouveau signifiant. Bref, si l’occultation a porté sur le logos polysémique et sur la signifiance conventionnelle du langage, pourquoi Castoriadis à son tour occulte-t-il cette double ressource ?
7Revenant à Kant, il souligne la différence entre l’imagination seconde, reproductrice d’un objet en son absence, et l’imagination transcendantale, « pouvoir de faire apparaître des représentations que celles-ci procèdent ou non d’une incitation externe » (CL, V, 233). De même, l’« imaginaire social instituant » fait paraître des institutions qui « sont animées par des – ou porteuse de – significations, significations qui ne se réfèrent ni à la réalité ni à la logique » (CL, VI, 95). Autrement dit, ce ne sont pas une sensation et son image, pas même une réalité et une logique, qui sont à la source de l’imagination radicale ou de l’imaginaire instituant puisque ceux-ci peuvent faire paraître des « représentations » non provoquées. Sauf qu’il s’agit dès lors de « présentations » puisqu’elles ne dépendent d’aucune sensibilité d’aucun objet préalable, contrairement à ce que déclare Kant. Dans la foulée, Castoriadis s’oppose au « privilège exorbitant de la perception » (ibidem) et remarque que sa « composante sensorielle » (ibidem) est elle-même une création : comme le révèle la différence entre des ondes électromagnétiques et des couleurs. Et il en va de même pour les affects et les intentions ou les désirs (CL, V, 240). L’« argument principal » est aussi réaffirmé : « l’imagination radicale (comme source du quale perceptif et des formes logiques) est ce qui rend possible pour tout être pour soi (y compris les humains) de créer pour soi un monde propre (Eigenwelt), “dans” lequel il se pose lui-même » (CL, V, 239). Encore une fois, quelle est la ressource de cette imagination radicale si on ne se contente pas d’en faire une puissance transcendantale, abstraite et idéale ? Comment procède-t-elle pour être créatrice ? Et s’appuie-t-elle sur les mêmes éléments « pour tout être pour soi (y compris les humains) » qui a son « monde propre » ? Les met-elle en jeu de la même façon ?
8La réponse, pour le coup, est donnée : le « degré élémentaire de psychisme » chez l’animal s’exerce par la « simple généricité de l’image ». Remarquons que cette « simple généricité » pose déjà pas mal de questions puisqu’elle renvoie à la « création » ou l’invention par images chez l’animal qui trouve des solutions neuves à des problènes neufs : non seulement la solution des caisses entassées par le chimpanzé pour atteindre la banane haut perchée, mais les artefacts fabriqués (et inventés à un moment donné) de toutes pièces et transmis de génération en génération, tels les ponts-barrages des castors construits selon une projection imaginaire pour le moins ingénieuse… Mais il demeure que ces inventions sont motivées fonctionnellement et élaborées par images, tandis que « La conscience de la mêmeté appuyée sur le signe est le propre de la psyché humaine » (CL, V, 242). Si le chien dispose de l’image du lapin et le reconnaît de la sorte, l’être humain dispose de bien plus : du signe, du mot, du langage. Cette disposition présuppose « la capacité de voir une chose dans une autre chose qui n’a aucun rapport avec ce qu’elle “représente” », « tournant décisif dans l’histoire de l’imagination » (CL, V, 242-3). Elle présuppose aussi « quelque chose d’autre que ni la psyché comme telle, ni aucun sujet transcendantal ne sont capables de produire : le langage comme création de l’imaginaire social-historique » (CL, V, 243). Sans doute Castoriadis met-il ainsi l’accent sur la dimension sociale de l’institution du langage. Mais qu’en est-il de cet « imaginaire » qui est « quelque chose d’autre » que la psyché et le sujet ? Un collectif sans psyché ? Comment ne serait-il pas un effet fonctionnel de déterminations dont on ne voit pas qu’elles échapperaient au biologisme, à la génétique du cerveau – ce qui n’était pas la conviction de Castoriadis et contredirait toute création ?
9Dans l’Institution imaginaire de la société, Castoriadis avait souligné à juste titre les « deux dimensions ou composantes indissociables » du langage : « langue en tant qu’il signifie, c’est-à-dire en tant qu’il se réfère à un magma de significations » et « code en tant qu’il organise et s’organise identitairement, c’est-à-dire en tant qu’il est système d’ensembles (ou de relations ensemblisables) » (IIS, 325). De même, il avait mis en évidence l’« inséparabilité logique et réelle » des « deux aspects de la signification », la déterminité, l’identité cernée et définie, et « l’indéfinité – indéterminité – indistinction – illimitation », qui seule fournit « la possibilité que de nouveaux termes émergent, que les relations entre termes existants soient redéfinies, donc aussi que les termes existants, inséparables de leurs relations, le soient » (IIS, 473). Le concept qui cristallise l’usage ensembliste-identitaire du langage trouve sa ressource dans le magma des significations indéterminées. Et donc toute création de nouvelle détermination par le langage découvre sa possibilité dans l’ouverture signifiante (magma de significations) des langues. En d’autres termes, l’imagination n’est imagination créatrice, humaine, que dans et grâce à l’élément du langage.
10L’énigme de « l’élément imaginaire » – titre annoncé qu’il aurait voulu donner au livre marquant le point culminant de ses recherches – renvoie à l’énigme de « l’élément du langage » !
11La reprise de Freud permet-elle de faire un pas de plus ? Si celui-ci n’use pas du terme d’« imagination », il n’aura évidemment cessé d’analyser la psyché et son « activité de phantasmer », liée à l’inconscient. Castoriadis en souligne la double conséquence pour les humains : que « le plaisir de représentation domine le plaisir d’organe » et que « représentation et plaisir sont défonctionnalisés » (CL, V, 256). L’être humain n’obéit plus à la fonctionnalité biologique, ce qui autonomise son imagination et son « plaisir représentatif » (CL, V, 261). Mais à partir de quoi sinon, pour le dire a minima, à partir des interdits sociaux et parentaux qui entraînent les refoulements et la formation du désir dans l’inconscient ? Le rêve en donne l’exemple le plus frappant. Le rêve animal est-il autre chose qu’un rêve d’images en fonction de besoins élémentaires ? En tout cas, le rêve humain, s’il est lui aussi à dominante d’images, mais d’images en situations, d’images prises dans des actions et des paroles, ce rêve l’est dans des agencements surprenants dont Freud lui-même dit qu’ils ne sont pas tous explicables. Il y a donc une imagination libre ou déchaînée dans le rêve : grâce à quoi ? selon quoi ou par quoi ? Sinon par les situations symboliques, c’est-à-dire les désirs et les affects contenus, formés dans le symbolique. Que ces désirs et ces affects se libèrent ou se déchaînent à travers les rêves renvoie non pas simplement à une « vis » ou une puissance cachée en eux, mais est compris par et dans l’inter-diction constitutive de la psyché humaine dans son élément de langage. Sans doute le langage et l’interdit qu’il rend possible constituent-ils sa dimension instituée : mais comment comprendre l’imagination radicale, « flux et flot incessant de représentations, de désirs et d’affects » (CL, VI, 96), dont le rêve est l’exemple le plus éclatant, hors d’une dimension instituante de ce même langage ? La liberté du rêve et de son imagination est une liberté de signifiances qui impliquent à la fois des déterminations liées à l’inter-dit et des indéterminations inséparables de la formation symbolique du langage et de l’interdit comme de toutes les négativités qui leur sont constitutives, à commencer par les distinctions phoniques structurantes...
12Encore et toujours, l’ouverture de l’imagination dépend d’autre chose que d’une puissance ponctuelle, substantielle ou transcendantale. Car ce que Castoriadis ne reconnaît pas jusqu’au bout, c’est que, au-delà de l’image fonctionnelle, la capacité d’imaginer liée à la psyché et à l’inconscient est liée en même temps à ce qui les structure et les déstructure : le langage, sa différence d’avec le réel, par suite ses formes et ses significations indéfinies, au deux sens du mot : non (encore) définies, voire indéfinissables, et sans fin. Plus largement, le langage et les langues dans toutes leurs dimensions indéterminables, iconiques certes et organisées, mais en même temps dia-taxiques, dissémantiques et dis-phoniques, multi-graphiques, au moins. Car pardessus tout, à travers tout ce magma, c’est dans l’immotivation que le langage, partant hors fonctionnalité, dans sa différance d’avec tout chose, apparaît seul apte à dire ce qui n’est pas, à créer ce qui n’a jamais existé, n’a jamais été vu ou touché, n’a jamais été signifié. Aucune imagination n’imagine quoi que ce soit de radicalement neuf hors langage. Alors qu’il n’y a pas d’image de rien, l’imagination humaine n’imagine radicalement, ne crée ou n’invente que grâce aux langages des signes qui, loin d’être constamment référés fonctionnellement, peuvent être de rien (de déjà donné), générativement grâce au langage des mots, des phrases, des textes mis en jeu... Grâce d’abord à leur brisure des choses : leur mise à distance dans la visée de ce qu’elles sont et de ce qu’elles ne sont pas, une brisure qui n’est pas une une cassure absolue, mais une rupture relative parce que transformatrice, une articulation dans la désarticulation...
13Pourquoi Castoriadis a-t-il négligé cette dimension symbolique constitutive de l’imagination radicale et, quelles que soient les difficultés logiques à le comprendre, de l’imaginaire social instituant ? N’est-ce pas parce qu’il demeure, sur ce point, prisonnier d’une conception du langage « institué » et non instituant ou participant à l’institution, donc d’une conception ensembliste-identitaire du logos ? Et s’il l’exclut, n’est-ce pas parce qu’il reste tributaire d’une conception métaphysique moderne de la création qui ne la conçoit que comme acte décisif d’un sujet, fût-il collectif ou anonyme ? Et même d’une conception métaphysique classique qui dualise pour fonder ? Non sans difficultés puisque, si la psyché est imagination radicale, elle ne l’est que dans un flux qui comprend des représentations, qui elles-mêmes dépendent du langage, qui lui-même est institué par un imaginaire social instituant – dont on ne comprend plus dans quel élément non extérieur il puise ses ressources « créatrices » et déjà grâce à quoi il est social, comme si le social-historique pouvait exister sans symbolique... Le dualisme est forcé par le dilemme : ou bien déterminités ou bien créativité. Car le surgissement du nouveau s’il n’est pas in nihilo ni cum nihilo entretient forcément un lien avec ce qu’il n’est pas, mais dans lequel (in) et avec lequel (cum) il apparaît : jusque là, Castoriadis ne me contredirait pas. Mais ce qu’il n’accepterait sans doute pas, c’est d’ajouter au ex nihilo un génitif linguae. Le nouveau surgit du rien du langage qui se forme dans le rien de sa brisure : de sa différance des sensations et des images, un écart qui se condense et s’articule et qui joue dans cette brisure pour faire paraître des articulations et des significations inconnues, des signifiances.
14Qu’a-t-on gagné à passer de l’imagination à la formation ou au façonnement dans les langages et les langues ? Négativement, à sortir des équivoques de l’image, de son impasse même : faire paraître ce qui serait inapparent, donner à voir l’invu sans pouvoir échapper au déjà vu... Positivement, plutôt que la création, à penser la genèse, le processus d’engendrement et le surgissement du nouveau en lui, depuis des éléments qui le rendent possible sans l’y réduire – le jeu de la différance et de la plasticité dans les éléments du langage. Ce qui laisse intacte l’énigme du langage lui-même, de sa genèse et de sa fiction. Car il ne s’agit nullement de nier l’« imagination » radicale, mais de la révéler en tant que la fiction radicale, c’est-à-dire dans le façonnement qui non seulement « crée », mais s’apparaît à lui-même en tant que tel dans son acte et les éléments dont il dispose et qu’il compose. Et la fiction radicale est le façonnement de l’« imagination » dans le langage, dans tous les langages et d’abord à travers le langage qui, dans la brisure de son rapport aux choses, est seul apte à désigner tous les autres : le langage des langues4.
15Risquons encore une précision et un élargissement. La genèse fait paraître ce qui échappe au déjà-là, a fortiori pour nous au donné, à l’hérité, vu ou su ou même touché. Et puisqu’aucune causalité linéaire et encore plus aucune téléologie n’expliquent l’apparition de quoi que ce soit de nouveau, comment considérer les déterminités sinon rétroactivement, c’est-à-dire comme éléments n’agissant de façon déterminante qu’au moment de leur rencontre, de leur confluence et de leur congruence ? Donc les éléments en jeu dans toute genèse ne deviennent des déterminités qu’après-coup. De la sorte, la « création », l’apparition ou l’invention du nouveau n’apparaît comme telle que grâce au « hasard » d’une formation magmatique dont les éléments multiples ne se font « déterminants » que dans le jeu de leur rencontre. Dès lors, d’une part, rencontre et interaction d’éléments signifie de façon bien plus ajustée la genèse du nouveau que « détermination » et « hasard ». Et, d’autre part, ce nouveau n’est certes pas réductible aux éléments isolés et additionnés qui, pris à part, ne déterminent rien, et, pris ensemble, ne sont déterminants que grâce aux interactions indéterminées qu’ils composent. Rien, autrement dit, ne permet de prédéterminer l’événement surgi des rencontres d’éléments – mais que nous représentons de façon ensembliste-identitaire ou rationaliste comme des déterminations. Cela se vérifie avec les mutations dans l’évolution des espèces comme avec les inventions dans l’histoire des arts comme des sciences.
16S’il faut désigner l’apparition du nouveau, en somme, ne vaut-il pas mieux parler de transformations ou de fictions dans les brisures qui font altérations – mot de Castoriadis – dans l’interaction pour l’événement ou qui font condensations dans la déconstruction pour l’invention ? Ces propositions indiquent au moins qu’aucune fatalité métaphysique n’oblige à retomber dans le langage ensembliste-identitaire, c’est-à-dire de la raison sans au-delà. Le jeu du réel précède notre mise en jeu, fictionnelle plus largement que rationnelle, du réel en monde. L’invention de nouvelles formes de notre rapport au réel s’insère dans son jeu pour en marquer les limites vivables. En porte-à-faux de ce jeu, l’invention ne fait advenir que des clôtures invivables. Les formes s’introduisent des brisures qui accompagnent en les transformant de façon ajustée ou désajustée les brisures du réel.
Notes de bas de page
1 « Le marxisme : bilan provisoire » publié dans L’institution imaginaire du social, Paris, 1975, éd. du Seuil, désormais désigné par IIS, suivi de la pagination, ici : 13-96. Ou encore « Pourquoi je ne suis plus marxiste ? », dans Une société à la dérive, Paris, éd. du Seuil, 2005, p. 27-64.
2 Les carrefours du labyrinthe, éd. du Seuil, Paris, 1978, p. 249-316. [Désigné par CL. suivi du volume en chiffre romain et de la page en chiffre arabe].
3 Par exemple à la page 227 de Fait et à faire, Paris, Seuil, 1997, qui, comme le volume suivant de la série des Carrefours du labyrinthe.
4 J’ai tenté de tracer cette généricité du langage et de la fiction dans La fiction et l’apparaître, Paris, éd. Albin Michel, 1994.
Auteur
Bruxelles
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