Homère et les Grecs : la lecture de Castoriadis
p. 9-30
Texte intégral
1Castoriadis est éminemment conscient de « l’importance et de l’intérêt » – ce sont ses termes – de la tradition grecque pour notre présent – tradition qu’il aborde essentiellement en tant que penseur politique. Je le suivrai dans sa lecture d’Homère, en m’interrogeant dans un premier temps, sur son intérêt pour les Grecs. Castoriadis voit dans les Grecs le germe et les racines de notre monde occidental. Bien que cette thèse ne soit pas en soi originale, la manière dont il la pose et la défend l’est en revanche. J’analyserai premièrement, les concepts de tradition, de germe et de racine tels qu’ils se déploient dans sa conception de l’histoire. J’examinerai deuxièmement, l’idée de noyau homérique et les raisons qui justifie une lecture d’Homère aujourd’hui. Je terminerai enfin, par sa méthode d’approche des textes homériques et dresserai le bilan de sa lecture en examinant les principaux thèmes sur lesquels elle s’articule.
I. Tradition, germe, et racine : la singularité grecque
2Castoriadis entreprend sa réflexion sur les Grecs et Homère dans la perspective d’un retour aux sources, ou, selon ses propres termes, « aux racines du monde grec ». Le moment grec est constitutif de l’histoire européenne dans la mesure où il est inaugural. Il inaugure, selon Castoriadis, une singularité qui est la singularité du monde gréco-occidental1. Cette singularité a pour racines le monde grec, parce que c’est dans ce monde qu’émergent pour la première fois d’une part, les idées d’universalité et d’ouverture, et d’autre part, « la mise en question critique de soi-même et de sa propre tradition », pour reprendre les termes de Castoriadis2.
3Avant d’examiner plus précisément le contenu de cette singularité, j’aimerai expliquer ce que Castoriadis a en vue lorsqu’il comprend cette singularité à partir de l’idée de tradition et d’histoire en m’interrogeant sur la notion de racine. Castoriadis affirme que « l’histoire est création de sens – et il ne peut y avoir d’explication de création, il ne peut y avoir que création ex post facto de son sens »3. Cela signifie que le sens n’est pas donné et ne se découvre pas au long d’un processus historique. L’histoire n’est ni orientée vers une fin ni porteuse de significations, mais « création de sens ». L’histoire produit du sens, c’est-à-dire qu’elle fait être du sens, mais elle n’en possède pas en elle-même. « Comme telle, l’histoire n’est pas “sensée” : l’histoire n’“a” pas de “sens” ». En d’autres termes, elle n’est pas téléologique, mais elle est « le champ où le sens est créé, où le sens émerge4 ». Il s’agit donc de reconstruire l’histoire ex post facto, c’est d’ailleurs, selon lui, la seule reconstruction non seulement possible, mais également nécessaire, puisque nous ne saurions vivre sans donner un sens aux événements et à nos actions5.
4Bien que ce ne soit pas le lieu de s’interroger sur la philosophie de l’histoire de Castoriadis, la question se pose de savoir si le fait de penser les Grecs comme racines ne le conduit pas, d’une certaine manière malgré lui, à une vision sinon téléologique du moins causatrice de l’histoire. Notons par ailleurs que cette idée de racine est posée conjointement à celle de germe. « La Grèce, écrit-il, est le locus social-historique où ont été créées la démocratie et la philosophie et où se trouvent, par conséquent, nos propres origines. Pour autant que le sens et la puissance de cette création ne sont pas épuisés – et je suis profondément convaincu qu’ils ne le sont pas – la Grèce est pour nous un germe : ni un « modèle » ni un spécimen parmi d’autres, mais un germe6 ». La difficulté d’une telle affirmation, dans la perspective de la pensée de Castoriadis, est qu’elle ne saurait impliquer que la singularité européenne était à l’état de potentialité chez les Grecs et qu’elle se serait ensuite réalisée dans l’histoire. Car une telle affirmation impliquerait l’existence d’un sens qui se réalise dans l’histoire7.
5Arrêtons-nous sur l’idée de germe. Notons d’abord que Castoriadis oppose cette idée à celle de modèle ou de spécimen, qu’il conçoit comme une troisième voie pour penser notre relation à la tradition grecque. Notre approche de la tradition est, en effet, selon Castoriadis, fondée sur deux types de pré-conception : la première consiste à concevoir la Grèce comme modèle, prototype ou paradigme éternels. La seconde consiste « en une “sociologisation” ou une “ethnologisation” complètes de l’étude de la Grèce »8. Il s’agit alors d’étudier la Grèce comme n’importe quelle autre société, sans véritable égard à ce qui fait la singularité grecque.
6L’idée de germe permet à Castoriadis de comprendre la tradition comme un legs créateur dans la mesure où le germe continue d’agir sur et dans notre monde. Il donne l’exemple de la science – telle que nous la concevons – qui est une création particulière du monde gréco-occidental –, même si la science dans son modèle cartésien est loin du modèle aristotélicien. Pourtant, ces deux modèles appartiennent à un même univers de pensée. Nous voyons ici en quoi l’idée de tradition est inséparable de celle de continuité, bien que celle-ci ne doive pas exclure, selon moi, des ruptures. La métaphore du germe ou de la racine fait signe vers cette idée de continuité. Il y a, selon Castoriadis, dans le domaine politique, « une continuation de la position grecque, même si, à plus d’un point de vue important, nous l’avons bien sûr dépassée, et tentons encore de la dépasser9 ». Nous nous positionnons ainsi face aux Grecs de deux façons : d’une part, nous en sommes issus et d’autre part, nous allons au-delà10.
7À travers les idées de racine et de germe, Castoriadis défend un lien généalogique qui nous unit aux Grecs. Mais ce lien ne doit pas être compris dans la perspective d’une stricte causalité historique, dans la mesure où notre monde moderne n’est pas un effet nécessaire du monde grec. En ce sens, bien que notre singularité soit issue de la singularité grecque, notre monde aurait pu prendre des figures différentes11. L’histoire n’est donc pas « simplement et strictement une concaténation causale12 ». C’est pourquoi, par exemple, de la Grèce à Auschwitz la conséquence n’est pas bonne, bien que les « possibilités extrêmes de l’humanité dans le domaine du monstrueux se sont réalisées, par excellence, dans notre tradition13 ». Que la tradition gréco-occidentale ait l’apanage du monstrueux est, cependant, une question difficile et dont la réponse ne m’apparaît pas si évidente. Mais je laisse la question ouverte, puisqu’elle déborde largement le cadre de ma présente étude.
8Le lien généalogique doit donc être compris comme ce qui permet à notre tradition de faire sens. En d’autres termes, nous posons et revendiquons ce lien ; par cet acte, nous produisons du sens et rendons intelligible notre tradition. Cela ne signifie pas, toutefois, que l’établissement de ce lien soit arbitraire. Bien au contraire, puisque Castoriadis s’attache, dans une certaine mesure, à en démontrer l’objectivité.
9Pour comprendre la nature objective de ce lien, il nous faut, à présent, clarifier ce que Castoriadis nomme la singularité européenne – qui est européenne, rappelons-le, parce qu’elle a d’abord été grecque. Cette singularité tient en ceci que les Grecs ont porté un « regard critique et interrogateur [...] sur leurs propres institutions14 ». La singularité est d’abord pensée, nous le voyons, à travers un prisme politique. C’est cette capacité à remettre en question ce qui a été institué, les valeurs, les normes, etc., qui caractérise essentiellement la singularité grecque, et par là, européenne. Cette éternelle mouvance des institutions, contre laquelle se battent, dans une certaine mesure, Platon, et peu après, Aristote, se reflète à tous les niveaux de la société grecque : un des exemples les plus frappants est, sans doute, l’art (que l’on songe à une khorê de l’époque archaïque et à l’Hermès d’Olympie de l’âge classique).
10Cette capacité de remise en question, cette interrogation sur l’être des choses constituent l’acte philosophique par excellence15. Le savoir se déploie à partir de questions et problèmes toujours renouvelés ; en d’autres termes, il s’agit d’un savoir critique, et j’ajouterais pratique. Il me semble, avec Castoriadis, que la philosophie est, de manière essentielle, une entreprise critique, bien que ce ne soit pas l’expression qu’il utilise. Par entreprise critique, j’entends un questionnement radical sur la valeur et sur l’origine des valeurs dont la réflexion sur soi constitue le point focal. Autrement dit, la critique est inséparable d’une autocritique. La spécificité du monde grec tient en ceci qu’il porte en lui une capacité de renouvellement, et de variation de formes. J’entends ici formes au sens de Castoriadis, c’est-à-dire de déterminations, de normes, et de lois16. C’est, selon moi, dans cette variation incessante que les Grecs se sont pensés. On voit le lien immédiat entre regard critique (autocritique) et variation de formes. La société grecque (entendons celle de la période archaïque à la période hellénistique) subit de constantes transformations de tous ordres : politique, social, artistique, culturel, et religieux. Mais par-delà ces variations et transformations se dégagent une unité ou ce que Castoriadis nomme une singularité.
11Cette dernière repose sur le lien que les Grecs ont établi, selon Castoriadis, entre démocratie et philosophie ; cela dans la mesure où l’instauration de la démocratie constitue un acte philosophique. Pour comprendre cette affirmation, il faut considérer le fait que la démocratie est inséparable d’une réflexion sur la justice. Ce qui est en question est « l’origine et le fondement de la loi », comme l’indique Castoriadis17. « Une société juste, écrit-il, est une société où la question effective de la justice est toujours effectivement ouverte. Il n’y a pas, il n’y aura jamais, de « loi » qui règle la question de la justice une fois pour toutes, qui soit à jamais juste18 ». Si un tel questionnement a pu advenir en Grèce c’est parce que la religion grecque n’est pas d’une part, une religion révélée, et d’autre part, une religion monothéiste. Comme l’écrit Castoriadis : « Il n’y a pas de place pour la possibilité de juger et de choisir dans les cultures monothéistes » qui, parce que ce sont des religions révélées, ont dit une fois pour toute « la vérité et la loi19 ». Ici les termes ont leur importance, puisque la vérité et la loi sont précisément d’une part, ce que vise la philosophie et d’autre part, ce qui constitue l’un de ses principaux objets d’enquête. Cette entreprise critique est donc solidaire et inséparable de l’activité philosophique et politique.
12Il est important ici de préciser ce que Castoriadis entend par activité politique. Il s’agit d’une « activité collective dont l’objet est l’institution de la société en tant que telle20. » L’enjeu de cette activité est donc non seulement de poser les lois comme objet de questionnement et de réflexion, mais également et, en conséquence, d’envisager leur redéfinition. Cette redéfinition s’appuie sur la réponse à deux questions philosophiques essentielles : qu’est-ce qu’une loi ? Et qu’est-ce qu’une loi bonne ou mauvaise ? Cela a pour conséquence que les premières réflexions sur la loi et, donc sur la justice, constitue l’acte de naissance de la philosophie. Il est évidemment possible de proposer une tout autre lecture de cette naissance. La lecture la plus largement adoptée depuis Platon, suivi par Aristote, est, en effet, celle qui consiste à affirmer que la philosophie est née d’une interrogation sur la nature, et, par conséquent, d’une volonté de comprendre l’origine de ce qui est. Castoriadis ne remet en question cette lecture de l’origine de la philosophie que pour préciser que les Présocratiques ont pensé la totalité sur fond de chaos.
13Concluons sur la question de la tradition. En pensant la Grèce comme germe et racine, Castoriadis définit un espace spatio-temporel d’une part, qu’il nomme « une création de formes totales de vie humaine » ou encore « monde21 », qu’il unifie sous le terme « gréco-occidental », et d’autre part, qu’il pose comme singularité. Cette singularité tient au caractère exceptionnel, c’est-à-dire aussi non universel, dans « l’histoire des sociétés humaines » de ce qui a eu lieu en Grèce22. En d’autres termes, il s’est passé quelque chose d’absolument unique et donc de non répétable qui tient en ceci que, je cite Castoriadis, « penser sans restrictions est la seule manière d’aborder les problèmes et les tâches23 ». C’est donc cette ouverture essentielle au questionnement, et à l’autre (« l’intérêt pour les autres est né avec les Grecs », écrit-il24), cette formulation, sans cesse réitérée, de problèmes qui constituent les traits singuliers de la Grèce, qui se sont perpétrés jusqu’à nos jours et que la modernité a intégrés en son sein, et dont les Lumières peuvent être considérées, à certains égards, comme le paradigme.
14Si nous admettons, avec Castoriadis, que le monde occidental a fait sienne cette singularité grecque au point de le définir, cela signifie que nous sommes aujourd’hui chez nous, d’une certaine manière, en Grèce ancienne, et que la Grèce nous est familière à la différence d’autres sociétés25. L’affirmation de cette familiarité est essentielle dans la mesure où non seulement elle commande l’interprétation que nous avons des Grecs, mais elle justifie le travail même d’interprétation.
II. Pourquoi lire les Grecs : le noyau homérique
15Avant d’examiner les principes d’interprétation des Grecs et d’Homère que propose Castoriadis, j’aimerais répondre à la question suivante : pourquoi lire les Grecs et Homère en particulier ? Cette question est, en effet, une question directrice dans la mesure où la fin proposée commande les moyens qui permettront de la réaliser. Je vais donc à présent examiner et discuter les raisons qui ont motivé Castoriadis à s’intéresser aux Grecs et à Homère. Il y a d’abord une exigence de compréhension des Grecs qui résulte d’une autre exigence celle de comprendre notre monde occidental. Cependant, si nous tentons de comprendre les Grecs, ce n’est pas par pure curiosité historique ou ethnologique, du moins dans la perspective de Castoriadis que je partage sur ce point. Nous avons vu qu’il définit la singularité gréco-occidentale par ce qu’il nomme « le juger et le choisir26 ». La compréhension de cette entreprise critique participe, par conséquent, de la compréhension de notre singularité. Comprendre les Grecs, c’est nous comprendre nous-mêmes. S’interroger sur les Grecs, c’est, en ce sens, s’interroger sur notre tradition et, avant tout, j’insiste ici, sur la relation que nous entretenons avec elle. Cette compréhension ne repose pas uniquement sur une réflexion sur notre passé, dans la mesure où d’une part, cette entreprise critique continue d’animer notre monde, et d’autre part, dans la mesure où la Grèce continue d’être présente à l’état de germe dans notre société, comme nous l’avons vu. C’est d’ailleurs pourquoi nous pouvons engager un dialogue. « Nous interrogeons la tradition, et nous nous laissons interroger par elle (ce qui n’est nullement une attitude passive : se laisser interroger par la tradition et la subir sont deux choses diamétralement opposées) » écrit Castoriadis27. Mais j’ajouterai que dans la mesure où cette entreprise de compréhension s’établit à travers le dialogue, elle va au-delà d’elle-même. La compréhension de soi est, en effet, une condition première de l’identification et de la résolution des problèmes. Par cette compréhension de nous-mêmes, nous apprenons des Grecs au sens où nous nous laissons influencer par eux, et guider, dans une certaine mesure, dans nos réflexions et nos actions.
16J’ai évoqué plus tôt la question de la religion grecque qui n’est ni monothéiste ni révélée. Cet élément religieux fondamental appartient à une vision du monde qu’il nous faut à présent préciser, ce que nous allons faire en nous tournant vers Homère. Pourquoi Homère ? La réponse, peut-être la plus immédiate, est celle que fournit Castoriadis dans son séminaire du 24 novembre 198228 : « La naissance de notre tradition se trouve dans le monde homérique ». L’intérêt pour l’épopée, poursuit Castoriadis, tourne autour de deux axes : « D’un côté le texte comme dépôt de significations imaginaires nucléaires [...] ensuite comme sources de ces mêmes significations, pour ses auditeurs d’abord et ensuite pour ses lecteurs29. » En d’autres termes, c’est Homère en tant qu’éducateur de la Grèce qui nous importe ici, poursuit Castoriadis. Ce qu’il a en vue est la formation que recevaient les Grecs à travers Homère. Mais en quoi cette formation présente-t-elle pour nous un intérêt ? Parce que d’une part, c’est en lui que gît, de manière essentielle, la vision grecque du monde, et d’autre part, parce que cette vision du monde est ce qui a rendu possible l’entreprise critique. Réfléchir sur Homère, c’est donc réfléchir sur les conditions qui ont rendu possible le monde occidental, selon Castoriadis. Je franchirai ici un pas de plus en affirmant que réfléchir sur Homère, c’est réfléchir sur notre monde occidental tout court. La compréhension de notre tradition passe, en ce sens, par la compréhension d’Homère.
17« La création de la démocratie et de la philosophie, et de leur lien, écrit Castoriadis, trouve une pré-condition essentielle dans la vision grecque du monde et de la vie humaine, dans le noyau de l’imaginaire grec30. » Cette idée de noyau, que Castoriadis reprend dans son séminaire du 10 novembre 1982, est essentielle à la compréhension des Grecs puisque c’est à partir de ce noyau que se sont développées les significations imaginaires en Grèce. Ce noyau c’est, d’abord et avant tout, Homère et Hésiode. Les théologiens31 de la Grèce sont les poètes : ils parlent des dieux, c’est-à-dire racontent le récit de leurs actions et leurs relations avec les hommes. Autrement dit, ce sont les poètes qui nous disent ce que font et ce que sont les dieux. Leur nature n’est pas, de ce fait, figée : le Zeus d’Homère est différent de celui d’Hésiode qui est, à son tour, différent de celui d’Eschyle. Cela constitue un aspect essentiel de la culture grecque. Il y a une liberté à l’égard du divin, comme en témoignent à l’époque classique les pièces d’Aristophane. Cette liberté et cette ouverture sont évidemment dues au fait que la « religion » grecque n’est pas une religion révélée. Le poète ne révèle rien, « n’interdit rien, n’impose rien, ne donne pas d’ordre, ne promet rien : il dit », écrit Castoriadis. Homère dit ce qui a été non ce qui doit être. L’épopée homérique n’est pas, en ce sens, et à son origine un texte sacré. Il s’agit d’un texte poétique – et non religieux – qui est devenu sacré. C’est d’ailleurs pourquoi à l’époque classique, on a décidé de le fixer – la tradition voulant que ce soit le fait de Pisistrate. Selon Castoriadis, le texte est devenu sacré parce qu’il est devenu fondamental, c’est-à-dire que l’Iliade et l’Odyssée ont constitué le fonds de la culture grecque32. En d’autres termes, l’accès à la grécité et sa compréhension passent par une compréhension d’Homère. Cela fait-il pour autant d’Homère la pré-condition de la philosophie, comme le veut Castoriadis ?
18Si nous pouvons dire d’Homère, c’est-à-dire des poèmes homériques, qu’il est l’âme de la Grèce, c’est parce que sans lui, la Grèce n’eut pas été la Grèce. Précisons ici cependant : Homère, plus que le noyau est l’élément dans lequel se meuvent l’esprit et la culture grecs. Il constitue à la fois la synthèse du monde grec, en ce sens que se trouvent réunis en lui ses valeurs, ses croyances, son imaginaire, etc., et une mise en forme du monde grec. C’est ainsi que l’entendaient les Grecs, et c’est en ce sens qu’il faut entendre l’affirmation platonicienne d’Homère éducateur. Homère dit le monde grec et par son dire le met en forme. Il y a ici un rapport de nature dialectique entre les poèmes homériques et ce qui constitue la grécité. Homère est autant l’artisan de cette grécité qu’il en est le témoin.
19La vision homérique du monde repose, selon Castoriadis, outre sur le fait religieux spécifique dont nous avons parlé, essentiellement sur l’absence d’espoir de vie après la mort et l’absence d’un dieu « attentif et bienveillant33 », et sur le couple cosmos-chaos. La représentation de l’Hadès chez Homère est, en effet, éloquente. L’homme est seul face à la mort et dans la mort, comme le note Achille34. Il n’y a pas de consolation à la mort, pas même la gloire impérissable qu’Achille a pourtant choisie, après, il est vrai, quelque hésitation. Cette double absence, d’un espoir d’une vie après la mort et d’un dieu bienveillant, qui rend l’homme disponible pour penser et agir ici et maintenant, est liée, selon Castoriadis, à l’idée de chaos. Le monde n’est pas totalement et parfaitement ordonné. Pensons ici au Timée de Platon ou à l’affirmation aristotélicienne de la contingence. Il reste dans le cosmos un désordre résiduel qui constitue, selon Castoriadis, une ouverture pour la pensée. La totalité n’est un tout parfaitement et absolument organisé et structuré : incertitude, hasard, nécessité ou contingence, le désordre sourd toujours.
20Castoriadis voit dans cette idée de désordre résiduel un élément déterminant de l’apparition de la philosophie comme de la politique. Pourtant cette idée, sur laquelle repose la vision grecque du monde, est plutôt, selon moi, partie intégrante de l’entreprise critique. En d’autres termes, les Grecs voient le monde comme possédant un désordre résiduel qu’il faut certes penser, mais qui n’est pas pour autant nécessairement la condition de la pensée. En d’autres termes, ils ont pensé et vu le monde comme possédant un tel désordre. La vision du monde homérique n’est pas, en ce sens, la pré-condition de la philosophie définie comme entreprise critique. Le problème d’une telle affirmation est qu’elle est susceptible de charrier implicitement le fameux passage du mythos au logos, même si Castoriadis s’en défendrait certainement. Nous devons pour clarifier ce point examiner les principes qui guident sa lecture d’Homère.
III. Homère et nous : comment comprendre Homère ?
21L’analyse de ses principes requiert d’abord d’examiner comment Castoriadis définit la compréhension. Le mode de compréhension des Grecs repose sur l’existence d’un lien généalogique, auquel j’ai déjà fait référence. L’existence de ce lien est cruciale, parce que, selon Castoriadis, elle a pour conséquence que nous sommes engagés dans une réflexion et une méditation sur les Grecs plutôt que dans une description et une analyse des Grecs. Car, bien que la Grèce puisse constituer un objet d’analyse au même titre que n’importe quelle autre culture, la Grèce est la seule, en revanche, à pouvoir être un objet de réflexion et de méditation. Cela parce que « nous réfléchissons et nous méditons sur les conditions sociales et historiques de la pensée elle-même – du moins, telle que nous la connaissons et la pratiquons35. » Une réflexion sur les Grecs est donc une réflexion sur l’origine de la pensée et sur « nos propres origines », pour reprendre les termes de Castoriadis36. C’est, en ce sens, une réflexion généalogique.
22« Comprendre une société, écrit-il, signifie d’abord et surtout, pénétrer (ou se réapproprier) les significations imaginaires sociales qui tiennent cette société ensemble37. » Notons que cette compréhension est fondée sur ce que Castoriadis nomme une espèce d’« “universalité potentielle” de tout ce qui est humain pour les humains ». Il voit l’origine de cette universalité non seulement dans la rationalité, mais aussi dans l’imagination créatrice « en tant que composante nucléaire de la pensée non triviale38 ». Sa thèse essentielle ici repose sur ceci que ce qui été imaginé une fois par l’être humain (comportement, discours, langage) a la possibilité d’être à nouveau imaginé, c’est-à-dire représenté à nouveau. Cette nouvelle représentation est, d’une certaine manière, une forme de réappropriation39. Cette réappropriation peut être réalisée, dans une certaine mesure, pour n’importe quelle culture, mais les éléments empruntés sont « métabolisés » d’une manière différente40. Il importe de suivre ici Castoriadis dans sa distinction entre culture « autre » et culture « étrangère41 ». La culture grecque n’est pas pour nous étrangère à cause de notre lien généalogique42. L’altérité des Grecs est donc une altérité non pas absolue mais relative, puisque non seulement nous en sommes issus, mais nous continuons, selon Castoriadis, « à “partager” le même monde43 ».
23Le lien généalogique est donc ce qui permet la réappropriation qui est, selon moi, la condition de notre intelligibilité des Grecs. Cette réappropriation implique de comprendre les Grecs mieux qu’ils se sont compris eux-mêmes dans la mesure où ils n’étaient nullement conscients, et ne pouvaient l’être, du rôle fondateur qu’ils joueraient dans l’histoire de l’Occident. Notre compréhension des Grecs est donc nécessairement différente de la leur, même si cela est un lieu commun, comme elle est différente au cours de l’histoire de l’Occident. Ce que la Renaissance ou Rome par exemple se sont réapproprié des Grecs n’est pas ce que le xviie ou le xixe se sont réapproprié. La réception des Grecs est inégale au cours de l’histoire. Cela signifie que les Grecs ne sont pas aujourd’hui pour nous ce qu’il était pour un Montaigne : les époques en ce sens se choisissent leurs Grecs : le Moyen Âge s’est choisi Aristote, la Renaissance Platon, pour donner deux exemples bien connus.
24C’est pourquoi Castoriadis a raison de nous mettre en garde contre ce qu’il nomme l’illusion de la Selbstverständlichkeit. Les Grecs sont et demeurent autres ; réduire l’écart ruinerait toute intelligibilité. C’est ce que Castoriadis nomme « la fausse compréhension due à une fausse proximité44 ». La compréhension des Grecs exige autant la reconnaissance de notre proximité – nous partageons, dans une certaine mesure, leur univers mental, comme il l’affirme45 – que la prise en compte de leur altérité. L’altérité est, du reste, selon moi, le pendant de la réappropriation. Un écart s’est produit entre les Grecs et nous, dont le signe est le jeu ininterrompu de réappropriations. Cet écart est dû à la singularité grecque elle-même, c’est-à-dire à cette constante remise en question de l’existant. Il existe des sociétés fondées sur la répétition du même, dans lesquelles le temps n’est pas principe d’altérité, c’est-à-dire des sociétés dont les formes sont figées. Notre monde s’est déployé à partir du monde grec, et en tant que tel, ne pouvait se déployer que dans cette différence qui produit à la fois rupture et continuité. Prendre en compte ce qui nous distingue des Grecs, autrement dit, tenir compte de leur altérité, c’est non seulement une condition de leur compréhension, mais c’est déjà un premier pas vers la compréhension de leur singularité, et par conséquent, de notre singularité occidentale. Une telle prise en compte doit, par conséquent, constituer le principe premier d’interprétation des Grecs en général et d’Homère en particulier.
25Ce principe de lecture est, cependant, loin d’être partagé par les homérisants dans leur ensemble. Des deux principales lectures d’Homère que distingue Castoriadis, la première repose sur « le refus de voir la différence et même l’altérité de ce qui est déposé dans ces poèmes46 », tandis que la seconde consiste à gommer « toute différence entre ce monde homérique et les autres mondes révolus que nous connaissons », et à considérer le monde d’Homère comme un monde primitif47. Cette seconde lecture de type « primitiviste » repose sur le préjugé moderne d’un développement historique à partir d’un commencement compris comme l’enfance de la culture occidentale48.
26S’il est, en effet, impossible de se défaire de ses préjugés et préconceptions, il faut, néanmoins, comprendre d’où l’on parle, comme n’a cessé de le rappeler Gadamer. Autrement dit, la compréhension de l’altérité suppose une prise en compte du lieu d’où nous parlons. Dire que la société homérique est différente de la nôtre est évidemment un truisme, mais ce truisme doit être affirmé pour qu’une réflexion sur la différence soit possible. Ce que rejettent le premier et le second types d’interprétation d’Homère. Une telle réflexion est la condition d’une compréhension d’Homère consciente d’elle-même, c’est-à-dire des points de départ qui la commande. Il s’agit donc, avant de proposer une lecture d’Homère, de connaître et d’expliciter ses principes. Cela, il faut l’avouer, est rarement réalisé.
27Castoriadis présente rapidement, dans son séminaire du 24 novembre 1982, les principales interprétations d’Homère. Ces interprétations vont comme il l’indique « de la foi en la vérité presque littérale des textes – et cela encore maintenant – jusqu’au rejet total des témoignages49. » Rappelons que nul en Grèce ne doutait de l’existence de la Guerre de Troie et de ses héros. Citons, par exemple, Alexandre se rendant dans la plaine de Troie pour voir le lieu des exploits d’Achille (Strabon, XIII, 1, 26) ou César (Strabon, XIII, 1, 27). Ces témoignages montrent, à divers degrés, la reconnaissance de vérités historiques dans l’épopée homérique. En d’autres termes, certains événements de l’épopée sont considérés comme des événements historiques. Cet énoncé subit évidemment toutes les variations possibles : de l’affirmation de la seule existence de la guerre de Troie à l’affirmation de la véracité de l’ensemble de la narration épique. Il s’agit, disons-le, de l’interprétation dominante qui repose sur un principe positiviste selon lequel la poésie et le mythe en général possèdent une source historique50.
28C’est d’ailleurs ce que ne dément pas Castoriadis qui distingue entre le monde factuel, c’est-à-dire objectif : le monde social et matériel, et le monde de la légende, de l’intrigue, du narratif51. La distinction entre ces deux mondes nécessite de s’interroger sur l’époque où vivait le poète Homère (entre 750 et 700, selon Castoriadis qui suit ici le courant dominant). Cela lui permet d’affirmer qu’Homère vit dans un monde qui connaît la polis52. Il est aisé de voir en quoi cela est essentiel à l’interprétation de l’épopée lorsqu’on examine l’organisation politique des cités de Troie, de Schéria ou d’Ithaque53.
29Dans cette perspective, « le reste – le mode de composition, la pluralité des auteurs et même la réalité des faits décrits, par exemple celle de la guerre de Troie, ou les caractéristiques de l’époque qu’est censé décrire Homère – est relativement indifférent ». Il faut, me semble-t-il, nuancer ici le propos de Castoriadis. Il est vrai que dans la mesure où il est extrêmement difficile de faire le départ entre les éléments historiques et les éléments que j’appelle fictionnels, on pourrait penser l’exercice vain. Mais comment séparer les faits décrits du « monde objectif » ? Il y a un entrelacement d’éléments de nature historique, appartenant à différentes strates ou périodes, les uns appartiennent à un passé reculé transmis oralement, qui sont de l’ordre de la légende, les autres à l’époque d’Homère. C’est que Castoriadis affirme suivant en cela l’analyse de Finley54. J’ajouterai que d’autres éléments sont de nature purement fictionnelle, c’est-à-dire inventés par le poète, et ne sont donc pas nécessairement issus de la tradition orale. C’est pourquoi la société homérique ne saurait être une société historique, que ce soit celle du monde mycénien ou celle du monde des âges sombres (xie-ixe siècles).
30La difficulté est que Castoriadis cherche ici à adopter une voie moyenne : tenir compte du monde objectif d’Homère, celui dans lequel vit le poète, et rejeter comme indécidable ce qui pourrait appartenir au monde mycénien ou au monde des âges sombres qu’il choisit ainsi de ranger dans le monde de la légende. Cette dualité n’est pas, à mon avis, pertinente. Il faut plutôt considérer l’épopée homérique comme une œuvre fictionnelle de part en part, et dégager ses significations55. Ce qui importe en ce sens écrit Castoriadis avec raison « c’est l’esprit et les significations des textes56 ». Pour les saisir, il propose d’analyser six thèmes de l’épopée : la moira, la liberté, l’individuation, l’universalité, l’aristeia et la communauté politique. Ces thèmes ne sont évidemment pas choisis au hasard puisqu’ils sont reliés à ce qui définit, d’une façon ou d’une autre, la singularité européenne. La place me manque pour présenter l’ensemble de son analyse. J’en retiendrai les éléments qui me semblent importants pour comprendre en quoi la saisie homérique du monde possède une visée critique, et fait signe, d’une certaine manière, vers la philosophie.
31La moira est un thème homérique central, et, par conséquent, essentiel à la compréhension de l’épopée. Castoriadis voit parfaitement que la notion se rattache à la mort : « Quelle est la moira, la part de l’homme ? Sa moira, c’est le moros, c’est-à-dire la mort57. » La Moira est d’abord une divinité qui dispense à chacun son lot ou sa destinée, signifiant, en maints endroits, le lot lui-même ou la destinée. Elle signifie alors la « part », le « lot échu » et fait signe vers l’idée de limite. Elle n’indique une prédestination de l’homme qu’en tant qu’elle définit l’homme comme un être mortel. Le terme exprime ainsi l’association du destin et de la mort. Moira apparaît comme un agent actif, « l’agent de la mort », selon l’heureuse formule de B. C. Dietrich58. La moira incarne à la fois ce qui apporte la mort et la mort elle-même. En tant qu’agent, elle est sentie comme destinale et signifie, par conséquent, le destin. Le destin signifie, en effet, ce qui appartient à la nature de l’être humain. Le soustraire à la mort serait le soustraire à sa condition : ce serait modifier sa nature. Le destin ne signifie ici, par conséquent, rien d’autre que la loi naturelle. La mort est tout aussi naturelle qu’implacable ou plus précisément elle est implacable parce que naturelle : « L’odieuse mort m’a dévoré, elle qui m’a reçu en partage à ma naissance », dit Patrocle (Il., XXIII, 78). Nous trouvons un écho de ce vers dans l’Odyssée dans la bouche d’Achille : « La mort funeste... nul ne l’évite une fois qu’il est né » (24, 29, trad. légèrement modifiée L. Bardollet)59.
32Castoriadis a, par ailleurs, parfaitement vu que la moira ne signifie pas une prédétermination ou une prédestination absolues60. Cela signifie évidemment qu’il y a place pour une certaine forme de liberté : le héros prend des décisions qui engagent son avenir. Je mentionnerai deux exemples que je choisis parce qu’ils sont tous deux liés au choix fondamental qui est le choix de sa mort : le premier dans l’Iliade, le second dans l’Odyssée. Achille, replié sous sa tente après sa querelle avec Agamemnon, décide malgré sa colère et le désir qu’il caresse d’une longue vie dans sa Phtie natale, de rester à Troie et d’y périr pour la gloire immortelle. En d’autres termes, il choisit la mort héroïque. Ulysse fait le même choix, lorsqu’il rejette l’offre de Calypso de l’immortaliser. Il choisit de retourner à Ithaque pour raconter ses exploits. En d’autres termes, pour que sa geste héroïque ne sombre pas dans l’oubli, il retourne parmi les hommes pour la dire. L’homme est donc libre à l’intérieur des limites qui sont d’une part, celle de la mort, et d’autre part, celle d’une conduite qui ne doit pas être uper moron – une conduite mauvaise est une conduite excessive.
33Si je partage sinon dans le détail, du moins dans leur ensemble les réflexions de Castoriadis sur Homère, il est néanmoins un élément qui est absent de sa lecture et qui est pourtant fondamental dans la saisie grecque du monde : le couple dialectique chaos-cosmos – couple dont Castoriadis affirme, par ailleurs, qu’il constitue la condition essentielle de la naissance de la philosophie, de ce qu’il appelle, nous l’avons vu, le « juger et le choisir ». Il me semble ici que Castoriadis échoue à considérer sa présence chez Homère, même s’il est vrai qu’elle est plus évidente chez Hésiode auquel il consacre par ailleurs un séminaire (« séminaire du 26 janvier 1983 »). Cela est, me semble-t-il, dommageable dans la mesure où il reconnaît, par ailleurs, Homère comme le noyau de l’imaginaire grec.
34J’ai montré ailleurs61 que nous obtenons, à l’issue du partage de la totalité entre les trois frères victorieux, Zeus, Poseidon et Hadès, une territorialisation de la totalité, qui va au-delà d’une simple territorialisation politique des pouvoirs divins. En d’autres termes, la dimension politique du partage recouvre une dimension cosmologique. Le partage du monde, dont Homère nous fait le récit62, a scellé l’ordre du monde. Le contexte même du récit indique pourtant que cet ordre est lâche, parce que le pacte dont il est issu est parfois remis en question par les dieux. Une menace pèse toujours sur l’ordre du monde, comme le montrent les querelles incessantes entre les dieux (c’est pourquoi la moira est au-dessus des dieux), et les différentes perturbations de l’ordre dûes aux humains. L’ordre est maintenu de haute lutte par Zeus, qui a recours soit au compromis, à la menace ou encore à la force. Nous voyons ainsi que le désordre, qui est exprimé sous différentes formes, est une donnée essentielle de la saisie homérique du monde.
35Notons rapidement l’analyse que fait Castoriadis de l’épisode des Cyclopes qu’il interprète – et que j’interprète avec lui – en un sens politique. Cet épisode contient en lui « la définition de ce qui distingue les êtres humains, une collectivité humaine, de ce qui n’est pas humain, de ce qui est monstrueux, inhumain63. » Or l’élément distinctif est évidemment le fait qu’il ne possède pas de thémistes. La société humaine se définit essentiellement comme société politique. De nombreux autres épisodes que je ne peux ici citer font signe vers cette définition non seulement dans l’Odyssée, mais aussi dans l’Iliade.
36Castoriadis reconnaît, par ailleurs, avec raison que nous avons dans les poèmes homériques une visée critique, bien qu’il échoue, me semble-t-il, à véritablement en rendre compte. Homère est à la fois peintre et critique du monde héroïque, comme en témoignent les propos d’Achille au chant 9 de l’Iliade : rien ne vaut la vie et la guerre est absurde64. Homère est poète et éducateur dans la mesure où il se fait à la fois juge et témoin du monde dans lequel il vit et de la tradition dont son monde est issu. Cela a une conséquence fondamentale dans la compréhension de la place de la poésie en Grèce ancienne. Car si la philosophie se définit, au sens large, comme une entreprise critique, toute entreprise critique n’est pas nécessairement philosophique. La critique se déploie, en effet, dans d’autres formes d’expressions, et notamment dans la poésie. Précisons ici immédiatement que ce n’est pas la forme poétique qui fait le poète ou qui permet de déterminer si nous avons affaire à une œuvre poétique ou à une œuvre philosophique, témoins Parménide ou Empédocle, comme le signalait Aristote, dans la Poétique (1447 b 19). Cela signifie que la poésie est une entreprise critique, mais en un sens différent de la philosophie. La poésie n’est pas le lieu de l’argumentation, pas plus que d’une réflexion approfondie sur tel ou tel aspect du monde, ou telle ou telle notion. Mais elle n’en demeure pas moins une compréhension du monde, en d’autres termes, une vision du monde qui est inséparable d’une visée critique. Cela signifie aussi plus fondamentalement, selon moi, que l’expérience grecque de la parole est une entreprise critique.
37Je terminerai en concluant que la lecture que Castoriadis propose d’Homère est une lecture particulièrement riche et intéressante dans la mesure où il saisit de manière essentielle, bien que parfois lacunaire, à mon sens, comme je l’ai montré, la saisie homérique du monde. Castoriadis est, par ailleurs, conscient des difficultés attachées à toute interprétation d’Homère, mais il fait montre de prudence en explicitant les principes qui guident ou doivent guider toute interprétation. Sa lecture est évidemment une lecture philosophique, dans la mesure où il cherche à travers cette lecture à valider sa thèse selon laquelle la singularité européenne a pour racines la vision grecque du monde, et en particulier, la vision homérique.
38Homère est décisif pour nous non pas parce que c’est à partir de lui que tout commence, il me semble ici que Castoriadis tombe parfois, à certains égards, dans l’illusion de la quête des origines – quête difficilement compatible avec sa conception de l’histoire. L’origine est ce que nous posons : nous nous choisissons une origine pour donner sens à notre histoire. Cela ne signifie pas que je remette en question l’existence d’un lien objectif entre les Grecs et nous : ce qui serait sans doute absurde. Mais je veux plutôt dire que lorsque nous décidons de poser l’épopée homérique comme le texte inaugural de notre monde occidental, une telle décision commande l’histoire que nous écrivons, d’autres décident de partir de la Bible et de considérer les Grecs, et notamment parmi eux, les philosophes comme annonciateurs du message chrétien. Nous décidons ainsi d’une certaine compréhension de notre tradition : nous décidons de son sens ultime. Autrement dit, selon les termes de Castoriadis, nous créons ex post facto du sens. C’est ce qu’il fait, bien qu’il ne le revendique pas réellement, quand il comprend le monde occidental sur la base de ce qu’il définit comme la singularité grecque. Lire et relire Homère telle est donc la tâche qui nous incombe si nous voulons méditer sur notre présent. Une telle méditation ajoutons n’est possible que parce que Homère, continue de se réfléchir, dans une certaine mesure, dans notre présent.
Notes de bas de page
1 Domaine de l’homme, Les carrefours du labyrinthe, 2, Paris, Seuil, 1999, p. 299.
2 Ibidem.
3 ID., p. 251.
4 Ibidem.
5 « Tout ce qui apparaît, tout ce qui survient à une société, écrit-il, doit signifier quelque chose pour elle – ou doit être explicitement déclaré “privé de sens” », ID., p. 282.
6 ID., p. 328.
7 Cf. ID., p. 326.
8 Ibidem.
9 Ibidem.
10 Le monde gréco-occidental constitue un espace-temps qui est à la fois interprété de manière diachronique et synchronique. Il me semble, en effet, que l’idée de germe, au sens où l’entend Castoriadis, renvoie à une synchronie comme à une diachronie, dans la mesure où d’une part, le germe continue d’être présent dans ce qui s’est développé à partir de lui, et d’autre part, il continue d’avoir une certaine efficace, qu’il doit essentiellement à un échange et un dialogue ininterrompus.
11 Cela signifie selon Castoriadis que « nous sommes toujours conditionnés par le passé, mais personne n’a dit que ce passé-là était nécessaire. Cette création, par exemple celle de la démocratie athénienne, a été contingente. Mais elle a, du moins pour nous, le caractère absolument extraordinaire que cette contingence n’empêche pas une sorte de pérennité virtuelle de certains aboutissements », R.-P. Droit (sous la direction de), Les Grecs, les Romains et nous, L’Antiquité est-elle moderne ?, Paris, éds Le Monde, 1991, p. 253.
12 ID., p. 333.
13 ID., p. 334.
14 ID., p. 327.
15 Dès l’origine de la philosophie, la question des valeurs et des normes est au centre de la réflexion philosophique. Mentionnons Héraclite ou encore Anaximandre. Cette question sera ensuite conduite par les Sophistes puis, de façon radicale, par Socrate. Il est d’ailleurs loin d’être certain que ce type de savoir critique constitue une forme pré-platonicienne. Le Platon des formes immuables apparaît, sans doute, en rupture avec une certaine tradition – bien que cela soit discutable, mais ce n’est pas le lieu d’en discuter ici – mais la dimension critique est partie intégrante de sa philosophie, et celle-ci ne saurait se comprendre sans elle.
16 ID., p. 329.
17 ID., p. 314.
18 ID., 1999, p. 316.
19 « Séminaire du 10 novembre 1982 », Ce qui fait la Grèce, 1. D’Homère à Héraclite, Paris, Seuil, p. 42. Il faudrait ici quelque peu nuancer ce propos, puisque la religion juive comme la religion chrétienne sont l’objet d’exégèses et de conflits d’interprétation particulièrement concernant la dernière. L’herméneutique est précisément issue de l’interprétation des textes sacrés.
20 Domaine de l’homme, op. cit., p. 353.
21 ID., p. 329.
22 ID., p. 328.
23 Ibidem.
24 ID., p. 327.
25 Il faut ici entendre société au sens de Castoriadis, c’est-à-dire comme un « système d’interprétation du monde » (ID., p. 281).
26 Cela se trouve exprimé en grec par un même terme krinein, qui signifie, en outre, décider. J’ai, quant à moi, parlé plus tôt d’entreprise critique (autocritique) parce que cette expression me semble plus appropriée et refléter davantage la spécificité grecque. Elle est, du reste, au fondement de l’idée de progrès, puisque la condition du progrès est la remise en cause de l’existant.
27 Op. cit., p. 319.
28 Ce qui fait la Grèce, 1. D’Homère à Héraclite, Paris, Seuil, 2004, p. 73.
29 ID., p. 87.
30 Domaine de l’homme, op. cit., p. 354.
31 Il est ici intéressant de citer ce passage de H.-G. Gadamer en résonance avec l’analyse de Castoriadis : « La fameuse parole d’Hérodote, selon laquelle Homère et Hésiode [II, 53] auraient donné aux Grecs leurs dieux, prendrait alors tout son sens. Cela ne veut pas dire d’une manière littérale, tant s’en faut, que les poètes sont en mesure de donner les dieux aux hommes. Ce serait évidemment insensé. Ce qu’Hérodote voulait dire, c’est plutôt que les nombreuses formes éparses de cultes, de coutumes religieuses et de légendes religieuses chez les Grecs furent, pour la première fois, rassemblées et unifiées par Homère et Hésiode. En ce sens, on peut à bon droit les appeler, avec Aristote, les premiers Θεολογησαντες, c’est-à-dire les premiers qui ont discouru – et nous ont informé – sur les dieux en les intégrant tous en un même récit », « Sokrates' Frömmigkeit des Nichtwissens », Gesammelte Werke 7, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1991, p. 89-90, trad. D. Ipperciel, « La piété du non-savoir de Socrate », Que pouvons-nous apprendre des Grecs ? Études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, Montréal, Fides, coll. Noesis, 2006 (sous presse).
32 Cf. sur cette question notamment l’article de M. Finkelberg, « Homer as a Foundation Text », Homer, the Bible, and Beyond, Literary and Religious Canons in the Ancient World, Leiden-Boston, Brill, 2003.
33 Domaine de l’homme, op. cit., p. 355.
34 La réponse des hommes à leur condition mortelle est, d’un point de vue divin, autant vaine qu’inutile, parce que la mort est le plus terrible des maux, et la vie le plus précieux des biens. C’est précisément ce qu’observe Achille (Od., 11, 482-92).
35 ID., p. 328.
36 Ibidem.
37 ID., p. 330.
38 Ibidem.
39 Notons en passant que cette réappropriation n’est pas celle de l’herméneutique de Gadamer qui suppose une fusion des horizons. Sur la question de la réappropriation des Grecs, on pourra notamment consulter B. Cassin (sous la direction de), Nos Grecs et leurs modernes, Paris, Seuil, 1992, G. Cambiano, Le retour des Anciens, trad. franç., Paris, Belin, 1994, C. Collobert (sous la direction de), L’avenir de la philosophie est-il grec ?, Montréal, Fides, Noesis, 2002, R.-P. Droit (dir.), Les Grecs, les Romains et nous, L’Antiquité est-elle moderne ? Paris, éds Le Monde, 1991, S. Goldhill, Who needs Greek, Contests in the Cultural History of Hellenism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, M. Daraki (sous la direction de), La Grèce pour penser l’avenir, Paris, L’Harmattan, 2000.
40 « Séminaire du 24 novembre 1982 », op. cit., p. 74 sqq.
41 Domaine de l’homme, op. cit., p. 332.
42 Ibidem.
43 Ibidem. D’aucuns trouveront, sans doute, cette affirmation forte voire osée. Pourtant qui contesterait que nous sommes, nous occidentaux, davantage chez nous auprès des Grecs qu’auprès des Nambikwaras, pour reprendre l’exemple de Castoriadis.
44 « Séminaire du 10 novembre 1982 », op. cit., p. 41.
45 Domaine de l’homme, op. cit., p. 332.
46 « Séminaire du 1er décembre 1982 », op. cit., p. 85.
47 Il suffit pour cette seconde lecture de se reporter à l’ouvrage de Bruno Snell, La Découverte de l’esprit, la genèse de la pensée européenne chez les Grecs, trad. franç., Paris, L’éclat, 1994. Je n’entrerai pas ici dans le détail de ses analyses ; qu’il me suffise de mentionner que Snell affirme par exemple qu’il n’y a pas, chez Homère, de conception de l’unité de l’être humain. Comme l’affirme Castoriadis, on ne trouvera pas de culture qui ne possède cette unité de l’image corporelle de l’être humain, « Séminaire du 1er décembre 1982 », op. cit., p. 87.
48 Cf. G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. franç. J. Gibelin, Paris, NRF, Idées, 1970.
49 Ce qui fait la Grèce, p. 67. L’exactitude des propos d’Homère a été notamment mise en doute par des poètes (Pindare, Néméennes, 7, 21) et des historiens (Thucydide, La guerre du Péloponnèse, 1, 10, 3), sans parler des philosophes comme Xénophane, Héraclite ou encore Platon.
50 Ce courant d’interprétation est représenté par Évhémère au iiie siècle, auteur d’une Histoire sacrée, dans laquelle il affirme que les dieux sont en fait des rois qui ont été divinisés du fait de leurs bienfaits civilisationnels.
51 « Séminaire du 24 novembre 1982 », op. cit., p. 70.
52 Ibid., p. 71.
53 Une abondante littérature sur les types de communauté présente dans l’épopée en témoigne. Cf. notamment, V. Ehrenberg, The Greek State, London, Methuen & Co Ltd, 1969 ; D. Finley, Le monde d’Ulysse, trad. franç., Paris, La Découverte, 1986 ; D. Hammer, The Iliad as Politics, The Performance of Political Thought, Norman, University of Oklahoma Press, 2002 ; R. Seaford, Reciprocity and Ritual : Homer and Tragedy in the Developing City-State, Oxford, Clarendon Press, 1999 ; K. A. Raaflaub, « Poets, Lawgivers, and the Beginnings of Political Reflection in Archaic Greece », The Cambridge History of Greek and Roman Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; P. Rose, « Ideology in the Iliad : Polis, Basileus, Theoi », Arethusa, 30, 1997.
54 « Séminaire du 1er décembre 1982 », op. cit., p. 94.
55 Je me permets de renvoyer ici à mon étude « L’Odyssée ou la naissance de la fiction », Revue philosophique de la France et l’étranger, 1, 2004, p. 15-26.
56 ID., p. 89.
57 « Séminaire du 15 décembre 1982 », op. cit., p. 111.
58 Death, Fate and the Gods, London, The Athlone Press, 1967, p. 195.
59 L’être humain est destiné dès sa naissance à mourir. Nous retrouvons la même affirmation en Il., 16, 441 : pavlai peprwmevnon a[ish. Cf. Héraclite, fr. DK B 20 (« destin de mort à naître »).
60 « Séminaire du 15 décembre 1982 », op. cit., p. 113.
61 « De l’acosmia au cosmos ou le partage des honneurs divins, Iliade XV, 185-195 », Philosophia, 31, 2001, pp. 9-23.
62 Après leur victoire contre les Titans, Zeus, Hadès et Poseidon, se partagent l’héritage du père détrôné : « toutes choses sont partagées en trois, chacun a obtenu en partage sa timè » (Il., XV, 189).
63 « Séminaire du 1er décembre », op. cit., p. 89.
64 ID., p. 100.
Auteur
Université d’Ottawa
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