Le social-historique chez Castoriadis et le poids de la pensée héritée
p. 31-63
Texte intégral
1« Partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires » affirme Castoriadis, dès les premières pages de l’Institution imaginaire de la société, résumant de manière lapidaire un parcours intellectuel et militant d’une quinzaine d’années1. D’aucuns ne manqueront sans doute pas d’y voir l’expression d’une pensée datée au double sens du terme : aisément situable dans son époque, cette pensée serait par là même dépassée.
2Si une telle réaction est compréhensible aujourd’hui où il n’est plus guère question de révolution – ni de marxisme du reste, elle n’est pas légitime pour autant. Qui se donne la peine de lire le bilan provisoire du marxisme qui constitue la première partie du livre de Castoriadis, se rendra du reste vite compte que les analyses qui y sont développées ne présentent pas un intérêt simplement historique, mais renvoient à des problèmes qui restent les nôtres, et qu’on ne saurait les réduire au contexte idéologique des années où elles ont été avancées. Ce qui sous-tend le congé donné au marxisme c’est en effet un refus de concevoir objectivement le développement historique. Selon Castoriadis, la volonté de faire de l’Histoire une science est profondément incohérente dans la mesure où cela revient à nier ce qui est le propre même de son objet : la nouveauté, qui n’est telle que parce qu’elle relève d’une création. Entendons ici une création radicale, c’est-à-dire l’émergence de ce qui n’a jamais été d’aucune façon, ni même virtuellement ou en puissance. Ainsi va-t-il énoncer sa thèse fondamentale concernant l’Histoire qu’il ne dissocie pas du social et qu’il appelle pour cette raison le social-historique ; à savoir qu’il y a irréductibilité de la signification à la causation.
3On perçoit ici qu’une telle position dépasse largement la remise en cause de la pensée marxiste de l’histoire pour atteindre toute pensée ayant la prétention de saisir l’intégralité de l’histoire. Ce qui se trouve en jeu ici, c’est au fond une réflexion sur la temporalité qui semble atteindre la pensée héritée dans son ensemble. On perçoit du même coup l’ambition de Castoriadis qui ne va pas hésiter à tout remettre en question. Loin pourtant de discréditer son entreprise, une telle ambition semble signer sa grandeur : toute grande pensée n’est-elle pas portée par le désir de comprendre ; et ce, même si elle sait pertinemment qu’un tel désir est intarissable et qu’aucune œuvre, jamais, n’épuisera l’interrogation philosophique ? C’est bien pourquoi, lisant Castoriadis comme un auteur qui en appelle d’abord et avant tout à la pensée, à la reprise incessante des questions qui ne cessent de nous tarauder en tant que nous sommes conscients de notre finitude, nous pensons qu’il ne faut pas craindre d’aborder ce qui chez lui fait difficulté, convaincus que c’est par là que son œuvre s’affirmera le plus sûrement comme une grande œuvre.
4Aussi après avoir brièvement rappelé la critique qu’il adresse à la pensée de Marx, et rendu compte des conséquences que Castoriadis tire de ce qu’il appelle le paradoxe de la connaissance historique – qui veut que toute connaissance de l’histoire soit elle-même historique, nous tâcherons de voir comment sa thèse quant au social-historique atteint l’ensemble de la pensée héritée. Nous serons alors à même de prendre toute la mesure de la thèse de Castoriadis dont la fragilité pourrait bien se révéler comme l’expression de sa dimension novatrice.
I. La critique de la pensée marxiste
5Comme le propos rappelé en introduction le souligne, Castoriadis a d’abord été un militant révolutionnaire. C’est dire qu’il a pris au sérieux la pensée de Marx dans sa volonté de dépasser la simple théorie pour se poser comme praxis. Ce qui à ses yeux impose de confronter la théorie à l’épreuve des faits, et l’amène à dresser ce qu’il nomme lui-même un « bilan provisoire » du marxisme.
6Provisoire doit s’entendre ici en un double sens dans la mesure où il est certes l’expression d’une pensée consciente de ses limites mais où il représente aussi une étape dans le cheminement propre de Castoriadis, lequel n’a cessé de pousser plus avant sa réflexion, creusant toujours davantage dans le labyrinthe2. C’est ainsi que, partant de l’approche marxiste, Castoriadis va non seulement revenir sur la pensée de Marx, mais finir en outre par remettre en cause l’ensemble de la pensée héritée. Autant dire que le point de départ de Castoriadis se trouve dans une critique interne du marxisme.
A. De la critique du contenu à la critique du principe
7Au-delà du problème que pose la politique réelle se réclamant de Marx pour la pensée de celui-ci ; au-delà donc de la question de savoir si oui ou non le stalinisme, et plus largement le devenir de la révolution de 17, remettent en cause la théorie de Marx, il s’agit essentiellement pour Castoriadis de se demander « ce qu’il est advenu du contenu le plus concret de la théorie marxiste, à savoir de l’analyse économique du capitalisme3 ».
8L’importance de la question tient au fait que cette analyse « constitue la pointe où doit se concentrer toute la substance de la théorie, où la théorie montre enfin qu’elle est capable [...] de faire coïncider sa propre dialectique avec la dialectique du réel historique4. » Or que pensait Marx ? et que prévoyait-il ? « On sait, rappelle Castoriadis, que pour Marx, l’économie capitaliste est sujette à des contradictions insurmontables qui se manifestent aussi bien par les crises périodiques de surproduction que par des tendances à long terme dont le travail ébranle de plus en plus le système5. » Rappelons que selon Marx, le développement du taux d’exploitation, c’est-à-dire l’accroissement de la misère d’une part, le développement de la composition organique du capital, entraînant la permanence du chômage, d’autre part, et la baisse du taux de profit, enfin, minaient littéralement le système. Comme le note Castoriadis, « ce qui s’exprime par là en dernière analyse, c’est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx : l’incompatibilité entre le développement des forces productives et les “rapports de production” ou “formes de propriété” capitalistes6. »
9Autant dire que, livré à lui-même, le capitalisme finira par s’effondrer. Ce qui manifestement n’est pas encore avéré. On dira non sans raison que les faits ne démontrent rien en eux-mêmes. Mais on remarquera également qu’une approche qui ne se veut pas simple philosophie, comme c’est le cas du marxisme, peut difficilement refuser l’épreuve du réel7.
10Il s’agit donc de prendre acte de l’évolution du capitalisme : de sa pérennité, comme de sa capacité à se transformer, et partant de « revenir sur la théorie économique de Marx ». La question se pose en effet de savoir si la contradiction qu’on note entre la réalité et les prévisions de Marx est « simplement apparente et passagère », si l’on peut amender le cadre de la pensée de Marx afin d’intégrer les faits constatés, ou si ce n’est pas plutôt « la substance même de la théorie qui est en cause8. »
11De ce point de vue, la position de Castoriadis est extrêmement claire et catégorique. Il n’hésite pas en effet à déclarer que la théorie économique de Marx « n’est tenable ni dans ses prémisses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure9. » Une telle assurance peut surprendre. Elle se justifie pourtant par les années d’étude et de pratique militante qui ont conduit Castoriadis à tenir compte de l’importance des actions des hommes. Ce que ne fait pas l’analyse économique de Marx, et qui explique son échec au fond10.
12Or cette action est à prendre en considération selon deux optiques : celle de la lutte des classes bien sûr, conduisant à ce qu’il est convenu d’appeler les acquis sociaux ; mais également celle de l’aménagement du système par les capitalistes eux-mêmes. Trop peu souvent pris en compte, ce point est opportunément mis en évidence par L. Boltanski et É. Chiapello qui, dans Le nouvel esprit du capitalisme, montrent comment le patronat est parvenu à juguler la contestation quasi quotidienne s’exprimant dans les entreprises au début des années 1970 en répondant prioritairement, non plus aux revendications liées à la « critique sociale » centrée sur les revalorisations de salaire et la baisse du temps de travail, mais à celles relevant de ce qu’ils nomment la « critique artiste » réclamant un pouvoir d’expression de soi dans le travail11.
13Il peut paraître étonnant que Castoriadis accuse ainsi Marx de n’avoir pas tenu compte de l’action humaine dans sa théorie économique. Mais ce n’est que la conséquence logique de la prémisse fondamentale de l’auteur du Capital qui veut que le capitalisme réifie les individus. Or c’est là une abstraction qui « ne correspond pour ainsi dire qu’à la moitié de la réalité, et qui comme telle est finalement fausse ». En effet « la réification ne peut jamais se réaliser intégralement. Si elle le faisait, si le système réussissait effectivement à transformer les hommes en choses mues uniquement par les “forces” économiques, il s’effondrerait immédiatement ». Autrement dit, le capitalisme met « constamment à contribution l’activité proprement humaine de ses assujettis qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus possible12. » Il est ainsi clair que Marx n’a pas saisi la contradiction réelle du capitalisme qui vient de ce qu’un tel système « ne peut fonctionner que pour autant que sa tendance profonde, qui est effectivement la réification, n’est pas réalisée, que ses normes sont constamment combattues dans leur application ».
14On ne saurait trop insister sur l’importance que revêt cette contradiction aux yeux Castoriadis et que l’on trouve formulée à de très nombreuses reprises tout au long des écrits de la période de Socialisme ou Barbarie. C’est qu’elle indique à la fois le sens profond de l’organisation capitaliste et la visée révolutionnaire. Si en effet la tendance fondamentale du système – qui se révèle clairement dans l’atelier de production, mais qui affecte aussi bien la consommation, les loisirs, la culture – est d’interdire toute initiative aux individus, alors même que celle-ci est requise pour la survie du système, il est clair que le projet révolutionnaire sera de dépasser ce que Castoriadis nomme cette « absence des hommes à la société13 » par ce qu’il désigne dans un premier temps la gestion ouvrière puis l’auto-gestion et finalement la démocratie directe.
15Mais revenons à notre propos quant à la pensée de Marx, et tâchons de bien prendre la mesure des conséquences de cette critique de Castoriadis. Est en cause ici la vision de la contradiction fondamentale du capitalisme comme étant de nature économique. Ce qui oblige à revenir sur deux points centraux du marxisme.
16Il faut tout d’abord reconnaître qu’il n’est plus possible de maintenir la place centrale que Marx accorde à l’économie comme telle – et ce, même dans le cadre du capitalisme qui est pourtant le régime sous lequel l’autonomisation de la sphère économique est la plus grande. Il faut admettre par ailleurs que « la conception que Marx se faisait de la dynamique sociale et historique la plus générale est mise en question sur le terrain même où elle avait été élaborée le plus concrètement ». En effet, « ce qui paraissait à Marx et aux marxistes comme une “contradiction” qui devait faire éclater le système a été “résolu” à l’intérieur du système ». Aussi « ce schéma mécanique » proposé par Marx n’est-il plus tenable : il décrit certes « à peu près fidèlement ce qui a eu lieu lors du passage de la société féodale [...] à la société capitaliste », mais représente une extrapolation abusive à l’ensemble de l’histoire d’un processus qui ne s’est réalisé que pendant une seule phase de cette histoire.
17Un lecteur de Marx pourrait ici s’étonner des propos de Castoriadis. Est-il bien légitime de parler ainsi de schéma mécanique à propos du théoricien de la lutte des classes ? Précisons donc que Castoriadis ne méconnaît nullement le fait que Marx a pensé l’histoire comme expression d’un conflit entre les hommes : c’est même là son apport proprement révolutionnaire, assure-t-il. Mais cette thèse lui paraît incompatible avec celle développée dans Le Capital.
B. La double orientation de la pensée de Marx
18Castoriadis insiste en effet sur la présence de deux tendances antinomiques chez Marx, deux éléments, dit-il, « dont le sens et le sort historiques ont été radicalement opposés14 ». Mais quels sont-ils au juste ?
19Le premier de ces éléments qui « éclate dans les œuvres de jeunesse de Marx, apparaît encore de temps en temps dans ses œuvres de la maturité, réapparaît parfois dans celle des plus grands marxistes – Rosa Luxemburg, Lénine, Trotsky – resurgit une dernière fois chez G. Lukàcs » est « l’élément révolutionnaire » de la pensée marxiste. C’est lui en effet qui représente « une torsion essentielle dans l’histoire de l’humanité » assure Castoriadis15. Pour ce dernier, ce qui caractérise la pensée de Marx ici et qui la rend révolutionnaire, c’est le fait de refuser d’envisager l’histoire comme une totalité entièrement saisissable par la pensée, pour affirmer ce que Reinhart Koselleck appellera la faisabilité de l’histoire16.
20Les propos de Castoriadis sont on ne peut plus clairs : parlant de cet élément révolutionnaire ils assurent en effet que c’est lui « qui refuse de se donner d’avance le problème de l’histoire et une dialectique achevée, et affirme que le communisme n’est pas un état idéal vers quoi s’achemine la société, mais le mouvement réel qui supprime l’état de choses existant » ; lui « qui met l’accent sur le fait que ce sont les hommes qui font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; lui « qui sera capable de reconnaître dans le Commune de Paris ou dans les Soviets russes, non seulement des événements insurrectionnels, mais la création par les masses en action de nouvelles formes de vie sociale17. »
21Or, si Marx a perçu l’importance d’une telle dimension – la dimension créatrice des hommes à l’œuvre dans l’histoire –, Castoriadis assure qu’il n’y a là guère plus qu’une intuition qui sera vite recouverte par l’autre orientation de sa pensée qui vise, elle, à appréhender la société et l’histoire de manière scientifique. C’est ce second élément constitutif de son œuvre qui « fait comparer à Marx l’évolution sociale à un procès naturel, qui met l’accent sur le déterminisme économique18. »
22Il convient ici de souligner que Castoriadis refuse de saisir dialectiquement ces deux éléments constitutifs de la pensée de l’histoire chez Marx. Il juge en effet antinomiques les thèses affirmant, d’une part, que l’histoire n’est que l’histoire de la lutte des classes et, d’autre part, que la clef du développement historique se trouve au niveau des forces productives. C’est là un point que bien des marxistes mettront en cause, mais qui est central pour l’intelligence de la pensée de notre auteur19.
23Rappelons toutefois que quelqu’un comme Althusser a aussi fondé sa lecture sur la prise en compte de deux tendances hétérogènes chez Marx, mais pour en tirer une appréciation radicalement différente de celle de Castoriadis. Comme on sait en effet, l’auteur de Pour Marx avance l’idée d’une « coupure épistémologique » signant l’existence de deux périodes dans la pensée et l’œuvre de Marx : la période encore « idéologique », antérieure à 1845 et la période « scientifique » postérieure à cette date20, et assure que seule la seconde est réellement marxiste.
24Notre propos n’est certes pas de revenir sur cette question de la coupure et les débats qu’elle a suscités, mais simplement de rappeler que la pensée de Marx s’est pour le moins infléchie en 184521 avec l’analyse de l’idéologie. C’est là un concept clef qu’il s’agit d’expliciter quelque peu, dans la mesure où il va permettre de saisir la portée réelle de la critique que Castoriadis adresse à Marx.
25Reprenant un terme apparu à la fin du xviiie siècle22 pour signifier, suivant son étymologie, la science des idées, Marx et Engels lui donne une connotation péjorative en en changeant le sens. Avec eux, en effet l’idéologie, ne se comprend plus comme nommant une théorie explicative, mais la chose à expliquer elle-même. Autant dire que si, par ce vocable, les idéologues entendaient simplement l’analyse de la genèse de nos idées, Marx et Engels désignent eux l’ensemble des représentations caractéristiques d’une société. C’est ainsi du reste qu’ils dénonceront l’idéologie allemande.
26Mais le point essentiel, ce qu’Engels a pu juger comme une « découverte révolutionnaire pour toutes les sciences historiques23 », est bien le fait d’affirmer que ces représentations juridiques, politiques, morales, religieuses, etc. sont à comprendre à partir des conditions matérielles de la vie des hommes, et non à partir de l’évolution de la conscience humaine. Marx est très clair sur ce point : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général24. » Autrement dit, le facteur déterminant pour comprendre une société, ses modes d’organisation, doit être cherché dans la base économique matérielle puisque, comme on sait, Marx assure que « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience25 ».
27Mais, comme on sait également, les hommes ne sont généralement pas conscients de cette détermination. C’est en quoi du reste le concept d’idéologie, tel qu’en usent Marx et Engels, trouve tout son intérêt : il consiste effet à stigmatiser cette méconnaissance de la dépendance de la conscience vis-à-vis de la base économique matérielle26. « L’idéologie, assure Engels, est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique27. »
28Le caractère spécifique de l’idéologie apparaît clairement : ce n’est ni l’erreur ou l’imperfection dans la connaissance, mais l’ignorance des éléments déterminant la pensée. Aussi voit-on que l’idéologie se caractérise par le fait de croire à l’autonomie du monde de la pensée. Et si l’on peut dire que l’idéologie relève de l’illusion, il ne peut s’agir que de l’illusion qui consiste à attribuer aux idées et aux représentations des hommes une genèse et un développement indépendant des conditions historico-sociales dans lesquelles ils vivent.
29Marx, qui a beaucoup réfléchi sur cette notion d’idéologie, a insisté sur l’une des conséquences directes de cette autonomisation de la sphère des représentations intellectuelles qui tient à leur prétention à l’universalité28. Mais là n’est pas notre propos. Ce qui nous intéresse dans cette approche, c’est bien plutôt le fait qu’elle a permis à Marx de dégager les critères de scientificité d’un discours sur le social.
30C’est du reste ce qui a séduit le critique russe du Messager européen, M. Block, dont Marx reprend le texte dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital – texte qui mérite d’être cité largement :
« Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison à un autre. Une fois qu’il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale... »
« Ainsi donc, Marx ne s’inquiète que d’une chose : démontrer par une recherche rigoureusement scientifique la nécessité d’ordres déterminés de rapports sociaux, et, autant que possible, vérifier les faits qui lui ont servi de point de départ et de point d’appui. Pour cela, il suffit qu’il démontre, en même temps que la nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que les hommes y croient ou non, qu’ils en aient ou non conscience... »
« Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins... En se plaçant à ce point de vue pour examiner l’ordre économique capitaliste, Marx ne fait que formuler d’une façon rigoureusement scientifique la tâche imposée à toute étude exacte de la vie économique... La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c’est cette valeur-là que possède l’ouvrage de Marx29. »
31Ces quelques rappels concernant la pensée de Marx étaient nécessaires afin de saisir toute la portée de la critique de Castoriadis, laquelle ne s’en tient nullement à la remise en cause du contenu de la théorie de Marx, mais s’attaque directement à son principe même. « La conclusion qui importe, assure en effet Castoriadis, n’est pas que la conception matérialiste de l’histoire est “fausse” dans son contenu. C’est que le type de théorie que cette conception vise n’a pas de sens [...]. Dire que nous possédons enfin le secret de l’histoire passée et présente (et même jusqu’à un certain point, à venir) n’est pas moins absurde que de dire que nous possédons enfin le secret de la nature. Il l’est même plus à cause de ce qui fait de l’histoire une histoire, et de la connaissance historique une connaissance historique30 ».
32Une des originalités de la critique de Castoriadis, qui apparaît ici clairement, consiste à emprunter au marxisme un de ses principes fondamentaux – qui veut que la connaissance historique est historique – pour le retourner contre le marxisme même.
C. Le paradoxe de la connaissance historique
33Mais que signifie donc que la connaissance historique est historique ? On peut, pour une première réponse, faire appel à la célèbre proposition de Hegel assurant que nul ne peut sauter au-delà de son temps31. Ce qui interdit de penser que l’historien puisse se dégager de son époque pour embrasser d’un seul coup d’œil l’ensemble du monde passé et présent. Pour le dire en termes philosophiques, la condition logique de la connaissance historique ne peut être l’expression d’une conscience transcendantale.
34Fidèle ici à Merleau-Ponty – et au-delà de lui à Weber et à toute une tradition allemande de pensée depuis Dilthey –, Castoriadis assure que « seuls des êtres historiques peuvent se poser le problème de la connaissance de l’histoire, car eux seuls peuvent avoir l’histoire comme objet d’expérience ».
35Ainsi quiconque pense l’histoire la pense nécessairement en fonction de catégories particulières qui sont celles « de son époque et de sa société – catégories qui sont elles-mêmes un produit de l’évolution historique » ; ce qui signifie « penser l’histoire en fonction d’une intention pratique ou d’un projet – projet qui fait lui-même partie de l’histoire32 ».
36Or cela Marx, évidemment, le savait. Ce que ne conteste nullement Castoriadis qui assure au contraire que, non seulement il le savait, mais même qu’il a été « le premier à le dire clairement ». C’est bien pourquoi « il dénonçait l’idée qu’il puisse jamais y avoir un sujet théorique pur produisant une connaissance pure de l’histoire, que l’on puisse jamais déduire les catégories valant pour tout matériel historique (autrement que comme abstractions plates et vides)33. »
37Mais il y a plus ! Marx avait parfaitement dégagé les risques d’une approche historique ne tenant pas compte de son ancrage dans l’histoire et dans le social puisqu’il fut le premier à dénoncer ce qu’on peut appeler le socio-centrisme, attitude consistant à prendre les catégories de pensées propres à sa société pour universelles34.
38L’ironie est ici que Castoriadis accuse Marx de n’avoir pas réussi à éviter les pièges qu’il avait parfaitement repérés de sorte que « l’on retrouve chez lui ce paradoxe d’un penseur qui a pleinement conscience de la relativité historique des catégories capitalistes et qui, en même temps, les projette (ou les retro-projette) sur l’ensemble de l’histoire humaine35. »
39Mais comment soutenir pareille critique ? Les rappels que nous venons de faire quant à la notion d’idéologie permettent de le comprendre aisément.
40En effet, dans la mesure où Marx assure que l’idéologie est le déni du conditionnement de la conscience par l’infra-structure matérielle, il marque une dualité entre un réel et ses représentations. Ce qui conduit tout naturellement à affirmer l’opposition entre vérité et vue illusoire ou entre science et idéologie. Mais pourquoi avancer une telle opposition, sinon parce qu’on se pense en mesure de saisir le réel ? Ce qui, à son tour, invite à penser qu’il existe une position privilégiée donnant accès à ce dernier – laquelle ne peut être qu’en surplomb par rapport au social.
41C’est du reste au nom d’une telle position, qu’il occupe d’autant plus facilement qu’il rompt avec le point de vue du sens commun, que le savant est conduit à revendiquer une domination qu’il pense légitime. Ainsi, comme Bourdieu l’a bien montré, tout en « dénonçant la prétention des agents économiques à posséder une connaissance adéquate des mécanismes économiques, l’économiste “savant” revendique le monopole du point de vue total sur le tout et s’affirme capable de transcender les points de vue partiels et particuliers des groupes particuliers36. » Nous avons là ce qui relève clairement d’une prétention tout à fait illégitime. Double prétention même, puisque, d’une part, il s’agit d’occuper le « point de vue absolu » – le géométral de toutes les perspectives, comme aurait dit Leibniz –, et, par là même, de prétendre exercer une domination légitime qu’un tel point de vue autoriserait.
42Ce qui n’est pas acceptable dans une telle orientation à laquelle Marx n’a pas échappé, c’est bien l’idée qu’il y aurait du réel, des faits bruts que la pensée se devrait d’analyser. Bref, ce qui n’est pas acceptable, c’est qu’on puisse s’imaginer saisir des éléments du social en refusant de les appréhender à partir du social lui-même.
43Reprenons ici un exemple donné par Castoriadis concernant la culture du maïs dans certaines tribus indiennes du Mexique « pour lesquelles le travail agricole est vécu, non seulement comme un moyen d’assurer la nourriture, mais à la fois comme moment du culte d’un dieu, comme fête, et comme danse37 ». Que va dire un théoricien marxiste, demande notre auteur, sinon « que tout ce qui entoure les gestes proprement productifs dans ces occasions n’est que mystification, illusion et ruse de la raison » ? Mais il faut alors, assure-t-il, « affirmer avec force que ce théoricien-là est une incarnation beaucoup plus poussée du capitalisme que n’importe quel patron. Car non seulement il reste lamentablement prisonnier des catégories du capitalisme, mais il veut leur soumettre toute le reste de l’humanité, et prétend en somme que tout ce que les hommes ont fait et voulu faire depuis des millénaires n’était qu’une ébauche imparfaite du factory system38. »
44Ce que Castoriadis conteste ici, c’est qu’on puisse prétendre que « la carcasse de gestes constituant le travail productif au sens étroit est plus “vraie” ou plus “réelle” que l’ensemble des significations dans lequel ces gestes ont été tissés par les hommes qui les accomplissaient ». Cela revient en effet à postuler « que la vraie nature de l’homme est d’être un animal productif-économique39. » Il faut donc bien reconnaître que le « réel » que vise le théoricien marxiste se relève en fait être déjà du social. Ce qui conduit à mettre en lumière la puissance des catégories de pensée du monde capitaliste qui continuent à s’imposer même aux esprits qui prétendent le combattre. Car il faut le reconnaître, ce qui ne convient pas dans la théorie marxiste, c’est bien sa tendance à dégager l’élément économique structurant toute activité sociale. Il ne s’agit évidemment pas de nier qu’un « sens économique latent puisse être dévoilé dans des actes qui apparemment n’en possèdent pas40. » Il s’agit plutôt de refuser d’y voir un sens unique ou premier à quoi les autres pourraient se réduire, puisque cela reviendrait à poser un invariant anthropologique qui, comme tel, serait anhistorique.
45Une telle critique, dénonçant le préjugé économiste du marxisme, n’est certes pas nouvelle41, mais il semble bien, comme nous allons voir, que les conséquences qu’en tire Castoriadis n’ont jusqu’ici jamais été formulées.
46Avant cela, il convient de bien saisir qu’il n’y va pas tant ici d’une critique de Marx que d’une « critique de la connaissance de l’histoire42 ». Il est en effet « inévitable que, perchés un siècle plus haut, nous puissions relativiser plus fortement certaines catégories, dégager plus clairement, ce qui, dans une grande théorie, l’attache solidement à son époque particulière et l’y enracine43. » C’est là, assure Castoriadis, un paradoxe constitutif de toute tentative pour penser l’histoire. Paradoxe qu’il ne s’agit toutefois nullement de déplorer, puisque l’ouverture au monde et à l’histoire n’est qu’à ce prix44.
47Aussi ne faut-il pas « confondre cette idée avec les affirmations du scepticisme ou du relativisme naïf » selon lequel « ce que chacun dit n’est jamais qu’une opinion, en parlant on se trahit soi-même plutôt qu’on en traduit quelque chose de réel45 ». Refuser d’admettre une conscience transcendantale à celui qui parle d’histoire, ne suppose aucunement que ce dernier n’exprime qu’une position subjective : « La compréhension historique n’introduit [...] pas un système de catégories arbitrairement choisi, assure Merleau-Ponty, elle ne présume que de la possibilité pour nous d’avoir un passé qui soit nôtre, de reprendre dans notre liberté l’œuvre de tant d’autres libertés, d’éclairer leurs choix par les nôtres et nos choix par les leurs, de rectifier les uns par les autres, enfin d’être dans la vérité46. »
48Que Castoriadis ne verse pas dans le relativisme se manifeste justement dans et par le fait de sa critique du marxisme, dans et par le fait qu’il récuse sa manière d’appréhender le social. Comment cela se pourrait-il en effet sans l’affirmation latente qu’on peut s’interroger sur ce qu’est une compréhension historique valide ?
49Question qui se pose avec d’autant plus d’acuité que, à en croire Castoriadis lui-même, « l’histoire est tout autant création consciente que répétition inconsciente47 ». Ne doit-on pas reconnaître le caractère pratique de la conscience humaine, et accorder, par exemple, que « le Sermon sur la montagne, le Manifeste communiste appartiennent à la pratique historique tout autant qu’une invention technique et y pèsent, quant à leurs effets réels sur l’histoire, d’un poids infiniment plus lourd48 » ?
50Bien des marxistes ne manqueront sans doute pas de voir ici l’expression d’un idéalisme qui ne saurait pourtant avoir encore cours. Mais il n’est pas très difficile de retourner l’argument critique en soulignant que le fait d’assurer que seule compte l’infrastructure économique relève d’une abstraction caractéristique de l’idéalisme49. Comme le notait déjà Merleau-Ponty, « l’histoire réalise un échange de tous les ordres d’activité, dont aucun ne peut recevoir la dignité de cause exclusive50. »
II. La compréhension historique
A. Les significations historiques
51L’idée centrale de Castoriadis, quant à notre propos, est, nous venons de le voir, de refuser d’attribuer une signification historique uniforme aux pratiques des hommes sous peine de postuler un invariant, une motivation fondamentale de l’être humain ; ce qui contredit justement l’idée même d’une signification historique.
52C’est bien là du reste le fond de la critique adressée au marxisme – et qui, comme telle, dépasse le seul marxisme : le fait de dissocier l’infrastructure de la superstructure, pour faire de la seconde un simple reflet de la première, rate la dimension imaginaire qui donne accès au monde51.
53Mais qu’est-ce à dire exactement ? Le comprendre suppose de rappeler ce fait banal que Marx tout comme Hegel, et Aristote bien avant eux, avaient su mettre en évidence, à savoir que nous sommes des êtres sociaux. Ce qui signifie que la société est toujours déjà-là, qu’elle est institution au sens fort du terme52. Elle est institution de significations qui la structurent et lui donnent sa spécificité. « Toute société crée son propre monde, en créant précisément les significations qui lui sont spécifiques », assure Castoriadis53.
54Et si de telles significations sont à comprendre comme imaginaires, c’est bien parce que, relevant d’une création sociale, elles ne peuvent être rapportées à rien d’autre qu’elles : « Elles ne sont ni rationnelles (on ne peut pas les “construire logiquement”) ni réelles (on ne peut pas les dériver des choses) ; elles ne correspondent pas à des “idées rationnelles” et pas davantage à des objets naturels54 ».
55On perçoit donc clairement que Castoriadis a pris acte de sa condamnation du déterminisme historique. Mais, comme il le précise lui-même, cela n’est pas tout. Car « au-delà du problème du déterminisme dans l’histoire, il y a un problème des significations “historiques” ».
56C’est que, si l’histoire apparaît d’abord comme le lieu des actions conscientes des hommes, on sait depuis Hegel, Marx et Engels, que « les résultats réels de l’action historique des hommes ne sont pour ainsi dire jamais ceux que les acteurs avaient visés ». Ainsi, « des centaines de bourgeois, visités ou non par l’esprit de Calvin et l’idée d’ascèse intramondaine, se mettent à accumuler. Des milliers d’artisans ruinés et de paysans affamés se trouvent disponibles pour entrer dans les usines. Quelqu’un invente une machine à vapeur, un autre un métier à tisser. Des philosophes et des physiciens essaient de penser l’univers comme une grande machine et d’en trouver les lois. Des rois continuent de se subordonner et d’émasculer la noblesse et créent des institutions nationales. Chacun des individus et des groupes en question poursuit des fins qui lui sont propres, personne ne vise la totalité sociale comme telle. Pourtant le résultat est d’un tout autre ordre : c’est le capitalisme55. »
57Comme on voit, la question se pose de savoir ce qui peut bien donner « au nombre incalculable de gestes, d’actes, de pensées, de conduites individuelles et collectives qui composent une société cette unité d’un monde, où un certain ordre (ordre de sens, pas nécessairement de causes et d’effets), peut toujours être trouvé tissé dans le chaos », et accorder « aux grands événements historiques, cette apparence, qui est plus qu’apparence, d’une tragédie admirablement calculée et mise en scène56 ».
58Toute la difficulté résulte donc de la cohérence constatée de chaque société, autrement dit tient au fait que chaque société se comprend à partir d’une signification spécifique que personne ne visait explicitement57.
59Et l’originalité de Castoriadis, ici, vient de ce qu’il pense cette difficulté comme étant irréductible : « Cette signification, déjà autre que la signification effectivement vécue pour les actes déterminés d’individus précis, pose, comme telle, un problème proprement inépuisable. Car il y a irréductibilité de la signification à la causation58. »
60La radicalité de la position de Castoriadis peut surprendre, elle peut aussi poser problème comme nous allons voir ; elle doit se comprendre toutefois comme découlant logiquement de la prise en compte de la dimension créatrice de l’histoire. « L’histoire est création, ce qui veut dire : émergence de ce qui ne s’inscrit pas dans ses “causes”, ses “conditions”, etc., de ce qui n’est pas répétition [...] de ce qui est au contraire position de nouvelles formes et figures, de nouvelles significations, c’est-à-dire auto-institution. Pour le dire en termes plus étroits, plus pragmatiques, plus opérationnels : la spontanéité est l’excès de l’“effet” sur la “cause”59. »
61Ainsi peut-on reconnaître dans cette affirmation de l’irréductibilité de la signification à la causation l’expression d’un véritable principe méthodologique de la connaissance historique ; principe qui tend à s’opposer aux explications « analytiques » s’appuyant sur le principe de raison60.
B. Mise en cause des positions traditionnelles
62Si ce qui compte est la cohérence d’une société donnée, et dans la mesure même où toute société est historique, on comprend qu’il faille réunir la question du social et celle de l’histoire – deux questions « que tradition et convention en général séparent61 » – en une seule : la question du social-historique.
63Il faut bien voir qu’il y a là une véritable redéfinition des problèmes posés par la société et l’histoire, qui, à en croire Castoriadis, rend caduques les approches traditionnelles62. Et s’il reconnaît que « cette affirmation peut surprendre, au vu de la quantité et de la qualité de ce qui, depuis Platon au moins et singulièrement pendant les derniers siècles, a été fourni par la réflexion dans ce domaine », il n’affirme pas moins que « l’essentiel de cette réflexion [...] s’est dépensé non pas à ouvrir et élargir la question, mais à la recouvrir aussitôt découverte, à la réduire aussitôt surgie63. » Et ce, essentiellement pour deux raisons.
64D’une part, souligne Castoriadis, « la réflexion héritée n’est jamais parvenue à dégager l’objet propre de la question et à le considérer pour lui-même ». Elle le disloque plutôt en séparant le social et l’historique. Ce qui fait que la société est alors référée à autre chose qu’elle-même : « généralement une norme, une fin ou télos fondés ailleurs », hors de la société même donc. Quant à l’histoire, elle est comprise soit comme perturbation de la norme structurant le social, soit comme développement vers la fin ou le télos définissant le social en son essence. Il est alors possible de saisir les conséquences d’une telle approche, qui ne sont pas moindres : elles concernent le savoir du social-historique, le statut de l’imagination, ainsi que l’essence de l’activité humaine. Appréhender selon une double démarche ce qui ne fait qu’un ne pouvait qu’interdire sa saisie véritable : « Le social-historique, son être propre, s’est ainsi trouvé déporté vers autre chose que lui-même et résorbé par celui-ci64. » Du même coup, l’imagination et l’imaginaire sont restés incompris : au lieu de les voir comme capacité à poser quelque chose de radicalement nouveau, on les a perçus négativement65. Enfin, « on ne s’est guère préoccupé de savoir ce que faire veut dire, quel est l’être du faire humain et qu’est-ce que le faire fait être », obsédé qu’on était par la question du bien ou du mal faire66.
65D’autre part, assure Castoriadis – et c’est là la seconde raison qu’il avance pour rendre compte du fait que la pensée héritée n’est pas d’un grand secours pour les questions qui nous occupent – « la réflexion de l’histoire et de la société s’est toujours située sur le terrain et dans les frontières de la logique-ontologie héritée67 ». Il faut comprendre que Castoriadis dénonce ici le postulat profond de la pensée héritée selon lequel il ne faut pas multiplier le sens de : être68. C’est en effet pour avoir voulu saisir l’unité profonde l’être que la tradition a fini par réduire le social aux types d’être qu’elle connaissait déjà. Ainsi a-t-elle subordonné la société et l’histoire à ses catégories de pensée, et, partant, aux catégories logiques qui régissaient cette dernière.
66Castoriadis nous invite ici à voir que ces deux griefs à l’égard de la pensée héritée ne sont au fond que « deux aspects du même mouvement, deux effets indissociables de l’imposition au social-historique de la logique-ontologique héritée69 ». Ce qui est donc en cause, c’est le refus de reconnaître le niveau d’être spécifique de ce qui renvoie indissociablement à la société et à l’histoire. Autant dire que penser le social-historique, le penser vraiment, c’est-à-dire en le reconnaissant pour ce qu’il est, pousse à sortir du cadre de la pensée héritée qui s’avère bien d’une moindre utilité.
67On peut ainsi comprendre que, dans un geste qui rappelle celui d’un Merleau-Ponty renvoyant dos-à-dos, au début de la Phénoménologie de la perception, empirisme et rationalisme, Castoriadis en vienne à ramener les différentes approches de la société et de l’histoire à « deux types essentiels et à leurs divers mélanges70 ».
68Le premier type – que Castoriadis appelle « le type physicaliste71 » – « réduit directement ou indirectement, immédiatement ou en dernière analyse, société et histoire à la nature ». Cette nature étant, « en premier lieu, la nature biologique de l’homme ».
69Ce type d’approche, dont « le fonctionnalisme72 est le représentant le plus pur et le plus typique », pense donc la société comme la cité du besoin. Mais comment alors rendre compte de toutes les activités, présentes dans chaque société, et qui cependant « ne remplissent aucune fonction déterminée au sens du fonctionnalisme » ?
70On voit clairement les limites d’une telle vue qui « recouvre l’essentiel », à savoir que « les besoins humains, en tant que sociaux et non simplement biologiques, sont inséparables de leurs objets, et [que] les uns comme les autres sont à chaque fois institués par la société considérée » ; recouvrement qui conduit à effacer la spécificité des sociétés, à annuler leurs différence.
71Les approches de type physicaliste, qui supposent en quelque manière des invariants humains à travers les sociétés et l’histoire, se trouvent ainsi invalidées.
72Le deuxième type d’approche de la société et de l’histoire est « le type logiciste73 ». Dans la mesure où il pense l’organisation sociale à partir d’une série de couple d’opposés, et qu’il ne se pose jamais la question de leur être, de leur évolution éventuelle, Castoriadis considère le structuralisme comme la forme « la plus pauvre du logiscisme74 ».
73A l’opposé de ce déni de l’histoire, et sous sa forme la plus riche, le logicisme, « n’acceptant aucune limite », « veut et doit remuer toutes les figures de l’univers matériel et spirituel, afin de les mettre en relation les unes avec les autres, en déterminité achevée et détermination réciproque exhaustive ». C’est dire qu’il « doit alors aussi les engendrer les unes des autres, et toutes à partir du même élément premier ou dernier, comme ses figures ou moments nécessaires et nécessairement déployés dans cet ordre nécessaire, dont [la logique à l’œuvre] doit nécessairement faire partie comme reflet, réflexion, répétition ou couronnement ».
74On ne manquera sans doute pas de réagir ici aux propos de Castoriadis. Il faut reconnaître qu’il est assez surprenant de voir ainsi assimilées deux positions aussi éloignées que le structuralisme et une approche visant à penser la rationalité de l’histoire75.
75Mais il faut bien comprendre que ce qui importe à Castoriadis, c’est que cette forme élevée de logicisme nie en fin de compte l’histoire tout autant que le structuralisme, et que le type physicaliste. Du point de vue qui l’occupe, à savoir l’émergence du nouveau dans l’histoire, celui de la création sociale donc, toutes les réponses lui paraissent comparables. « Devant la question de l’histoire, le physicalisme devient naturellement causalisme, à savoir suppression de la question. Car la question de l’histoire est question de l’émergence de l’altérité radicale ou du nouveau absolu [...] ; et la causalité est toujours négation de l’altérité, position d’une double identité : identité de la répétition des mêmes causes produisant les mêmes effets, identité de la cause et de l’effet puisque chacun appartient nécessairement à l’autre ou les deux au même [...]. Tout autant vaut suppression de la question de l’histoire la forme que prend elle le logicisme, en devenant finalement rationaliste. Car s’il voit les significations dans l’élément de l’histoire, il est incapable de considérer ces significations autrement que rationnelles (ce qui n’implique pas, bien entendu, qu’il doive les poser comme conscientes pour les agents de l’histoire). Mais des significations rationnelles doivent et peuvent être déduites ou produites les unes à partir des autres. Leur déploiement n’est dès lors qu’étalement, le nouveau est à chaque fois construit par opérations identitaires (fussent-elles appelées dialectiques) moyennant ce qui était déjà là ».
76Soulignons que ces critiques que Castoriadis adresse à l’ensemble de la pensée héritée retrouvent un axe essentiel de sa mise en cause de la théorie marxiste. On se souvient en effet qu’il dégage chez Marx la présence de deux éléments hétérogènes : l’un, essentiellement exprimé dans les écrits de jeunesse, qui en appelle à la lutte concrète des hommes pour leur émancipation, et voit en cela – la lutte des classes – le moteur de l’histoire ; l’autre, développé surtout à partir de 1845, qui vise à élaborer « un système théorique achevé et complet dans son intention76 ». Or, en soulignant que le deuxième élément finit par recouvrir – « étouffer », dit-il – le premier, Castoriadis parle de déchéance théorique77. Celle-ci se marque donc par l’élimination du rôle de l’activité réelle des hommes comme source dernière de toute signification, par la « transformation de l’activité théorique en système théorique qui se veut fermé » et qui, dès lors, ne peut qu’ignorer la créativité humaine78.
77Ainsi, contrairement à l’interprétation d’Althusser qui assure que la pensée propre de Marx ne s’exprime qu’après 1845, Castoriadis voit dans le souci de penser scientifiquement la société et l’histoire l’incapacité de Marx à se dégager de la pensée héritée qu’il a su pourtant fortement ébranler. C’est en effet la volonté de continuer à user des schémas de la causalité, de la finalité, ou de la conséquence logique qui fait problème, dans la mesure où cela revient à penser le changement dans le monde social en faisant de ce dernier un ensemble. Or, « il revient au même, assure Castoriadis, de dire [qu’une telle approche] ne peut penser la succession que sous le point de vue de l’identité79. »
78La question du social-historique pointe donc clairement les limites de la pensée héritée, lesquelles, au fond, sont celles de la logique-ontologique identitaire. C’est qu’il est impossible pour cette pensée et la logique qui la sous-tend de saisir l’autodéploiement d’une entité comme position du nouveau.
79Affirmation qui ne manquera sans doute pas de surprendre les hégéliens, dans la mesure où la pensée dialectique s’est expressément voulue dépassement de la pensée d’entendement, jugée incapable de saisir la différence.
80Comme on sait, selon Hegel, « tout dépend de ce point essentiel : appréhender le Vrai, non comme substance, mais précisément comme sujet80. » Cette thèse est illustrée par l’exemple célèbre de la plante qui ne se donne jamais que sous différentes formes – bouton, fleur ou fruit –, qu’il faut reconnaître dans leur spécificité, dans leur différence donc, mais qu’il s’agit aussi de ressaisir dans leur unité puisque c’est bien à la chaque fois de la même plante qui se donne à voir – laquelle n’est toutefois jamais la même.
81Les analyses hégéliennes n’ont ainsi de sens qu’à admettre que la logique du développement historique est celle d’une identité différenciée tendant toujours à se retrouver. « La substance vivante, explique ainsi la préface de la Phénoménologie de l’esprit, est l’être qui est sujet en vérité ou, ce qui signifie la même chose, est l’être qui est effectivement réel en vérité mais seulement en tant que cette substance est le mouvement capable de se-poser-soi-même, ou est la médiation entre son devenir autre et soi-même. Comme sujet elle est la pure et simple négativité ; c’est pourquoi elle est la scission du simple en deux parties [...] qui a son tour est la négation de cette diversité indifférente et de son opposition ». De sorte que « c’est seulement cette égalité qui se restaure [...] qui est le vrai81. » Partant, on saisit le sens de l’affirmation fameuse selon laquelle « le vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose son terme comme but et l’a au commencement, et qui n’est effectif que moyennant la réalisation détaillée et ce terme de lui-même82 ».
82Mais c’est justement ce qui pousse Castoriadis à refuser d’admettre qu’il y a là reconnaissance du nouveau radical. Comme l’atteste le schème de l’organisme dont elle use, celle-ci ne parvient à penser que la différence d’une unité éclatée. Certes l’étymologie le souligne, la pensée « dia-lectique » entend rassembler ou restaurer ce qui a été séparé ou divisé. Mais qu’elle assure que cette séparation est le fait même de l’être porteur de négativité ne change rien : elle ne parvient pas à saisir le nouveau, l’altérité véritable, l’autre. Tout au plus parvient-elle à saisir le différent.
C. Première vue sur l’ontologie de Castoriadis et ses implications
83Il convient sans doute d’insister quelque peu sur ce point, tant il va à l’encontre de ce qu’affirme la pensée de Hegel. La critique de Castoriadis suppose en effet qu’on ait bien perçu que le nouveau n’est pas le différent.
84Prenons un exemple proposé par l’auteur de L’institution imaginaire de la société83. On dira que l’ellipse est différente du cercle, mais il faudra reconnaître que la Divine comédie est autre que l’Odyssée, et que la société capitaliste est autre que la société féodale. On perçoit mieux sans doute ce qui pousse Castoriadis à éviter l’amalgame des deux termes : une ellipse est constituée des mêmes points que le cercle agencés de manière différente, de sorte qu’elle peut bien provenir de ce dernier ; le nouveau ou l’autre, au contraire, ne peut jamais être produit à partir « de loi ou de groupes de lois identitaires84 ».
85Ainsi, l’autre – et c’est bien en cela que Castoriadis le distingue du différent – n’est dérivé d’aucun être déterminé, ne provient de rien : il ne pro-vient pas, il ad-vient. Il est manifestation de la création, il est création.
86Or, c’est bien cela, la création, que la pensée héritée n’est pas en mesure de penser – étant entendu que selon Castoriadis la création divine est une pseudo création puisque « le monde “créé” est nécessairement créé, ne serait-ce que comme effet nécessaire de la nécessaire essence de Dieu85 ». Et cette incapacité à saisir la création résulte de l’incapacité à saisir le temps véritable86.
87Il ne saurait être question d’aborder ici le problème du temps. Il importe seulement de souligner que Castoriadis est passé subrepticement d’une thèse méthodologique – qui affirme l’irréductibilité de la signification à la causation – à une thèse ontologique – qui affirme que l’être est temps, et que le temps est création.
88Mais, à la vérité, il n’y a rien qui doit étonner dans la mesure où Castoriadis a toujours fait sien le refus hégélien de séparer la méthode du contenu. Il est toutefois remarquable qu’il retourne cette thèse contre Hegel et Marx en leur reprochant de prétendre soumettre l’histoire à la raison de son évolution.
89Refuser de dissocier la thèse méthodologique de la thèse ontologique, c’est en effet affirmer avec force la contingence de chaque figure social-historique. Exigence qui découle de la reconnaissance de l’être propre du social-historique, qu’il s’agit bien d’appréhender dans sa spécificité, c’est-à-dire comme magma : « non pas chaos », mais « mode d’organisation d’une diversité non ensemblisable87 ». Ce qui suppose de se référer à une nouvelle logique, la logique des magmas justement.
90Mesurons bien la portée de la position de Castoriadis en ce qui concerne la connaissance historique. A la suivre, il n’est plus possible de distinguer entre la volonté critique qui vise à reconstruire rationnellement l’évolution historique – reconstruction qui se fait toujours dans l’après-coup, comme l’indique la comparaison, faite par Hegel dans la préface des Principes de la philosophie du droit, de la pensée avec la chouette de Minerve – et la prétention métaphysique qui entend déduire la réalité historique elle-même en dégageant le sens de l’histoire.
91Autrement dit, la thèse de Castoriadis interdit de distinguer, avec Max Weber entre la logique et la dynamique de l’histoire. On ne peut plus en effet s’en tenir à une attitude cherchant toujours à « reconstruire un enchaînement de causations pour lesquelles les actions humaines sont essentielles88 ».
III. Pour ne pas conclure : la position de Castoriadis en question(s)
92Arrivés à ce point, et pour clore notre propos, nous voudrions poser quelques questions relativement à cette approche du social-historique proposée par Castoriadis ; approche dont la radicalité n’aura, espérons-nous, pas échappé.
93Il conviendrait, en premier lieu de se demander ce qu’il faut vraiment penser de l’autonomie existentielle des significations social-historiques affirmée par Castoriadis – affirmation qui rappelons-le dérive de son refus de dissocier la thèse ontologique de la thèse méthodologique ? Cette thèse fait problème en effet dans la mesure où elle semble bien autoriser l’advenu de n’importe quelle figure à n’importe quel moment de l’histoire. Pour exprimer les choses concrètement, on peut se demander si la contingence affirmée de chaque société, dérivant de l’impossibilité assumée de rendre raison de son émergence, ne permet pas d’envisager que la société capitaliste puisse céder place à une organisation proche du monde féodal.
94Il est toutefois évident que Castoriadis moquerait une telle suggestion. C’est que toute signification « apparaît comme l’existence simultanée d’un ensemble infini de possibles et d’un ensemble infini de d’impossibles donnés pour ainsi dire d’emblée89 ».
95La question se pose alors de savoir si, reconnaissant cela, Castoriadis ne reconnaît pas implicitement que ce qui est existentiellement indéterminé reste logiquement déterminable ? Il faut clairement répondre par la négative ici puisque, quand bien même elle parvient à éclairer une évolution historique, l’explication reste toujours incomplète : « Une critique historique concrète peut évidemment contribuer à “rendre intelligible” (ex post, et on ne saurait oublier les problèmes sans fin qu’entraîne cette clause) une partie considérable de l’enchaînement des événements, des actions des hommes, et de leurs réactions, etc. Elle ne permet jamais de sauter de cette description et de cette compréhension partielle des situations, motivations, actions, etc., à l’“explication du résultat”90. »
96Mais s’il faut faire le deuil de toute explication historique achevée, que penser du projet d’autonomie qui vise la maîtrise par la société de son devenir ? N’est-on pas inéluctablement conduit soit à la passivité pure et simple – ou du moins au renoncement de ce projet d’autonomie ; soit à vouloir maintenir coûte que coûte l’espoir de parvenir à une théorie achevée ?
97Conscient de cette objection, Castoriadis répond en assurant que les limites du monde historique sont les conditions mêmes du faire humain : « rien de ce que nous faisons, rien de ce à quoi nous avons affaire n’est jamais de l’espèce de la transparence intégrale, pas plus que du désordre moléculaire complet91 ». Et en ce qui concerne plus précisément l’agir, il faut reconnaître que si l’homme est dans une certaine mesure toujours conscient de ce qu’il fait, aucun acte « ne pourrait continuer une seconde si on lui posait l’exigence d’un savoir exhaustif préalable, d’une élucidation totale de son objet et de son mode d’opérer92 ».
98S’il en est ainsi, si la théorie ne peut jamais être totale, mais doit plutôt être comprise comme un faire, comment comprendre que Castoriadis assure que « la visée de l’autonomie tend inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire, que, au même titre que la conscience, la visée d’autonomie c’est le destin de l’homme, que, présente dès l’origine, elle constitue l’histoire plutôt qu’elle n’est constituée par elle93 » ? Car de deux choses l’une : ou bien cette visée d’autonomie est nôtre parce que nous sommes « en aval » de sa création par les Grecs anciens et de nouveau par les européens des xvie, xviie et xviiie siècles, et cette création, comme telle, est contingente ; ou bien cette visée est destin, c’est-à-dire qu’elle n’est pas création.
99Plutôt que de chercher coûte que coûte à rendre raison de ce propos dans la cohérence même d’une pensée, plutôt donc que de vouloir sauver chaque affirmation de Castoriadis à tout prix, peut-être vaut-il mieux reconnaître ici le poids du monde social-historique institué au sein duquel et contre lequel souvent il a développé sa pensée. Ce serait alors reconnaître qu’il est un grand auteur, c’est-à-dire quelqu’un qui « pense au-delà de ses moyens », dans la mesure où « il pense autre chose que ce qui était déjà pensé » sans pour autant s’arracher complètement à ce qui était pensé et qui lui a permis de penser et qui ainsi « n’a jamais fini d’empiéter sur ce qu’il pense94 ».
100Reconnaissons donc son legs qui nous oblige à prendre en compte ce qui jusqu’ici est resté, sinon impensé, du moins mal pensé : la création humaine.
Notes de bas de page
1 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, Paris, 1975. Ouvrage repris en format de poche depuis 1999. C’est à dernière édition que nous nous référons. Citée IIS. La première partie de ce livre est constituée d’un texte datant du milieu des années soixante.
2 « Penser n’est pas sortir de la caverne, ni remplacer l’incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d’une flamme par la lumière du vrai Soleil. C’est entrer dans le labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors qu’on aurait pu rester “étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel”. C’est se perdre dans des galeries qui n’existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner au fond d’un cul-de-sac dont l’accès s’est refermé sous nos pas – jusqu’à cette rotation ouvre inexplicablement des fissures praticables dans la paroi. » (Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, Paris, 1978, p. 8-9).
3 IIS, 21.
4 IIS, 22.
5 IIS, 22.
6 IIS, 22.
7 Comme le rappelle opportunément Castoriadis, Marx « a été le premier à montrer que la signification d’une théorie ne peut pas être comprise indépendamment de la pratique historique et sociale à laquelle elle correspond, en laquelle elle se prolonge ou qu’elle sert à recouvrir » (IIS, 14).
8 IIS, 23. Notons au passage le parallèle avec la démarche de Freud qui assure, dans un essai intitulé Angoisse et vie pulsionnelle, que c’est une difficulté rencontrée dans la pratique même de la psychanalyse qui l’a poussé à revoir sa théorie. « Il est dans l’ordre des choses, dit-il, que ce qui a constitué pour une théorie sa pierre d’achoppement, doive fournir la pierre angulaire de celle qui la remplace » (S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. R. M. Zeitlin, Paris, Folio-Gallimard, 1999, p. 140).
9 IIS, 23. Les citations qui suivent et ne font pas l’objet d’un appel de note sont toutes issues des pages 23 à 27 de L’institution imaginaire de la société.
10 Outre le fait que Castoriadis a travaillé à l’ocde, il faudrait ici insister sur l’importance qu’il y a pour l’intelligence de la pensée de Castoriadis à prendre en compte le travail de Socialisme ou Barbarie, à lire les textes de la revue qui a publié, au fil de ses 6 premiers numéros, L’Ouvrier américain, récit autobiographique de P. Romano – texte qui sera suivi dans les 2 livraisons suivantes de l’analyse d’une philosophe sino-américaine, Ria Stone. Quelques années plus tard, la revue publiera le récit de D. Mothé, membre du groupe travaillant aux usines Renault, sous le titre Journal d’un ouvrier.
11 L. Boltanski et E. Chipello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
12 Ce que manifeste parfaitement les grèves du zèle consistant pour les ouvriers à ne faire que ce qui leur demandé. Castoriadis aimait à prendre cela en exemple pour dénoncer l’organisation tayloriste du travail consistant à planifier les tâches indépendamment de ceux censés les exécuter.
13 C. Castoriadis, L’Expérience du mouvement ouvrier, tome 2, Paris, Union Générale d’Édition, 1974, 318.
14 IIS, 82.
15 Ibidem.
16 Voir « Du caractère disponible de l’histoire », dans R. Koselleck, Le Futur passé, trad. J et M.C. Hook, Paris, Éditions de l’ehess, 1990. Sur la problématique à quoi renvoie cette position, voir C. Bouton, Le procès de l’histoire, Paris, Vrin, 2004, p 11-28.
17 IIS, 83. Nous soulignons ici le terme « création » car c’est l’idée que l’histoire est création qui guide la pensée propre de Castoriadis, comme elle oriente le sens de sa critique.
18 IIS, 84.
19 N’ayant pas ici à nous prononcer sur ce point, nous renvoyons les personnes intéressées au livre de M. Vadee, Marx penseur du possible, Paris, L’Harmattan, 1998, qui tâche de penser dialectiquement ces deux éléments.
20 L. Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, 23-27.
21 C’est l’année de la rédaction des Thèses sur Feuerbach. C’est aussi l’année où il entame, en compagnie de Engels, la rédaction de L’idéologie allemande.
22 Marqués par Condillac, les représentants de ce courant – Cabanis, Destutt de Tracy, notamment – qui se nommaient eux-mêmes idéologues, entendaient étudier la genèse des idées à partir des sensations.
23 Engels, La « Contribution à la critique de l’économie politique » de K. Marx, cité in Nguyen Ngoc Vu, Idéologie et religion d’après Marx et Engels, Paris, Aubier Montaigne, 1975, p. 27
24 K. Marx, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, tome I, 1965, p. 273.
25 Ibidem.
26 Dans cette optique, on nommera idéologue celui qui construit un système de pensée en ne s’appuyant que sur la seule logique des idées.
27 Lettre à F. Mehring du 14 septembre 1893. On peut lire ailleurs : « Que les conditions d’existence matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus mental, en déterminent en fin de compte le cours, cela reste chez eux nécessairement inconscient, sinon c’en serait fini de toute idéologie » (Engels, L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris, Éd. sociales, 1966, p. 78).
28 Dans la mesure où l’on s’imagine en effet que les idées relèvent d’une logique spécifique, il est difficile de ne pas les supposer comme valant en elles-mêmes. Ainsi l’idéologue se figure-t-il que ce qu’il croit démontrer en en restant au seul niveau de la pensée vaut pour tous les hommes et pour tous les temps.
29 Œuvres, tome I, op. cit., 556-558. C’est nous qui soulignons.
30 IIS, 48.
31 « Il est aussi tout aussi sot de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent, son monde, que de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps, qu’il saute par-dessus Rhodes » (G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, préface, trad. J.F. Kervégan, Paris, PUF, 2003, p. 106).
32 IIS, 49-50.
33 IIS, 50.
34 Comme note Castoriadis, « lorsqu’il dénonçait les penseurs bourgeois de son époque, qui à la fois appliquaient naïvement aux périodes précédentes des catégories qui n’ont un sens que relativement au capitalisme et refusaient de relativiser historiquement ces dernières [...], et affirmait que sa propre théorie correspondait au point de vue d’une classe, le prolétariat révolutionnaire, il posait pour la première fois le problème de ce qu’on a appelé depuis le socio-centrisme (le fait que chaque société se pose comme le centre du monde et regarde toutes les autres de son propre point de vue) et tentait d’y répondre » (IIS, 50).
35 Ibid.
36 Le sens pratique, Minuit, 1980, 48-49.
37 IIS, 41.
38 Ibidem.
39 IIS, 42. Il faut bien voir qu’un tel postulat – qui est évidemment « totalement arbitraire » – impliquerait, s’il était vrai, « que le socialisme est impossible à jamais ».
40 IIS, 41. « Que la pulsion “économique” – si l’on veut, le “principe de plaisir” tourné vers la consommation ou l’appropriation – prenne telle ou telle direction, se fixe sur tel ou tel objectif et s’instrumente dans telle conduite, cela dépend de l’ensemble des facteurs en jeu ».
41 Catherine Colliot-Thélène rappelle opportunément qu’une telle critique fut déjà exprimée par l’école historique allemande qui perçoit ce préjugé comme « la source profonde de l’erreur des théoriciens du social » (Le désenchantement de l’État, Paris, Minuit, 1992, p. 113-14).
42 IIS, 50.
43 IIS, 51.
44 Le paradoxe de la connaissance historique est donc bien « condition positive » comme l’assure Castoriadis : c’est notre particularité qui nous ouvre l’accès à l’universel.« C’est parce que nous sommes attachés à une vision, à une structure catégoriale, à un projet donnés, que nous pouvons dire quelque chose de signifiant sur le passé » (IIS, 51).
45 IIS, 49.
46 Les aventures de la dialectique, Paris, 1955 ; réédition : Folio, 2000, 34-95.
47 IIS, 31. Ainsi, ce que « ce Marx a appelé la superstructure n’a pas été davantage un reflet passif et attardé d’une “matérialité” sociale que la perception et la connaissance humaines ne sont que des reflets imprécis et brouillés d’un monde extérieur parfaitement formé, coloré et odorant en soi » (ibidem).
48 IIS, 31. « La conscience humaine comme agent transformateur et créateur dans l’histoire est essentiellement une conscience pratique […]. Mais cette pratique n’est pas exclusivement une modification du monde matériel, elle est tout autant et encore plus modification des conduites des hommes et de leurs rapports », lit-on à la même page.
49 Comme le note Castoriadis, « l’idéalisme, et de l’espèce la plus crue et la plus naïve, se trouve en fait dans cette tentative de réduire l’ensemble de la réalité historique aux effets de l’action d’un seul facteur, qui est nécessairement abstrait du reste et donc abstrait purement et simplement » (IIS, 32).
50 Résumés de cours, Paris, Gallimard, Paris, 1988, p. 44.
51 Il est difficile ici ne pas mentionner la critique développée par Lefort dans un texte intitulé Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes quant à la manière dont Marx et Engels pensent l’origine de la division du travail – laquelle, séparant les activités sociales de production matérielles des activités intellectuelles, se trouve à la source de l’idéologie : « Dans une telle perspective, le concept de division du travail renvoie lui-même à un fait brut [...]. Rien de plus significatif à cet égard que l’effort de Marx dans L’idéologie allemande pour remonter aux origines de la division du travail, et son affirmation qu’elle n’était rien d’autre, primitivement, que la division du travail dans l’acte sexuel. Là se dévoile sans équivoque le positivisme de Marx. La thèse suppose ce qui précisément échappe à l’explication : un partage des sexes tel que les partenaires s’identifieraient naturellement comme différents, donc élèveraient naturellement à la réflexion cette différence et se représenteraient comme homme et femme » (Les formes de l’histoire, Gallimard, 2000, p. 498).
52 C’est bien cela qui la fait être ce qu’elle est, une société une.
53 La Montée de l’insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe 4, Paris, Le Seuil, 1996, p. 127. A la même page on trouve la précision suivante : « Le rôle de ces significations imaginaires sociales, leur “fonction” – en utilisant ce terme sans aucune connotation fonctionnaliste – est triple. Ce sont elles qui structurent les représentations du monde en général, sans lesquelles il ne peut y avoir d’être humain. Ces structures sont chaque fois spécifiques […]. Deuxièmement, elles désignent les finalités de l’action, elles imposent ce qui est à faire et à ne pas faire, ce qui bon à faire et ce qu’il n’est pas bon à faire : il faut adorer Dieu, ou bien il faut accumuler les forces productives [...]. Et troisièmement, point sans doute le plus difficile à cerner, elles établissent les types d’affects caractéristiques d’une société. Ainsi il y a visiblement un affect créé par le christianisme qui est la foi. [...] Cette foi serait absolument incompréhensible pour Aristote, par exemple. [...] L’instauration de ces trois dimensions – représentation, finalités, affects – va de pair avec leur concrétisation par toutes sortes d’institutions particulières, médiatrices… ».
54 C. Castoriadis, Une société à la dérive, Paris, Le Seuil, 2005, p. 68.
55 IIS, 66.
56 IIS, 66.
57 « Ce qui importe ici, c’est que ce résultat a une cohérence que personne ni rien ne voulait ni ne garantissait au départ ou par la suite ; et qu’il possède une signification […] qui fait qu’il y a bel et bien une sorte d’entité historique qui est le capitalisme » (IIS, 66).
58 IIS, 68.
59 « La source hongroise », Libre no 1, Paris, Payot, 1977. Texte repris dans C. Castoriadis, Le contenu du socialisme, Paris, 10/18, 382-383.
60 On comprend ainsi pourquoi, Castoriadis peut dire qu’il est « absolument indifférent » que le capitalisme, par exemple, « ait été parfaitement déterminé par l’ensemble des causes et des conditions ». On peut en effet toujours admettre que pour tous les faits qui caractérisent le capitalisme, et « jusques et y compris pour la couleur des chausses de Colbert », on puisse montrer « toutes les connexions causales multidimensionnelles qui les relient les uns aux autres et (qui les relient) tous aux conditions initiales du système ». Cela ne permet pas de saisir la cohérence de cette figure historique qu’est le capitalisme, qui fait que l’on peut reconnaître « immédiatement dans tel phénomène un phénomène de cette culture, qui nous fait classer immédiatement dans cette époque des objets, des livres, des instruments, des phrases dont nous ne connaîtrions rien par ailleurs, et qui en exclut tout aussi immédiatement une infinité d’autres » (IIS, 66). Ce sur quoi Castoriadis insiste donc, c’est sur le symbolique dans l’institution, qui permet de saisir le sens entier d’une société au niveau de chacun de ses éléments – et qui résulte de la cohérence de cette société.
61 IIS, 254.
62 Castoriadis n’hésite pas assurer en effet que, pour l’élucidation de ces problèmes, « le concours que la pensée héritée peut apporter est fragmentaire » (IIS, 251).
63 Ibidem.
64 IIS, 251.
65 A de notables exceptions près comme chez Aristote, Kant ou le jeune Hegel. Mais ce qui a été entr’aperçu là n’a pas donné lieu à de réelles avancées. Sur cette question voir C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthes II, Paris, Le Seuil, 1986, p. 327-363.
66 IIS, 252.
67 IIS, 253.
68 « La difficulté ou l’impossibilité de satisfaire à cette exigence est reconnue, comme on sait, depuis au moins Le Sophiste de Platon. L’essentiel de l’effort d’Aristote dans la Métaphysique visera à surmonter la multiplicité de ce sens de : être [...]. La visée de ce sens comme un commandera aussi toute la philosophie ultérieure » (IIS, 253. Note 2).
69 IIS, 253.
70 IIS, 255. Il s’agit plus précisément des différentes réponses apportées au problème posé par la société (qu’est-ce qui tient une société ?) ; et par l’histoire (comment et pourquoi y a-t-il altération temporelle d’une société ? en quoi est-elle altération ? y a-t-il émergence du nouveau dans cette histoire ?).
71 IIS, 255. Les citations qui suivent et ne font l’objet d’aucune note de renvoi sont extraites des pages 255 à 259 du même ouvrage.
72 Castoriadis entend par fonctionnalisme le point de vue qui « se donne des besoins humains fixes et explique l’organisation sociale comme l’ensemble des fonctions visant à les satisfaire » (IIS, 256).
73 Lequel « revêt des formes différentes selon l’acception, dans ce terme du radical log ».
74 « Masculin et féminin, nord et sud, haut et bas, sec et humide lui paraissent aller de soi, trouvés par les hommes, pierres de sens gisant sur la Terre depuis les origines dans un être-ainsi à la fois pleinement naturel et totalement significatif » (IIS, 257).
75 La précaution prise concernant la plurivocité de sens du préfixe « log » (voir ci-dessus, note 73) ne change rien à l’affaire. On peut également être surpris par le fait que Castoriadis confonde Hegel et Marx, comme il le fait dans la suite où l’on peut lire qu’il « est sans aucune importance que cet élément soit dénommé raison, comme dans l’hégélianisme, matière ou nature, comme dans la version canonique du marxisme (matière ou nature réductibles en droit à un ensemble de déterminations rationnelles) ».
76 IIS, 101.
77 Notons que Castoriadis n’hésite du reste pas à mettre cette déchéance théorique en parallèle avec la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier.
78 IIS, 101.
79 IIS, 273. « Causalité, finalité, implication ne sont que des formes amplifiées et déployées d’une identité enrichie : elles visent à poser les différences comme simplement apparentes, et à retrouver, à un autre niveau, le même auquel celles-ci appartiennent [...]. Bien entendu, la question de savoir comment et pourquoi ce même se donne comme ou apparaît dans et par la différence reste l’aporie centrale de la pensée héritée sous toutes ses formes [...]. Aporie qui découle de ce que l’on a décidé que le même est et, encore plus, qu’en un sens ultime, seul le même est » (ibidem).
80 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, préface, § 17.
81 ID., § 18. « Et non une unité originaire comme telle, ou une unité immédiate comme telle » (§ 18), précise Hegel qui vise ici expressément Schelling, accusé de « donner son l’absolu pour laquelle, comme on a coutume de dire, toutes le vaches sont noires » (§ 16), c’est-à-dire de dissoudre toutes les déterminations dans l’identité qu’est le A = A de l’absolu pensé de manière seulement formelle.
82 Ibidem.
83 IIS, 291.
84 IIS, 291.
85 IIS, 292-93
86 Suivant la pensée héritée, « le temps historique devient simple médium abstrait de la coexistence successive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques ; le temps véritable, temps de l’altérité radicale, altérité non déductible et non productible, doit être aboli » (IIS, 259).
87 IIS, 273.
88 C. Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique, Paris, Le Seuil, 2002, p. 31.
89 IIS, 67.
90 C. Castoriadis, « La source hongroise », dans Le contenu du socialisme, op. cit., 384.
91 IIS, 106.
92 IIS, 108. A ce propos, Castoriadis avance de manière récurrente trois exemples qui correspondent aux trois métiers impossibles selon Freud : l’éducation (parents, pédagogues), la santé (médecine, psychanalyse), la politique.
93 IIS, 149. Nous soulignons.
94 IIS, 261.
Auteur
Université de Paris VIII
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