Le principe de faisabilité de l’histoire chez Castoriadis
p. 65-85
Texte intégral
1Toute pensée sur l’histoire s’inscrit elle-même dans une histoire. À partir du xviiie siècle et surtout des Lumières, l’histoire est comprise peu à peu comme un progrès dont la « philosophie de l’histoire » se propose de décrire les grandes périodes, ce qui a pour conséquence de rendre caduc l’ancien modèle de l’Historia magistra vitae1. L’événement étant une étape singulière, unique dans un processsus de progression, il est vain de vouloir imiter le passé. C’est pourquoi des penseurs comme Fichte et Hegel rejettent dans leur philosophie de l’histoire toute idée de « tirer des leçons de l’histoire ». En tant que progrès, l’histoire ne répète jamais le passé, elle invente le futur. L’asymétrie entre champ d’expérience et horizon d’attente s’inverse au profil d’un avenir considéré comme source de nouveautés et d’améliorations continuelles2. Loin de prolonger le passé, les attentes sont tendues vers une expérience entièrement inédite. Une distance croissante s’insinue entre ce que les hommes ont vécu et ce qu’ils attendent de l’avenir. La représentation du futur s’en trouve modifiée sur au moins quatre points névralgiques. D’imitation du passé, l’avenir devient invention de nouveauté. Au lieu de pouvoir être pronostiqué par les savants et les hommes politiques, il comporte une part irréductible d’inconnu et d’imprévisible, que Hegel compare au colosse de Rhodes au-dessus duquel personne ne peut sauter3. La discordance entre les expériences et les attentes entraîne également une accélération de l’avenir, qui semble fondre sur le présent avec la vitesse de l’éclair, comme dans le cas de la Révolution française qui sert ici d’événement de référence. L’avenir n’est plus envisagé comme le résultat de la Fortune, ni comme un ensemble de possibilités prédéterminées, il est une tâche à accomplir. Dans son discours du 10 mai 1793 en faveur de la constitution révolutionnaire, Robespierre déclare : « Le temps est venu d’appeler chacun à sa vraie mission. Le progrès de la raison humaine a préparé cette grande révolution et vous, vous êtes ceux à qui est confiée la tâche particulière d’en accélérer le cours4. » La représentation moderne de l’histoire issue des Lumières et de la Révolution française, avec son horizon d’attente indéfini, a pour composante essentielle l’idée de faisabilité ou de disponibilité de l’histoire5. L’histoire peut et doit être faite par les hommes. L’avenir est une terra incognita, un horizon temporel libéré des tutelles du destin et de la Providence et disponible pour l’action des hommes. Ce principe, dont nous avons tenté de déterminer l’histoire et de cerner les limites6, est présent, sous forme plus ou moins explicite, dans les philosophies rationalistes de l’histoire qui fleurissent à partir de la fin du xviiie siècle, chez Volney en France, Kant, Schelling, Fichte, Hegel et Marx en Allemagne.
2À la lumière de cette évolution, la thèse de Castoriadis selon laquelle l’histoire est création ne semble pas, de prime abord, être une création entièrement nouvelle. Elle s’inscrit plutôt dans ce courant des temps modernes, où l’avenir se définit par sa nouveauté radicale et sa discontinuité avec le passé. En même temps, Castoriadis développe une conception de l’histoire qui dépasse l’idée de progrès. Le progrès implique en effet une continuité minimale entre les époques, un fil conducteur, telle la conscience de la liberté chez Hegel, qui permet de les comparer entre elles. L’horizon d’attente n’est jamais complètement coupé du champ d’expérience. Si l’histoire est position de formes et de significations nouvelles, auto-institution, elle exclut en revanche toute forme de progression. L’histoire est création par l’imaginaire social de significations, qui n’entrent dans aucune logique d’anticipation, de succession causale ou de progression. Castoriadis esquisse ainsi une nouvelle conception de l’histoire comme processus de création, qui se différencie des représentations précédentes en ce qu’elle ne comprend ni répétition, ni progrès général.
3Au cours du xixe et du xxe siècles, l’idée d’un sens global de l’histoire a été battue en brèche, et les désillusions croissantes du progrès ont substitué au rationalisme historique une vision désenchantée et pessimiste de l’histoire comme déclin (Spengler) ou avalanche de désastres (Adorno). À l’encontre de ce courant de pensée dominant, Castoriadis propose une réflexion sur l’histoire qui prend acte des critiques du rationalisme historique, sans pour autant tomber dans l’irrationalisme : « Le réel historique n’est pas intégralement et exhaustivement rationnel. S’il l’était, il n’y aurait jamais un problème du faire, car tout serait déjà dit. Le faire implique que le réel n’est pas rationnel de part en part ; il implique aussi qu’il n’est pas non plus un chaos, qu’il comporte des stries, des lignes de forces, des nervures qui délimitent le possible, le faisable, indiquent le probable, permettent à l’action de trouver des points d’appui dans le donné » (IIS, p. 118)7.
4Le refus d’une rationalité totale du réel est dirigé contre la soi-disant identification hégélienne du rationnel et du réel. On peut remarquer, à ce sujet, que la rationalité du monde en général et de l’histoire en particulier n’élimine pas la contingence pour Hegel, mais la requiert. Il est selon lui rationnel que l’effectivité contienne de la contingence, qui en est un moment nécessaire, sans pour autant porter atteinte à la rationalité de celle-ci8. La vraie différence avec Hegel n’est cependant pas là. Il s’agit plutôt du renoncement à un point de vue total qui délivrerait la vérité ultime de l’histoire, sa signification et sa finalité. Pour Castoriadis, la rationalité du réel social-historique est limitée, ce qui interdit tout point de vue surplombant, mais ce qui rend également possible l’action des hommes dans l’histoire. Est-ce que cela veut dire que les hommes peuvent faire leur propre histoire ? Autrement dit, que devient le principe de faisabilité de l’histoire dans la pensée de Castoriadis ? Dans la préface de L’Institution imaginaire de la société, il est étroitement lié à la thèse de l’histoire comme création. Ainsi, « l’histoire est essentiellement poièsis, et non pas poésie imitative, mais création et genèse ontologique dans et par le faire et le représenter/dire des hommes » (IIS, p. 8). Faut-il voir là un prolongement, un renforcement de l’idée que les hommes sont les auteurs de l’histoire ? De quoi l’histoire est-elle la création ? Qui ou qu’est-ce qui opère cette création ?
I. La réhabilitation du principe de faisabilité de l’histoire dans la critique du marxisme
5La critique du marxisme est pour Castoriadis l’occasion de réhabiliter le principe de faisabilité de l’histoire9. Il part du constat que le système de la pensée marxiste n’est pas complètement cohérent. On peut y distinguer deux éléments. Dans les œuvres de jeunesse et dans certains textes de la maturité se dégage un élément révolutionnaire, mis en valeur par des auteurs comme Rosa Luxembourg, Lénine, Trotski et Lukacs, et selon lequel il convient de transformer le monde au lieu de l’interpréter. Ce marxisme révolutionnaire « met l’accent sur le fait que les hommes font leur propre histoire dans des conditions à chaque fois données », et affirme que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». L’histoire est « la création par les masses en action de nouvelles formes de vie sociale ». La praxis historique transforme le monde en se transformant elle-même et « prépare le nouveau en se refusant à le prédéterminer car elle sait que les hommes font leur propre histoire » (IIS, p. 83). Toutes ces formules de Castoriadis s’appuient sur des passages bien connus de l’œuvre de Marx, notamment l’incipit du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, où l’on trouve une expression du principe de faisabilité de l’histoire : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé10 ». Pour Castoriadis, cette idée d’une production de l’histoire par les hommes est l’intuition originaire du marxisme.
6Mais cette intuition a été étouffée par un autre élément positiviste et scientiste, qui fait de l’histoire un procès naturel, soumis à un déterminisme économique strict, et réintroduit subrepticement la notion de progrès. D’un côté, Marx tourne en dérision l’idéologie du progrès, qui se nourrit de la misère des masses, de l’autre, il pense le cours de l’histoire comme le passage du règne de la nécessité à celui de la liberté, donc comme une forme de progrès au nom duquel est justifiée la dictature du prolétariat11. Du point du vue du déterminisme économique, qui est défendu dans des textes comme Le Capital ou l’Avant-propos de 1859, « les hommes ne font donc pas plus leur histoire que les planètes ne “font” leurs révolutions, ils sont “faits” par elle, plutôt les deux sont faits par quelque chose d’autre – une Dialectique de l’histoire qui […] garantit le mouvement progressif ascendant et le passage final, à travers une longue aliénation, de l’humanité au communisme » (IIS, p. 98). À bien y regarder, cette ambivalence du marxisme est déjà contenue dans la phrase célèbre du 18 Brumaire, dont la seconde partie nuance fortement la première : les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions qu’ils ne maîtrisent aucunement, et qui relèvent « en dernière analyse » des structures économiques de la société, c’est-à-dire des rapports de production. Castoriadis choisit résolument la lecture révolutionnaire contre la version scientiste, dans laquelle il voit une déchéance du marxisme. À ses yeux, l’activité des masses est un facteur autonome, qui est à l’origine de la création de l’histoire, au sens d’un génitif objectif.
7Castoriadis refuse la théorie marxiste de l’idéologie qui ruine toute idée de faisabilité de l’histoire par les hommes. Selon lui, « il y a tout autant correspondance que distance entre ce que les hommes font ou vivent et ce que les hommes pensent. [...] L’histoire est tout autant création consciente que répétition inconsciente » (IIS, p. 31). La conscience est parfois en retard sur le réel, qu’elle ne fait que découvrir ou subir passivement, et dans d’autres situations, elle est en avance sur lui, dans la mesure où elle anticipe l’avenir et y projette une tâche nouvelle à accomplir. Loin d’être un simple « reflet » passif des conditions économiques, la superstructure peut jouer un rôle actif et créateur, qui ne la réduit plus au rôle d’une idéologie asservissante. Castoriadis donne les exemples du Sermon sur la montagne et du Manifeste du parti communiste, qui ont eu, dans des registres certes différents, un impact historique déterminant12.
8L’erreur de la théorie marxiste est l’oubli des individus, dont l’action « motivée consciemment ou inconsciemment, est visiblement un relais indispensable de toute action de “forces” ou de “lois” dans l’histoire » (IIS, p. 41). La cible principale de Castoriadis est dès lors le « déterminisme économique », qui tente de réduire à un seul facteur déshumanisé l’ensemble du processus de l’histoire. Marx affirme que l’histoire est l’histoire de la lutte des classes, ce qui semble aller dans le sens d’une conception pratique de l’histoire, œuvre de l’activité des hommes. Mais en réalité, la lutte des classes « n’est qu’un chaînon des liaisons causales établies chaque fois sans ambiguïté par l’état d’infrastructure technico-économique » (IIS, p. 43). L’action des classes est prescrite à l’avance et nécessairement par la situation issue des rapports de production, sur lesquels elles n’ont aucune prise. Classes et individus ne sont dès lors que les instruments des forces productives qui les dépassent, des agents inconscients du processus historique. Castoriadis complète ce tableau, inspiré de l’Avant-propos de 1859, par la métaphore de la tragédie : « Si elles [les classes] sont acteurs, elles le sont exactement au sens où les acteurs au théâtre récitent un texte donné d’avance et accomplissent des gestes prédéterminés, et où, qu’ils jouent bien ou mal, ils ne peuvent empêcher que la tragédie s’achemine vers sa fin inexorable » (IIS, p. 44). La métaphore de la tragédie est classique. Elle a été employée par Hegel, afin de souligner que l’histoire du monde est dominée par une instance supérieure, l’esprit du monde, qui soumet les événements au principe de la liberté, érigé en droit absolu13. Chez Marx, l’image est renversée avec ironie : « Hegel note quelque part que tous les grands événements et personnages historiques surviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : une fois comme [grande] tragédie, à la fois d’après comme [misérable] farce14 ». La vérité de la tragédie est la comédie. Mais pour Castoriadis, dans les coulisses de la comédie se joue une tragédie d’une autre nature, qui substitue à l’antique destin le prédéterminisme économique. Ce que Castoriadis pointe chez Marx, c’est donc un réductionisme qui ramène tout le processus de l’histoire à un déterminisme causal de nature exclusivement économique, vidant ainsi de tout contenu l’idée d’une faisabilité de l’histoire par les hommes.
II. Histoire et causalité
9Les principes de causalité et de faisabilité sont-ils compatibles dans le domaine de la réalité historique ? Dans l’Antiquité, la recherche des causes est l’un des objectifs majeurs des historiens. Hérodote, Thucydide, Polybe associent étroitement l’enquête sur les causes véritables des guerres, des conflits, avec le rôle pédagogique de l’histoire destinée à fournir aux hommes politiques une expérience pouvant les aider dans leurs décisions. Si telle cause a produit tel conflit, alors il sera prudent de ne pas la répéter. L’historia magistra vitae se nourrit d’exemples de grandes actions dont l’historien dévoile les causes cachées. Au milieu du xviiie siècle, les historiens allemands de l’École de Göttingen comme Gatterer, Schroeckh, Schlözer réhabilitent le concept d’histoire pragmatique (historia pragmatica, pragmatische Geschichte), défini par quatre objectifs15. L’histoire pragmatique, qui voit en Polybe son fondateur, garde un but pédagogique qui est de former et de cultiver les lecteurs. Elle recherche les causes des événements, qui se résument le plus souvent aux motivations des protagonistes, et les causes entre les événements, qui désignent les circonstances économiques et politiques, ce à quoi s’ajoute peu à peu l’ambition plus vaste de découvrir le système général des causes, l’esprit des événements. La distinction établie par Polybe entre causes individuelles et collectives se retrouve sous une nouvelle forme : il s’agit de distinguer deux types de causalités historiques, une causalité qu’on peut appeler subjective, correspondant aux mobiles des acteurs, et une causalité objective, qui désigne le contexte des événements, élargi aux données géographiques, économiques et sociologiques. À la fin du xviiie siècle, le modèle de l’historia magistra vitae a cédé le pas à la conception progressiste de l’histoire, et la dimension psychologisante de l’histoire pragmatique est critiquée avec son corrélat pédagogique. En revanche, l’idée d’élargir de champ de recherche des causes pour comprendre une situation historique dans le cadre d’une visée systématique a eu une postérité féconde. Dans une perspective idéaliste, Hegel souligne l’importance de la situation politique, économique et sociale, qui conditionne l’action des grands hommes. Marx met quant à lui l’accent sur la causalité objective (économique) en laissant de côté la causalité subjective des acteurs, ravalée au rang d’effet idéologique.
10Ce réductionisme causal et économique est précisément ce que Castoriadis reproche à Marx. Que l’histoire soit création ne signifie toutefois aucunement qu’elle ne contienne pas de causalité. On ne peut pas penser l’histoire sans la catégorie de causalité. Castoriadis distingue deux formes de causalité dans l’histoire16. 1° Le « rationnel subjectif » désigne la causalité subjective, le plan des acteurs, leurs motivations. Il reprend à ce sujet l’exemple d’Hannibal, qui avait été longuement évoqué par Polybe. Le plan rationnel d’Hannibal est la cause de la disposition des troupes carthaginoises lors de la bataille de Cannes, et de leur victoire sur les Romains. La causalité naturelle est prévisible mais incompréhensible, elle se présente comme une nécessité extérieure. Selon la distinction classique de Dilthey reprise implicitement par Castoriadis, on peut expliquer le mouvement de la lune par les lois de la gravitation, on ne peut pas le comprendre. La causalité subjective est en revanche compréhensible mais imprévisible. On peut comprendre les motivations des acteurs, sans pour autant prévoir leur actes. La causalité subjective n’est jamais synonyme de stricte nécessité. 2° Les motivations des acteurs n’épuisent pas la détermination de la causalité historique. Au « rationnel subjectif » s’ajoute le « rationnel objectif », qui correspond aux relations causales naturelles et logiques présentes dans toute situation historique. On peut y inclure également les conditions techniques et économiques d’une société, tout ce qui relève de ce que nous avons appelé la causalité objective.
11Ce double maillage causal permet selon Castoriadis de déterminer des lois concernant le fonctionnement des sociétés ou les comportements des individus. Mais il évoque aussitôt deux limites au déterminisme causal historique. Les divers déterminismes partiels qui peuvent être dégagés ne sauraient être intégrés à un « déterminisme total du système » (IIS, p. 64). Sur cette question, Castoriadis fait sienne l’idée maîtresse de Dilthey, le nécessaire renoncement à un point de vue total et surplombant, qui nous délivrerait la vérité historique. La compréhension de la réalité historique n’est jamais totale, définitive : « pas plus que la nature, l’histoire ne peut nous livrer un tel dernier mot, un mot simple où s’énoncerait son sens véritable17 ». La seconde limite du déterminisme historique est le statut de la prévision, qui ne dépasse pas le stade du probable. Castoriadis note en passant que les lois causales fondent des prévisions « avec un degré de probabilité donné » (IIS, p. 64). Il retrouve ici une thèse de Raymond Aron, qui pense que la causalité historique est rétrospective, allant toujours des effets présents aux causes passées, et probabiliste, car incapable de s’élever à la nécessité18. Pour démontrer la nécessité d’une relation de causalité, il faut en effet répéter l’événement et construire ainsi une expérimentation, ce qui est impossible en histoire, dans la mesure où l’événement est par définition unique. On peut considérer que la stratégie adoptée par Napoléon est la cause de la défaite de Waterloo, mais jamais aucune expérimentation ne pourra confirmer cette affirmation. De plus, la causalité subjective relève non de l’explication, mais de la compréhension, laquelle n’obéit pas à une stricte nécessité. Dans sa recherche des causes, Aron souligne ainsi que l’historien doit toujours restituer au passé l’incertitude de l’avenir19. La causalité historique est donc intrinsèquement limitée dans son aspect subjectif par le régime de compréhension rétrospective, et dans son aspect objectif par l’absence de point de vue général.
12La référence de Castoriadis à la causalité historique est en fait un argument dialectique visant à mettre en évidence la présence corrélative du non-causal dans l’histoire. Le non-causal apparaît dans l’histoire à trois niveaux20. 1° Il existe d’abord des écarts entre les comportements typiques et les comportements réels des individus, ce qui introduit de l’imprévisible. Mais d’une part on peut diminuer ces écarts par une recherche causale plus approfondie, et d’autre part, on peut lisser le caractère aléatoire des comportements par des statistiques qui fourniront des prévisions assorties d’un degré de probabilité. 2° Toutefois, cela ne permet pas de rétablir dans ses droits la causalité historique. Car le véritable dépassement du principe de causalité réside dans le caractère créateur de l’histoire. L’imprévisibilité des comportements ne tient pas seulement aux limites de notre pouvoir de connaître, auquel cas elle ne serait que négative, elle provient de la puissance créatrice des acteurs historiques à tous les niveaux, des individus, des groupes et des sociétes. L’action des hommes, dans ses formes individuelles et collectives, est créatrice, elle est position, invention, institution de situations entièrement nouvelles, qui ne peuvent donc être déduites d’une cause antérieure. L’histoire n’est pas réductible au principe de causalité, car elle est de part en part création de significations. 3° De là découle la troisième forme de non-causal dans l’histoire, l’enchaînement des significations, qui est lié inextricablement à l’enchaînement causal tout en différant radicalement de lui : dans l’histoire, « il y a irréductibilité de la signification à la causation » (IIS, p. 68). Pourtant, nous avons vu que la causalité subjective, le rationnel subjectif, est justement un enchaînement causal de motivations, que l’on peut comprendre. Or, les motivations sont des significations vécues par les individus. Dans ce cas, la succession des significations semble bien tomber sous la juridiction du principe de causalité historique.
13Pour résoudre la difficulté, Castoriadis montre que la création des significations échappe à la causalité subjective. Il fait appel à l’argument classique selon lequel les événements historiques sont différents de ce que les acteurs avaient projeté. Comme le note Engels, « l’histoire est le domaine des intentions inconscientes et des fins non voulues21. » Autrement dit, commente Castoriadis, « les résultats réels de l’action historique des hommes ne sont pour ainsi dire jamais ceux que les acteurs avaient visés » (IIS, p. 66). La causalité subjective des motivations et des projets est dès lors incapable de rendre compte de la genèse des événements, qui n’en possèdent pas moins une signification. Car « ce qui pose un problème central, poursuit Castoriadis, c’est que ces résultats, que personne n’avait voulus comme tels, se présentent comme “cohérents” d’une certaine manière, possèdent une “signification” » (ibidem). Le processus historique contient des significations générales qui sont irréductibles aux significations individuelles qui motivent les acteurs. Comprendre celles-ci ne permet pas de comprendre celles-là.
14La signification est irréductible non seulement à la causation subjective, mais aussi à la causation objective. Cela se comprend de deux manières. Castoriadis souligne tout d’abord le rôle du hasard dans l’histoire, symbolisé par le fameux nez de Cléopâtre, ou la mort prématurée d’Alexandre d’une fièvre accidentelle22. La signification générale des événements se dégage pourtant malgré ces hasards, voire grâce à eux. Le nez de Cléopâtre a précisément la bonne dimension pour séduire César. L’irréductibilité de la signification à la causation objective doit être saisie à un niveau plus profond. Le plus souvent, la série des causes objectives ne contient aucune signification. Ou lorsqu’elle en comporte une, ce n’est pas la même que celle qui se dégage finalement : « Il y a donc un problème essentiel : il y a des significations qui dépassent les significations immédiates et réellement vécues et elles sont portées par des processus de causation qui, en eux-mêmes, n’ont pas de signification – ou pas cette signification-là » (IIS, p. 76). Telle est par exemple l’énigme du marxisme. Comment un processus aveugle sans finalité, la causalité économique, peut-il produire un résultat ayant une signification générale pour l’humanité, l’avènement du communisme et de la société sans classes ? Castoriadis reformule l’antinomie classique entre liberté et nécessité dans les termes de l’opposition entre les significations, créations de l’histoire, et les causalités, processus anonymes de production des événements23. Il renvoie dos à dos les solutions de Hegel et de Marx. La fameuse « ruse de la raison », qui consiste à postuler que la raison utilise les processus nécessaires sans signification pour engendrer un sens rationnel, est « une phrase qui ne résout rien », et reconduit le vieux modèle de la providence (IIS, p. 76). Hegel à tout le moins ne commet pas l’erreur de trancher l’antinomie en réduisant intégralement la signification à la causation, comme Marx le fera. Pour Castoriadis, il faut tenir ensemble les deux côtés de cette antinomie. À la causalité historique (subjective et objective) se superpose un enchaînement de significations qui lui est irréductible. Il y a une logique historique, qui n’est ni la logique subjective (causalité des motivations portée par une conscience), ni la logique objective (causalité des circonstances).
15Castoriadis donne l’exemple du capitalisme24. Il s’agit d’un phénomène historique formant une entité cohérente, un système inépuisable de significations qui transcende toutes les motivations subjectives et les connexions causales qui ont accompagné son apparition. Max Weber a montré qu’il existe une forte corrélation entre l’esprit calviniste (accumuler des richesses pour espérer être sauvé) et le développement du capitalisme25. Mais la réalité économique du capitalisme n’était justement pas le but des individus en proie à l’angoisse du salut, qui était d’ordre spirituel. La signification globale du phénomène se dérobe aux multiples processus causaux, qui convergent cependant en sa direction « comme si » elle les prédéterminait. Mais pas plus que la signification n’est réductible à la causation, la causation ne peut être ramenée à un processus caché de significations. Les deux régimes coexistent en étant à la fois liés l’un à l’autre et indépendants l’un de l’autre. Pour décrire cette énigme d’un sens jaillissant à partir de l’absence de sens, Castoriadis emploie la métaphore du théâtre : « Qu’est-ce qui donne, aux grands événements historiques, cette apparence qui est plus qu’apparence d’une tragédie admirablement calculée et mise en scène, où tantôt les erreurs évidentes des acteurs sont absolument incapables d’empêcher le résultat de se produire, où la “logique interne” du processus se montre capable d’inventer et de faire surgir au moment voulu tous les coups de pouce et les crans d’arrêt, toutes les compensations et tous les truquages nécessaires pour que le processus aboutisse – et tantôt l’acteur jusqu’alors infallible fait la seule erreur de sa vie, qui était indispensable à son tour pour la production du résultat “visé” ? » (IIS, p. 67-68).
16Même si la métaphore de la tragédie reste une métaphore, elle est dans l’esprit de Castoriadis « plus qu’une apparence », et reçoit donc une dimension de réalité qui soulève une nouvelle question. La thèse de l’irréductibilité de la signification à la causation ne conduit-elle pas à minorer voire à supprimer le principe de faisabilité de l’histoire défendu initialement dans la critique de Marx ? D’un côté, Castoriadis souligne en effet le rôle conscient que les individus et les peuples jouent dans l’histoire, ce qui lui fait rejeter le déterminisme économique comparé précisément à une tragédie inexorable où tout est écrit à l’avance. De l’autre, sa critique du causalisme historique l’amène à détacher la signification des événements de la causalité objective et subjective, donc des motivations conscientes des individus. De ce point de vue, le sens de l’histoire échappe à la volonté des acteurs, dont on ne saurait dire qu’ils sont les auteurs de l’histoire. La métaphore de la tragédie devient de nouveau pertinente ! Tout se passe comme si on allait de Charybde en Scylla. Pour réfuter le causalisme, Castoriadis bascule dans une sorte de fatalisme, qui fait de l’histoire un processus de création se produisant par dessus la tête des acteurs qui y participent. Bref, la défense du principe de faisabilité de l’histoire contre le causalisme historique mène tout droit à la négation de ce principe. Or, cette conclusion est forcément problématique pour Castoriadis, qui maintient jusque dans les dernières lignes de son ouvrage l’idée de faisabilité de l’histoire26.
17Il n’y a pas chez Castoriadis d’opposition entre le faire et le créer. Le faire historique bien compris est une création, une « autotransformation » de la société. S’esquisse dès lors une issue à l’aporie soulevée précédemment. Le principe de faisabilité de l’histoire ne doit pas être compris sur le modèle de la causalité subjective, comme causation d’événements par des acteurs, il est création de significations. De ce point de vue, la thèse de l’irréductibilité de la signification à la causation serait non pas un oubli du principe de faisabilité de l’histoire, mais sa reformulation en termes de créativité, qui lui donnerait un sens plus radical. Si le faire historique est une création, la question est dès lors de savoir si l’on peut identifier un ou des auteurs de cette création ? Autant l’objet de la création historique est bien défini par Castoriadis – significations, institutions, etc. –, autant son origine est obscure. Qui est le créateur de l’histoire ?
III. Histoire et création
18La compréhension de l’histoire comme création s’enracine dans une conception spécifique du temps. Contre la pensée identitaire du temps qu’il attribue à la tradition, Castoriadis affirme que le temps est « autoengendrement de l’altérité absolue », « création ontologique » (IIS, p. 286). Loin d’être une simple répétition indéfinie d’instants, le temps « véritable » est un processus d’altérité-altération, il est « temps de l’éclatement, de l’émergence, de la création » (IIS, p. 300-301), « le suintement perpétuel du nouveau dans la porosité de l’être, qui altère l’identique alors même qu’il le laisse intact » (IIS, p. 103). L’altérité doit être distinguée de la différence, qui se fait toujours sur fond d’identité. Ainsi, le cercle est différent de l’ellipse, mais La Divine comédie est autre que l’Odyssée, le capitalisme autre que la société féodale27. Conçu de la sorte, le temps est-il la source créatrice de l’histoire ? Si tel était le cas, l’histoire serait un processus automatique de création, qui se ferait sans le concours des hommes. Or, l’histoire est bien temporelle, puisqu’elle est succession/création d’événements qui se déploie dans l’avenir, le présent et le passé, mais elle est également autre que le temps, pour reprendre la distinction de Castoriadis, parce qu’elle ajoute à celui-ci l’élément de la praxis.
19À la source de l’histoire, il y a la praxis. Castoriadis le suggère lorsqu’il affirme, contre le versant positiviste du marxisme, que l’activité des hommes est « la source dernière de toute signification » (IIS, p. 101). Cette idée est développée notamment dans la deuxième partie de L’Institution imaginaire de la société, intitulée « Théorie et projet révolutionnaire ». Le monde historique est le monde du faire humain. Ce faire ne peut garantir rationnellement ni ses fondements, ni ses résultats, de même que l’artiste sait ce qu’il veut faire, mais ignore si son œuvre correspondra à son projet. Faire un livre, un enfant, une révolution, c’est se projeter dans une situation inconnue qu’on ne peut pas anticiper par la pensée28. Au regard du rôle de la praxis, l’histoire n’a plus rien d’une tragédie, elle est plutôt, selon l’image de Marx, « une macabre farce », « du Grand-Guignol où les cadavres et la souffrances sont réels, mais ce n’est pas de la tragédie, il n’y a là rien d’inéluctable » (IIS, p. 140). Castoriadis définit la praxis de manière très large, elle est une activité qui vise le développement de l’autonomie de l’autre ou des autres, ce qui englobe aussi bien la politique, la pédagogie que la médecine. Dans sa forme la plus radicale, la praxis est l’activité révolutionnaire, qui vise la transformation de la société par l’autonomie des hommes pour réaliser l’autonomie de tous29. Cette théorie de la praxis s’appuie sur un principe d’autonomie, auquel Castoriadis confère une dimension transhistorique : « Nous affirmerions la valeur de l’autonomie quelles que soient les circonstances, et plus profondément, car nous pensons que la visée de l’autonomie tend inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire, que, au même titre que la conscience, la visée d’autonomie c’est le destin de l’homme, que, présente, dès l’origine, elle constitue l’histoire plutôt qu’elle n’est constituée par elle » (IIS, p. 148-149). On peut se demander si Castoriadis ne cède pas ici à ce qu’il dénonce par ailleurs sous le nom de conception « hégéliano-marxiste » de l’histoire. Car il introduit un sens global, un but général dans l’histoire, qui n’est pas sans rappeler le fameux « règne de la liberté » chez Marx, dans lequel « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous30 », ou plus en amont l’idée hégélienne que l’histoire mondiale progresse en direction du principe selon lequel « tous les hommes sont libres31 ».
20Certes, Castoriadis donne à la notion d’autonomie une signification différente. L’autonomie n’est ni la liberté inaliénable d’un sujet abstrait, ni la fiction d’un sujet qui voudrait se rendre « maître et possesseur de l’histoire » (IIS, p. 168). Le principe de faisabilité de l’histoire ne signifie jamais la possibilité pour les hommes de maîtriser intégralement le processus des événements. Sur ce point, Castoriadis reste dans le sillage de Hegel et Marx, qui insistent l’un et l’autre sur l’erreur de croire que l’histoire serait comme la nature, un milieu neutre transformable à volonté. L’originalité de Castoriadis est ailleurs, dans l’usage qu’il fait de la psychanalyse et sa réflexion sur les institutions. Telle qu’il la conçoit, l’autonomie est libération à l’égard des diverses aliénations que constituent la domination par le « ça », au sens freudien, et les institutions, qui ont tendance à s’autonomiser aux dépens de leurs fins initiales et à se retourner contre les individus qui les ont créées, en les forçant à répéter leurs normes. L’individu autonome est celui qui s’est affranchi du discours de l’autre en lui pour devenir une instance de décision. La société autonome est celle qui s’est libérée de ses institutions aliénantes pour retrouver son rôle de société instituante, qui crée de nouvelles institutions. Le paradoxe de l’institution est d’étouffer le principe qui l’a engendrée – la faisabilité de l’histoire –, ce qui explique pour Castoriadis que les périodes de fortes créations historiques soient si rares32. L’autonomie véritable n’existe pas encore, mais elle n’est pas pour autant une utopie. Castoriadis en déchiffre la présence dans son époque présente, il pense qu’elle est y contenue comme une possibilité et une demande33.
21L’activité des hommes n’est pas le dernier mot dans la recherche de l’origine de l’histoire. Castoriadis considère que la source véritable de la création historique est l’imaginaire. L’imaginaire est « la racine aussi bien de l’aliénation que de la création dans l’histoire » (IIS, p. 200). En quel sens ? La création historique est création d’institutions, qui se définissent par un ensemble de significations, posées de façon universelle et sanctionnées selon des pratiques déterminées. Ce concept large de l’institution ne se limite pas au sens traditionnel (la justice, l’Université, l’État, etc.), il englobe des phénomènes historiques comme l’invention de la démocratie en Grèce34, l’instauration de l’esclavage ou la naissance du capitalisme. Or, toute institution contient du symbolique, qui consiste à poser un lien entre deux choses, de sorte que l’une représente l’autre, selon une structure de « quid pro quo ». L’imagination est à la racine de la création historique, dans la mesure où elle crée les significations nouvelles constitutives de l’institution, et en particulier les symboles. Castoriadis définit l’imaginaire « dernier et radical » comme « la faculté originaire de poser et de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été) » (IIS, p. 191). Un symbole est précisément une chose qui renvoie à une autre qu’elle n’est pas et qui n’est pas donnée dans la perception, une relation entre un donné et un non-donné. Cette relation elle-même est construite par l’esprit, elle n’est pas donnée dans la nature. Voilà pourquoi elle requiert l’activité imaginaire, la capacité de voir une chose autrement qu’elle n’est, afin de la relier à quelque chose qui n’existe pas35. L’imaginaire est donc la source ultime de l’aliénation et de la création historiques, parce qu’elle est la source du symbolique inhérent aux institutions, qui peuvent elles-mêmes devenir des instances aliénantes, lorsque les hommes ne reconnaissent plus l’imaginaire comme leur propre produit.
22Par l’imaginaire, l’homme transcende les formes données de son existence, il est, selon une expression que Castoriadis attribue à Hegel, « ce qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas » (IIS, p. 204). Toutefois, l’imaginaire de l’individu reste le plus souvent un phantasme privé, il ne peut être à la source du symbolique présent dans les institutions que s’il prend une dimension collective36. Castoriadis compare en ce sens l’imaginaire d’une société à « l’esprit d’un peuple » de Hegel (IIS, p. 193). L’histoire est le résultat de la praxis des hommes, qui s’incarne dans des institutions, lesquelles sont elles-mêmes des reseaux symboliques ayant leur source dans l’imaginaire radical. En vertu de ce raisonnement, Castoriadis peut affirmer que « l’histoire est impossible et inconcevable en dehors de l’imagination productive ou créatrice, de ce que nous avons appelé l’imaginaire radical tel qu’il se manifeste à la fois et indissolublement dans le faire historique, et dans la constitution, avant toute rationalité explicite, d’un univers de significations » (IIS, p. 220). L’imaginaire radical dans sa forme collective est la racine du principe de faisabilité/créativité de l’histoire.
23Revenons maintenant à notre interrogation précédente. La signification est irréductible à la causation. Dès lors qu’on écarte la causalité subjective du processus de création des significations qui sont au cœur des grands événements historiques, la question se pose de savoir qui est à l’origine de cette création. Qui crée les signications historiques ? La question est d’autant plus pertinente que Castoriadis refuse de voir dans l’histoire « un processus sans sujet », selon la formule d’Althusser37. C’est la « société instituante » qui crée l’histoire38. Cette notion englobe elle-même deux éléments, la praxis humaine, qui est à l’origine des significations, et l’imaginaire radical, comme invention relative ou absolue, qui est plus originaire que la praxis. Du même coup, le problème initial est déplacé. Non seulement les significations échappent à la causalité subjective des motivations conscientes, mais elles découlent d’un imaginaire social et collectif qui dépassent la conscience des individus. Castoriadis reprend à ce sujet l’exemple récurrent de la tragédie grecque : « Lorsque Sophocle parlait de lois divines, plus fortes et plus durables que celles faites de la main de l’homme (et, comme par hasard, il s’agit dans le cas précis de l’interdit de l’inceste qu’Œdipe a violé), il indiquait une source de l’institution au-delà de la conscience lucide des hommes comme législateurs » (IIS, p. 197).
24À l’image de l’interdit de l’inceste, l’imaginaire social qui sous-tend les institutions n’est pas l’œuvre de la praxis humaine, il n’est pas fait par les mains de l’homme, au sens où il est au-delà de leur conscience. Si cette affirmation est juste pour une réalité sociale comme l’interdit de l’inceste, est-elle pertinente pour le domaine de la création historique, d’une révolution par exemple ? Il est permis d’en douter. L’imaginaire radical apparaît comme une puissance créatrice autonome, qui s’exerce en amont de la conscience des invididus et des peuples, dont on ignore, à lire Castoriadis, le rôle exact qu’ils peuvent jouer dans le processus historique. Le retour discret du motif de la tragédie révèle ainsi une équivocité profonde. D’un côté, Castoriadis défend tout au long de son ouvrage l’idée que les hommes sont les auteurs conscients de leur histoire, par la création d’institutions nouvelles. De l’autre, le passage de la notion de faire historique, ancré sur la praxis, au concept de création, fondée sur l’imaginaire social, entraîne une disparition des acteurs de la scène de l’histoire, qui devient paradoxalement une création sans auteur, une tragédie sans comédiens. L’histoire est création ex nihilo, au sens où personne ne semble là pour l’accomplir. De ce point de vue, la création de l’histoire a plus le sens d’un génitif subjectif qu’un génitif objectif, elle devient un processus d’« auto-institution », comme si elle s’engendrait elle-même39. Le créationisme historique retombe subrepticement dans les ornières du fatalisme, combattu initialement dans la critique de Marx. On peut se demander si Castoriadis parvient à concilier l’idée de faisabilité de l’histoire avec la thèse de l’histoire comme création de l’imaginaire radical. L’aporie perce à travers une notion évoquée en passant à plusieurs reprises. Il s’agit du « choix » que chaque société fait de son symbolisme40. Castoriadis met lui-même cette notion entre guillemets, pointant par là sans la résoudre la difficulté.
Conclusion
25La pensée de l’histoire de Castoriadis se caractérise donc à la fois par une radicalisation et une limitation du principe de faisabilité. Il affirme, contre une certaine lecture du marxisme, que les hommes font leur propre histoire, et soutient qu’il faut comprendre ce faire non comme causalité d’événements mais comme création de significations. La thèse que l’histoire est création ne signifie pas que celle-ci soit entièrement intelligible pour l’homme. À la différence de Hegel et de Marx, Castoriadis rejette l’idée de Vico selon laquelle verum et factum convertuntur. Bien que faite par les hommes, l’histoire n’en demeure pas moins selon lui en grande partie obscure41. La limitation du principe de création de l’histoire n’est pas que d’ordre gnoséologique, elle est également d’ordre pratique. Les institutions ont besoin, pour se maintenir, de dénier leur origine, la société institutante, et de substituer à la logique de la création celle de la répétition, afin de soumettre les individus à leurs normes. Menacée par la société instituée qui tend à la refouler, la création est aussi mise en péril par la société instituante, qui risque, en situant l’origine des significations dans un imaginaire radical essentiellement inconscient, de priver les individus de toute maîtrise sur le processus historique. Si les individus et les peuples pouvaient dans certaines limites choisir leur imaginaire social, alors l’histoire serait pleinement leur création, l’œuvre de leur liberté. Dans quelle mesure cela est-il possible ? Telle nous semble être l’une des interrogations laissées en suspens dans L’Institution imaginaire de la société.
Notes de bas de page
1 Cf. R. Koselleck, « “Historia magistra vitae”. De la dissolution du “topos” dans l’histoire moderne en mouvement », dans Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. de J. et M.-C. Hook, Paris, éditions de l’EHESS, 1990, p. 37-62.
2 Cf. R. Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », dans Le Futur passé, op. cit., p. 307-329.
3 Préface des Principes de la philosophie du droit, trad. de J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 86.
4 Cité par R. Koselleck, « Le futur passé des Temps modernes », dans Le Futur passé, op. cit., p. 22.
5 Cf. R. Koselleck, « Du caractère disponible de l’histoire », dans ID., p. 233-247.
6 Cf. C. Bouton, Le Procès de l’histoire. Fondements et postérité de l’idéalisme historique de Hegel, Paris, Vrin, 2004.
7 ISS = L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, rééd. « Points. Essais », 1999 (1975).
8 Voir à ce sujet B. Mabille, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999.
9 Pour une vision d’ensemble du rapport de Castoriadis au marxisme, voir N. Poirier, Castoriadis. L’imaginaire radical, Paris, PUF, 2004, p. 35-73.
10 Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Marx : Œuvres IV. Politique I, éd. de M. Rubel, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994, p. 437 (« Die Menschen machen ihre eigene Geschichte, aber sie machen sie nicht aus freien Stücken, nicht unter selbstgewählten, sondern unter unmittelbar vorgefunden, gegebenen, überlieferten Umständen »). Pour les autres textes de Marx sur ce thème, voir notre ouvrage Le Procès de l’histoire, op. cit., p. 222-228.
11 Cf. IIS, p. 85-87. Sur la conception dialectique du progrès chez Marx, voir E. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La découverte, rééd. 2001, p. 75-115.
12 Cf. IIS, p. 31.
13 Cf. Le Procès de l’histoire, op. cit., p. 195-214.
14 Cf. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, trad. cit. p. 437.
15 Cf. N. Waszek, « Histoire pragmatique – histoire culturelle : de l’historiographie de l’Aufklärung à Hegel et son école », Revue germanique internationale, 10/1998, p. 10-40.
16 Cf. IIS, p. 63-65.
17 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, traduit par S. Mesure, Paris, Les Éditions du Cerf, 1992, p. 251.
18 R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, rééd. coll. Tel, 1986, p. 195-224.
19 ID., p. 224.
20 Cf. IIS, p. 65-68.
21 Cité dans IIS, p. 66.
22 Cf. IIS, p. 73-76.
23 Cf. IIS, p. 77.
24 Cf. IIS, p. 66-67.
25 Cf. l’étude célèbre intitulée L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
26 Cf. IIS, p. 538.
27 Cf. IIS, p. 291.
28 Cf. IIS, p. 109, 130.
29 Cf. IIS, p. 115.
30 Manifeste du parti communiste, trad. de É. Bottigelli, éd. revue par G. Raulet, Paris, GF, 1998, p. 102.
31 Die Vernunft in der Geschichte, hrsg. von J. Hoffmeister, F. Meiner, 1994, p. 63, trad. de K. Papaioannou, La Raison dans l’histoire, Paris, « 10/18 », rééd. 1988, p. 84.
32 Cf. « Imaginaire et imagination au carrefour », dans Figures du pensables, Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Seuil, 1999, p. 97. Les deux seuls exemples de créations historiques sont selon Castoriadis la naissance de la démocratie et de la philosophie dans la Grèce ancienne et l’époque qui succède à la longue période hétéronome du Moyen Âge.
33 Cf. IIS, p. 148-149.
34 Cf. « La polis grecque et la création de la démocratie », dans Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 261-306.
35 À propos du rôle fondamental qu’il accorde à l’imagination, Castoriadis se réfère à Aristote – « l’âme ne pense jamais sans image » (De Anima, III, 7) – et à la tradition de l’idéalisme allemand, Kant, Fichte et Hegel (cf. IIS, p. 220, note 45 et « La découverte de l’imagination », dans Domaines de l’homme, éd. cit., p. 327-363). Mais à propos de la conception hégélienne de l’imagination dans l’Encyclopédie, il note : « caractère simplement reproductif et recombinatoire de son activité, statut déficient, illusoire, trompeur ou suspect de ses œuvres » (« La découverte de l’imagination », p. 330). Un tel jugement nous semble très réducteur, puisque Hegel est l’un des seuls philosophes à avoir souligné le rôle central de l’imagination dans la création des signes. Nous renvoyons sur ce point à notre étude « L’épithaphe et le tombeau : imagination et raison dans la Psychologie de Hegel », Philosophie no 52, Hegel : études, décembre 1996, p. 54-76.
36 Cf. IIS, p. 217.
37 Cf. « Mode d’être et problèmes de connaissance du social-historique », dans Figures du pensable, op. cit., p. 262.
38 Cf. « La polis grecque et la création de la démocratie », dans Domaines de l’homme, op. cit., p. 264 : « "Ce qui" crée la société et l’histoire, c’est la société instituante par opposition à la société instituée ».
39 IIS, p. 538. La formule fait songer à la notion d’« autochangement » (Selbstveränderung) de la thèse 3 sur Feuerbach.
40 Cf. IIS, p. 206, 219, 221.
41 Cf. Sujet et vérité dans le monde social-historique (Séminaires 1986-1987), Paris, Seuil, 2002, p. 422 : « S’il y a un domaine dans lequel nous sommes plongés dans une nuit cimmérienne, c’est notre propre vie, l’histoire de l’humanité, la nature des sociétés – toutes choses faites par l’homme ».
Auteur
Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3
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