Poétique et politique
p. 57-83
Texte intégral
1Question : pour quelle raison, initialement, la poétique a-t-elle surgi du discours politique, du discours philosophique sur la politique ? Ou, moins brutalement : comment se fait-il que le texte inaugural et fondateur de ce que l’Occident, depuis Aristote, désigne sous le nom de « poétique », comment se fait-il que ce texte, ce premier document, non seulement appartienne au livre de philosophie où s’est noué, au reste de manière tout autant inaugurale et fondatrice, le destin politique de la philosophie, mais y figure comme l’un des éléments majeurs du projet politique et de la réflexion sur l’Etat que ce livre propose ? Comment se fait-il, plus généralement, que ce soit au titre de ce que la philosophie, dans le moment de son instauration, a délimité comme le politique, que la poésie et l’art, pour la première fois, ont été visés dans leur essence, leur portée et leur fonction ? Et que la philosophie, se voulant légiférante à l’égard du politique, et d’abord à l’égard de l’éducation du corps social, se soit vue obligée de légiférer prioritairement en matière d’art ? Qu’était donc l’art à ses yeux, ou plutôt : qu’y avait en lui pour qu’il fût ainsi, presque spontanément, articulé au politique ?
2Le texte inaugural et fondateur, vous l’avez reconnu, c’est évidemment le texte platonicien. Pour l’essentiel, les livres II et III de La République. Il s’y joue comme on sait, entre philosophie et poésie (ou comme dit Platon : mythopoïesis), une scène agonistique qu’à bien des égards on peut considérer comme la « scène primitive » de la philosophie. Que s’y instaure également ce qui ne recevra son titre et son statut régional (ou sa découpe scolaire) qu’avec Aristote, à savoir ce que nous appelons encore la poétique (ou, dans le langage des modernes, la théorie ou la science de la littérature), c’est, j’imagine, ce qu’on m’accordera sans difficulté : quelles que soient les modifications introduites par Aristote dans l’extension, la compréhension et la distribution des catégories platoniciennes (logos et lexis, mimesis et diègèsis, etc.), quel qu’ait été l’apport de la structuration plus tardive du champ poétique en genres (restée embryonnaire chez Platon ou même chez Aristote) ou, très près de nous, quelle qu’ait été la révolution opérée par l’invention du concept de « littérature », on ne peut méconnaître que c’est à Platon qu’il revient d’avoir forgé les concepts qui sont demeurés déterminants pour toute théorie littéraire — et par extension toute esthétique — à venir, y compris dans l’époque la plus récente. On pourrait sans doute objecter que la naissance aristotélicienne de cette science ou de cette discipline procède, comme c’est toujours le cas, d’une « coupure épistémologique » par laquelle elle se serait précisément arrachée au contexte politique où Platon la confinait encore de manière obscure. Mais cette objection n’aurait quelque chance de tenir que si l’on pouvait en même temps prouver à coup sûr que dans l’interprétation, mettons « fonctionnelle », qu’Aristote propose de la tragédie (puisque c’est là le cœur de la Poétique), les deux affects dont il y a catharsis, la terreur et la pitié, ne sont pas en réalité des affects proprement politiques, c’est-à-dire ayant trait à l’origine de la socialité — à la dissociation et à l’association —, comme on en trouve encore le lointain écho dans Rousseau, dans Burke ou dans Freud. Que la moderne poétique, celle de nos contemporains, ait oublié cette surdétermination politique de ses questions et de son champ, ou n’en veuille rien savoir — à la différence de ce qui s’est passé dans le romantisme et l’idéalisme allemands lors de la réélaboration et de la refondation spéculatives de la poétique —, cela ne témoigne guère en somme que de son oubli d’un peu tout, en particulier du philosophique (qui du coup, si je puis dire, la « somnambulise ».)
3Mon intention, toutefois, n’est pas seulement de réveiller le vieux démon assoupi dans nos formalismes. Cette question adressée à l’origine de la poétique, c’est-à-dire aussi bien à l’essence du poétique (ou plus généralement de l’art), est en réalité une question portant sur la politique, c’est-à-dire aussi bien sur l’essence du politique (ou si vous préférez, de la chose politique, pour traduire ce que les Grecs appelaient ta politika). C’est pourquoi elle ne se formule pas, selon une tradition où elle a fini par s’émousser ou même par se perdre en tant que question : en quoi l’art, la poésie, concernent-ils la politique ? Quelle est, puisque c’est ainsi qu’on l’a dit le plus souvent, la fonction, la mission ou la destination de l’art ? Mais elle se formule au contraire : en quoi la politique est-il concerné par l’art ? Qu’est-ce qui a, dans le politique, à voir avec l’art ? Et pourquoi ?
4Cette question, bien entendu, on pourrait la poser à Platon. Je choisis pourtant une autre voie, et c’est à Heidegger que je la pose. Il y a à cela deux raisons principales.
5Une raison politique tout d’abord. La politique à laquelle a été mêlé Heidegger, brièvement mais décisivement, est comme nul ne l’ignore le national-socialisme. Soit, dans notre siècle, la forme majeure, et la forme par excellence monstrueuse, de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui, d’un terme qui n’est peut-être pas si heureux, le totalitarisme. Or le dit totalitarisme n’est pas seulement perçu comme un phénomène politique absolument inédit ; il n’est pas non plus seulement, encore qu’il le soit effectivement, ce qui ne cesse de hanter, aujourd’hui, nos analyses et nos pratiques politiques — fermant ainsi l’horizon de ce qui pour nous, désormais, relève du politique. Il est encore ce phénomène qu’on réfère, plus ou moins hâtivement, à sa source philosophique (les « maîtres-penseurs »), ou dont on assigne en tout cas l’origine dans telle ou telle tradition, telle ou telle séquence, telle ou telle tentation de la philosophie. Selon les degrés d’élaboration, ou de simplification, c’est tantôt l'Auflärung et le rousseauisme germinal de 92 (la Terreur), tantôt l’Idéalisme spéculatif (avec, pour faire bonne mesure, son inversion nietzschéenne), tantôt la prédication incorrigiblement eschatologique des philosophies (le messianisme et l’utopie), tantôt encore, pour saturer les choses, le platonisme lui-même et le tout de la métaphysique. Mais ce qui autorise qu’un tel lien puisse se faire entre la philosophique et le politique, en dehors du fait que la philosophie a presque toujours tenu un discours politique, cela demeure interrogé. Peut-être alors est-il urgent — et politiquement urgent, vu où conduisent de telles analyses — de réactiver, ou tout simplement d’activer, cette question : le « totalitarisme », ce n’est pas exclu, pourrait bien éclairer d’un tout autre jour cette relation énigmatique entre philosophie et politique où se joue probablement tout autre chose que la simple « responsabilité » de la philosophie.
6L’autre raison est « philosophique » — et puisqu’il va s’agir de Heidegger, je vous demande l’autorisation de mettre ce mot entre guillemets.
7L’embardée politique de Heidegger, que du reste Hannah Arendt comparait à celle de Platon en Sicile, nous est encore largement incompréhensible. Philosophiquement incompréhensible. (Laissons en réserve, si vous le voulez bien, le scandale que cette embardée représente encore pour nous, et en tout cas pour moi. Et sachons ne pas oublier que l’époque, plus incompréhensible que ne le fut jamais aucune autre dans l’histoire, déjà peu compréhesible, du monde, a mis à rude épreuve ceux à qui incombait la tâche de la comprendre. Mettons, ses penseurs.)
8Ce que nous comprenons très mal dans l’engagement de 33, la part faite de l’illusion et même d’une sorte d’exaltation « révolutionnaire », d’un pathos de la mutation radicale en temps de crise, c’est l’écart à nos yeux incommensurable entre le langage que tient Heidegger (même dans ses pires proclamations, celles qu’il a reniées : « Appel au service du travail », « Commémoration de Lee Schlageter », etc.) et le discours national-socialiste (même celui des moins faibles de ses idéologues officiels, genre Krieck ou Bäumler). Au fond, ce que nous comprenons très mal, c’est la célèbre phrase écrite — mais non prononcée — dans le cours d'Introduction à la métaphysique de 1935 sur la « vérité interne » et la « grandeur » du mouvement, c’est-à-dire, ajoutait Heidegger entre parenthèse (et c’est la parenthèse qui ne fut pas prononcée), « la rencontre de la technique déterminée planétairement et de l’homme moderne ». Et si nous comprenons mal cette phrase, ce n’est pas à cause de ce qu’elle dit — qui, comme Heidegger l’a lui-même indiqué, relève à l’époque d’une interprétation jüngerienne, et donc en sous-main nietzschéenne, de l’essence de la technique —, mais parce que nous ne voyons pas, ou très confusément, ce que Heidegger a pu de cette manière « philosophiquement » investir dans une telle rencontre, et une rencontre placées sous de tels signes. Il reste là quelque chose de tout à fait énigmatique, d’autant plus que les explications de Heidegger sur ce point sont demeurées tout de même assez parcimonieuses et, pour le dire tout net, plutôt faibles.
9Dans les tentatives un tant soit peu sérieuses qui ont été faites pour élucider la chose — et vous savez qu’elles sont vite comptées —, on s’est adressé spontanément aux documents dont on pensait pouvoir disposer : soit, bien entendu, les discours et proclamations de la période du rectorat (ces dix mois fatidiques) mais aussi, en amont, les textes philosophiques où, de Sein und Zeit et Vont Wessen des Grundes, il y avait peut-être une chance de voir à l’avance s’inscrire ou s’ébaucher ce qui, dans des conditions historiques précises, allait autoriser l’engagement nazi. (A quoi l’on peut ajouter aussi les deux grands textes politiques de Jünger, dont Heidegger rappellera souvent à quel point ils furent déterminants, La Mobilisation totale et Le Travailleur.) Une telle démarche se justifiait parfaitement, et elle a d’ailleurs produit quelques résultats.
10Toutefois, dans les très rares propos que Heidegger a tenus sur l’affaire, on voit apparaître en filigranne une autre indication : Heidegger y suggère en effet que ce serait plutôt en aval de l’épisode de 33 qu’il faudrait chercher, conjointement, les raisons de l’engagement et de la rupture. Je prélève par exemple ce propos dans le célèbre entretien accordé en 1966 au Spiegel et publié, selon ses propres vœux, au lendemain de sa mort :
Après ma démission du rectorat je me suis limité à ma tâche d’enseignement. Pendant le semestre d’été 1934, j’ai fait un cours de « logique » — Entendez par là évidemment un cours sur le logos — Le semestre suivant, 1934-1935, j’ai fait mon premier cours sur Hölderlin. En 1936 commencèrent les cours sur Nietzsche. Tous ceux qui savaient entendre entendirent qu’ils s’agissait là d’une explication avec le national-socialisme
11C’est très peu dire, mais cela suffit. Et en réalité, si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que tout, dans le moment du retrait et de l'« explication avec le national-socialisme », vient se focaliser sur la question de l’art : car outre le premier cours sur Hölderlin (c’est le cours consacré, sans nul hasard, aux hymnes « Le Rhin » et « Germanie », bientôt suivi de la conférence « Hölderlin et l’essence de la poésie », outre l’ouverture du très long débat (il durera plus de quatre ans) avec la métaphysique de Nietzsche, dont il faut noter qu’en 36 il prend son départ dans la déconstruction de l’esthétique de Nietzsche, ce que Heidegger ne dit pas, c’est que dans les mêmes années, entre 34 et 37, il tient un séminaire consacré aux Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller, il co-organise un autre séminaire « interdisciplinaire » sur « Le dépassement (Überwindung) de l’esthétique dans la question de l’art » (où il élabore, sous la forme de conférences plusieurs fois répétées, le texte sur « L’Origine de l’œuvre d’art »), il donne en 1935 son cours d’Introduction à la métaphysique qui culmine, comme en sait, dans une longue interprétation du célèbre chœur d’Antigone sur la technè (interprétation qui doit beaucoup aux Remarques de Hölderlin et que d’ailleurs il reprendra en 1942 dans le cours consacré à l’hymne « L’Ister »). Si l’on ajoute encore qu’il existe un troisième cours sur Hölderlin (« Andenken », 1941-1942), qu’au moment où son enseignement sera suspendu, en 44, Heidegger proposait un cours sur Denken und Dichten et que le seul livre dont il réussira à obtenir la publication dans toutes ces années, ou qu’il consentira à laisser paraître, c’est le livre sur Hölderlin, vous voyez que cela fait beaucoup de convergences et que semble en tout cas se dessiner là une sorte de projet systématique où la question de l’art, dans l’explication politique, occupe une place centrale.
12On pourrait dire en somme — et du reste Heidegger le dit presque de manière explicite dans un passage du cours de 1942 sur l’hymne « L’Ister » (p. 141 sq. du volume récemment publié dans la Gesamtausgabe) — qu’à l’autre extrémité de l’histoire de la philosophie, mais cette histoire étant désormais achevée et Heidegger occupant, selon une topologie (et une stratégie) complexes, un autre lieu que le lieu philosophique, Heidegger répète, pour l’inverser, le geste platonicien : au geste qui ouvre, philosophiquement, le champ du politique en excluant ou en expulsant (dans la plus stricte observance du rite) le poète, afin d’assurer qu’un tel champ soit rigoureusement ordonné au savoir sur l’être de l’étant et à rien d’autre (c’est là le sens de la « royauté philosophique », ou c’est là ce qui fait dire à Platon que Les Lois sont le plus beau des poèmes tragiques), répond le geste de celui qui, en retrait de la philosophie dans la philosophie même (ce qui veut dire identiquement : en retrait du politique dans l’« explication » politique et dans le discours politique qu’il tient), s’en prend obstinément à la dernière des royautés philosophiques, qui est en l’occurrence, dans la version allemande du politique, la royauté nitzschéenne, et réintroduit le poète, la parole poétique, comme ce à quoi il serait urgent et nécessaire que s’ordonnât le politique. Dans la thématique et le style qui sont ceux de Heidegger à cette époque, l’explication politique, c’est-à-dire l’explication avec le politique, s’énonce régulièrement à la première personne du pluriel (« nous, Allemands » ou prend la forme d’une « adresse » aux Allemands. Cette adresse s’autorise le plus souvent de Holderlin, elle se prononce en son nom. Holderlin est « le poète de l’œuvre dont il reste aux Allemands à s’acquitter » (ce sont là pratiquement les derniers mots de la conférence sur « L’Origine de l’œuvre d’art »).
13Encore faut-il ne pas se méprendre sur le sens de cette démarche. L’inversion du geste platonicien ne se fait en aucune manière dans la figure du renversement, parfaitement délimitée et analysée par Heidegger lui-même à propos de Nietzsche. La question que risque Heidegger en direction de l’art, en direction de l’essence ou de l’origine de l’art, n’est pas une question de l’esthétique (de ce que Heidegger délimite sous ce nom : le tout de la philosophie de l’art). (Et il va de soi également, mais j’imagine qu’on l’aura compris, que pas un instant l’inauguration de ce questionnement ne correspond à quelque mouvement de repli, déçu et frileux, de l’activisme militant dans l’« esthétisme » : le discours sur l’art est, encore une fois, le discours politique de Heidegger.) Même si elle tient le plus grand compte du verdict hégélien touchant la fin de l’art, la question de Heidegger ne s’articule plus dans les termes hérités de l’esthétique inaugurée par Platon et Aristote, qui sanctionnaient ainsi la fin du « grand art grec ». Elle suppose bien plutôt, comme sa propre possibilité, la déconstruction systématique de l’ensemble du lexique et de la syntaxe de l’esthétique occidentale, de Platon à Wagner et Nietzsche (c’est à quoi s’occupe en partie le cours de 1936 sur « La Volonté de puissance en tant qu’art »). La question dirigée vers l’art ne donne par conséquent lieu ni à une esthétique ni à une poétique. Il n’y a pas de poétique heideggerienne.
14Cela veut dire assez clairement que l’enjeu pour Heidegger n’est pas d’arracher l’art à sa détermination mimétique. On pourrait montrer, quant à la mimèsis, que sans jamais revendiquer le mot, Heidegger en réélabore toutefois de fond en comble le concept : c’est le sens de l’exemple fameux du temple grec dans « L’Origine de l’œuvre d’art ». Mais l’enjeu est de soustraire cette détermination à l’interprétation platonicienne. C’est pourquoi le poète que réintroduit Heidegger n’est pas le miméticien de La République, l’acteur-auteur tragique, surtout pas dans sa « reconstitution » moderne : Wagner. Ni même, plus généralement, le faiseur de mythes, le mythopétès, — du moins si l’on accorde ici à Heidegger, provisoirement, tout le crédit possible. Et s’il sera bien question de mythe et de tragédie, soit de ce qui relève du « grand art », ce ne sera en tout cas jamais en termes de système de représentation ou de mode d’énonciation, de logos et de lexis, de matière et de forme ; encore moins en termes de « représentation », au sens de la théâtralité. Mais ce sera, vous le savez, en termes de Dichtung, de Sprache et de Sage, par lesquels Heidegger voudrait restituer, au-delà de notre oubli très « cultivé », ce que fut la poïesis pour les Grecs de la « grande époque ».
15Je reprends donc ma question : quoi, en fait de politique, a-t-il au juste à voir avec l’art ?
16Feignons un instant de penser que la politique, pour Heidegger, ait pu se confondre avec ce que nous entendons communément par là. C’est-à-dire aussi avec une détermination en dernière instance philosophique du politique. Après tout, qu’il l’ait ou non voulu, la confusion s’est bien produite pour lui en 33. La question que je pose est alors suspendue à cette autre, qui en fait le préalable : quel était au juste, pour Heidegger, le sens politique de son engagement nazi ? Engagement dont on sait qu’il n’était pas au demeurant sans réserve, à l’égard notamment du racisme (du « biologisme ») et de l’antisémitisme officiels de la doctrine.
17Si, par mesure d’économie, j’écarte ce qui relève strictement de la politique universitaire, par où le Discours de rectorat, qui est tout de même le document majeur, s’inscrit — tout comme la Leçon inaugurale de 1929 — dans le droit fil de la réflexion spéculative sur l’Université inaugurée par Kant et l’Idéalisme allemand1, et si je ne retiens que ce qui relève de la politiqe générale, je crois que pour l’essentiel tout peut se rassembler sous trois motifs principaux :
181. Il y a tout d’abord, au titre même de ce qui justifie l’engagement, une thématique de la détresse : ce temps est un temps de détresse ou d’indigence. Cela renvoie bien entendu à la situation de crise, inextricable, où se trouve l’Allemagne depuis le Traité de Versailles — une crise, à bien des égards, peut-être sans précédent dans l’histoire européenne : non seulement elle atteste une sorte de décomposition générale, institutionnelle, sociale et spirituelle, d’un pays qui s’était crù promis à l’hégémonie, mais c’est aussi la première crise grave qui affecte une économie industrielle avancée (le Capital), c’est-à-dire la modernité, le monde de la technique. Au-delà cependant, le discours sur la détresse s’inscrit dans la tradition d’une longue plainte qui, depuis Schiller et Hölderlin, si ce n’est Winckelmann et Lessing, déplore l’inexistence de l’Allemagne, sa « misère » comme dit Marx. On retrouvera ce motif puisque c’est lui qui porte l’exigence d’un art allemand. Mais en 1933 l’inexistence de l’Allemagne signifie qu’il n’existe pas de peuple allemand ou du moins que ce peuple, dans ce qui le destine comme le « peuple philosophique » par excellence (l’expression vient de l'Introduction à la métaphysique), ne correspond pas à son essence encore « réservée ». Comme le répète avec insistance le Discours de rectorat, dont c’est le message le plus explicite : « La science / ou le savoir, au sens spéculatif, c’est-à-dire la philosophie / doit devenir l’événement fondamental de notre existence spirituelle comme peuple (unseres geistig-volklichen Dasein) ». Ce qui veut dire qu’à l’Allemagne, terre (et langue) de la philosophie, est échue une « mission spirituelle historiale » qui la voue très certainement à l’hégémonie mais d’abord par laquelle, seule, elle est à même de s’identifier comme telle et d’exister. Tel est d’ailleurs ce qui trace, ouvertement, les limites de l’engagement nazi de Heidegger : la Führung à laquelle il est constamment fait référence comme ce à quoi doit s’ordonner toute prétention, quelle qu’elle soit, à diriger ou à conduire, à commencer par la prétention proprement politique à diriger ou à conduire, cette Führung est essentiellement spirituelle. Et s’il est bien fait mention, c’est indéniable, des « forces de la terre et du sang » (doublet à peine déguisé de l’idéologème Blut und Boden), le peuple est essentiellement déterminé comme Dasein spirituel-historial, c’est-à-dire en dernière instance comme langue.
192. Ce destin du peuple allemand en attente de son destin s’inscrit à son tour dans le destin, c’est-à-dire dans l’histoire européenne-occidentale, en tant que cette histoire devient désormais mondiale ou, cela revient au même, en tant que le destin du monde est désormais occidental. L’horizon est ici, bien entendu, la « dimension planétaire » de la technique dont l’essence, comme le dira plus tard Heidegger, n’est en elle-même « rien de technique » mais qu’il faut penser comme l’ultime déploiement de la vérité philosophique, le mode le plus puissant — et en réalité immaîtrisable — de l’achèvement et de l’accomplissement de la métaphysique. Et donc comme le dernier « envoi de l’être » engageant l’homme en son essence. Cette domination planétaire de la technique issue de l’Europe prend deux visages, tout autant menaçants pour l’Europe elle-même, c’est-à-dire pour la possibilité de la pensée : le communisme soviétique d’une part, sous-tendu par le marxisme, et d’autre part ce que Heidegger appellera la plupart du temps, car sur ce point il variera peu, l’américanisme — qui adresse son aspiration au gouvernement du monde, à la kubernèsis universelle, à l’efficacité de son traitement des signes. Sous ces deux visages la même chose se déploie, mais sous aucun des deux la chose même n’est pensée : ce déploiement est aveugle, et il s’aveugle lui-même. L’Europe, elle, qui est à l’origine (depuis les Grecs) de ce mouvement et, par là, seule à même de le penser, est prise en étau et menacée purement et simplement de disparition. Et dans l’Europe elle-même, en son centre, c’est le « peuple du milieu », l’Allemagne, qui subit la plus grande menace. Vous voyez qu’à ce titre l’insurrection ou même la révolution nationale-socialiste aura représenté, pour Heidegger, l’espoir d’un sursaut. A condition, pensait-il, qu’un tel sursaut fût décisif, c’est-à-dire qu’il fût ordonné en toute chose à la « volonté de l’essence ». Par où vous voyez encore que la part d’illusion, chez Heidegger, n’était pas mince.
20En réalité ce qu’exigeait Heidegger du national-socialisme était proprement exorbitant : ce n’était pas moins qu’une conversion radicale, un (recommencement pur de l’histoire et, sinon l’arrachement au destin scientifico-technique de l’Occident, en tout cas l’affrontement purement héroïque (et du reste littéralement prométhéen) de ce destin. Rien de moins, par conséquent, que le propre programme de Heidegger, tel qu’il pouvait en fait déjà se lire dans Sein und Zeit. C’est pourquoi cette sorte de « Discours à la nation allemande » qu’est le Discours de rectorat, selon un geste qui ne cesse de se répéter depuis qu’il y a une gestion allemande et qui ponctue avec régularité la longue histoire agonistique, au sens de Nietzsche, qui est celle de la pensée et de l’art allemands, invite l’Allemagne, pour être elle-même et retrouver son origine, à se mettre à l’école des Grecs (car ce sont eux, l’origine) et à répéter, d’une répétition où je crois possible de déceler une secrète mimétologie, le grand commencement grec. Lequel est, « en tant que ce qui est le plus grand, d’avance passé par-dessus tout ce qui arrive, et par conséquent par-dessus nous-mêmes » et qui, « tombé dans notre futur, (...) se tient comme ce qui, de façon éloignée, dispose de nous et nous permet de répéter sa grandeur ». Le Discours invite donc les Allemands à se placer « à nouveau sous la puissance du commencement de (leur) existence spirituelle-historiale », qui est « l’irruption de la philosophie grecque » : « c’est là que pour la première fois l’homme occidental, à partir d’un être-peuple (Volkstun), par la force de la langue de ce peuple, se dresse en face de l’étant en totalité, qu’il le questionne et le saisit comme l’étant qu’il est ».
213. Cette irruption inaugurale de l’histoire — et il faut entendre par là : instauratrice de l’histoire, ouvrant l’histoire dans sa possibilité même —, qui n’est pas autre chose que la transcendance finie du Dasein, est l’irruption de la philosophie, c’est-à-dire du savoir (Wissen), du « se-tenir questionnant au milieu de l’étant en totalité, qui ne cesse de se dissimuler ». C’est l’ek-sistence elle-même, au sens où la conférence sur « L’Essence de la vérité » dit qu’elle est l'« exposition au caractère dévoilé de l’étant comme tel », ajoutant que l’« ek-sistence de l’homme historial commence à l’instant où le premier penseur se dresse questionnant face au dévoilement de l’étant et se demande ce que l’étant est ». Ou c’est encore la théorie, au sens le plus fort, qui n’est pas simple contemplation mais « passion de demeurer auprès de l’étant comme tel et sous sa contrainte ». Or « savoir », c’est ce qui traduit toujours pour Heidegger le grec technè, — la théôria, elle, étant comprise comme « la plus haute modalité de l’énérgéia, de l’être-à-l’œuvre (das An-Work-sein) », que l’on peut entendre aussi comme l’être-au-travail, c’est la suggestion de Granel, si l’on songe à la figure (à la Gestalt) jüngerienne du Travailleur qui constitue la frappe ou le type, l'eidos de la moderne humanité sous la domination de la technique. L’appel au (re)commencement du commencement grec est donc l’appel à répéter l’irruption de la technè, du savoir, en tant qu’essence de la technique. Ce qui ne signifie pas qu’il s’agit d’un appel à dominer la technique mais d’une tentative pour trouver, avec sa domination, un rapport à la mesure de la « surpuissance » d’une telle domination.
22Ces indications sont évidemment très rapides : j’ai simplement rassemblé, à partir d’analyses conduites antérieurement, les éléments indispensables à la compréhension du problème qui nous occupe ici. Je voudrais toutefois ajouter deux remarques.
23La première est pour dire que, dans son lexique comme dans une part au moins de sa thématique, le discours heideggerien de 33 est très manifestement soumis à la pensée de Nietzsche : il y est tout au long question de volonté et de décision, de puissance et de surpuissance, de combat et d’affrontement de la nécessité. C’est le tribut payé à la surdétermination nietzschéenne, ou plus exactement wagnéro-nietzschéenne, de l’idéologie nationale-socialiste. Et c’est l’indice que l’explication avec Nietzsche, très présent dans des passages décisifs de Sein und Zeit (en particulier dans l’analyse de l'historicité ou de l’historialité), l'Auseinandersetzung décisive n’a pas encore eu lieu. Par où s’explique aussi bien que tout, dans la prédication sur la détresse et la menace qui pèse sur l’humanité, et l’humanité allemande au premier chef, soit référé au mot « Dieu est mort », qui n’est pas encore décelé comme le mot d’ordre du « renversement du platonisme » et l’attestaion que Nietzsche « n’a pas atteint le centre véritable de la philosophie », comme le dira, à peine deux ans plus tard, le cours d'Introduction à la métaphysique. Je veux simplement marquer par là que c’est Hitler, en somme, qui révélera que Hölderlin, pour l’ensemble des questions qui déterminent l’engagement de 33, atteint à une profondeur restée insoupçonnée de Nietzsche.
24La seconde remarque est pour noter que ce discours que nous avons feint de croire un instant politique ne l’est au fond en aucune manière, même s’il est le lieu d’une très réelle compromission politique et de le caution philosophique apportée à une politique tout à fait précise. C’est au reste un des points sur lesquels, dans le retrait d’après 34, Heidegger insistera peut-être le plus : autant le politique — tel est le schéma général de l’argumentation — relève de ce que les Grecs ont visé sous le nom de polis (dont l’instauration ou l’institution, voire la fondation, est, à l’égal ou presque des irruptions les plus décisives quant à l’histoire : l’art, la pensée, l’un des gestes fondamentaux du Dasein), — autant donc le politique relève de la polis, autant la polis, quant à elle, ne relève en rien du politique, ou plus exactement de la politique. C’est un mode de l’ek-sistence, elle est essentiellement le Da du Sein, et le cours de 1942 sur l’hymne « L’Ister », au fil d’un commentaire du chœur d’Antigone déjà évoqué, rapporte le substantif polis au verbe pelein, lui-même donné comme un synonyme d’einai. L’essence du politique se dérobe nécessairement à toute prise elle-même politique (sinon, dit encore le même texte, les Grecs seraient considérés pour un peu comme des nationaux-socialistes). Ce qui est encore vrai de Platon lorsqu’il s’interroge d’un point de vue prétendument « politique » sur l’art, alors même qu’il réfère expressément la détermination de l’être-commun (de l’Etat) au savoir de l’être, l’interprétation de l’être serait-elle en l’occurrence une interprétation déjà tendancieuse de l’être comme idéa. Le discours politiques de 33 est en réalité, malgré tout, un discours qui se veut refondateur du politique et qui entend par là se soustraire à toute « politisation », ce qui désigne ici la politisation de tout, inscrite en effet au programme du « totalitarisme ».
25De toutes façons la tentation politique, si c’en est une, s’effondre en 1934. De même que disparaît d’un coup toute référence positive à Nietzsche — qu’il restera encore, toutefois, à arracher à son interprétation politique, au nietzchéisme. Même si sur l’essentiel — la mission spirituelle de l’Allemagne, par exemple, ou la nécessité de repenser l’Université — rien n’est renié, le discours de Heidegger, dans le retrait, devient ouvertement un discours d’opposition, assez souvent d’une grande violence. Mais à l’égard tout d’abord, il est vrai, de la seule bêtise. Discours d’opposition est au reste trop peu dire. Le mouvement de retrait est tel, en fait, que c’est à la racine même du politique que s’en prend Heidegger. Si le politique est interrogé, c’est dans sa possibilité même ou dans son essence. Laquelle, par définition, se soustrait à son évidence. La lecture politique qu’on peut donc risquer de ce discours (parce qu’il le faut, c’est même aujourd’hui urgent), cette lecture politique doit rigoureusement tenir compte d’un tel retrait et de sa logique propre, par laquelle les contours du politique ne se tracent ou ne se retracent qu’à la mesure du retrait, dans le politique et du politique, de son essence.
26Cette essence, telle est donc ici mon hypothèse, c’est dans la technè que la recherche Heidegger. Et la technè elle-même, dans le mouvement du retrait, c’est plutôt comme art (et principalement comme poésie) qu’elle vient à détermination. Si je voulais à l’avance donner le schème de la démonstration dans laquelle je m’engage, je le ferais sous la forme de ces deux propositions : l’essence du politique, c’est l’Histoire, au sens de la Geschichte ; et l’essence de l’Histoire, l’historicité ou l’historialité, c’est la technè, c’est-à-dire le Denken und Dichten : non pas donc avant tout l’art, mais la pensée et la poésie dans leur « connexion originaire essentielle » comme le dit Heidegger en 35 — et sans doute ; oui, d’abord la poésie, si l’on pense à la toute première éclosion de la pensée grecque (Parménide, Héraclite) ou bien, dans l’aire du déploiement proprement philosophique, à Holderlin qui « regarde en avant et ouvre le chemin » quand Hegel « regarde en arrière et forme la route » (Introduction à la métaphysique, p. 134). Ou encore si l’on pense à la « poésie pensée » la plus haute des Grecs, à la tragédie.
27A l’époque où Brecht et Benjamin dénonçaient dans le nazisme « l’esthétisation de la politique » — et de fait le projet nazi est incompréhensible si on ne le réfère pas, au-delà même du wagnéro-nietzchéisme, au grand rêve mimétique allemand de la Grèce et de la possibilité de reconstituer cette œuvre d’art « vivante » que fut la Cité, et si l’on ne perçoit pas l’assimilation sur laquelle il repose de la technique à l’art —, on voit que la réponse de Heidegger n’est pas celle que donnaient Brecht et Benjamin : soit la fameuse « politisation de l’art », qui laisse se reformer sur elle, comme Benjamin s’en apercevra in extremis, la logique de la politisation totale. La réponse de Heidegger est dans une détermination plus décisive de la technè.
28Comment cela se passe-t-il ?
29La première chose qu’il est nécessaire de marquer ici, c’est que la technè ne veut pas dire « art ». Que ce soit à propos d'Antigone ou de La République, que ce soit encore, beaucoup plus tard, dans la conférence sur la technique, Heidegger ne cesse d’y insister : technè ne désigne aucun mode du faire, du fabriquer ou de l’effectuer, artisanal ou non (c’est-à-dire « technique » au sens banal), mais technè veut dire « savoir ». Même encore pour Aristote, et pour son époque, technè est toujours associée à épistèmè : c’est le fait de « s’y connaître » ou de « s’y retrouver en quelque chose ». Ce qui, traduit dans les termes de l’ontologie fondamentale, signifie : depuis l’être-exposé au milieu de l’étant en totalité, surmonter l’étant, le transcender en vue de le reconnaître et de l’instituer comme tel. Technè est donc un mode insigne du dévoilement, de l'alèthéia, et par conséquent de l’irruption ou de l’effraction du Dasein dans l’étant.
30Quant à cette signification originelle du mot, Heidegger n’a donc jamais rien cédé de ce sur quoi faisait fond l’appel « politique » de 33. Le travail du mot, cependant, s’infléchit en une autre direction. Technè veut dire aussi « art ». De la façon la plus générale parce que, en tant que mode du dévoilement, c’est nécessairement un mode du poiein, du produire (herstellen), ce qui du reste le rapporte à cet autre mode du poiein qu’est la phusis. Plus étroitement parce que, en tant que savoir dominant ou maîtrisant de l’étant, la technè est nécessaire à la production des ustensiles et des œuvres qui, sur le fond de la production « physique », viennent s’ajouter à l’étant déjà donné. De là vient que si technitès, en son sens le plus élevé, peut désigner l’artiste, ce n’est parce que l’artiste est un artisan mais parce que l’art, ce que nous appelons ainsi, est la plus haute forme de ce mode du « poïétique » qui est propre à l’homme. C’est d’ailleurs ce qui permet d’expliquer que la technè par excellence, sous ce jour, ce soit la poésie, le production par le langage — aux yeux des Grecs la plus haute forme à son tour de poiein réservé à l’homme.
31Une telle compréhension de l’art suppose bien entendu qu’on arrache l’art à toute détermination esthétique, à commencer par la prise en considération du beau. Ou alors il faut redonner au beau un sens dont la philosophie est restée incapable — même, peut-être, quand tardivement s’y est introduite la catégorie, à l’origine rhétorique, du sublime. A cette condition, mais à cette condition seulement, technè peut vouloir dire « art », c’est-à-dire l’art.
32Qu’en est-il alors de l’art, de la technè, en son essence ?
33Réponse — et cette réponse, vous allez le voir, s’il ne s’agissait pas désormais de l’art, est la réponse même que faisait le Discours de rectorat. Je cite un passage de l'Introduction de 1935 :
Savoir, c’est pouvoir mettre en œuvre l’être comme un étant qui soit toujours tel ou tel. Si les Grecs appellent tout particulièrement et au sens fort technè l’art proprement dit et l’œuvre d’art, c’est parce que l’art est ce qui porte le plus immédiatement à stance (au Stehen, à l’être-debout) l’être en un quelque chose de présent (dans une œuvre), l’être c’est-à-dire l’apparaître qui se tient là en soi-même. L’œuvre de l’art n’est pas au premier chef une œuvre en tant qu’elle est effectuée, mais parce qu’elle effectue l’être dans un étant. Effectuer signifie ici mettre en œuvre, en tant que ce qui apparaît, vient au paraître la phusis, l’épanouissement dominant. Ce n’est que par l’œuvre d’art, considérée comme l’être-étant (das Seiende-Sein) que tout ce qui apparaît d’autre et se trouve devant nous est confirmé et accessible, signifiant et compréhensible, à titre d’étant ou comme n’étant pas.
C’est parce que l’art, au sens restreint et éminent, amène dans l’œuvre l’être au se-tenir-debout et au paraître comme étant, qu’il peut être tenu pour le pouvoir-mettre-en-œuvre tout court, c’est-à-dire la technè. Le mettre-en-œuvre est un ouvrir qui effectue l’être dans l’étant. Cet ouvrir et tenir ouvert, avec l’éminence et l’efficience qu’il comporte, est le savoir. La passion du savoir est le questionner. L’art est savoir et par suite technè.
34Je ne peux évidement pas commenter ce texte qui résume aussi bien toute « L’Origine de l’œuvre d’art » ou en rappelle tout au moins la thèse fondamentale : l’art est la mise en œuvre de la vérité. Je voudrais simplement insister sur quelques points.
35Tout d’abord ceci : j’ai dit à l’instant que la réponse de Heidegger à la question de la technè est dans ce texte, s’il ne s’agissait pas désormais nommément de l’art, la réponse même que proposait le discours « politique » de 33. C’est vrai, à une différence près, qui fait peut-être toute la différence : c’est que « savoir » ou technè ne se traduit plus par « être à l’œuvre » (an Werk sein) mais par « mettre en œuvre » (ins Werk bringen ou ins Werk setzen), par où s’infléchit notablement le sens de l'energéia que revendiquait le Discours de rectorat au titre de la théôria. Si jamais, comme peuvent le donner à penser certains textes de 33, en particulier « L’appel au service du travail » (ou tel passage du Discours aussi bien), une ontologie du travail et du Travailleur a pu sous-tendre le propos « politique » de Heidegger, une telle ontologie a désormais disparu sans laisser de traces. Et non seulement l’essence de la technè est recherchée du côté de l’art, mais l’art occupe le premier rang, avec la pensée, parmi les modes d’avènement de la vérité : l’art est ici « ce qui porte le plus immédiatement l’être au se-tenir-debout », à son installation dans l’étant ; et ce privilège, ailleurs, lui reste accordé en permanence, par exemple dans les développements, assez fréquents, où s’esquisse une hiérarchisation des gestes fondamentaux : le geste fondateur d’une Cité, le geste du sacrifice essentiel, le geste de la vénération religieuse.
36Le second point sur lequel je voudrais insister est celui-ci : malgré la critique radicale à laquelle il soumet tous les concepts de l’esthétique, y compris le concept de mimèsis malgré sa déconstruction sans reste de l’esthétique, l’interprétation que propose Heidegger de l’art est, fondamentalement, une mimétologie. Bien entendu, je l’ai déjà rappelé, Heidegger récuse le mot ; il écarte avec le plus grand mépris, un mépris étrangement platonicien et philosophique, toute prise en considération de l'« imitation » ; et vous savez que si l’exemple majeur, dans « L’Origine de l’œuvre d’art », est un temple, c’est parce que « le temple n’est à l’image de rien »
37Cela dit, que récuse-t-il exactement sous le mot ?
38Très explicitement, mais aussi très paradoxalement, l’interprétation platonicienne de la mimèsis, c’est-à-dire — je ne réfère encore à un passage de l'Introduction de 35 — la mimèsis comprise à partir de l'idéa, elle-même pensée comme paradigne ou comme modèle sous l’horizon de l'aléthèia interprétée en termes d’adéquation ou d'homoiôsis. Or cela n’enpêche nullement la thèse concernant l’art d’être la réélaboration, jamais ouvertement présentée comme telle mais jamais non plus tout à fait dissimulée, de la conception aristotélicienne du partage entre phusis et technè, c’est-à-dire de la conception ontologique de la mimesis : faire de d’art, dans le combat (le polémos) entre terre et monde (ou, chez Sophocle, dikè et technè), qui est le combat même de l'einai et du noein inaugural de la pensée occidentale, le supplément, voire le trait ou l’archi-trait originairement supplémentaire dévoilant à l’égard de la phusis elle-même (de l’être de l’étant) ; faire de l’art ce dont la phusis a besoin pour apparaître comme telle, c’est — à une autre profondeur — répéter ce que dit Aristote de la mimèsis et tant qu’elle « mène à terme » ce que la phusis, d’elle-même, ne peut « effectuer ». Ce qu’il ne faut pas comprendre, Jean Beaufret l’a montré, comme une simple supplémentarisation ontique ou empirique.
39Du reste le discours sur l’art, avec son opposition du monde et de la terre et sa thèse sur l’œuvre d’art comme thèse de la vérité ou de l’être, prend de manière tout à fait nette le relais de la réinterprétation, dans les termes de l’ontologie fondamentale, de la transcendance du Dasein comme imagination transcendantale ou pouvoir de schématiser : la technè, l’art, vient au fond en lieu et place du concept transcendantal de monde, lequel est depuis Sein und Zeit traité en termes d’esquisse (Entwurf), d’image (Bild), de prototype (Vorbild) — le Dasein étant, lui, désigné comme formateur de monde (weltbildend). Certes tout un lexique de la trace et de l’archi-trace, du trait et du retrait, de la stature et de la figure (Gestalt), se substituera à la terminologie kantienne utilisée auparavant. Mais le dessein est le même : l’art est purement et simplement l’installation d’un monde, c’est-à-dire — nous allons y venir — la possibilité d’une histoire. Et que l’œuvre soit définie pour la première fois comme le Gestell, le rassemblement de tous les modes de l’installation que la philosophie distribue en représentation (Vorstellung), figuration (Gestaltung), présentation (Darstellung), production (Herstellung), etc., dont vingt ans plus tard Heidegger fera la secrète essence de la technique elle-même ; ou qu’aussi bien, partout où il parle du Dichten, Heidegger insiste sur l’image, cela ne fait que confirmer l’origine kantienne de son interprétation de l’art. Et par conséquent ce que j’avance ici sous le nom de mimétologie si, dans l’incertitude totale où l’on est quant à l’étymologie de mimesis et la signification du mot mimos, on n’en sait pas moins qu'imitatio et image se rapportent l’une à l’autre dans la langue, et que c’est là une très ancienne contrainte pour toute interprétation de l’essence de l’art.
40Pourquoi, cela dit, priviligier dans l’art, de manière si constante et si accentuée, la poésie ? Et pourquoi ce privilège est-il, pour l’âge qui est le nôtre tout au moins, celui pratiquement du seul Hölderlin ?
41Que la poésie soit considérée comme le plus éminent des arts, c’est là une dette reconnue par Heidegger lui-même vis-à-vis des Grecs. Sous poésie il faut entendre ici le lyrisme (Pindare) ou la lyrique tragique (Sophocle). Et c’est d’avoir eu accès à un tel lyrisme, précisément — par la traduction, c’est-à-dire, par la répétition où s’origine son œuvre même —, que Hölderlin tient d’abord son privilège : là poésie de Hölderlin, dit Heidegger en 42, n’est saisissable que sur le fond de la méditation de Sophocle. Méditation de Sophocle, cela veut dire évidemment que dans le lyrisme, c’est la pensée qui est visée, la « frappe » de la pensée. Mais cela veut dire aussi que dans l’interprétation hölderlinienne du tragique et de la tragédie, qui est une détermination générale de l’art à partir de la différence ou de l’antagonisme entre phusis (l’« aorgique ») et technè (l’« organique »), s’ouvre à une profondeur que n’atteindra aucune esthétique, et surtout pas la nietzchéenne, la question qui met en route la pensée de l’être elle-même. Hölderlin, il ne faut pas l’oublier, n’entre pas seulement dans le dispositif heideggerien au moment du retrait vis-à-vis de la politique ; il est aussi celui autour duquel pivote, dans le même temps, la Kehre — ceci, après tout, n’étant peut-être pas étranger à cela.
42Mais il y a davantage : nous savons bien par la conférence sur « L’Origine de l’œuvre d’art » que si la poésie détient un tel privilège, c’est pour la très simple raison que « tout art est essentiellement poème (Dichtung) ». La vérité s’instaure ou s’installe originellement comme poésie. L’effraction violente, l’ouverture dans l’étant de cet Ouvert (au sens de Hölderlin, non celui de Rilke) qui « étrange » l’étant et le rend unheimlich (in-solite) dans son être, en sorte qu’il se laisse reconnaître comme tel, c’est-à-dire en tant qu’il est, cette ouverture advient pour la première fois dans le nommer qui est « nomination de l’étant à son être à partir de l’être » et par laquelle, seule, l’étant comme tel apparaît ou se montre. La Dichtung, originellement, est la langue elle-même, la Sprache : là où il n’y a pas de langue, là où il n’y a pas de don de la langue (le es gibt de ce premier supplément ou sur-croît qui est le don, absolument), il n’y a pas non plus d’ouverture pour l’étant, il n’y a pas de monde : nul événement-avènement de l’être, nul Ereignis. L’être se donne originairement comme le don de la langue, comme et dans cet étant insigne, si c’est un étant, capable d’ouvrir l’entier de l’étant. Pour cette raison la Dichtung est l’essence même de l’art, de la technè nulle supplémentarisation ou surcroissance ne pouvant se faire, et pour commencer nul art ne pouvant surgir et s’instituer, s’ils ne sont au préalable régis par la langue elle-même. La langue est le sur-croît (le mimène) originaire. C’est seulement à partir de la Dichtung en ce sens premier, qui déborde évidemment le « poétique » en tant qu’« art de la parole », que le projet de l’éclaircie de l’étant comme tel est possible. La Dichtung est le transcendantal pur et simple. Elle est, autrement dit, le monde lui-même en tant qu’il s’arrache violemment à la terre, à la phusis, que cependant, par là-même, il laisse venir à la présence et qu’il préserve dans sa crypte.
43Aussi le poème n’est-il pas n’importe quel poème. Il n’est véritablement poème, c’est-à-dire poème de la vérité, que là où il se dit comme poème. L’insurpassable grandeur du chœur d'Antigone est de dire l’essence de la technè ; et la grandeur, elle aussi peut-être insurpassable, de Holderlin est d’avoir été le poète de l’essence de la poésie. « Le dire en son projet est poème : il dit le monde et la terre, l’espace de jeu de leur combat » : il dit par conséquent la vérité, l'alèthéia, dans la possibilité même de son installation, comme technè. Ou, selon l’hypothèse sur laquelle je me règle ici, il dit la mimèsis comme essence del'alèthéia : non pas la simulation, mais le jeu même de la ressemblance à soi de l’étant, c’est-à-dire le jeu même de la dissimulation et du décèlement, de la crypte et du paraître : le polémos. Mimèsis, si du moins on la soustrait à la valeur de l’imitation ontique, ce serait en somme « L’un différant en lui-même » d’Héraclite, par où Holderlin, vous le savez, définissait le beau ou ce qui, dans le beau, outrepasse le beau.
44C’est en ce sens que tout ce qui était versé au compte du seul savoir et de son « énergie » dans le discours « politique » de 33 est reversé, après la rupture, à celui de la poésie et de l’art. Mais pour un projet qui reste en réalité le même : à partir de l’ouverture de l’étant comme tel, dans une langue, donner à un peuple la possibilité d’instituer un monde et de commencer ou d’initier une histoire : « Chaque fois qu’un art advient, c’est-à-dire qu’initial (Anfang) il y a, alors a lieu dans l’Histoire un choc : l’Histoire commence ou reprend à nouveau (...). L’Histoire, c’est l’éveil d’un peuple à ce qu’il lui est donné d’accomplir, comme insertion de ce peuple dans son propre héritage ». L’art, la poésie, c’est donc la possibilité même de ce qu’en 33 Heidegger nommait l’existence spirituelle-historiale d’un peuple. L’art est l’historicité ou l’historialité elle-même, pour autant qur le (re)commencement ou la (ré)pétition de l’envoi grec contraint à repenser le rapport entre Phusis et technè sous le jour du rapport, devenu déterminant dans la pensée allemande depuis Kant, entre nature et histoire. Par où se vérifie que la pensée de l’histoire s’est toujours ancrée dans la pensée de l’art ou, mais cela revient au même, que c’est toujours une mimétologie qui sous-tend la pensée de l’histoire, décelable aussi bien dans l’interprétation hégélienne de la Grèce (et le verdict de la « fin de l’art ») que dans l’histoire agonistique de Nietzsche ou encore dans la manière dont Holderlin, en déterminant la différence du grec et de l’hespérique, déborde toute la thématique reçue de l’imitation des Anciens et ouvre, peut-être, la possibilité d’un grand art moderne.
45Qu’est-ce qui donne cependant à la poésie ce pouvoir historial, c’est-à-dire aussi bien ce pouvoir « politique », au sens où l’entend Heidegger, s’il est vrai que « la polis est le site historial, le Da dans lequel, à partir duquel et pour lequel l’Histoire advient »2 ?
46On peut, très schématiquement, proposer deux réponses.
47La première énonce qu’étant fondamentalement la langue, c’est à partir d’elle, la poésie, que se dit originairement l’être. C’est pourquoi l’histoire de l’art n’est rien d’autre que l’histoire de l’être, c’est-à-dire l’histoire de la pensée. Je cite « L’Origine de l’œuvre d’art » :
Toujours, quand l’entier de l’étant en tant que lui-même requiert la fondation dans l’ouvert, l’art parvient à son essence historiale en tant qu’instauration. Celle-ci advint en Occident pour la première fois dans le monde grec. Ce que dorénavant voudra dire « être » fut mis en œuvre de façon canonique. L’entier de l’étant ainsi ouvert fut alors transformé en étant, au sens de ce qui a été créé par Dieu. Cela se produit au Moyen Age. Cet étant, à son tour, fut à nouveau transformé au début et au cours des Temps Modernes. L’étant devint objet calculable, susceptible d’être percé à jour et dominé. Chaque fois s’ouvrit un monde nouveau, avec son essence propre. (...) Chaque fois une ouverture de l’étant se produisit. Elle s’impose dans l’œuvre ; cette imposition est accomplie par l’art.
48Par où l’on voit que si Heidegger, en 33, rêva d’un monde nouveau ou de l’ouverture d’un monde nouveau, il manquait à ce monde ce qui seul pouvait lui donner la nouveauté (l’initialité) et le constituer en monde véritable : un art, un poème, une langue. Ou la mémoire et la reconnaissance de ce qui avait fait la nouveauté d’un art, d’un poème, d’une langue. La mémoire et la reconnaissance de Hölderlin.
49Mais une seconde réponse est possible : en tant qu’elle est originellement Sprache, langue, la Dichtung est aussi, dit Heidegger, Sage, Sage, de sagen : dire, est à entendre comme l’ancien saga. Sage traduit tout simplement muthos (ou fabula). C’est pourquoi « le poème est la Sage (le mythe) de l’étant ».
50Que veut dire ici « mythe » ?
51Comme il le précisera plus tard, muthos et logos, primitivement, n’entrent pas du tout en opposition. Le recours au mythe n’est donc pas, selon « un préjugé de l’histoire et de la philoloqie, hérité du rationalisme moderne sur la base du platonisme »3, un geste irrationaliste. Il est au contraire, et simplement, le mouvement nécessaire à la question portant sur l’essence du dire poétique. Ce que dit le dire poétique, lorsqu’il est essentiel (c’est-à-dire lorsque, se disant, il dit la vérité), c’est l’Ouvert : l’espace de jeu du combat entre monde et terre, du polémos. Or cet espace de jeu n’est rien d’autre que le sacré, qu’il faut entendre ici — je cite encore « L’Origine de l’œuvre d’art » — comme « le lieu de toute proximité et de tout éloignement des dieux ». Ce que dit le dire poétique, et c’est en cela qu’il est muthos, c’est la possibilité ou non du dieu ou des dieux. Non qu’il soit prière ou invocation : mais il dit comment et pourquoi les dieux sont là ou s’éloignent. (C’est d’ailleurs ce qui explique l’absurdité qu’il y a à « croire que le muthos a été détruit par le logos. Le religieux n’est jamais détruit par la logique, mais toujours uniquement par le fait que le dieu se retire »).
52Présence ou retrait du divin, telle est la racine de l’antagonisme ou du combat. Et tel est ce qui occupe la poésie, c’est-à-dire la muthopoïesis.
53C’est ici, de fait, que la tragédie est exemplaire et, dans la tragédie, que sont exemplaires les deux tragédies de Sophocle lues, ou réécrites, par Hölderlin. Pour l’essentiel, l’exemplarité de la tragédie tient à la duplicité ou à la division de la scène tragique en orchèstra et skènè proprement dite, en « scène lyrique » et en « scène dramatique », parce qu’une telle division n’est pas autre chose que celle qui partage deux sphères (l’en-bas, l’ancien ou l’archaïque, la nuit — le côté de la terre et l’en-haut, la lumière, le nouvel espace de la Cité — le côté du monde) et parce que ces deux sphères ne se distinguent en dernier ressort qu’à partir de l’antagonisme fondamental entre anciens et nouveaux dieux, la tragédie, dit Heidegger répétant Hegel qui lui-même, mais à sa manière, reprenait Hölderlin, est le lieu du combat entre anciens et nouveaux dieux. Toute la pensée allemande, depuis Schlegel et Hölderlin, repose peut-être, quant à ce qu’elle a de plus décisif (je dirai d’un mot : homologisation de l’histoire et l'historicisation de l’être), sur l’interprétation spéculative de ce dualisme tragique, où se réélabore — dialectiquement : Schelling, Hegel, le Nietzsche de La Naissance de la tragédie, ou non : Hölderlin, Heidegger — l’énigmatique concept aristotélicien de katharsis, soit l’effet même de la mimesis, dans sa non moins énigmatique division entre deux affects antagonistes ou contradictoires : la terreur et la pitié. Que cet antagonisme soit lu comme le choc de deux lois, de deux sexes, de deux espaces symboliques et sociaux, de deux époques — pour le triomphe du droit écrit, de l’homme (vir), de l'agora et de la Cité, du moderne (Hegel) ; qu’il soit repéré à même cet oxymore vivant qu’est le héros tragique (Œdipe, le coupable innocent ; mais ce pourrait être aussi bien Antigone, la sainte folle selon Hölderlin) comme, par exemple chez Schelling, le modèle de la résolution de l’antinomie kantienne entre nature et liberté ; qu’il donne lieu à la symbolisation des deux états esthétiques fondamentaux du rêve et de l’ivresse (Nietzsche), — partout, on pourrait le montrer, c’est cet antagonisme qui est donné comme l’origine même de l’histoire, c’est-à-dire comme l’historicité. Mais nulle part plus rigoureusement que chez Hölderlin où, sous les noms de Saturne et de Jupiter, ou d’Apollon et de Junon, et dans la forme de l’opposition entre l’extase sacrée et la claire sobriété, c’est le rapport du naturel (ou du « natif ») et de l’artistique qui est pensé comme fondateur de l’histoire. La tragédie, en révélant la tension interne à la Grèce, sa division selon la différence de la technè à la phusis, autorise à penser l’histoire selon le schème de la mimèsis. Elle permet d’envisager, chaque fois, le destin historique comme la « catastrophe » du natif ou du naturel en vue d’une réappropriation plus originelle : catastrophe du « pathos sacré » en sobriété artistique chez les Grecs, catastrophe inverse chez les Modernes (les Hespériens), en sorte qu’à la simple « imitation des Anciens » qui jusque là configurait l’historiographie européenne vient se substituer une structure en chiasme beaucoup plus complexe, et qui du reste invalide le principe même de l'imitatio.
54Mais si l’histoire s’enlève, dans l’origine grecque, sur l’enthousiasme « oriental », cela veut dire qu’elle est liée, dans sa possibilité, et suspendue au destin même du divin. La tragédie — le mythe tragique — est le document de ce destin en tant que s’y (re)présente la nécessaire « purification » de tout rapport immédiat au divin (de toute hubris) et le nécessaire « détournement catégorique » du dieu qui, sans rapport aucun avec la « mort de Dieu », que ce soit dans sa version luthérienne-spéculative ou dans sa version nietzschéenne, fait la dure loi du « retournement » de l’homme vers la terre et ouvre l’espace « a-thée » de « l’errance sous l’impensable » : le lieu même de notre histoire.
55Ce sont des noms divins, chaque fois, selon une sorte d’antagonisme figurai, qui emblématisent le schème de l'historicité. L’histoire relève du mythique. Dans l'Introduction de 35, Heidegger dit ceci, qu’il n’est nul besoin de commenter :
La connaissance de l’histoire à ses origines / i.e. aussi en son essence / ne consiste pas à déterrer le primitif et à rassembler des ossements. Elle n’est pas une science de la nature, totalement ni même à moitié ; si elle est quelque chose, c’est une mythologie.
56On comprend dès lors qu’il y a vraiment très peu de hasard si, depuis le rédaction du « Plus ancien programme systématique de l’Idéalisme allemand », dans la dernière décennie du Siècle des Lumières, le projet d’une « nouvelle mythologie » n’a cessé de hanter la pensée allemande. L’enjeu en était certainement la possibilité d’un art national ou, comme disait Hölderlin, « nationel ». Wagner, à sa façon, en donnera l’illustration la plus spectaculaire. Mais à travers cet enjeu ne se joue pas autre chose que la possibilité, pour le peuple allemand, de s’identifier et d’exister comme tel. Et d’entrer par conséquent dans l’histoire ou, plus exactement, d’« initier » son histoire comme l’histoire elle-même. La nouvelle mythologie est la promesse d’un (re)commencement de l’histoire.
57Platon excluait les poètes parce que les mythes qu’ils forgeaient ou fictionnaient, parlant mal du divin (ou parlant trop de lui), donnaient, dans une éducation fondée sur l’exemplarité (la mimesis), des indications de conduites pernicieuses. La Cité, à ses yeux, risquait de s’y perdre et de sombrer dans la violence indifférenciée — stasis ou, comme dit Girard, crise mimétique. A l’autre bout de cette histoire, le mythe fait retour, et pour fonder la possibilité de la Cité. C’est du moins ce qui fut rêvé. Mais ce rêve, à son tour, a porté des noms : Bayreuth, Nuremberg. Il a donné lieu à des « thèses » où toute une idéologie politique s’est nourrie : par exemple Le Mythe du XXe siècle de Rosenberg. Il a entraîné une confusion de l’artistique et du politique (« La politique est l’art plastique de l’Etat » — Goebbels) par laquelle l’Europe, si ce n’est le monde, a failli sombrer. Et Heidegger n’aura pas été tout à fait étranger à un tel rêve.
58Il n’aura pas été tout à fait étranger à un tel rêve mais un abîme, pourtant, l’abîme du retrait, l’en aura séparé. Pour cette première raison, entre d’autres multiples, que là où l’être — et, à partir de lui, la possibilité du divin — sont en cause, c’est le fait même de la représentation (en quelque sens que ce soit) qui est sollicité et avec lui du reste la détermination du langage comme mode de l’expression et de la communication. Les mythes ne sont pas des représentations du divin, les noms sacrés ne sont pas des « signes valant pour », la tragédie n’est pas essentiellement du théâtre au sens où nous l’entendons. Ils ne sont à vrai dire tels que depuis leur saisie par le platonisme, et tant que cette saisie demeure contraignante, ce qui vaut pour le renversement wagnéro-nietzschéen et pour la politique qu’il autorise : soit, sous couvert de l’irrationnel, la bride lâchée à l’arraisonnement technique ; sous couvert de l’érection d’un peuple comme œuvre d’art, le terrorisme biologique et l’appel aux pulsions naturelles. Dès que le langage, en revanche, s’ouvre à ce qui ne se laisse ni présenter ni représenter, au né-ant ou à l’être, tout autre chose, dans cela même peut-être, se prépare en secret.
59Art et techique — technè — sont dans une redoutable proximité. Un même mot, Ge-stell, tour à tour employé pour l’un et pour l’autre, signale comme on l’a vu cette énigmatique co-appartenance. Ce mot, dira très tard Heidegger, la « chose » qu’il désigne est, à l’instar du masque de Janus, bifrons : il regarde et fait signe en arrière et en avant, en direction de l’arraisonnement et vers l’à venir de l’être, vers l'Ereignis. Il est, dans ce qu’il cherche à faire venir au jour avec tant de difficulté, le pivot inaperçu de l’époque qui s’indécide entre la technique et, peut-être, un art sans précédent. Il illustre, dans sa duplicité même, ce propos de Hölderlin que Heidegger cite avec prédilection, et dont la logique paradoxale se soustrait hyperboliquement à toute logique (et d’abord à la logique spéculative, c’est-à-dire à la dialectique) : « Là où est le danger, croît aussi ce qui sauve ». Le danger, c’est l’offuscation de l’être ; le salut, un rapport à l’être tel que le sacré puisse s’ouvrir comme cet espace où accueillir la venue — ou la défection — d’un dieu. La technique dans sa dimension planétaire est le négatif, au sens photographique, de ce possible événement, de cette catastrophe espérée ou attendue. C’est en elle, c’est d’elle qu’il faut l’attendre. Cela suppose une catastrophe du langage, non une conversion, qui renverse la manipulation des signes en dire-la-vérité, qui permette au langage — « le plus dangereux de tous les biens », dit Hölderlin — de se délivrer dans la poésie, cette « occupation la plus innocente de toutes ».
60Est-ce que cela fait encore une politique ?
61Les questions d’où je suis parti étaient très simples. Quelque chose me retient, achevé provisoirement ce parcours, de leur apporter une réponse elle-même simple. Ce serait, il me semble, prématuré.
Notes de bas de page
Auteur
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