L’idée de création social-historique
p. 87-117
Texte intégral
1La création est une idée centrale dans la philosophie de Castoriadis. Elle appartient à son ontologie générale mais prend une importance particulière dans sa conception du social-historique. Les phénomènes sociaux et historiques sont, en effet, le domaine par excellence où se manifeste la création.
2Que les phénomènes sociaux et historiques puissent être créés est-il cependant concevable ? Qu’ils puissent venir à l’existence par création peut-il être rendu intelligible ? Cette idée n’est-elle pas au contraire inévitablement marquée du sceau de la Schwärmerei ou bien un « asile de l’ignorance » ?
3La création est, en effet, une idée troublante, qui n’est pas fondamentale en philosophie et qui fait souvent l’objet d’un rejet virulent. Elle peut sembler philosophiquement inacceptable, voire scandaleuse. Qu’on songe, ici, à la réaction de René Thom, telle que la rapporte Castoriadis. L’auteur de la théorie des catastrophes, au demeurant nullement un héraut du déterminisme en sciences, aurait qualifié la thèse de la puissance créatrice de l’imaginaire de « pensée pour paresseux1 ».
4J’essaierai ici de montrer qu’il n’y a aucun scandale à admettre l’existence, dans certaines limites, d’une création ontologique des phénomènes sociaux et historiques. Il convient, toutefois, de répondre à l’indéniable embarras que produit cette thèse s’il ne lui est pas apporté quelque contrepoids.
I. De la création
A. L’idée de création dans la tradition philosophique
5L’idée de création n’est dans l’histoire des idées ni rare, ni banale. Elle n’en est pas absente sans y être pour autant centrale. Elle est, par contre, peu fréquente dans le contexte des philosophies de l’histoire. Elle n’apparaît ni chez Hegel ou chez Marx, ni chez Comte ou chez Spencer. Elle n’est pas plus présente dans les grandes théories sociologiques.
6Castoriadis n’a cependant pas introduit le concept de création, pas plus dans l’histoire des idées que dans notre vocabulaire ordinaire. Le thème de la création est présent dans deux champs de la philosophie qui correspondent également à deux moments de son histoire.
7Il apparaît d’abord comme idée cosmogonique chez les Anciens Grecs et comme idée théologique dans la tradition judéo-chrétienne. Il répond dans les deux cas à une interrogation sur l’origine du monde. Chez les Grecs, il y a originairement un chaos, terme qui signifie à la fois vide et désordre, auquel un démiurge donne forme. Dans la Bible, le monde est créé ex-nihilo par un Dieu à la fois tout-puissant et parfait. La création du monde demeure une question centrale de la philosophie jusqu’au xviiie siècle où elle semble définitivement discréditée par la critique kantienne de la métaphysique qui établit que cette représentation est au-delà de toute connaissance humaine possible2.
8Le destin philosophique de l’idée de création ne s’arrête cependant pas là. Aussitôt délaissée dans son usage métaphysique, elle réapparaît dans le domaine de l’esthétique. Kant lui-même contribue à l’imposer dans ce contexte dans sa Critique de la faculté de juger où l’artiste comme génie est l’être dont la puissance d’imagination permet de « créer pour ainsi dire une autre nature à partir de la matière que lui donne la nature effective3 ».
9Par la suite, le romantisme apporte une contribution importante au thème de la création associé à l’idée d’une imagination créatrice. Herder, en particulier, soutient, dans ses écrits de philosophie de l’histoire, que les créations culturelles ne sont pas seulement le fait des grands génies individuels mais que les peuples possèdent également, en tant que tels, un génie propre, chaque peuple manifestant un aspect particulier de l’humanité, et lui donnant, par là-même, une contribution propre valant pour elle-même. Herder, sous l’expression de « génie d’un peuple », associe donc communauté nationale et pouvoir de création et introduit ainsi l’idée d’une puissance créatrice propre aux collectivités humaines.
10La conception du pouvoir créateur de l’imaginaire de Castoriadis s’inscrit, enfin, dans le grand mouvement philosophique qui, au xxe siècle a déployé une critique radicale du rationalisme dogmatique d’origine cartésienne, poursuivi tout au long des xviiie et xixe siècles par la philosophie des Lumières et les courants positivistes ou scientistes. De ce point de vue, il existe des analogies entre la philosophie de Castoriadis et certains thèmes de Heidegger, de Wittgenstein ou de Dilthey qui, pour sa part, initie le projet d’élaboration, sur le modèle kantien, d’une « Critique de la raison historique » qui insiste sur les limites du déterminisme historique et débouche sur une philosophie de la vie faisant place à « la puissance de l’irrationnel4 ».
11Bergson mérite ici une mention spéciale dans la mesure où, seul, parmi tous ces philosophes, il développe une philosophie explicitement formulée en termes de création. On trouve dans L’Evolution créatrice (1907) de fortes formulations que Castoriadis ne renierait pas, en particulier celles où le caractère mécanique de notre intelligence spontanée la rend impropre à penser la vie dans son jaillissement et son caractère créateur5. Cependant, c’est une pensée du vivant que Bergson développe essentiellement dans cet ouvrage, et lorsqu’il en vient à la question de l’histoire, c’est au seul génie des grandes individualités qu’il impute l’élan créateur de la société6.
B. La conception castoriadienne de la création
12Quels sont donc les termes dans lesquels Castoriadis définit la création dans son rapport à l’histoire ? Voici un extrait caractéristique : « L’histoire est création : création de formes totales de vie humaine. Les formes social-historiques ne sont pas “déterminées” par des “lois” naturelles ou historiques. La société est autocréation. “Ce qui” crée la société et l’histoire, c’est la société instituante par opposition à la société instituée ; société instituante, c’est-à-dire imaginaire social au sens radical7. »
13La création historique est étroitement associée à l’imaginaire social qui est précisément cette puissance de création des mondes sociaux à l’œuvre dans le champ social-historique. L’imaginaire social, « champ de création de formes qui surgit dès qu’il existe une multiplicité d’êtres humains8 » manifeste d’abord la création ontologique d’un mode d’être sui generis, absolument irréductible aux autres étants. Il désigne ensuite le monde singulier chaque fois créé par une société comme son monde propre. Celui-ci est « magma de significations imaginaires sociales » incarné dans des institutions. En tant que tel, il règle le dire et oriente l’agir des membres de cette société. Il en détermine aussi bien les manières de sentir et désirer que les manières de penser. Enfin, ce monde est essentiellement historique. Toute société contient en elle, en effet, une puissance d’altération. Elle existe toujours sur le double mode de « l’institué » (stabilisation relative d’un ensemble d’institutions) et de « l’instituant » (dynamique poussant à leur transformation). C’est pourquoi, il convient de parler de « social-historique ».
14De quoi y a-t-il donc création ? La réponse de Castoriadis se présente sous plusieurs aspects. Ce sont, nous dit-il, des significations imaginaires qui sont créées. Les significations linguistiques constituent l’archétype des significations imaginaires sociales, mais celles-ci ne se réduisent nullement au premières. Le langage, aussi décisif soit son rôle dans l’institution et le fonctionnement de la société, n’est qu’une institution parmi d’autres9.
15Sous un autre aspect, ce sont des formes (eidè en grec) qui sont créées. Ce terme d’origine aristotélicienne désigne ici la totalité cohérente des significations imaginaires sociales constitutives d’une société. Il désigne également le caractère immanent de cette totalité, les significations imaginaires ne pouvant en aucun cas être considérées séparément de leur incarnation. Castoriadis recourt également au terme phénoménologique de monde. Ainsi, chaque société s’auto-institue en créant un monde qui constitue son monde propre. Chaque société existe donc dans et par ce monde qu’elle fait être, dans et par lequel elle se fait être.
16Enfin, il importe de le souligner, si chaque nouvelle société est création d’un nouveau monde qui résulte de la destruction de celui dont elle est issue et auquel elle succède, c’est en posant de nouvelles déterminations et d’autres lois qu’elle le fait être.
17Mais comment juger s’il y création ou pas ? Quel en est donc le critère ? L’irréductibilité peut être considérée comme le critère essentiel de la création. Il y a d’abord irréductibilité du social-historique aux autres modes d’être. Castoriadis congédie le réductionnisme naturaliste à partir de la thèse que l’homme, étant un animal inapte à la vie, il y a impossibilité de dériver la société de la nature biologique de l’humain. Il y a ensuite irréductibilité d’un monde social à l’autre. L’altération d’une société ne peut pas être expliquée causalement ; pas exhaustivement, du moins. Cette visée se heurte au mode d’être même du social comme totalité composée d’éléments et de parties ultimement inanalysables, renvoyant tous circulairement et de manière non univoque les uns aux autres10. L’argumentation est ici ontologique et non pas épistémologique comme dans la philosophie kantienne. L’implication ontologique de cette irréductibilité des mondes sociaux les uns aux autres, est la position du social-historique comme champ où se manifeste la puissance instituante ou créatrice de l’imaginaire social, et, concernant plus particulièrement la dimension historique, comme puissance d’autoaltération et « temporalité créatrice11 ».
18Ainsi, Castoriadis expose une conception du social-historique dans laquelle s’articulent, en un puissant contraste, d’un côté la société instituée caractérisée par des mondes profondément structurés, d’un autre côté la société instituante caractérisée par des ruptures à la fois destructrices et créatrices, des solutions de continuité fortement marquées dans le temps.
II. Un moment idéaliste
A. Du mode d’existence des faits institutionnels
19L’idée-même qu’il y a création ou « institution imaginaire de la société », selon l’expression éponyme du principal ouvrage de Castoriadis, peut, au premier abord, apparaître comme une profession de foi foncièrement idéaliste. Ce n’est pas, en effet, des mentalités, des représentations collectives ou des idéologies dont Castoriadis nous entretient12. C’est du mode d’être du social-historique lui-même dont il est question et non d’une classe spéciale de phénomènes sociaux telle que les représentations sociales. Pas plus ne s’agit-il de prendre la partie pour le tout en réduisant le social-historique aux représentations que les hommes s’en font, dans ce qui serait une version sociologique du solipsisme. Néanmoins, la thèse de Castoriadis est sans équivoque possible : une société est un « magma de significations imaginaires sociales » qui s’incarne dans des institutions qui en sont les supports ou les vecteurs. L’esprit, non pas, certes, l’esprit individuel, est donc bien posé, dans cette conception, comme élément du social ; ce sont des significations inventées par les hommes qui les constituent. Quelle part d’idéalisme implique donc cette conception ? Seule une clarification préalable du mode d’être des phénomènes social-historiques peut permettre de répondre à cette question.
20Si idéalisme il y a, il ne saurait être de type kantien. En effet, d’un point de vue kantien, la création, non manifestable en tant que telle, ne saurait faire l’objet d’une expérience, et se situe par, conséquent, au-delà de toute connaissance possible. La succession des phénomènes dans le temps est nécessairement soumise à la catégorie de la causalité, et considérant la faculté d’imaginer et ses produits, Kant affirme que des « créations de l’imagination [...], nul ne saurait donner de concept intelligible13 ». Ainsi, au mieux, l’idée de création pourraitelle être considérée, dans l’esprit d’une philosophie critique étendue à une critique de la raison historique, comme une Idée de la raison se rapportant à un noumène ou comme un concept réfléchissant s’imposant à notre esprit pour mettre en ordre certains phénomènes. C’est dans cette perspective que Philippe Raynaud propose de faire de l’idée castoriadienne de création un usage méthodologique propre à mettre l’accent sur les ruptures dans l’histoire14. Cette interprétation, faisant fi de son statut ontologique, en limite cependant considérablement la portée.
21Il faut donc faire appel à des philosophes qui abordent les phénomènes sociaux du point de vue ontologique pour pourvoir clarifier, par comparaison, le caractère éventuellement idéaliste de la conception de Castoriadis. Celle-ci s’apparente, pour une part, aux positions constructivistes, en philosophie comme en sociologie. On se tournera ici, vers un constructivisme d’inspiration analytique15, en prenant comme point de départ l’ouvrage de John Searle, La construction de la réalité sociale, dans lequel l’auteur emploie explicitement, en outre, le vocabulaire de la création concurremment à celui de la construction16.
22Searle constate, pour commencer, que les phénomènes sociaux ne trouvent pas place dans la plupart des systèmes philosophiques existants. L’ontologie générale étant désormais formée, à juste titre selon Searle, sur le modèle de la physique, il semble que les phénomènes sociaux ne puissent avoir d’existence propre, qu’ils soient sans consistance ontologique. Ou ces phénomènes sont réduits aux phénomènes naturels, ou ils sont considérés comme des épiphénomènes.
23Searle se propose, néanmoins, pour sa part, de ménager ontologiquement une place aux phénomènes sociaux. Quel est donc, selon lui, leur mode d’être propre et comment s’articulent-ils avec les phénomènes physiques ? Il existe, affirme-t-il, à côté des « faits bruts », c’est-à-dire les faits physico-chimiques existant tout à fait indépendamment de nous, des « faits institutionnels » dont l’existence dépend de nous et qui tiennent pour l’essentiel aux « fonctions » que nous assignons aux faits bruts. Ainsi en va-t-il de ces bouts de papier auxquels nous imposons une fonction monétaire et qui deviennent pour nous, de ce fait, des billets de banque.
24Les faits bruts ne constituent des faits institutionnels que dans la mesure où les membres de la société s’accordent sur la fonction qu’ils leur assignent. Les faits institutionnels sont donc créés par une « intentionnalité collective ». Ils consistent en croyances collectives à l’égard des fonctions assignées aux faits bruts. Le langage, lui-même une de ces institutions, joue un rôle essentiel dans la création des faits institutionnels.
25Les faits institutionnels n’existent donc, pour Searle, que « relativement à notre intentionnalité d’observateurs ou d’utilisateurs ». Reconnus et admis par tous, il sont « épistémiquement objectifs » mais « ontologiquement subjectifs ». Seuls les faits bruts sont ontologiquement objectifs. C’est ce caractère subjectif qui rend compte de l’immense diversité des faits institutionnels. Cette conception de l’assignation des fonctions aux faits bruts, « autorise, en effet, comme l’écrit Searle, un nombre infini de descriptions vraies de la même réalité relativement à divers schèmes conceptuels17 ».
26Cette imposition de fonctions aux faits bruts consiste à poser des règles. Celles-ci possèdent nécessairement un caractère normatif puisqu’elles ne s’imposent qu’en raison d’une entente collective. Searle introduit à ce propos une distinction importante entre deux types de règles qui différencient les faits institutionnels selon la façon dont ils se rapportent aux faits bruts18. Les « règles régulatives » fournissent des règles à des usages ou des activités préexistantes. Ainsi en va-t-il de la règle de la conduite à droite relativement à l’activité de circuler. Les « règles constitutives », pour leur part, assignent à des faits bruts des fonctions qu’aucune de leurs propriétés n’indique ou ne suggère par elle-même. Searle les qualifient de « référentiellement opaques ». Elles « créent la possibilité même de certaines activités ». C’est à leurs propres fins qu’elles mobilisent des faits bruts, et Searle distingue, de manière suggestive à cet égard, entre « la direction d’ajustement du monde vers les mots » et « la direction d’ajustement de l’esprit vers le monde ». Ainsi, le jeu d’échecs n’a aucune existence préalablement aux règles créées pour le faire exister et sa pratique n’est possible que par référence à ces règles. Les règles constitutives, enfin, sont essentielles aux faits institutionnels qui « n’existent, affirme Searle, qu’à l’intérieur de systèmes de règles constitutives19 ».
27Cette conception possède, à nos yeux, le mérite de donner un statut ontologique sui generis aux faits institutionnels, de reconnaître le rôle central qu’y joue l’esprit et, plus particulièrement, le langage, enfin d’introduire l’idée de « règles constitutives » qui donne une figure et un champ à l’idée de création20. Est-elle, pour autant, de nature à éclairer l’ontologie du social-historique de Castoriadis ?
28Les significations imaginaires sociales de Castoriadis ne sont pas, à proprement parler, des phénomènes subjectifs. Ils ne consistent pas en projections mentales sur des faits bruts sur lesquelles s’accorderaient tous les membres d’une collectivité. L’imaginaire social, au sens de Castoriadis, ne doit pas être considéré comme une faculté de l’esprit. C’est un attribut des collectifs en tant que tels, conçus de manière holistique et non individualiste. « L’imaginaire instituant » ne renvoie pas au modèle contractualiste d’individus qui s’accordent, mais à une instance sociale sui generis, champ impersonnel, agent collectif anonyme qui, en tant que tel, se meut et crée des institutions. C’est la catégorie de l’« esprit objectif » qui est ici la mieux appropriée et qui fait défaut à Searle. Ce concept hégélien trouve son origine, comme on sait, dans L’Esprit des lois de Montesquieu et a été, ensuite, repris et remanié par Dilthey qui en a fait un concept central des Geisteswissenschaften. L’esprit objectif, comme l’affirme déjà ce dernier, « ne se laisse pas déduire de la collaboration des individus ». Il se présente sous la forme d’un système symbolique ou d’une structure institutionnelle qui a acquis une existence autonome. En tant que tel, il ne relève pas d’une compréhension psychologique, mais de la construction de « la logique interne [...] qui lui donne son sens21 ». Dans cette perspective, l’imaginaire social de Castoriadis est une version possible de l’esprit objectif, aussi bien sous son aspect instituant qu’institué.
29Searle prend parti pour une opposition tranchée entre les faits bruts et les faits institutionnels, entre les faits physiques et les faits de l’esprit. Il réintroduit de cette façon un dualisme ontologique de type cartésien qui logiquement conduit à considérer tous les comportements d’un point de vue béhavioriste. A l’inverse, Castoriadis insiste, selon une ligne d’inspiration aristotélicienne, sur le caractère incarné et immanent des significations et récuse, au plan des faits social-historiques, toute opposition entre le réel et l’imaginaire. Dans cette perspective, l’esprit n’est pas séparable de l’action, et les phénomènes institutionnels apparaissent comme des pratiques informées par du sens.
B. Le caractère nécessaire des faits institutionnels
30Les faits institutionnels ne sont donc pas simplement des phénomènes de l’esprit. Ils possèdent un caractère d’objectivité qui leur est propre et que fait valoir, par exemple, la définition des faits sociaux de Marcel Mauss : « Sont sociales toutes les manières de faire et de penser que l’individu trouve préétablies et dont la transmission se fait le plus généralement par la voie de l’éducation22 ».
31Affirmer que les hommes créent leurs institutions, c’est soutenir qu’elles ne sont pas produites naturellement, qu’elles ne sont pas, pour reprendre une distinction kantienne, le fait de ce que la nature fait de l’homme, mais le fait de ce que l’homme fait de lui-même23. Il faut donc qu’elles aient le caractère de la spontanéité, qu’elles trouvent leur origine en l’homme comme agent indépendant, qu’elles résultent d’une initiative qui lui soit propre.
32Les faits institutionnels ont donc, dans la mesure où ils sont créés par l’homme, un caractère idéaliste. Nous n’avons pas simplement affaire, ici, à un idéalisme gnoséologique portant sur ce qui, dans nos représentations de la réalité ou dans nos connaissances scientifiques, dépend de notre esprit, comme dans l’idéalisme solipsiste de Berkeley ou l’idéalisme transcendantal de la Critique de la raison pure. Avec le thème de la création, c’est l’existence d’un idéalisme volontariste qui est en jeu, c’est-à-dire la possibilité pour un être vivant doué d’esprit de faire être un monde social selon ses vœux, et donc, en un certain sens, de manière arbitraire. Telle est la voie sur laquelle semble, du moins, nous entraîner Castoriadis lorsqu’il soutient la thèse d’une « création ex-nihilo » qui est, en son fond, « immotivée ».
33Indéniablement, les hommes créent des manières de faire, de penser et de sentir extrêmement diverses, qui varient considérablement d’une société à l’autre. Les différentes cultures offrent un spectacle d’une variété frappante qui semble avérer l’existence sous-jacente d’un extraordinaire pouvoir de création institutionnelle. Certes, les institutions s’étayent sur les réalités naturelles, géographiques ou anthropologiques, dont elles ne peuvent pas ne pas tenir compte. Les institutions n’en sont pas moins créées chaque fois de façons très différentes, toujours compatibles avec la nature, souvent incompatibles entre elles en revanche.
34Ce qui, ici, doit retenir particulièrement l’attention est qu’aussi différentes les institutions établies dans les diverses collectivités soient-elles, elles ne s’en imposent pas moins avec une égale nécessité à leurs membres. Il existe donc une forme de nécessité, autre que la nécessité physique, propre aux faits sociaux. Cette nécessité est celle des règles, toute société n’existant en effet durablement qu’en raison des normes qui y sont suivies ou des lois qui y sont obéies. On comprend traditionnellement l’existence de cette nécessité des institutions par la menace des sanctions ou par l’intériorisation des contraintes moyennant le processus de socialisation. Toutefois, ni les sanctions, qui renvoient ultimement à la violence physique, ni l’intériorisation, qui renvoie, elle, à l’acquisition de dispositions constitutives de l’habitude comme seconde nature, ne suffisent à réduire les nécessités institutionnelles à des nécessités physiques. En effet, l’histoire montre que rien ne peut empêcher que, sous certaines conditions ou dans certains contextes, les normes et les lois soient transgressées. Les lois sont désobéies, souvent au prix d’un affrontement violent ; les normes sont contestées et abandonnées, avant que la puissance instituante à l’œuvre dans l’histoire ne leur en substitue d’autres.
35Il existe indéniablement une modalité spécifique de la nécessité sociale, qui, d’une part est irréductible à la nécessité physique, et qui, d’autre part, a des contenus extrêmement variables d’une société à l’autre, et semble donc n’obéir à aucune loi. Les règles sociales présentent donc un double aspect, en apparence contradictoire. Elles apparaissent d’un côté comme nécessaires, d’un autre comme éminemment changeantes. C’est donc la nature des règles instituées qu’il nous faut interroger.
C. Le caractère arbitraire des faits institutionnels
36Le caractère arbitraire ou conventionnel des règles sociales est aussi irréfragable que leur caractère nécessaire. Variant fortement d’une société à l’autre, elles n’existent donc pas en raison de causes naturelles. Elles ne correspondent pas, selon la définition de Searle, à des « caractéristiques intrinsèques du monde24 ». D’un autre point de vue ou, selon l’expression d’Anscombe, « sous une autre description », ces faits présentent un caractère de nécessité dont Durkheim a fait, sous le terme de contrainte, un des attributs essentiels des faits sociaux. Dire que les faits institutionnels existent par des règles, c’est dire, en un sens, qu’ils sont obligatoires. Les règles doivent être obéies, même si elles peuvent être transgressées. L’obligation est ici normative. En tant que création, les faits normatifs sont création d’une forme de nécessité (et non pas, bien entendu, création nécessaire qui serait une contradictio in adjecto).
37Ils nous faut donc concevoir des faits, inventés et posés par les hommes, par lesquels ceux-ci se créent des nécessités sui generis. Ce qui est obligatoire, au point de s’imposer de manière inflexible, en-deçà des Pyrénées, sera ignoré au-delà. La création, mais aussi bien, en sens inverse, la destruction, des nécessités proprement humaines, sociales ou culturelles, telle est l’énigme ontologique du social historique.
38Il faut être attentif, ici, à ne pas confondre deux sens du mot création, la création comme creatio et la création comme creatura, c’est-à-dire l’acte de création et le produit de la création. On ne saurait pour autant en déduire une opposition trop radicalement tranchée entre la gratuité de l’acte et la nécessité du produit, entre le caractère libre du premier et le caractère déterminé du second.
39Ce sont les produits de la création qui présentent essentiellement un caractère de nécessité. Celle-ci se manifeste déjà dans leur intelligibilité intrinsèque qu’avère l’effectivité du savoir historique, sociologique ou ethnologique, qu’il soit de nature explicative ou compréhensive. Cette intelligibilité est avant tout celle de la cohérence interne de ces phénomènes en ce qu’ils sont organisés en mondes sociaux, c’est-à-dire en totalités dotées d’une forme qui leur confèrent consistance et stabilité. Mais les phénomènes sociaux ne se réduisent pas à des régularités observables. Ils n’ont pas simplement le caractère organique des êtres articulés selon des principes internes. Ils consistent, pour une part importante, en règles, normes ou lois et possèdent, de ce fait, un essentiel caractère normatif, qui prend la forme, on l’a vu, de l’obligation ou de la contrainte. Le droit d’un côté, les mœurs de l’autre, sont les deux faces d’une nécessité normative.
40Si nous tournons maintenant notre regard vers l’acte de création, nous ne dirons certes pas qu’il est nécessaire. Les deux idées sont-elles pour autant radicalement antithétiques ? S’agit-il d’un acte absolument libre tel que l’acte divin de création selon certaine théologie ? Peut-on dire autre chose de la creatio que Bergson constatant que « notre intelligence n’arrive pas à la saisir dans son jaillissement, c’est-à-dire dans ce qu’elle a d’indivisible, ni dans sa génialité, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de créateur25 » ? Comment, logiquement, un acte d’une liberté absolue, redevable à rien d’autre qu’à une pure volonté, pourrait bien produire une entité déterminée ? C’est là une question théologique et non une question anthropologique. Si, cependant, l’expression de création ex nihilo qu’emploie Castoriadis peut donner à penser qu’il opère une sécularisation d’une idée théologique, son intention est, au contraire, d’échapper aux apories et aux conséquences de certaines conceptions traditionnelles de la liberté, celle qui, par exemple, conduit au paradoxe de la liberté d’indifférence.
41Si l’idée de creatio ex nihilo impose de reconnaître le caractère insaisissable et indéfinissable de l’acte de création lié au moment de suspension de la détermination qu’elle implique, il n’en faut pas moins considérer le contexte dans lequel elle a chaque fois lieu, les conditions qui y président et les contraintes sous lesquelles elle s’effectue. La création n’est pas une hyper-liberté, soit une liberté affranchie de tout enracinement et de toute finitude. Dans la pensée de Castoriadis, elle n’est pas toute activité. Elle contient aussi un moment de passivité ou d’affection. En outre, la créativité spontanée ne devient liberté que reprise et appropriée par l’exercice de l’autonomie, moyennant la réflexion à laquelle est soumis le jaillissement créateur de ce qui n’est d’abord qu’un matériau proposant un nouvel objet. Ainsi, donc, la création n’est pas plus comme creatio que comme creatura synonyme de contingence ou d’arbitraire, de toute-puissance ou de volonté pure.
D. « Règles constitutives » et « institution de la société » : un parallèle Castoriadis/Wittgenstein
42Le monde que crée chaque société ne fournit pas simplement une vision de la réalité. Pour l’essentiel, il est même une réalité pratique dans laquelle des règles fixent de manière normative les manières de faire et de penser. Ces règles sont à la fois conventionnelles en ce qu’elles ne sont pas déterminées par la nature et varient donc d’une société à l’autre et, du moins pour certaines d’entre elles, nécessaires. Toutes les règles n’ont pas le même statut. On peut distinguer par exemple entre les règles facultatives, les règles préférentielles et les règles impératives. Ces dernières sont nécessaires en ce sens qu’elles sont obligatoires et que ceux qui ne s’y conforment pas s’exposent à quelque sanction. Il existe, en outre, une autre forme de nécessité sociale, sur la voie de laquelle nous a mis la distinction entre « règle régulative » et « règle constitutive » employée par Searle. L’idée de règle constitutive est essentielle pour comprendre comment, dans certains faits institutionnels, se conjoignent l’arbitraire de la création et l’emprise d’une nécessité conventionnelle.
43C’est, selon Vincent Descombes, à Wittgenstein que l’on doit, à défaut de l’expression, l’idée de règle constitutive et son analyse la plus profonde. En outre, elle a fait l’objet d’une polémique26 sur le caractère idéaliste de la philosophie de Wittgenstein. Celui-ci proposerait une version linguistique de l’idéalisme transcendantal de Kant dans laquelle le langage serait venu prendre la place de la pensée. Or, Elizabeth Anscombe, disciple de Wittgenstein, a proposé, dans cette discussion, des clarifications qui présentent un double intérêt. D’une part, elle étend explicitement la problématique wittgensteinienne des règles à toutes les règles sociales, telles que les promesses et les droits. D’autre part, elle précise le sens et la portée de ce qu’elle nomme « l’idéalisme partiel » de Wittgenstein.
44Nous nous tournerons donc vers Wittgenstein pour expliciter la catégorie de règle, puis nous ferons valoir qu’elle présente une analogie avec certaines analyses de Castoriadis et permet, en retour, d’expliciter le sens et la limite de l’idéalisme inhérent à l’idée d’institution imaginaire de la société.
45Wittgenstein opère, dans sa grammaire philosophique, une distinction essentielle entre les significations et les règles, celles-ci étant, fait-il valoir, souvent confondues avec les premières. Qu’il se penche sur les mathématiques, le langage ou les institutions, Wittgenstein a pour stratégie de mettre en évidence la pluralité irréductible des usages des mots et des signes, qui se constituent en « jeux de langage » spécifiques enracinés dans le contexte d’une pratique ou d’une forme de vie.
46L’une des thèses essentielles de Wittgenstein est que les règles constitutives des jeux de langage, dénuées de valeur significative, sont arbitraires. « La grammaire, écrit-il, n’est redevable d’aucune réalité. Les règles grammaticales ne font que déterminer la signification (la constituer), et, de ce fait, elles ne sont pas responsables de la signification et dans cette mesure, sont arbitraires27. » Ce texte clé affirme donc l’autonomie de la grammaire par rapport à la réalité, idée qui sera ensuite étendue aux règles de jeu et aux règles institutionnelles.
47La grammaire d’un jeu de langage, les règles d’un jeu, ne disent absolument rien de la réalité, ne prennent pas parti, en quelque sorte, sur ce qui est, a fortiori n’indiquent rien quant aux valeurs des propositions, vraies ou fausses, ou des jugements, bons ou mauvais. Ces règles fixent les conditions de la signification mais ne signifient rien en tant que telles ; elles définissent les possibilités d’une pratique ou d’une activité, nullement son utilité. « Je ne pense pas que le concept de "langage" soit défini par la finalité du langage », affirme ainsi Wittgenstein28.
48Wittgenstein distingue donc deux types de règles, qu’il illustre, par exemple, d’un côté par les règles de la cuisine et de l’autre par les règles du jeu d’échecs. Les premières, fait-il valoir, sont redevables de la réalité puisque, si on ne suit pas « les bonnes règles », alors « on cuisine mal ». En revanche, si on change les règles du jeu d’échecs, on ne joue pas mal aux échecs mais on change de jeu. Les échecs ou le langage, commente Descombes, « n’ont pas d’objectif extérieurs à eux-mêmes, qui pourraient être spécifiés hors des règles du langage ou des échecs29 ». La distinction, que nous avions rencontrée chez Searle, est ici explicitée plus radicalement. Les règles constitutives sont, chez Wittgenstein, celles qui, par leur position, départagent le sens du non-sens, qui fixent les conditions de la signification et excluent a priori tout ce qui ne s’y soumet pas au non-sens30. Le non-sens, est-il important de préciser ici, n’est pas un domaine qui, comme chez Frege, pourrait être malgré tout décrit dans le langage, moyennant des propositions affectées d’une valeur de vérité négative. Pour Wittgenstein, « les frontières doivent être tracées dans le langage ». Elles « ne peuvent être tracées par des propositions parlant des deux côtés de la frontière, mais seulement de l’intérieur31. »
49Sommes-nous ici très éloignés de Castoriadis ? Moins, peut-être, qu’on pourrait le croire si l’on considère cette affirmation décisive : « Le plus important : les significations centrales ou premières sont sans référent quelconque ou, si l’on préfère, sont leur propre référent ». « Il n’y pas, poursuit-il, de référent de Dieu, des divinités, figures ou entités religieuses ou mythologiques en général – en-dehors de ces figures elles-mêmes comme signification32. »
50Selon Castoriadis, la société « crée à grande échelle et massivement de l’être sans corrélat physique : des esprits, des dieux, des vertus, des péchés, des “droits de l’homme”, etc. – et pour laquelle ce type d’être est toujours d’un ordre plus élevé que l’être “purement physique”33. » Et encore : « C’est l’institution de la société qui détermine ce qui est “réel” et ce qui ne l’est pas, ce qui “a un sens” et ce qui en est privé. La sorcellerie était réelle à Salem il y a trois siècles, et plus maintenant » (ibidem). Enfin : « Il serait même superficiel et insuffisant de dire que toute société “contient” un système d’interprétation du monde. Toute société est un système d’interprétation du monde [...]. Toute société est une construction, une constitution, une création d’un monde, de son propre monde. Sa propre identité n’est rien d’autre que ce “système d’interprétation”, ce monde qu’elle crée » (ID., p. 226-227). Chaque institution d’un monde social, nous dit ainsi Castoriadis, délimite pour lui le sens du non-sens.
51Bien des affirmations de Castoriadis vont dans ce sens, l’idée en particulier qu’une société crée son monde social « sur le mode de la clôture ». Cette « clôture cognitive » des cultures implique que chacune d’entre elle crée un monde qui lui est propre, qui fixe tout ce qui fait sens et est susceptible de faire sens pour elle. En effet, elle ne comprend et n’intègre tout ce qui se présente à elle qu’à travers le filtre de ses significations imaginaires sociales qui fixent ce qui fait sens et vaut pour elle et rejettent, sur un mode quasi immunitaire, ce qui ne peut faire sens pour elles. Ainsi, le plus souvent, soit les données nouvelles sont assimilables dans les termes du monde institué et peuvent y être intégrées, soit elles en sont exclues comme dépourvues de sens ou dénuées de valeur.
52Par ailleurs, Castoriadis distingue entre les « significations premières » d’une société – qu’il nomme encore « nucléaires » ou « centrales » –, qui ne désignent rien en-dehors d’elles-mêmes, qui sont comme la matrice de sens de son monde, et les « significations secondes », qui en dérivent et les spécifient dans chacune des sphères de la société. Elles ne peuvent pas être rapportées, en tant que telles, à un monde existant hors et indépendamment d’elles. « Il est parfaitement possible, écrit-il de manière caractéristique, qu’une signification n’ait pas essentiellement de “référent” vraiment différentiable, à un égard quelconque, de la signification elle-même [...]34. » Et, argument décisif pour cette façon de voir, cela ne vaut pas seulement pour les significations de type religieux ou mythologique, que certains pourraient être tentés de caractériser de fantasmagoriques, mais cela s’applique aussi bien aux significations constitutives de l’économie qui, écrit Castoriadis, « ne se “réfèrent pas à quelque chose” mais à partir desquelles sont socialement représentées, réfléchies, agies et faites une foule de choses comme économiques [...]35. » Les significations imaginaires sociales nucléaires sont-elles, donc, analogues aux règles constitutives des jeux de langage ? Les « significations nucléaires » sont, en tout cas, ce à partir de quoi le monde fait sens, et il n’existe pas de métalangage dans et par lesquelles elles pourraient être formulées. Elles sont autoréférentes, caractérisées, dirait Searle, par « la sui-référentialité », et n’ont pas d’autre origine que leur simple position, c’est-à-dire leur pure création, par l’imaginaire social instituant. « Mais pourquoi cela et pas autre chose ?, demande Castoriadis. Qu’est-ce qui peut fonder ou justifier la proto-valeur chaque fois proposée » ? Il n’y a pas, en un sens, de réponse à cette question36.
53Castoriadis introduit donc, à sa façon, une distinction au sein de l’ensemble des significations entre les significations nucléaires, ou « proto-significations », et les significations secondes ou dérivées. Il peut sembler toutefois que les règles constitutives des jeux de langage sont chez Wittgenstein d’ordre logique ou formel là où les significations nucléaires des mondes sociaux sont chez Castoriadis d’emblée de l’ordre du sens. Là où Wittgenstein prend la plupart de ses exemples dans des jeux de société comme les échecs, Castoriadis illustre ses conceptions par des exemples empruntés à la religion, Dieu, l’animal-totem, l’esprit habitant l’arbre ou la fontaine. Cependant, fait valoir Descombes, les exemples de Wittgenstein ne signifient pas que celui-ci ait une vision ludique de la réalité sociale ; ils illustrent bien plutôt l’existence d’une nécessité non physique jusque dans une activité ludique. Quant à Castoriadis, s’il a une prédilection pour les exemples tirés du champ religieux pour illustrer ses thèses, leur donnant ainsi un aspect saisissant, il recourt aussi bien, dans les passages décisifs, on l’a vu, à des exemples empruntés au champ de l’économie, faisant valoir le caractère radicalement imaginaire de notions telles que le profit, la marchandise, l’entreprise qui possèdent par ailleurs les plus grands effets de réalité qu’on puisse imaginer dans le contexte du capitalisme37.
54Les considérations de Wittgenstein ne sont pas, en réalité, seulement logiques ou « grammaticales ». Les jeux de langage sont, dans sa pensée, toujours indissociables des pratiques et des contextes variables et ils prennent, avec l’idée de formes de vie, une portée anthropologique38. « L’expression “jeu de langage”, écrit-il, doit faire ressortir que parler un langage fait partie d’une activité, ou d’une forme de vie ». Cette remarque est suivie d’une liste indicative où s’exprime l’irréductible « diversité des jeux de langage » existants qu’il oppose à ceux qui entendent définir le jeu de langage en général39.
55Les significations imaginaires nucléaires sont-elles, donc, vraiment arbitraires, comme les règles de langage et les règles de jeu le sont pour Wittgenstein ? A le soutenir, n’est-on pas renvoyé à une idée de l’imaginaire comme antipode du réel, contre laquelle s’insurge Castoriadis ? Chaque monde social serait alors construit par une projection sur la réalité obtenue à partir d’un point de vue purement imaginaire. Le réel ne serait jamais rencontré, en somme, qu’à travers des fictions. Certaines formulations de Castoriadis prêtent à cet égard à équivoque. Ainsi, lorsqu’il parle du « côté purement imaginaire » des significations religieuses40. Sur ce point, Wittgenstein permet une clarification décisive. Ces significations « purement imaginaires » ne représentent pas un objet de notre fantaisie sans existence réelle. Elles ne représentent rien, pas plus un objet fictif qu’une entité réelle, car elles sont les conditions par quoi la représentation de quelque chose est possible. Ce sont des inventions, non pas des fictions. L’imaginaire radical peut, dans cette perspective, être conçu comme puissance de création de conditions autres de figuration et de signification.
56Certes, au premier abord, « la maîtrise rationnelle sans fin du réel » ou « le projet d’autonomie », pour reprendre les exemples de Castoriadis, semblent bien plutôt poser des significations que fixer des règles. Ces expressions ont des objets intentionnels, des « noèmes » en langage husserlien, et si elles n’ont pas, en tant que telles, de référents, elles répondent ou donnent figure à des « besoins » ou des « désirs », à des attentes ou des espoirs. Ces significations ne sont-elles donc en rien redevables de la réalité ? Il faut être, ici, attentif à ne pas considérer isolément des significations telles que Dieu ou le Capital, le salut ou le profit. Ce sont là des termes qui ne sont pas isolables, qui sont parties intégrantes de contextes institutionnels, la religion chrétienne ou l’économie capitaliste, constitués par des ensembles cohérents de significations qui délimitent une activité, donne forme et sens à une pratique. L’idée de Dieu est incompréhensible sans l’ensemble des autres notions qui lui sont liées et l’ensemble des pratiques qui la rendent concrète et effective. Les significations imaginaires centrales ne sont jamais que les clés de voûte de ces totalités signifiantes, et ne peuvent être explicitées qu’en renvoyant circulairement à toutes les autres significations qui en sont constitutives. Or, au demeurant, c’est bien ainsi que Wittgenstein comprend la religion dans les quelques propos qu’il lui consacre. Nous n’adhérons pas à une confession religieuse parce que des mots ont su nous désigner certains objets préexistants et nous les faire voir, mais en « entrant dans le jeu » de la religion, selon l’expression de Wittgenstein, c’est-à-dire principalement par l’exposition systématique à son univers, par l’apprentissage de ses significations et de ses usages, dans l’aller et retour entre le montrer et l’imiter. « Il me semble, écrit-il ainsi, qu’une foi religieuse pourrait n’être qu’une sorte de décision passionnée en faveur d’un système de référence. », et « instruire quelqu’un dans une foi religieuse devrait donc consister en l’exposition, la description du système de référence, et en même temps en un appel à la conscience41. » Ceci est très similaire à ce que Castoriadis nomme « clôture institutionnelle » qui renvoie au « cercle de la création ». Les deux philosophes en tire, en outre, des conséquences pratiques semblables42.
57Ainsi, la convergence entre la problématique des jeux de langage et des formes de vie de Wittgenstein d’une part, et celle des significations imaginaires sociales nucléaires et de l’institution première de la société de Castoriadis d’autre part, donne du poids à « l’idéalisme partiel » selon lequel les mondes sociaux ou les formes de vie dans lesquels les hommes vivent n’ont, pour une part, d’existence que relativement aux règles ou significations qu’ils ont créées. Elle rend plausible l’idée d’une création ontologique des phénomènes social-historiques dès lors que l’on en précise l’objet, poser des règles constitutives et fournir ainsi des conditions de signification.
58Cette conception n’est pas, cependant, sans poser une sérieuse difficulté. Elle semble, en effet, apporter de l’eau au moulin d’un relativisme radical qui rend les différents mondes sociaux ou formes de vie inintelligibles les uns aux autres. Du coup, la voie est fermée à la fois aux perspectives de progrès et à une éventuelle universalisation. Dans ce cadre conceptuel, les significations et les principes, les valeurs et les fins, ne valent jamais qu’à l’intérieur d’un monde social, relativement à un jeu de langage ou une forme de vie déterminés. Il n’y a, alors, de vérité ou de raison, de justice ou de bien que contextuels.
III. La part de réalisme
59Afin d’accréditer l’idée de création social-historique, nous avons jusqu’ici mis l’accent sur le seul aspect idéaliste de la conception de Castoriadis. Il nous faut maintenant faire face à l’embarras devant lequel nous met, en retour, cette thèse. Si les faits institutionnels ne sont pas simplement produits par les hommes mais sont création ex-nihilo de leur esprit, qui plus est, pour les plus décisifs d’entre eux, sans être redevable de la réalité, comment ne pas en conclure qu’ils sont arbitraires, qu’ils pourraient toujours être autrement qu’ils ne sont ? « Pourquoi cela et pas autre chose ? », demandera-t-on avec Castoriadis lui-même ? S’ils sont arbitraires, c’est qu’il n’y a ni causes ni raisons déterminées à leur être-ainsi. Leur manière d’exister n’est pas intelligible, pas plus explicable que compréhensible. Il ne reste plus alors qu’à invoquer le hasard, qu’à en appeler à la contingence, et l’on redonne, du coup, à l’imagination sa mauvaise réputation de « folle du logis ». L’imagination serait la faculté de production de représentations hors de toute règle.
60Cette difficulté peut, nous semble-t-il, être surmontée, du moins partiellement. Elle tient, pour une part, à notre focalisation unilatérale sur l’autonomie de l’esprit. Or, il y a chez Castoriadis, comme au demeurant chez Wittgenstein, de nombreuses considérations qui contrebalancent leur part d’idéalisme. Il y a chez ces deux auteurs un nécessaire moment idéaliste par lequel ils accordent à l’esprit, contre les conceptions naturalistes ou empiristes, l’autonomie à la source de la pluralité et de l’historicité de ses manifestations. Cette thèse se présente sous différentes formes et divers vocables, « conceptualisme », « constructivisme », « conventionnalisme » qui impliquent tous une forme d’idéalisme en tant qu’il désigne toute position philosophique qui soutient qu’un aspect ou une partie de la réalité tient à notre esprit, est produit ou, pour le moins, coproduit par son activité.
61Il est intéressant, ici, de suivre les arguments qui, chez les deux philosophes, font contrepoids à l’idéalisme de la création, à la puissance de l’imagination.
62Concernant Wittgenstein, l’un des commentateurs les plus autorisés de son œuvre, Jacques Bouveresse, récuse, citations et arguments à l’appui, les lectures relativistes et sceptiques de Wittgenstein. Il s’attache, en particulier, à montrer que le concept wittgensteinien de grammaire n’implique aucunement « que le paradigme référentiel est passé au second plan43 ». De nombreuses considérations dans les écrits de Wittgenstein tempèrent ainsi le relativisme conceptuel qu’une lecture unilatérale pourrait lui attribuer, « [transformant] l’autonomie de la grammaire en une forme d’irresponsabilité caractérisée44 ». Certains aphorismes peuvent même être interprétés en un sens naturaliste, tel le § 415 des Recherches philosophiques : « Ce que nous apportons, ce sont en réalité des remarques sur l’histoire naturelle des hommes ». Hans-Johann Glock fait cependant valoir, à juste titre, que « le naturalisme de Wittgenstein est plus anthropologique que biologique », qu’il « n’insiste pas tant sur notre équipement biologique immuable que sur notre pratique historique », cette « histoire naturelle » étant, par conséquent, « celle de créatures utilisant le langage et développant une culture45. »
63Bouveresse n’aborde guère la question des faits institutionnels, là précisément où la grammaire est « susceptible de créer des faits qui n’existeraient pas sans elle », possibilité qu’il écarte à propos des mathématiques46. Cependant, sa réflexion sur la philosophie wittgensteinienne des mathématiques introduit une idée précieuse, celle d’une « invention de la nécessité », « formule qui fait de la nécessité une fille de l’invention47 ». Elle signifie que « la nécessité ne nous est pas imposée par une nature des choses à laquelle nos systèmes de représentation ont ou auraient dû se conformer, mais uniquement par la manière dont nous avons choisi les systèmes en question. » Les propositions mathématiques et les propositions grammaticales « fonctionnent comme des règles et ne sont, en toute rigueur, ni vraies ni fausses » à la différence des propositions ordinaires qui énoncent directement quelque chose à propos de la réalité. On assiste ainsi, concernant ces types de propositions, à un « processus de libre création de la nécessité », à la fois « systématique » et « spectaculaire48 ».
64Or cette idée se rencontre quasiment telle quelle dans certaines des formulations de Castoriadis, celles où il définit la création comme « position de nouvelles déterminations et lois ». On retrouve, donc, chez lui, cette sorte de dialectique entre la création et la nécessité, entre la dimension instituante et la dimension instituée du social-historique, entre l’acte de creatio qui comprend un moment d’indétermination, de jaillissement immotivé, et le produit de la creatio, la creatura, qui constitue une figure de la nécessité puisqu’elle fait être une forme sans précédent en posant de nouvelles déterminations. Qu’il soit libre ou serf, l’homme obéit à des lois, celles qu’on lui impose ou celles qu’il se donne. La liberté ne saurait s’épanouir dans un état d’anarchie. Ce que l’idée de création fait valoir au plan ontologique est que l’être n’est jamais déterminé au point que le surgissement de nouvelles déterminations, l’émergence de nouvelles manières nécessaires d’être soit impossible.
65Si les mathématiques fournissent un exemple paradigmatique de ce que c’est que suivre une règle, et ont, de ce fait, une portée anthropologique, Descombes, montre également comment nature et culture s’entrecroisent chez Wittgenstein. Celui-ci s’en prend certes prioritairement aux conceptions utilitaristes des règles et des institutions. Il étrille, à cet égard, dans ses Remarques sur le « Rameau d’or », les interprétations que Frazer fait des sociétés primitives, telle celle qui donne à voir la magie et la religion de ces sociétés comme des erreurs. C’est là, pour Wittgenstein, une conception profondément erronée qui manifeste un puissant ethnocentrisme. Magie et religion ne doivent pas être considérées comme des opinions susceptibles d’erreur ou de vérité, mais comme des expressions symboliques enracinées dans des « formes de vie » sui generis. Wittgenstein ne nie pas pour autant, rappelle Descombes, que les institutions aient aussi une utilité et répondent à des fins, mais elles ne sauraient y être réduites. Les règles toujours possèdent une « dignité » qui transcende leur utilité49 et à laquelle seul un insigne manque d’imagination rend aveugle. Le principal défaut des conceptions utilitaristes ou fonctionnalistes, à cet égard, ne tient pas, selon Descombes, à la recherche d’un ancrage naturel ou d’une rationalité des règles, mais à un monisme explicatif quand les formes de vie anthropologique se caractérisent au contraire par une multiplicité et une richesse qui fournissent aux symboles et aux institutions « tout un ensemble complexe de raisons50 ».
A. Une création sous contrainte
66Dans la pensée de Castoriadis, plusieurs considérations importantes viennent limiter la puissance de création de l’imaginaire social. « Limitation » doit s’entendre ici en plusieurs sens, non pas seulement au sens premier où une puissance rencontre une puissance plus grande, la puissance de l’esprit venant, en l’occurrence, se heurter à la résistance du réel.
67Nous savons désormais, c’est là une limitation par l’essence, de quoi il y a création. Dans le champ social-historique sont créées, moyennant des « règles constitutives », des « institutions du sens » (Descombes), c’est-à-dire des manières réglées, à caractère normatif, du faire, du penser et du sentir collectifs. Ce sont, dans les termes castoriadiens, des formes ou des mondes qui se présentent comme des totalités de significations incarnées, immanentes aux actes et aux paroles des membres d’une société.
68Il y a ensuite une limitation par ce qui est chaque fois donné et existe donc indépendamment des agents créateurs. C’est ce dont les significations doivent tenir compte, avec quoi elles cherchent à se rencontrer et qui constituera l’ensemble des référents des significations. Nous avons ici une limitation par l’existence. Il y a d’abord les phénomènes naturels que toute société doit prendre en compte dans la création de son monde propre. C’est la nature comme « première strate naturelle », selon l’expression de Castoriadis, c’est-à-dire la nature telle qu’elle se présente dans le monde vécu, non pas dans les théories physiques ou biologiques. Elle peut donner lieu à de multiples « schèmes conceptuels », ou « visions du monde », ou « mondes imaginaires » sociaux différents, mais qui, toujours, s’inventent sous contrainte d’une certaine correspondance avec elle. C’est certes relativement à nos schèmes conceptuels qu’est déterminé ce qui est vrai ou faux, mais non pas ce qui est ou n’est pas.
69Le social-historique est également par lui-même une source de limitation effective. Du moins, dans sa dimension instituée, à la fois dans son existence actuelle et comme héritage historique d’une tradition. Ce sont, en effet, des êtres toujours déjà sociaux, sauf pour une insondable origine, qui effectuent une nouvelle création. En tant que tels, ils disposent de toutes les institutions, qui leur ont été transmises par socialisation, sur lesquelles ils s’appuient et dans lesquelles ils peuvent inscrire leur action, moyennant lesquelles enfin, seulement, ils peuvent entreprendre d’en inventer d’autres. Pour chaque société, au-delà, pour chaque aire civilisationnelle, certaines créations du passé sont devenues, selon les termes de Castoriadis, de « quasi-transcendantaux historiques ». Ainsi en va-t-il de certaines idéalités, valeurs ou fins, qui se transmettent de génération en génération, à travers même les transformations institutionnelles51. Les hommes avancent pour grande part en marchant sur le sol qu’ils ont eux-mêmes posé.
70Enfin, peut-on considérer, il existe entre les faits naturels et les faits social-historiques, une couche de faits mixtes, qu’on appellera anthropologiques, communs à tous les hommes, et qui résultent d’une histoire naturelle de l’humanité. Le langage, la famille, l’individu, le gouvernement, pour reprendre quelques-uns des exemples de Castoriadis, constituent des institutions au caractère « abstraitement universel » qui sont chaque fois instituées de manière spécifique, moyennant des significations singulières, dans les sociétés concrètes52.
71Il existe donc des phénomènes naturels, anthropologiques et socialhistoriques, constituent ainsi autant de conditions à la creatio. C’est en prenant en considération ces limitations qu’il convient de revenir sur l’idée, que Castoriadis défend bec et ongles, selon laquelle la création a lieu ex nihilo. Hors cette caractérisation, la création, pense-t-il, n’est jamais qu’une simple production de différence mais pas d’une véritable altérité. Il n’y a donc, selon lui, de création authentique que de création ex nihilo.
72Il ne s’agit aucunement, comme l’inventaire des limitations à la création, le montre, de placer l’homme en position de créer son monde de part en part. Castoriadis n’adhère nullement à « une philosophie de la création absolue dans l’histoire » à l’image de celle que Merleau-Ponty reproche à Sartre de soutenir, conception de la liberté comme pouvoir de création pure et immédiate qu’aucun contexte ne leste. La création selon Castoriadis ressemble bien plus à « la liberté concrète » de Merleau-Ponty, celle d’une volonté qui trouve « un appui dans les choses », dans une conception où l’homme n’est ni un simple « produit du milieu » ni « un législateur absolu », mais « un produit-producteur comme lieu où la nécessité peut virer en liberté concrète53 ». C’est pourquoi Castoriadis précise que la création ex nihilo ne s’effectue in nihilo ni cum nihilo54. Loin que la création requière une table rase préalable, il lui faut au contraire un contexte dans lequel se condense toute l’épaisseur d’une société instituée et d’un héritage historique. La création ne saurait donc s’effectuer dans le vide. Néanmoins, si elle a lieu sous condition de la reprise de ce qui déjà existe, elle ne s’inscrit pas pour autant dans une dialectique déterminée de type hégélien, car elle comprend toujours aussi une part d’« immotivation ». De ce fait, l’enchaînement des formes sociales dans le temps n’est pas entièrement intelligible. En revanche, la suite des mondes sociaux est nécessairement ordonnée. Ainsi, si chacune des sociétés ayant succédé à une autre aurait pu être autre, en aucun cas celles qui sont effectivement advenues n’auraient pu occuper une autre place dans leur ordre de succession.
73Outre les conditions effectives sous lesquelles a lieu la création, existent des conditions virtuelles, anticipant sur ce qui est à être, dont, il est vrai, Castoriadis ne dit que peu de choses. Outre les conditions externes, existent des conditions internes à la constitution d’une nouvelle forme sociale. Il ne s’agit plus ici des réalités de différents ordres dont les significations doivent tenir compte, avec lesquelles elles doivent se rencontrer, mais des conditions de cohérence interne présidant à la constitution de tout système symbolique. N’importe quel ensemble de significations ne peut pas faire l’affaire, n’est pas propre à constituer une forme. En termes wittgensteiniens, tout ensemble imaginable de règles ne forme pas, ipso facto, un jeu jouable ou une forme de vie réalisable.
74L’institution d’un monde social, comme ensemble de significations imaginaires, est soumis à une exigence de cohérence interne. Tous les mondes imaginables ne sont pas possibles. Ceux-là seuls peuvent s’incarner et subsister qui sont en mesure de rassembler un divers sous l’unité d’une forme, de structurer une multiplicité en une totalité synthétique. Toute société existe par la création d’une forme qui est position de déterminations et de lois sui generis qui définissent des éléments constitutifs et leur articulation en un monde social susceptible de tenir ensemble. La création doit, au plan du sens, réussir à constituer un « esprit objectif », une liaison nécessaire et globale de significations sociales. C’est là l’aspect structural holiste de la pensée de Castoriadis. Ce « cohérentisme » est renforcé encore par l’idée de clôture qui introduit spécialement la question du rapport d’un monde social aux autres que lui. Toute société, affirme Castoriadis, crée son monde propre sur le mode de la clôture, de telle sorte que se trouve exclu tout ce qui se présentant à elle ne peut être assimilé, tout ce qu’elle ne peut réinterpréter dans les termes de ses propres significations imaginaires.
75Cependant, pour Castoriadis, les données et les exigences qui contraignent nos créations à « se [rencontrer] de manière féconde avec ce qui est », de telle sorte que « c’est cette rencontre qui valide ou invalide nos créations », ne s’imposent au fond que dans le seul domaine du savoir. Au plan de la connaissance du social-historique, il ne s’agit déjà plus que d’effectuer « une re-création de significations, qui se rencontre avec la création originaire » de telle société. Enfin, au-delà de la connaissance, et, en particulier, pour les questions pratiques, « la discussion perd son objet » car elle est « privée de sens55 ».
B. Conclusion : réalisme ou relativisme ?
76Toute création est, en un certain sens, liée par une finalité. Elle a un caractère intentionnel aux deux sens du terme : elle a un objet et elle est visée d’une chose à réaliser. Cette finalité ne peut cependant être conçue comme condition de la création institutionnelle. Elle n’est pas, en effet, déterminée téléologiquement, car, ou bien elle se présente ex ante sous la forme d’un projet, ou bien ex post comme effectivité, attestant de facto de ce que la création permettait de faire, de ce qu’elle avait à être pour inventer et réaliser telle possibilité.
77Comme nous en avertit Nelson Goodman, partisan d’un relativisme conceptuel s’il en est, « admettre des mondes rivaux..., [consentir] à [les] accueillir tous, ne construit rien ». « La largesse d’esprit ne saurait se substituer au dur labeur » de faire un monde, de « trouver un ajustement » car « compréhension et création vont ensemble56. » La finalité définie pragmatiquement permet-elle alors, par-delà la diversité des mondes effectifs et possibles, de défendre un réalisme pratique universaliste selon lequel certaines institutions, et les significations qu’elles incarnent, seraient préférables pour tous les hommes ?
78L’obstacle sur cette voie tient à ce que, dans la création de significations imaginaires nucléaires ou de règles constitutives, les significations ou les règles créées sont leurs propres normes, sont à elles-mêmes leur propre justification. Il n’existe pas de méta-norme qui pourrait les valider de l’extérieur. Il y a donc circularité entre la norme et sa justification. C’est ce que précisément Castoriadis a nommé « cercle de la création » et qui correspond, chez Wittgenstein, à l’invention d’un jeu de langage.
79Peut-on réintroduire du côté des effets ou des conséquences, une condition externe à l’imaginaire social chaque fois donné ? De deux choses l’une, en effet. Ou l’on conçoit l’invention des significations imaginaires ou des règles constitutives comme de quasi dispositifs expérimentaux qui permettent de progresser dans la connaissance et la maîtrise des réalités humaines. On pourrait, alors, avec John Dewey, donner de cette façon la préférence à « la démocratie comme méthode », c’est-à-dire aux institutions politiques qui d’expérience « laissent [la nature humaine] d’avantage s’exprimer que tout autre régime », qui sont les plus propres « à faire prévaloir les conditions qui permettent aux potentialités de la nature humaine de s’épanouir57 ». Ou l’on conçoit que les hommes, à travers leurs systèmes symboliques, n’approfondissent pas seulement la connaissance de ce qu’ils sont, ne progressent pas seulement dans la connaissance d’eux-mêmes, mais s’inventent et se créent également pour une part. C’est là, selon Charles Taylor, « la fonction expressive du langage », devenue primordiale pour les Modernes depuis le Romantisme, par opposition à sa « fonction désignative » prédominante dans la pensée philosophique jusqu’à alors. Dans cette fonction, qui se manifeste par excellence, mais non exclusivement dans le domaine de l’art, « l’expression constitue ce qu’elle exprime58 ».
80Dès lors, les hommes dans l’histoire font plus qu’actualiser les potentialités inhérentes à leur nature, et ce avec quoi ils cherchent, par leurs créations, à se rencontrer est nécessairement historique, essentiellement changeant, de telle sorte qu’ils n’avancent jamais que sur le sol qu’ils ont eux-mêmes préalablement posé. Il faudrait donc, tâche probablement infinie, pouvoir faire le départ entre l’actualisation des potentialités et la création de nouvelles possibilités.
81Dans le premier cas de figure, des comparaisons sont possibles et légitimes entre les dispositifs institutionnels des différentes cultures. Dans le second cas, nous devons faire face, semble-t-il, à une radicale incommensurabilité. La mise en regard des différentes institutions deviendrait alors illégitime car dénuée de sens. En ce sens, Castoriadis affirme que l’argumentation en faveur de la démocratie, des valeurs et principes qui en sont constitutifs, n’est concevable qu’en aval de leur création.
82Toutefois, Castoriadis ne semble pas assumer cette position dans toutes ses conséquences. Il affirme, en effet, par ailleurs, sa conviction que l’autonomie, bien que constituant une création imaginaire radicale propre à la civilisation gréco-occidentale, serait meilleure pour tous les hommes. Il élève donc, à son propos, une prétention à la validité universelle et évoque, corrélativement, la possibilité de son universalisation effective par la voie d’une « conversion raisonnable ». Rien ne nous permet toutefois, jusqu’ici, de souscrire à cette position, qui met en jeu le statut et la validité de l’opposition entre autonomie et hétéronomie. Ce sera l’objet d’une autre enquête.
Notes de bas de page
1 Castoriadis fait allusion à ce reproche de Thom dans au moins deux passages, dans Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986, p. 232, ainsi que dans Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999.
2 « [...] la création de ces êtres [les êtres raisonnables] est une création de choses en soi, puisque le concept d’une création n’appartient pas au monde sensible de représentation de l’existence et de la causalité, mais ne peut être rapporté qu’à des noumènes ». Ce propos apparaît dans La Critique de la raison pratique dans laquelle Kant introduit l’idée d’un Être suprême créateur ainsi que l’idée de liberté comme des postulats nécessaires de la raison pratique. Pour que l’homme puisse être redevable de la loi morale, il faut pouvoir distinguer en lui entre son être intelligible, seul créé par Dieu, et son existence sensible, qui dépend des lois de la nature. Cf. CRP, Paris, PUF, 1983, (1943).
3 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 1995, § 49.
4 W. Dilthey, Œuvres 3, L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, Paris, Cerf, 1988, p. 105
5 H. Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 2003 (Quadrige), p. 164-166.
6 Pour un résumé rapide, voir Jean-Louis Vieillard-Baron, Bergson, Paris, PUF, 1991 (Que sais-je ?), p. 112.
7 Domaines de l’homme, op. cit., p. 264
8 C. Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique, Paris, Seuil, 2002, p. 39
9 Voir le dernier chapitre, « Les significations imaginaires sociales », de L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, cité désormais IIS.
10 Voir par exemple, outre l’IIS, Sujet et vérité dans le monde social-historique, op. cit., séminaire I.
11 ID., séminaire II.
12 Castoriadis ne s’intéresse nullement aux structures de l’imaginaire telles que les conçoient et étudient en philosophie un Sartre, en anthropologie un Gilbert Durand.
13 E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1990 (Quadrige), p. 414. Au point de vue pratique, la puissance créatrice est un attribut de Dieu, qui n’est lui-même qu’un postulat de la raison pratique, nécessaire pour rendre intelligible notre liberté d’obéir à la loi morale.
14 Ph. Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF, 1987, p. 150.
15 Il existe également une version phénoménologique du constructivisme, celle d’Alfred Schutz. Cf. Le Chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987. Voir aussi, l’ouvrage classique des sociologues Peter Berger, Th. Luckmann, disciples de Schutz, auteurs de La Construction sociale de la réalité, Paris, A. Colin, 1996, dont le titre intervertit de façon significative les termes de celui de Searle.
16 J. Searle, La Construction de la réalité sociale, Gallimard, 1998, dont le chapitre ii s’intitutle : « Créer les faits institutionnels ». J’ai, dans ce qui suit, bénéficié largement des lectures de Searle, Anscombe et Wittgenstein présentées par Vincent Descombes dans son séminaire de l’EHESS au cours de l’année 2004-2005. Qu’il en soit ici vivement remercié.
17 ID., p. 23 et p. 212
18 Cette distinction apparaît pour la première fois, selon Descombes, dans un article de Rawls de 1955. Séminaire EHESS, op. cit.
19 Searle, op. cit., p. 46-47 et p. 274-277
20 Searle prétend, dans la suite de son ouvrage, concilier cette conception avec un réalisme métaphysique de type physicaliste pour lequel les faits sociaux, comme faits mentaux, sont des faits physiques « à un niveau de description supérieur », op. cit., p. 287.
21 W. Dilthey, op. cit., p. 22 et p. 102-105
22 M. Mauss, Essais de sociologie, Paris, Seuil, p. 16. Mauss propose déjà de retenir le terme « institutions », pris en un sens élargi, pour désigner ces faits spéciaux.
23 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1988, préface, p. 11
24 Searle, op. cit., p. 22
25 L’évolution créatrice, op. cit., p. 195.
26 Initiée par Bernard Williams.
27 L. Wittgentsein, Grammaire philosophique, Paris, Gallimard, 1980, § 133.
28 Ibidem.
29 V. Descombes, Séminaire EHESS, 14/02/2005.
30 Pour une présentation synthétique de cette problématique, voir l’article « Non-sens » du Dictionnaire Wittgenstein, Hans-Johann Glock, Paris, Gallimard, 2003.
31 ID., p. 401-402
32 IIS, op. cit., p. 488
33 Domaines de l’homme, op. cit., p. 228.
34 IIS, op. cit., p. 484.
35 Ibidem.
36 « Valeur, égalité, justice, politique… », dans Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, p. 285.
37 ISS, ch. VII.
38 Portée anthropologique qui s’avère explicitement dans ses Remarques sur le Rameau d’or, T.E.R., 2001, et, ailleurs, dans les expériments mentaux d’une ethnologie philosophique.
39 Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 23 et 24.
40 Sujet et vérité…, op. cit., p. 26.
41 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Flammarion (GF), 2002, p. 132.
42 On se reportera, sur ce point, à la conclusion du texte « Réflexions sur le racisme », dans La Montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996.
43 J. Bouveresse, La Force de la règle, Paris, Minuit, 1987, p. 57.
44 ID. p. 59.
45 Dictionnaire Wittgenstein, op. cit., article « Formes de vie ».
46 J. Bouveresse, op. cit., p. 60.
47 ID., p. 14. L’expression est en fait reprise par l’auteur à un autre commentateur, Crispin Wright.
48 ID., p. 15.
49 V. Descombes, Séminaire EHESS, 14 mars 2005.
50 ID., 7 avril 2005.
51 Le Monde morcelé, op. cit., p. 104.
52 IIS, op. cit., p. 492. Voir aussi « Institution première de la société et institutions secondes », in Figures du pensable, op. cit.
53 M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1977, p. 146, 150, 157 ; Sens et non-sens, Paris, Nagel, p. 236-237.
54 Par exemple, dans Le Monde morcelé, op. cit., p. 54.
55 Fait et à faire, op. cit., p. 51-53.
56 N. Goodman, Manières de faire des mondes, J. Chambon, 1992, p. 31-32.
57 J. Dewey, Le public et ses problèmes, Publ. de l’université de Pau, Farrago, Ed. L. Scheer, 2003. Voir également « Démocratie et nature humaine », dans Revue du Mauss (extrait de Freedom and culture, 1939).
58 Ch. Taylor, La Liberté des Modernes, Paris, PUF, 1997, p. 47.
Auteur
Paris
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