Chapitre VIII. Le vis-à-vis permanent
p. 165-181
Texte intégral
1Le retour du « vis-à-vis » du juif et du chrétien se produit aujourd’hui, non pas seulement comme une confrontation sur leurs sources communes, mais comme une interrogation mutuelle résultant du conflit qui les a opposés au cours de l’histoire. Notre propos étant de situer et d’expliquer ce retour contemporain de la relation du juif et du chrétien, il nous faut tenter de dater autant que possible cet événement.
2Il n’est pas inutile auparavant de rappeler les différents niveaux de sens véhiculés par les deux termes « juif » et « chrétien ». Ces deux mots ne sont pas, comme on pourrait le croire, porteurs d’un unique sens, bien défini, mais d’une pluralité de sens, dont témoignent les commentaires et les dictionnaires.
3Le mot juif a trois profondeurs. Dans son acception la plus courante et la plus récente, il évoque la condition du juif parmi les nations. Le terme apparaît pour la première fois revêtu de ce sens, dans la Bible elle-même, au Livre d’Esther, où il désigne Mardochée qui est benjaminite mais réputé, par son origine judéenne (« du pays de Juda »), iehudi (Est 2,5). Mardochée fait partie de ces étrangers qui ont été déportés en Perse et qui, en exil, vivent selon leur loi religieuse propre1. Le Livre d’Esther nous explique comment ce peuple en exil, soudé par un sort commun, est appelé alors à se constituer en communauté (knesset)2 de personnes, qui adhèrent librement à la condition qui leur est faite, en dépit des restrictions et des dangers qu’elle comporte, et se rassemblent dans une unité propre. Pour se réunir ainsi, il faut la conscience, non seulement de suivre une loi et une politique propres, mais de relever d’une « religion », d’une sagesse propre face à la sagesse des nations. De nombreux auteurs datent de cette époque l’idée de religion juive.
4Il reste que si le mot « juif » apparaît ici accepté par chacun de ceux qui le portent, les juifs ont été désignés collectivement ainsi par autrui. C’est le terme « judéen » qui est devenu le mot « juif ». Le sobriquet est à l'origine du nom d’appartenance et du sigle d’identité. Comme tel, il véhicule ce que l’on pourrait appeler déjà des connotations antisémitiques, comme le montre bien le Livre d’Esther, et il n’est assumé par le peuple qui le porte qu’au prix d’une relève de dignité, que symbolise la personne d’Esther. Cette relève de dignité porte ses fruits. Au plus fort de la confrontation, certains non juifs prennent le parti, non seulement de défendre la cause des juifs, mais de s’identifier à eux3. On fait parfois remonter à cet épisode l’apparition dans l’histoire universelle de l’idée de conversion, inconnue jusqu’alors.
5Mais un juif est originellement un « judéen ». Le judéen tenait son identité nationale du royaume de Juda, qui avait survécu au royaume d’Israël. Mais on sait que le royaume de Juda a finalement signifié davantage que le royaume du Sud, issu de Roboam ; il avait pu accueillir des citoyens du royaume du Nord, comme le prophète Jérémie. Le schisme des deux Etats était né d’un conflit entre frères, mais il fut en définitive un conflit de légitimité, dont le critère fut la fidélité à la Torah de Moïse. Cette nécessaire fidélité fut mise en relief par les grands prophètes dont l’époque et l’intervention coïncident avec l’existence du peuple sur sa terre. Si nous avions le temps de nous étendre, nous montrerions que ce terme judéen n’a donc pas seulement une signification nationale et politique au sens moderne du terme, mais comporte une connotation prophétique4. Il implique une extériorité et une intériorité. Le judéen est celui qui n’a pas oublié que sa tradition fut marquée par la parole des prophètes. Si pour le juif le temps de la prophétie est « clos », il s’agit de vivre, non dans l’oubli, mais dans la mémoire du temps, qui fut celui de la vie sur la terre et de la prophétie. Cette condition apparaîtra en toute clarté, comme une exigence, au moment du retour de l’exil. Pour le peuple juif, à la différence du peuple samaritain, il n’y a d’autre marque de fidélité que celle qui est enseignée par la prophétie. Aujourd’hui, cette marque nationale et culturelle de l’existence juive se dit en termes de « judéité »5. Celle-ci apparaît souvent comme le trait occulté de l’histoire juive, surtout si l’on songe au peu de place qu’a tenu le commentaire des prophètes depuis le moyen-âge et même depuis l’avènement du christianisme. Mais on pourrait montrer que le pharisianisme se définit en dernier ressort comme le maintien de cette mémoire. Il est une sagesse qui veut être une fidélité à la dimension judéenne, c’est-à-dire à la lecture prophétique et hébraïque de l’histoire d’Israël. Cette lecture ne s’identifie pas avec le sionisme moderne. Mais la question pour le sionisme est de savoir comment il se réclame d’elle.
6Ce second critère d’identité nous introduit au sens dernier, le sens secret du mot juif. Juda est le nom du patriarche, fils de Jacob et de Léa, dont le nom signifie « qui rend grâce » (Gn 29,35)6. Le nom du patriarche indique la modalité propre de la relation du peuple juif avec Dieu, signifiée au moment de sa naissance7. La tradition juive, qui attache une grande importance au nom, ne cesse de se référer à ce sens ultime, premier et dernier, du terme. C’est le sens transhistorique, qui fait l’objet des interrogations de la kabbale.
7Il y a aussi trois niveaux de sens dans le nom du chrétien. Au moment où il s’agit d’éclairer la relation du juif et du chrétien, il n’est pas inutile de les rappeler ici. Si l’on prend le terme « chrétien » dans son acception finale, usuelle, commune, on sait qu’il a fait son apparition et s’est vulgarisé à Antioche, c’est-à-dire dans un contexte syrien, sémitique, mais d’expression grecque (Actes 11, 26)8. Jusque là, le chrétien n’avait pas d’existence publique reconnue9 et n’avait pas de statut religieux. Il pouvait, en tant que chrétien, revendiquer devant les tribunaux d’être jugé soit comme païen, ce qui lui permettait de relever de la loi générale qui protégeait les citoyens romains, soit comme juif, lequel était reconnu comme appartenant à une « religio licita ». Vers les années 45-50, les chrétiens commencent donc d’être considérés comme un groupe à part. Ils sont les disciples d’un certain christos (le mot ne peut être entendu par les païens comme signifiant « messie », mais seulement « oint ») ou plutôt chrèstos (« honnête homme », figure « de bon augure »). En soi, cette désignation populaire ne paraît pas péjorative10. Mais, un peu plus tard, on voit qu’ils sont considérés comme hors la loi. Tacite qualifie l’appartenance à la voie chrétienne de flagitium (infamie). Le même terme est employé par Pline11. Ce n’est pas seulement une forme de jugement moral ; c’est un terme juridique, qui avait déjà été utilisé contre les juifs au temps d’Antiochus, pour fonder le grief de sédition contre l’empire12. Bien que, par la suite, l’imagination populaire ait brodé sur les « mystères » chrétiens, bien que des accusations aient été montées contre eux en lançant le bruit qu’il s’agissait de rites indignes, comme ce fut le cas peut-être dans certains cercles gnostiques ou dans les religions à mystères, il est clair qu’à l’origine c’est comme conjurés, au sens politique du terme, que les chrétiens ont été accusés du crime de flagitium13.
8Il paraît difficile de croire cependant que l’administration romaine n’ait pas perçu que le terme cachait le terme hébreu « messie ». A cette date, les Romains savaient qu’ils avaient parmi les juifs des alliés, les Hérodiens, et des adversaires. Les « messianiques » étaient considérés à Rome comme des opposants potentiels ou réels. Les chrétiens ont par conséquent représenté assez vite un mouvement messianique14. Or cette perception extérieure correspond pour le chrétien à sa foi intérieure en Jésus, le Messie. Ce sens est précisément celui qui s’est imposé en syriaque, où le chrétien est appelé meshihayé15. « Chrétien voulait donc dire pour les disciples oint, baptisé au nom de Jésus Messie, sens interne qui inclurait le sens mystique paulinien, « christique », sans que celui-ci doive être mis au premier plan. Ce second sens, baptismal, à la fois privé et public, est constitutif de l’identité chrétienne.
9Mais une troisième interprétation, moins connue, se cache derrière celle-ci. Les chrétiens sont appelés, aujourd’hui encore, en hébreu notzrim. Communément, on traduit ce terme par : nazaréens, disciples du Nazaréen. Le Nouveau Testament témoigne de la forme première du mot : « nazôréens », sur laquelle butent beaucoup d’exégètes16. Le mot notzri vient de la racine natzar et signifie disciple, veilleur, fidèle (à l’Alliance, à la voie)17. C’est une signification secrète, le netzer étant d’ailleurs aussi une désignation du messie18. Avant même d’être confession explicite de messianité, le christianisme, comme le montrent les Actes des Apôtres, est une « voie » inaugurée par Jésus19. La note messianique n’est pas absente, mais elle reste secrète. C’est sans doute la désignation la plus ancienne des disciples de Jésus, celle qui est proprement juive : elle désignerait celui qui veut être fidèle en tout à l’Alliance de vie, à la voie de Dieu.
10Pendant vingt siècles, le juif et le chrétien se sont fait face en s’opposant. Cette controverse est bien connue20. Nous ne reviendrons pas ici sur les « altercations » des Pères de l’Eglise ni sur les polémiques du moyen-âge. Elles ne sauraient être oubliées car elles ont conduit à ces interprétations du judaïsme et du christianisme qui se rencontrent chez Spinoza et chez Leibniz, puis chez les philosophes allemands du XIXe siècle, en particulier chez Hegel, enfin chez Marx. Nous ne referons pas cette histoire, qui d’ailleurs n’est pas close. Nous voulons nous interroger maintenant sur la redécouverte en notre temps de ce « vis-à-vis » qui fut si longtemps occulté. Comment ce retour de la donnée conflictuelle à l’identité réelle et enfin à la source secrète est-il possible ? Qu’apporte-t-il de nouveau ? Que signifie-t-il ? Comment un problème écarté peut-il redevenir actuel après de si longs siècles ? Autant de problèmes nouveaux qui se posent aujourd’hui et sont encore à peine entr’aperçus.
11De nombreux exemples de retrouvailles, de nombreuses ouvertures de dialogues entre juifs et chrétiens ont eu lieu depuis le début du XIXe siècle. Nous essaierons de situer seulement un moment qui nous paraît décisif : l’originalité de la rencontre, entre 1910 et 1916, et de l’échange de lettres entre Franz Rosenzweig et Eugen Rosenstock21. Rosenstock est un philosophe du langage et du dialogue. Pour lui, il n’est de dialogue qu’entre deux individus singuliers, dans l’existence. C’est là justement à ses yeux ce qui a été ignoré par toute la pensée antérieure, jusqu’à Hegel compris. Rosenzweig souscrit de tout son être à cette orientation de celui qui est alors son jeune maître et, en 1910, il en fait part à son cousin Hans Ehrenberg :
Nous ne pouvons plus faire nôtre l’intellectualisme religieux de Hegel. Aujourd’hui, nous mettons l’accent sur le moment pratique, sur le péché, sur l’histoire réelle. L’histoire ne peut plus être comprise comme un processus divin qui se développerait dans le temps et aurait à être contemplée par un spectateur, mais elle doit être reconnue comme la somme totale des actions humaines. Ce ne peut être un processus impersonnel. Elle est faite des actions personnelles, des relations et des rencontres. Par conséquent, il n’est possible de rencontrer Dieu que dans la dimension éthique de chaque être humain, et non dans le tout accompli de l’histoire. Pourquoi aurions-nous besoin d’un Dieu si l’histoire s’égalait à Dieu et si chaque action, une fois entrée dans l’histoire, devenait ipso facto égale à Dieu et légitime ? Non, l’action humaine devient coupable précisément quand elle entre dans l’histoire et devient une partie de celle-ci, puisque, à travers les interactions des actes dans l’histoire, un acte cesse d’être personnel et se trouve pris dans un réseau impersonnel de causes et d’effets au-delà du contrôle et de l’intention de son auteur. C’est pourquoi, pour que Dieu puisse racheter l’homme, il faut que ce soit, non pas à travers l’histoire, mais — et il n’y a pas d’alternative —, à travers la religion. Pour Hegel et son école, l’histoire est une théodicée ; pour nous, c’est la religion qui est la seule véritable théodicée22.
12Cette lettre précède de près de trois ans le fameux été 1913 où successivement Rosenzweig décidera de se faire baptiser, puis de devenir chrétien en tant que juif, puis finalement de rester juif. L’itinéraire qu’il suit est d’une extrême cohérence. Rosenzweig s’est inscrit aux leçons de Rosenstock pour étudier la nouvelle philosophie du langage et la nouvelle philosophie du droit, qui doivent découler des perspectives nouvelles, celles où la religion reprend ses droits par rapport à la pensée globale définie par Hegel. Il entend ainsi aborder la vraie théologie, la vraie façon de parler de Dieu : ce mot « théologie » reçoit chez lui une frappe particulière, qu’il ne quittera jamais. La question est pour lui comme pour Rosenstock de reconnaître l’émergence du verbe, du logos au sens biblique, en tant que supérieur au logos de la philosophie. Il lui faut écouter le verbe qui jaillit de la rencontre, du dialogue, et qui appelle une réponse.
13Rosenstock qui, venu de Hegel, lui aussi, s’est déjà converti, exprime à Rosenzweig la force de sa conviction qui l’a conduit tout droit au christianisme. Sur ce point, Rosenzweig le suit sans réticence, mais il diffère sa réponse. Vient alors la célèbre nuit du 7 juillet 1913, au cours de laquelle les deux partenaires se rencontrent et échangent leurs points de vue. Ils ne s’opposent pas alors entre eux comme le « juif » et le « chrétien ». La différence entre eux vient de ce que Rosenzweig entend rester philosophe, tandis que Rosenstock semble parler du dehors, d’ailleurs. Comme ils le définiront eux-mêmes, Rosenzweig parlait en tant que porte-parole de la « foi selon la philosophie », Rosenstock en tant que porte-parole de la « foi selon la révélation ». Eugen Rosenstock a relaté tout ce débat dans sa Préface à la correspondance de Rosenzweig. Cet échange du mois de juillet va être l’origine d’une correspondance capitale entre eux pendant toute l’année qui suit. Rosenzweig perçoit qu’il y a un point sur lequel Rosenstock a raison contre lui : « Il y avait un tout petit mot qui m’obligeait toujours à céder du terrain : le bereshit bara de la Bible. J’avais reconnu qu’il y avait un logos de la création ; mais il y avait aussi un logos de la révélation »23.
14Rosenzweig en vient alors à juger l'histoire de la philosophie d’un point de vue tout autre que celui qu’il avait toujours adopté : « La philosophie, dit-il alors, est la pensée en tant que païenne. La théologie du moyen-âge fut une tentative pour adopter, mais aussi pour transformer cette philosophie païenne. Tentative, mais tentative seulement. Il n’y a jamais eu symbiose réelle. C’était une symbiose impossible. Mais une fois que la raison et la foi ont été de nouveau séparées, Descartes, Spinoza et Leibniz sont apparus comme des philosophes d’un type nouveau. Ils ne sont plus des païens comme l’étaient Aristote et Platon, mais plutôt des juifs ou des chrétiens hérétiques. Leurs descendants spirituels, Kant, Fichte, Schelling, Hegel firent un grand effort pour ramener la pensée réelle dans le giron du christianisme, pour réintroduire l’histoire dans la théologie. C’est ainsi que Hegel est le dernier des philosophes, comme Goethe est le dernier des païens. Mais en même temps ils délivrent la spiritualité du christianisme. Hegel est aussi « le premier des Pères de la nouvelle Eglise », le premier représentant d’un christianisme spiritualisé, qui a parfaitement reconnu le païen en lui. Plus tard, Rosenzweig appellera cette ère « christianisme johannique »24.
15La date de Goethe, l’année 1800, devient alors pour Rosenzweig une référence déterminante — comme celle de la naissance de la philosophie grecque et comme la date du Christ. Avant l’an 1800, il s’est produit un événement nouveau, dans lequel nous sommes encore. Le christianisme dans lequel nous sommes entrés serait « johannique ». Le vieux christianisme séculaire, pétrinien et paulinien, pagano-chrétien, reconnaît sa source juive25. Tel est le christianisme johannique, qui fut celui de Goethe, en ce sens qualifié de « premier chrétien de notre temps ».
16Le « passage après 1800 » signifie pour Rosenstock et Rosenzweig l’ouverture du monde au logos véritable. Reniant le logos de la pensée monologale, de la philosophie de la religion qui avait régné jusqu’alors, ils partent à la conquête de ce monde nouveau, dialogal, de l’existence par le langage ou qui se révèle dans le langage, qui avait commencé avec l’évangile de Jean. L’histoire leur apparaît tout entière concentrée dans l’événement chrétien, même si la mise au jour de cet événement a attendu 1800 ans. C’est aujourd’hui, croient-ils, que la révélation se focalise sur l’événement christique. Mais tout se passe encore ici comme si le Sinaï n’avait pas ou n’avait plus de spécificité, de dimension propre... Du moins pour Rosenstock.
17Car Rosenzweig, convaincu par Rosenstock de la nécessité de devenir chrétien, émet alors une réserve. Etre chrétien « johannique » signifie pour lui, juif, entrer dans le christianisme en tant que juif. La question est alors de savoir ce que c’est d'être juif aujourd’hui. Ce dernier point restait à clarifier et c’est pourquoi il se tourna alors vers Hermann Cohen26. Le problème classique de la « conversion » se trouvait absolument renversé. Il ne s’agissait pas pour lui de savoir ce que la foi chrétienne devait annoncer aux Gentils, mais de savoir ce que le juif qui vient à la foi chrétienne apporte avec lui au christianisme. Ce que la foi chrétienne apporte aux païens, le renversement ou le dépassement de leurs mythes, c’est la question du christianisme en termes païens exprimée dans cette philosophie qui a régné « de Iona à Iéna ». Ce que le juif apporte au christianisme, c’est la question du christianisme en termes juifs, c’est ce qui jusqu’à présent reste non-dit, occulté de part et d’autre. C’est la question qui n’est pas encore clarifiée. Rosenzweig découvre non sans trouble que si le paganisme est déjà absorbé dans le christianisme, « accompli », le judaïsme reste tout entier à découvrir, terra incognita. Cette découverte se fera quand apparaîtra la relation du judaïsme au christianisme, mais jusqu’à présent celle-ci est demeurée une forme vide27. Le judaïsme semble historiquement ne rien apporter au christianisme ; il n’est pas perçu comme sa source. Et le christianisme semble historiquement ne rien annoncer au judaïsme. Son annonce actuelle n’est pas inscrite dans la ligne de la finalité de l’attente juive28. Leur rapport est perçu dans l’histoire comme extériorité conflictuelle ; il n’est pas saisi encore comme intériorité. La trace du « judéo-christianisme » dans l’histoire est essentielle, mais elle n’est pas reconnue. Le dialogue du judéo-chrétien et du pagano-chrétien n’est pas advenu. L’existence juive, la forme juive de l’existence, doit être caractérisée comme intériorité, sinon on en reste à la périphérie de l’existence juive.
18Or cette forme de vie juive est essentielle, estime Rosenzweig, non seulement pour les juifs, mais pour l’Eglise elle-même. Après avoir décidé qu’il n’avait pas à entrer dans le christianisme qui a régné de « 313 » (Constantin) à « 1800 »29, mais qu’il devait y entrer comme un juif d’entre « 70 » et « 313 » — ou d’après 1800 — porteur de l’intériorité juive, il en vient à conclure qu’il n’est plus temps de judaïser de l’intérieur l’Eglise, celle de 313 à 1800, qui survit encore et qui a court-circuité le temps juif, qui a supprimé la finalité du judaïsme. La question qui se pose à lui est celle de la finalité de la Synagogue. La statue aux yeux bandés de la cathédrale de Strasbourg prend pour lui dimension de symbole et lui fait une forte impression. Il découvre que le juif a sa raison d’être en face du chrétien pour que le chrétien puisse être lui-même. Cette certitude, qui entraîne pour lui la décision de célébrer la fête de Kippour, ne fut nullement une sorte d’impression sentimentale, d’expérience subjective. Sa décision de rester juif n’était peut-être pas prise avant l’instant où il célébra Kippour, mais elle était prête. Il ne rejetait pas le chrétien. Mais il lui fallait être juif, pour qu’il y ait un juif en face du chrétien, pour être le vis-à-vis du chrétien. Il demeurera juif. Il sera, non pas ce juif qui ignorerait ou qui pourrait ignorer le christianisme, mais le juif qui reconnaît le chrétien30. En même temps, il avait retrouvé le « centre de son être »31.
19Qu’est-ce que cela signifie pour nous chrétiens, que le juif existe en face de nous aujourd’hui, et non plus comme hier ? Qu’est-ce que cela signifie pour un chrétien, en 1986, qu’il y ait un peuple juif et que ce peuple, naguère oublié, rejeté et parqué dans des régions ou des fonctions qui faisaient de lui un simple objet de l’histoire, réapparaisse de façon si impressionnante sur la scène de l’histoire ? Qu’est-ce que cela signifie pour le chrétien que cette communauté d’hommes, dont le destin est à ses yeux porteur d’une signification particulière, se trouve affrontée malgré elle, mais encore et toujours, aux « nations » dans lesquelles elle s’insère ? Qu’est-ce que cela signifie pour le chrétien que cette communauté fasse ressurgir en quelque sorte le temps de l’Ancien Testament dans un temps qu’il croyait être devenu une fois pour toutes le temps du Nouveau Testament et le temps de l'Eglise ?
20Voici donc que les chrétiens assistent au retour en scène de leurs interlocuteurs originels et privilégiés, les juifs, dont ils avaient depuis des siècles négligé ou volontairement rejeté l’interpellation. On peut dire sans exagération qu’ils accueillent ce retour de façon inégale, non sans étonnement ni incompréhension. Car ce retour ne se produit pas au niveau d’un dialogue que les chrétiens auraient eux-mêmes souhaité ou suscité, comme c’est le cas pour le rapprochement entre chrétiens. Ce retour en scène leur est imposé par l’histoire. Une histoire vécue avant d’être réfléchie. Une histoire dans laquelle la responsabilité chrétienne a été considérable.
21Il y a pour la conscience chrétienne affrontée à ce retour de l’interlocuteur juif un véritable paradoxe. Le Nouveau Testament fut écrit par des auteurs qui supposent que le disciple de Jésus sait ce que c’est que d’être juif. Les premiers disciples de Jésus étant eux-mêmes des juifs n’ont pas éprouvé le besoin de rappeler les fondements de leur foi. Mais avec le temps ce substrat juif du Nouveau Testament a été progressivement perdu de vue par les chrétiens. Les Pères de l’Eglise éprouvaient encore un certain besoin, fût-ce à des fins de controverse, de s’interroger sur l’existence juive. Mais, dans les temps modernes, on a pu en venir à ce que le chrétien n’éprouve même plus le besoin de comprendre ce que cela signifie d’être juif.
22Une telle méconnaissance ne peut être comprise que si sont reconnues ses causes profondes. Il ne peut s’agir d’un simple phénomène d’oubli. Il y a eu scotomisation par la conscience chrétienne de ce champ du réel qu’est le juif. La pensée occidentale n’ignore pas seulement les « valeurs » juives. Elle se heurte à l’existence juive comme à une « énigme ». Elle se refuse à en assumer le sens, sans parvenir pour autant à la réduire.
23Je viens de parler d’énigme : c’est en effet comme énigme, comme problème, comme question que l’existence juive est appréhendée : comme énigme par l’histoire universelle, de Plutarque à Spengler et à Toynbee ; comme problème par la philosophie, de Sénèque à Kant et à Hegel ; comme question par la science politique, du Pharaon à Gorbatchev en passant par Karl Marx et Jean-Paul Sartre. Si on se place du point de vue de l’histoire universelle, non-biblique, la question est toujours : pourquoi y a-t-il, c’est-à-dire pourquoi y a-t-il « encore » un peuple juif ?
24Or c’est là le langage de la société globale, comme on dit aujourd’hui, et non celui de la Bible. Quand « Le Monde » publie, comme il le fait souvent, une demi-page de réflexions de journalistes sous le titre « La question juive », il impose le langage d’une pensée globale, non-biblique32. Je ne dis pas que ce langage ne puisse pas aussi être légitime. Mais nous devons nous rappeler qu’il est grevé de préjugés séculaires, qui empêchent de regarder l’existence juive avec des yeux qui seraient bibliques, et alors seulement chrétiens. Cernée dans un réseau d’analyses économiques, socioculturelles, psychologiques, voire psychanalytiques, l’existence juive est quotidiennement livrée à de multiples entreprises réductrices, qui n’ont pour fin que de la ramener à une sorte de normalité en vue de la faire rentrer dans le cas général.
25Une telle attitude se trouve être de nos jours celle de certains hommes politiques qui espèrent réduire le fait juif grâce aux nivellements attendus de l’Etat démocratique. Jean-Paul Sartre, dans les « Réflexions sur la question juive », notait déjà qu’il y a deux façons de résoudre absolument la question juive : celle du nazi qui veut anéantir le peuple juif, et celle du démocrate qui nie son identité et lui propose de se fondre dans la masse. Cette dernière tentative est certainement la raison profonde de la condition faite aux juifs en Union soviétique. L’ambivalence officielle soviétique à l’égard des juifs ne s’explique pas simplement par l’opportunisme politique. Elle est de caractère théorique. Elle provient du fait que le communisme supporte mal la survivance du fait juif à la praxis instaurée par le socialisme. L’existence juive ne se laisse pas réduire à la théorie des conflits de classe. Elle oppose, dans la trame même de la vie politique, une sorte de résistance verticale — on voudrait dire une transcendance, au sens au moins où un philosophe parlait naguère de la « transcendance de l’en-deçà ».
26Du fait même de cet affrontement, dont le juif doit, dans sa chair, payer si cruellement le prix — ce que nous ne devons à aucun instant oublier —, un cheminement s’ébauche cependant chez les non-juifs, qui doit les conduire à reconnaître la signification de l’existence juive. Ils commencent de découvrir que cet appel du juif à être reconnu n’est pas autre chose que l’appel le plus radical à la reconnaissance de l’autre, à la reconnaissance du frère — différent, et en cela frère. L’autre reconnu en face témoin du moi, et en cela témoin, car témoin non pas d’abord à travers un message, mais par son existence même.
27Opérer ce retournement, c’est se retrouver dans la pensée biblique. C’est savoir entendre dans l’Ancien Testament ce dont il nous entretient directement, cette identité de l’homme en gestation à travers l’identité hébraïque et juive —, c’est retrouver le sens immédiat de cet Ancien Testament, que les chrétiens n’auraient jamais dû cesser de lire pour lui-même, même si le Nouveau Testament est ce qui définit pour eux l’identité chrétienne. Cette irruption de l’Ancien Testament dans ce que les chrétiens comprennent comme le temps du Nouveau, est l’immense promesse faite à notre temps : elle vient contester certaines des certitudes que les chrétiens affirmaient un peu trop vite acquises — à savoir que le Royaume de Dieu est advenu — et ce retour au cœur du réel porte la promesse d’une meilleure compréhension de l’existence chrétienne elle-même. Cette irruption en un temps qui, de toute évidence, n’est pas encore celui du Royaume advenu, mais est toujours, et peut-être chaque jour davantage, un temps d’attente annonce un temps où la vertu essentielle des témoins de l’Eternel serait l’espérance. Opérer cette reconnaissance du juif comme son « autrui », c’est donc bien pour le chrétien savoir accueillir à nouveau l’Ancien Testament, non pas comme un écrit plus ou moins révolu ou qui ne nous serait donné que comme clef pour le Nouveau Testament, mais comme Ecriture qui nous parle à travers un peuple, qui en est, aujourd’hui comme hier, le porteur jusqu’à nous.
28Cette vérité avait d’ailleurs été d’une certaine façon reconnue par les Pères de l’Eglise avant même qu’ils ne la contestent. Elle avait été admise par ceux qui étaient le moins disposés à reconnaître le rôle particulier du peuple juif, à travers même les avatars de leur polémique à l’encontre des juifs. Certes, la façon dont un saint Augustin parle d’Israël « peuple témoin » est tout entière orientée vers l’affirmation qu’il n’y a qu’une seule vérité, que détient l’Eglise chrétienne. Les paroles sont d’une « charité » fort peu amène : « Les juifs, écrit-il, rendent malgré eux témoignage en notre faveur en détenant et en conservant les livres de la Bible. C’est pour cela qu’ils ont été dispersés parmi les nations, partout où s’étend l’Eglise du Christ. Dieu a donc fait entendre à l’Eglise au sujet de ses ennemis, les juifs, quelle est la faveur de sa miséricorde, c’est-à-dire qu’il n’a pas détruit en eux leur qualité de juifs, malgré qu’ils fussent vaincus et écrasés par les Romains, de peur qu’oubliant la Loi de Dieu ils ne soient dans l’impuissance de rendre le témoignage dont nous parlons... Car s’ils étaient restés avec ce témoignage des Ecritures confinés dans leur propre pays au lieu d’être partout, l’Eglise qui, elle, est partout, ne pourrait assurément les avoir dans toutes les nations comme témoins des prophéties »33. La position d’Augustin n’est pas celle d’Isabelle II ni de Gomulka. Il a besoin des juifs. Mais ce besoin a été exprimé dans une expression, hélas, devenue trop célèbre : « Les juifs sont ces ânes qui sur leur dos portent jusqu’à nous les Ecritures sans les ouvrir ni les comprendre ». L’attitude des Pères de l’Eglise fut ainsi dans l’ensemble essentiellement négative : « Aux juifs, la fidélité à la Loi, qui les sauve. A nous l’interprétation des Ecritures qui annoncent la venue de Jésus-Christ ».
29Cette apolégétique s’exprimera avec le temps de façon toujours plus dépréciative et agressive et elle conduira à l’enseignement du mépris quand la condition faite aux juifs sera interprétée comme un signe de leur disgrâce. C’est là une véritable inversion des prophéties relatives à l’exil qui discernaient dans l’exil même de nouveaux linéaments de la promesse. Ainsi Blaise Pascal a repris dans une large mesure les affirmations des Pères : « C’est une chose étonnante et digne d’une étrange attention de voir ce peuple juif subsister depuis tant d’années et de le voir toujours misérable : étant nécessaire pour la preuve de Jésus-Christ. Et qu’il subsiste pour le prouver, et qu'il soit misérable, puisqu’ils l’ont crucifié. Et quoiqu’il soit contraire d’être misérable et de subsister, il subsiste néanmoins partout malgré sa misère »34. Mais Pascal comprit malgré tout que ce point de vue ne pouvait être le dernier mot de l’histoire. Car on assiste chez lui à un retournement du regard : « L’histoire des juifs enferme dans sa durée celle de toutes nos histoires »35. Pour pouvoir prononcer ce mot, il fallait déjà avoir retrouvé le sens du peuple d’Israël. Léon Bloy, dans son style impétueux et malgré ses préjugés ira plus loin : « Le peuple juif barre l’histoire des nations comme fait un barrage sur le cours d’un fleuve, pour en élever le niveau ». Et Maurice Clavel a dit cela mieux encore : « Israël fait délirer les peuples comme une coupe d’ivresse. Le nom même, Israël, a le pouvoir magique, transcendant, de susciter des sophismes, une sorte de génie sophistique que rien au monde ne suscite pareillement. Les arguments employés contre Israël sont contradictoires entre eux, et on les profère pourtant dans un seul souffle de voix, sans que personne ne puisse s’élever pour les réfuter et les réduire, car à peine épuise-t-on un sophisme qu’il s’en engendre un autre, dans une espèce de fuite indéfinie, comme celle du Non-Etre dans le dialogue de Platon. C’est extraordinaire. Moi, j’assiste à l’œuvre de Dieu dans les sophismes qui se font contre Israël »36.
30Retrouver la promesse contenue dans ce fait que les juifs sont là « pour barrer notre histoire », cela ne se peut que si l’on retrouve aussi l’Ancien Testament. C’est retrouver le sens du peuple-témoin. Non pas peuple témoin d’un Livre qu’il ne comprend plus. Mais témoin de cet Eternel, dont il est lui-même le porteur dans le temps : « peuple éternel » au sens profond que Franz Rosenzweig a donné à ce mot, définitivement, dans son dialogue avec Franz Rosenstock.
31La vocation des chrétiens ne s’identifie pas à celle d’Israël. Ils ne sauraient revendiquer pour eux-mêmes ce qui reste le bien inamissible d’Israël. Mais ils n’existeraient pas eux-mêmes s’il n’y avait Israël. On a pu dire que « les chrétiens sont dans le monde, parmi les nations, ce qui comprend Israël ». Les chrétiens doivent comprendre le sens de l’existence d’Israël. Sans doute, ne peuvent-ils la comprendre comme Israël la comprend lui-même, bien que ce soit le programme que les Orientations du Vatican pour l’application de Nostre Aetate offrent aux catholiques : « Comprendre les juifs comme ils se comprennent eux-mêmes ».
32Un tel programme reste entièrement à réaliser. Mais nous ne pouvons pas ne pas nous interroger. Que signifie l’étape que nous vivons ? Les chrétiens n’ont-ils pas commencé par méconnaître Israël ? Fallait-il qu’ils le méconnaissent pour ensuite le reconnaître ? Profondes questions dont le secret nous échappe. Chrétiens et juifs seraient-ils voués à se faire face et appelés à se reconnaître dans un combat qui n’aura son dénouement que dans la nuit du Jabbok de l’histoire ? De ce dénouement, chacun garde les clefs. Chacun avance vers cette reconnaissance selon ses voies propres. Mais des deux côtés une dimension commune s’avère : des deux côtés ce moment se dessine dans la dimension de l’espérance.
33Pour nous chrétiens qui nous tournons aujourd’hui vers Israël, c’est peut-être l’attitude essentielle requise de nous dans notre rapport avec lui : nous tourner vers Israël avec le regard de l’espérance. Dante dans la Divine Comédie invitait les juifs à abandonner leur espérance : Lasciate ogni speranza, nondum viventes, jam renuntiavitis. Franz Rosenzweig, bouleversé par ce vers, glosait : « Nous pourrions abandonner tout, sauf l’espérance ». Et il citait ce midrash, tiré du traité Shabbat37, qui dit « Quand le juif paraîtra devant le Trône céleste, il ne lui sera posé qu’une seule question : As-tu espéré en la rédemption ?» « Toutes les autres questions, ajoutait Rosenzweig en prolongeant le midrash, seront pour vous, chrétiens... D’ici là, préparons-nous dans la fidélité à comparaître devant le Juge céleste »38.
Notes de bas de page
1 Dat, Est 3,8, etc. Ce mot, d’origine non hébraïque, qui signifie loi ou religion, est employé une vingtaine de fois dans le Livre d’Esther. Il servira dès lors à désigner la « religion » dans la langue d’Israël.
2 Terme justifié par la parole d’Esther en Est 4,16 : knos et ha-iehudim : « réunis les juifs ».
3 mitiahadim, Est 8,17.
4 En ce sens, iehudi signifie précisément celui qui s’écarte de l’idolâtrie (T.B. Meg 13a : référence aussi à Dn 3,12), celui qui professe l’unité de Dieu (Esther Rabba sur Est 2,5). Telle est la relève en dignité du nom juif, dans les conditions de l’exil, qui fut signifiée au temps d'Esther et qui veut aussi que Mardochée soit dit « roi » (Esther Rabba sur Est 8,15).
5 Cf. par exemple S. TRIGANO, Le récit de la disparue. Essai sur l’identité juive, Paris, Gallimard, 1977.
6 Esther aussi a rendu grâce. Elle est souvent appelée « la juive ». De même Bithya, la fille de Pharaon, méritera d’être appelée en secret iehudiyah, juive (Yelk. Esther 1052, référence à I Ch 4,18).
7 Et dans sa mort. « Le juif est appelé à la sanctification du Nom. C’est la même chose d’être un juif ou de se préparer à être un pendu » (Shemot Rabba 42,9).
8 Cette précision est attribuée à Luc. Les commentaires expliquent souvent qu’au moment de la prédication de Barnabé et Saul à Antioche, les disciples devinrent nombreux et qu'alors on les désigna du nom de chrétiens « afin de les distinguer des juifs ». Mais le texte ne le dit pas. Ce peut être tout autant afin de les distinguer des païens.
9 Le verbe grec chrèmatizein a déjà force juridique. D'ailleurs les mots en terminaison -ianos, hérodiens, césariens, pharisiens, etc..., désignent habituellement un parti.
10 Cf. l’étude très complète d’Erik PETERSON, Christianus, dans Frühkirche. Judentum und Gnosis. Studien und Untersuchungen, Rome-Fribourg-Vienne, Herder, 1959, p. 64-87.
11 Tacite, Annales, XV, 44 ; Pline, Ep. X, 97.
12 Cf. E. BICKERMANN, Eselskult, dans Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums, t. 71, 1927 et aussi, du même, The Name of Christians, dans Studies in Jewish and Christian History, Leyde, Brill, vol. III, 1983.
13 Cf. H. FUCHS, dans Vigiliae christianae, t. 4, 1950, p. 75-84.
14 Selon Flavius Josèphe, l'inculpation de messianisme devait entraîner l’exclusion de la citoyenneté romaine. Cf. Guerre des juifs. VII, 5,2 ; XII, 3,1.
15 Il faut noter qu’au IIIe siècle, en chrétienté syriaque, les marcionites utiliseront pour eux-mêmes fréquemment le terme (grec) chrèstianos (è et non i), tandis que le chrétien de la grande Eglise gardait celui de meshihayé. Cf. F.. PETERSON, art. cité, p. 83-84, note 61, et P. de LAGARDE, Reliquiae iuris ecclesiastici, Vienne, 1856, p. 88 ss. (qui cite Aphraate et Ben Salibi).
16 Actes 24,5. Cf. 2,22. Le rapprochement avec le nom de Nazareth, qu’on trouve en Mt 2,23, est un procédé factice, fréquent dans l'exégèse ancienne, pour fixer le rattachement plus profond à Is 11,1 ; 53,2.
17 Cf. Dt 32,10 (cf. Bemidbar Rabba, ch. 2 ; Midr. Tehillim sur le Ps 140 ; Ber 17a).
18 Cf. Is 60,21. Cf. Hymnes de Qumram VI, 15 ; VIII, 6, et dans la liturgie juive, le passage récité avant la lecture d’un chapitre des Pirqe Avot (cf. T.B. Sanhédrin XI mishna 1, Pereq Heleq). Le mot est voisin aussi de nazir. En Babylonie, le mot nazir a pris le sens plus précis de « protecteur des mystères » et de là est devenu usuel chez les mandéens (naṣoraya) et chez les chrétiens de tradition orientale. On explique aussi parfois ainsi le terme ’Ansar du Coran qui est appliqué aussi bien aux disciples de Jésus qu’à ceux de Mahomet.
19 L’origine du terme doit être cherchée dans la bénédiction de Lévi (Dt 33,9) où il est dit :
Il dit de son père et de sa mère
Je ne l'ai pas vu
Ses frères, il ne les connaît pas
ses fils, il les ignore
Oui, ils ont gardé ta parole
et ils sont fidèles à ton alliance (ouverithkha intzoru).
Pour ne s’être pas joints à l’adoration du Veau d’Or, les Lévites ont été appelés à prendre la relève des premiers-nés. Ils sont revêtus d’une dignité particulière — dignité qui fut mise en cause par Coré. En ce sens, les notzrim sont ceux qui restent « fidèles au moment de l'épreuve ». Ils doivent enseigner la voie droite à tout le peuple d'Israël. Ils ont conscience d’être consacrés et d’appartenir à Dieu (cf. Nb 19,1 et 22,1).
20 Voir les études des historiens B. BLUMENKRANZ, G. DAHAN, D. ROKEAH, Y. ROSENTHAL, D. LASKER, F. TALMAGE, D. BERGER et, en dernier lieu, l’ouvrage Disputation and Dialogue. Readings in the Jewish-Christian Encounter, éd. par F.E. Talmage, New York, éd. Ktav, 1975, 412 p.
21 Cf. A. ALTMANN, Franz Rosenzweig et Eugen Rosenstock-Huessy. Introduction à leurs lettres sur le judaïsme et le christianisme, dans le beau recueil Franz Rosenzweig. Cahier de la nuit surveillée, n° 1, Paris, 1982.
22 Lettre du 26 septembre 1910 (Franz ROSENZWEIG. Briefe und Tagebücher, La Haye, éd. M. Nijhoff, 1979, t. I, p. 111-113).
23 « Toute forme de relativisme philosophique devint désormais impossible pour moi », conclut-il (Briefe, t. I. p. 133).
24 Il a emprunté cette expression à Schelling. Cf. F. ROSENZWEIG, Kleinere Schriften, Berlin, Schocken Verlag, 1936, p. 266.
25 « Depuis 1800, les Grecs ne sont plus une puissance (et ne sont plus une charge) » (Briefe, p. 146).
26 Dans son Introduction aux Jüdische Schriften de Hermann Cohen, publiée en 1923, Rosenzweig a rappelé ce que ce dernier lui avait dit un jour en privé et qui a dû grandement l’impressionner. Ce texte a été repris par Martin Buber dans la revue Der Jude, réédité dans les Kleinere Schriflen et traduit récemment en anglais (The Jew. Essays from Martin Buber's Journal, Der Jude, 1916-1928).
27 « La Synagogue, dont la vie est régie par la Loi et non par une philosophie ni même par un dogme, peut bien, commente A. Altmann, manquer de discours articulé. La Synagogue peut bien ne pas être capable de transmettre les contenus de la révélation au monde païen. Mais son existence propre est précisément discours inarticulé. Elle est le témoin muet qui rappelle à l’Eglise, chaque fois que celle-ci menace de s’enliser dans le monde, ses nations et ses empires : Seigneur, rappelle les choses ultimes. C’est pourquoi l’Eglise et la Synagogue, pour exclusives qu’elles soient l’une envers l’autre, sont en réalité complémentaires et s’appellent l’une l’autre » (art. cité, p. 196, s’appuyant sur Briefe, t. I, p. 134-137). « L’attitude juive, écrit Rosenzweig, peut parfois s’exprimer dans un geste, mais difficilement dans des mots » (Briefe, t. I, p. 235). C’est H. Cohen qui lui a soufflé cette idée — au reste difficilement soutenable.
28 « Dans ma théorie, je ne dois plus rien au christianisme... Je suis sur le point d’interpréter pour moi-même le système entier de la doctrine juive sur sa propre base juive » (à Rudolf Ehrenberg, Briefe, t. I, p. 141, 143).
29 Rosenzweig a reçu de l'historiographie protestante (principalement de Eduard Schwarz) cette idée que l'année 313 (Constantin) représente pour le christianisme « la chute hors du christianisme vrai », l'amorce de l'idée contradictoire d'une Eglise militante et triomphante « sur la terre ».
30 F. Rosenzweig exprimera cette « corrélation » en particulier au plan liturgique, dans la troisième partie de L'Etoile de la Rédemption.
31 Sur le désaccord ultérieur de Rosenzweig avec Rosenstock, en particulier sur le national-messianisme défendu par Rosenstock et sur l'idée de ce dernier que le christianisme serait la « judaïsation du paganisme », voir la suite de leur correspondance.
32 Cf. Le Monde, 26 novembre 1975.
33 St Augustin, Cité de Dieu, livre XVIII, ch. 16.
34 Ed. Léon Brunschvicg, no 640.
35 Ed. Léon Brunschvicg, no 620.
36 L’Arche, no 220, juillet 1975, p. 19.
37 T.B. Shabbat 31a.
38 F. ROSENZWIG, Briefe.
Auteur
Professeur à l’institut Catholique de Paris et directeur du Centre d’études Istina.
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