Précédent Suivant

Chapitre VI. Prolongements et perspectives

p. 127-146


Texte intégral

I. Le point de vue d’un sociologue par Liliane VOYÉ

1Le religieux, avec ses diverses modalités d’expression, n’est pas indifférent aux caractéristiques du contexte dans lequel il se situe ; sans être « à la traîne » de celui-ci, il s’en trouve marqué au point qu’il serait vain de tenter de comprendre « les déplacements du religieux en Occident » et de prendre position vis-à-vis d’eux sans tenir compte de cette relation. C’est en ce sens qu’une claire saisie du processus actuel de glissement d’un « Weltanschauung » — vision du monde — à un autre est l’indispensable préalable à la compréhension de ce qui est à l’œuvre dans le champ religieux.

2Il semble, en effet, que l’on assiste actuellement à la mise en question des traits dominants de ce que l’on peut appeler « la modernité » — mise en question qui, si elle diffère d’intensité d’un champ à l’autre et d’une fraction de groupe social à l’autre, n’en apparaît pas moins comme étant en progrès constant. Elle touche à tous les aspects qui — schématiquement de la fin des années 50 à 1975 — structuraient le « vraisemblable », « l’allant de soi » dominant dans nos pays. Il en va ainsi, particulièrement, de la rationalité qui a dominé, durant cette période, la pensée et l’« agir » et qui reposait sur la croyance en la capacité et la volonté de mettre en œuvre, en tous les domaines, des moyens chaque fois adaptés aux objectifs spécifiques poursuivis, en vue d’accroître l’efficacité de chaque champ (économique, médical, social,...), en en maîtrisant et contrôlant un développement perçu comme nécessairement croissant. Tout était ainsi découpé en champs spécifiques, objet d’un savoir chaque fois particulier, censé se référer à des critères objectifs, traduits en codes techniques et abstraits. En outre, la modernité place l’individu comme tel au centre du sens, disqualifiant ses appartenances à tendance globale et ascriptive (comme la famille — et surtout la famille étendue — et la « localité ») et détrônant ces instances intermédiaires pour placer l’homme en affrontement direct avec des structures surplombantes, dépersonnalisées, et au fonctionnement standardisé.

3Deux circonstances majeures vont contribuer à ébranler cette modernité et « le vraisemblable » qui y est attaché. C’est tout d’abord ce que, chez nous, il est convenu de désigner en parlant de « mai 68 » — résumant ainsi quelque peu schématiquement par l’évocation de cet événement non seulement le mouvement étudiant qui s’est élevé en France à cette date, clôturant en quelque sorte la série de mouvements analogues qui étaient apparus en divers pays occidentaux depuis 1964, mais encore toute une série d’autres mouvements (mouvements des femmes, des consommateurs, des parents d’élèves, luttes urbaines,...), surgis à la même époque et qui, bien qu’apparemment disparates, s’avéraient tous marqués par les mêmes préoccupations : la revendication d’une participation directe des intéressés à la résolution des problèmes et à la gestion des services les concernant ; la contestation d’une consommation exacerbée ; la réfutation de toute forme d’autorité définitive et non discutable ; le rejet des inégalités sociales ; l’affirmation du droit pour chacun à la reconnaissance de soi en dehors de toute forme agressive de compétition et de toute marginalisation de quelque type que ce soit.

4Alors que ces mouvements fleurissaient un peu partout au cours des « golden sixties » et entamaient ainsi la légitimité d’une modernité jusque-là triomphante, en s’interrogeant sur la finalité et sur la place faite à la personne et à l’équilibre de ses relations avec la nature et avec les autres hommes, « la crise » — dont on peut, quelque peu arbitrairement, situer le début en 1974 — allait venir radicaliser peu à peu cette interrogation en multipliant les inquiétudes face à un avenir assombri, notamment par la montée du chômage et la menace nucléaire, et en exacerbant la sensibilité aux effets pervers (pollutions, résurgence d’épidémies,...) d’un progrès dont, jusque-là n’étaient généralement retenus que les aspects positifs.

5Ainsi si les mouvements des années soixante en même temps qu’ils contestaient la modernité, s’appuyaient en quelque sorte aussi sur elle pour fonder leur conviction dans le caractère infini des possibles, la crise est-elle venue bousculer cet optimisme pour y substituer une angoisse touchant (certes à des degrés divers) tous les âges et tous les milieux sociaux et modifiant du même coup la vision du monde. La post-modernité favorise ainsi la quête d’ancrages fermes et de sécurités à long terme dans des « lieux » (famille, voisinage, sacré) que la modernité avait occultés. Par ailleurs, elle revivifie le libéralisme — comme en témoignent notamment la composition de la plupart des gouvernements actuellement en place dans nos pays —, réaffirmant la confiance dans les valeurs positives de l’élitisme et de la compétition qui fera durement surgir « les meilleurs ». En même temps, et quelque peu paradoxalement, cette post-modernité entraîne une insistance sur la qualité de la vie (voir les revendications des écologistes) plus que sur un bien-être mesuré en référence privilégiée à la possession de biens matériels.

6Cette insistance se veut en outre (même si le succès de cette revendication est relatif !) dégagée de toute référence partisane — et ce d’autant plus qu’un large scepticisme s’est développé vis-à-vis des grands discours généraux et des idéologies surplombantes, faisant place à l’attente d’actions concrètes, limitées certes dans leurs effets mais directement perceptibles dans un quotidien devenu prévalant ; que l’on songe par exemple aux « restaurants du cœur » et à la question qu’ils posent à un projet de justice sociale, question qui se heurte à l’enthousiasme qu’ils suscitent (même dans des milieux engagés) et qui montre combien, aujourd’hui, l’organisé, le planifié cède le pas au spontané, à l’immédiat.

7Dans la même veine, on peut comprendre pourquoi la société civile tend à l’emporter sur tout ce qui est désigné comme relevant du secteur public ou étatique, vu comme traitant bureaucratiquement d’un homme abstrait, normalisé et négligeant sa dimension personnelle et relationnelle globale. On peut aussi, à partir de là, saisir pourquoi les réseaux de relations électives et les petits groupes se voient privilégiés par rapport à des mouvements organisés et à des identifications collectives (telles les classes) échappant à un sentiment quotidien et concret de proximité. Enfin, cette insistance largement mise sur la vie quotidienne conduit à mettre en exergue la non-maîtrise (maladie, accident, rupture affective,...) à laquelle chacun se voit à l’un ou à l’autre moment confronté et ainsi à rétablir une place au mystérieux, à l’incompréhensible qu’une confiance radicale en la maîtrise et au progrès tendait à rendre illégitime.

8Ainsi la vision du monde, spécifique à la modernité, s’édulcore-t-elle peu à peu au bénéfice d’une autre, modifiant d’autant ce qui est considéré comme allant de soi et ce qui peut se manifester légitimement. La résonnance de ce glissement touche le religieux comme les autres champs et l’on peut en repérer brièvement les effets majeurs, en comparant les traits dominants du religieux en période de modernité à ceux qui émergent aujourd’hui.

9Durant une période allant grosso modo de la fin des années 50 à celle des années 70, on a en effet vu le religieux chercher à se spécifier, à « s’épurer » en quelque sorte, en se débarrassant de tout ce qui était considéré comme ne lui étant pas tout à fait particulier. C’est ainsi, par exemple, que nombre d’églises se sont vidées de tout decorum — des statues de saints au mobilier en passant par les ornements — et que la « communion solennelle » est devenue « profession de foi » — le changement de vocabulaire voulant signifier l’accentuation mise sur l’engagement religieux personnel et la minorisation sinon l’élimination de la dimension festive profane : vêtements, repas, cadeaux... Ce même exemple illustre un autre caractère du religieux dominant durant cette période, à savoir l’insistance mise sur l’adhésion personnelle et — peut-on dire — intellectuelle : il s’agit de comprendre ce que l’on fait et dit et de le vouloir personnellement en connaissance de cause, sans se laisser saisir par l’émotionalité et « l’ambiance » de rites non pleinement interprétés. En liaison avec cet aspect, la parole devient l’élément décisif du religieux au détriment des rites, des gestes, des cérémonies ; dans cette ligne d’ailleurs, nombre de pratiques se voient rétrogradées au rang d’une « religiosité populaire » qu’il s’agit d’évacuer pour en revenir à une parole considérée comme seule « religieuse » : processions et bénédictions, pèlerinages et dévotions particulières deviennent ainsi illégitimes en ce sens qu’ils sont supprimés, refusés et que ceux qui continuent à y avoir recours n’osent le plus souvent pas l’avouer, sachant qu’ils risqueraient d’être l’objet d’un regard plutôt réprobateur.

10Avec le souci de s’épurer, l’exigence d’une adhésion personnelle et l’insistance sur la parole, le religieux « légitime » en période de modernité introduit aussi le calcul dans ses références ; ainsi voit-on d’aucuns refuser la construction d’églises, en se référant à la faible « rentabilité » de tels bâtiments, occupés durant peu d’heures par peu de personnes, et proposer que l’argent ainsi épargné soit utilisé dans l’une ou l’autre action à caractère social. Cette dernière préoccupation participe d’ailleurs à une autre caractéristique du religieux dominant à cette période : dans cette vision il s’agit, en effet, d’exprimer sa foi en s’engageant pour plus de justice sociale ; priorité est ainsi donnée à la militance agissante, celle-ci pouvant se concrétiser dans des actions pluralistes dans la mesure où son but est d’abord la promotion de la dignité de l’homme au nom, certes, de la fidélité au Christ mais non en référence (tout au moins première) à l’Eglise institutionnelle dont, par ailleurs (et c’est là un dernier trait majeur de ce religieux) le caractère hiérarchique et vertical est contesté dans la mesure où il est considéré comme étant une entrave à la participation et à la libre expression personnelle.

11Spécificité, insistance sur la participation et l’engagement, calcul, contestation de l’autorité ; souci de maîtrise et de connaissance... : on le voit, le religieux de cette période de modernité manifeste les mêmes signes que ceux qui caractérisent globalement celle-ci et que nous avons brièvement décrits.

12Sans qu’ils soient radicalement évacués, ces traits s’estompent aujourd’hui pour permettre au religieux d’en revêtir d’autres, plus compatibles avec ce temps que nous avons désigné sous le terme de post-modernité.

13Ainsi, au primat sinon à l’exclusivité donné à l’intention explicite et spécifiquement religieuse tend à faire place une insistance sur des expressions religieuses plus englobantes, indicatrices d’une appartenance sociale affectivement connotée ; une recherche en cours montre par exemple en ce sens que nombre de jeunes parents disent faire baptiser leurs enfants parce que ce rite participe à l’identité chrétienne, laquelle est, pour eux dans ce pays, inséparable de l’identité sociale.

14D’autre part, l’insistance sur la dimension « savante » avec accentuation de l’importance de la parole, rencontre de moins en moins de succès, alors même que s’affirme une recherche d’un religieux faisant place au plurisensoriel et à l’esthétique : musique, décor, rituel... font le succès de certains lieux de culte et de certaines cérémonies... Le « festif » reprend ainsi une place légitime, avec son entremêlement de sacré et de profane...

15Autre aspect important : tout comme dans les autres champs, le quotidien imprègne la préoccupation religieuse en ce sens que, pour beaucoup, la pertinence du religieux se recherche et s’exprime à travers les événements qui jalonnent la vie quotidienne, en bousculent le déroulement ou menacent les relations primaires (famille, amis) qui en constituent l’essence et renvoient concrètement au non maîtrisable et au mystérieux. Ces relations primaires jouent d’ailleurs un rôle essentiel dans la référence au religieux : c’est en effet bien souvent dans des petits groupes électifs qu’il trouve son lieu d’expression — expression qui, par ailleurs, se veut propre à chacun de ces groupes mais où, généralement, la dimension affective et l’une ou l’autre forme d’expression rituelle — impliquant souvent le corps de l’une ou l’autre manière — sont présentes.

16Dans ce rapport au religieux, l’autorité n’est plus contestée comme elle l’est dans la forme qu’il prend dans un contexte de modernité — néanmoins ce qui est attendu d’elle n’est pas qu’elle joue le rôle d’élément intégrateur ni qu’elle édicte des règles de conduite, ni qu’elle s’arroge un droit de regard sur les conduites — y compris religieuses et morales de chacun : les représentants de « l’autorité » — laquelle n’est d’ailleurs pas saisie comme telle — sont le plus souvent vus comme des intermédiaires compétents dans le rapport de l’homme au sacré, étant entendu que celui-ci attend qu’ils mettent à sa demande cette compétence à son service.

17Nous venons d’utiliser le terme de sacré et ce n’est pas par hasard ; il semble en effet, que, dans ce temps de post-modernité, ce soit une attente et un besoin de sacré qui se manifeste, bien davantage qu’un « retour du religieux » comme d’aucuns le désignent. Nous voulons dire par là que l’on assisterait à une résurgence de ce que Ricœur appelle la « religion cosmique » — religion de la manifestation du divin dans le quotidien, des lieux, des objets... — au détriment de la « religion du projet » dominée par une inscription dans le grand dessein de Dieu, le reste n’étant qu’anecdote... Résurgence, certes, mais non reproduction pure et simple car les hommes d’aujourd’hui sont porteurs de la préoccupation de rationalité, héritée de la modernité et comme tels, ils sont sensibles au fait de disposer d’un sentiment et d’une capacité de maîtrise dans le champ religieux comme dans d’autres champs ; mais tout se passe désormais comme si, après un temps de rationalité formelle triomphante, balayant sur son passage tout ce qui semblait la contredire, l’homme post-moderne réalisait que la rationalité n’épuise pas ce qui est humainement significatif.

II. Le point de vue d’un psychologue par Claude GEETS

18C’est avec prudence que le psychanalyste aborde aujourd’hui la question des déplacements du religieux. S’il sait, en principe, ce qu’est le « déplacement », que connaît-il, de la position qu’il occupe, du « religieux » ?

19Le temps n’est plus où la psychanalyse s’autorisait à juger de tout sans être elle-même jugée par rien, en fonction de ce privilège d’être partout sans être nulle part.

20Pourtant, qui, mieux que le psychanalyste, sait que nul n’est « à l’abri » du religieux : que la présentation totalisante qui anime tout discours le menace, lui aussi. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que la psychanalyse, au travers de ses innombrables vulgarisations, ait suscité dans l’esprit de certains cette illusion d’un savoir achevé sur soi et d’une prise ultime sur le monde qu’impliquent, dans leur usage courant, les notions de lucidité et d’autonomie, naïvement conçues comme l’objectif ultime de la cure analytique.

21En marge de ce qui s’est exprimé ici de dense et de riche au cours de cette session théologique, je ferai deux remarques.

22La première prolonge une réflexion de Stanislas Breton, qui suggérait, sur un mode mi-plaisant, mi-sérieux, de recommander aux novices en matière de quête religieuse, la lecture du fameux texte de Freud Die Zukunft einer Illusion, en guise de propédeutique à l’engagement dans la vie religieuse. Nous ne sommes certes pas des novices, et moins prêts à nous en laisser redire par ce qu’il est de bon ton de désigner comme « positivisme freudien », lui-même teinté du pessimisme quasiment caractériel du maître viennois.

23A décrire cependant Freud comme cet indécrottable contempteur de nos illusions, on manque le tranchant de sa critique de l’illusion religieuse, et la richesse du questionnement qu’elle implique, aujourd’hui encore, pour le croyant. La perspective freudienne globale témoignerait plutôt d’un accueil peu ordinaire à l’égard de ces multiples réalités « illusoires », récusées par la tradition philosophique et psychiatrique, que sont le rêve, le fantasme, le délire, que leur trop peu de réel condamnait à une exclusion du champ de la science.

24Pourtant, Freud s’en prend vigoureusement à la religion, qu’il qualifie de « dangereuse ». Pour comprendre ce « statut privilégié de défaveur », je renvoie à cette brève remarque, tirée de L’avenir d’une illusion, et au commentaire qu’en fait Pontalis dans son texte sur « L’illusion maintenue ». De manière un peu énigmatique, Freud note que « l’acceptation de la névrose générale (i.e. la religion instituée) dispense le croyant de la tâche de se former une névrose personnelle ».

25En d’autres termes, l’illusion est patente là où il y a Weltanschauung, « promesse d’une mise en place qui barre une fois pour toutes, en prétendant apporter une « solution », l’accès ou la mise en acte des conflits du désir »1. Ou, si l’on préfère, l’illusion religieuse n’est dénoncée qu’en tant qu’elle aliène le cheminement personnel dans une « symbolique préétablie et commune » et empêche le sujet de continuer à chercher ce qu’il croirait avoir trouvé une fois pour toutes.

26C’est en tant qu’elle fige le mouvement du désir et le dynamisme des conflits, lorsqu’elle se veut système explicatif ultime se substituant à la science tout en se construisant sur son modèle, que la religion est récusée. Lorsqu’elle circonscrit les angoisses de l’homme dans un réseau étroit de réponses stéréotypées, et se veut le lieu idéal, donc imaginaire, d’une résolution anticipée des conflits, au prix de ce travail singulier qu’implique la formation d’une névrose comme marqueur d’une destinée personnelle.

27Dans cette optique, pensons-nous, il y aurait religion et religion, — autant de manières de se situer par rapport à l’Altérité fondamentale qui constitue l’essence même du religieux.

28Une seconde remarque porterait sur la complicité, voire la connivence, qui s’établit aujourd’hui, sous l’appellation vague de psychologie humaniste, entre le religieux et le psychologique. La religion, puis l’histoire ont cessé d’incarner ces dernières figures de la Raison : la psychologie vient assurer un relais, une continuité, se donnant pour projet de développer l’aptitude de l’Individu à se réaliser, à devenir lui-même. Le « vécu » — la compréhension de ce qui se passe, la manière de le dépasser — constitue le projet de cette religion d’une nouvelle transcendance.

29Il y aurait bien des choses à dire là-dessus : sur les mythes, les idéologies sous-jacentes qui animent ces pratiques collectives nouvelles, véritables rituels de dépassement de soi en direction d’une nouvelle transcendance, selon la définition même que Maslow donne de la psychologie humaniste : « transpersonnelle, transhumaine, centrée sur le cosmos... allant au-delà de l’humain, de l’identité individuelle, de la réalisation de soi... »2.

30Ces pratiques psycho-religieuses manifestent au moins un point de convergence avec ce qui anime et motive d'autres formes de la quête religieuse contemporaine, à savoir l’importance accordée à l’expérience, tout uniment expérience du sujet et d’un au-delà du sujet. Une telle expérience passe inévitablement par la médiation du corps, conçu, avec ses émotions et ses affects, comme un lieu privilégié d’expression vraie et de libération intérieure.

31Roger Gentis, évoquant ce type d’expérience, la décrit en termes religieux, quand il parle de « ces moments privilégiés où l’on se sent arraché à soi-même, emporté par une vague surgie du fond du monde, où la conscience tout à coup muette s’étale dans la pure transparence de ce qui se passe là, — cet instant de rupture, ce point brisant pour reprendre le mot de Breton, ce passage d’un seuil de non-retour au cours de la montée vers l’acmé — et au-delà... Au-delà, c’est le domaine du sacré, de la transe, de l’extase, de la possession. Au-delà, c’est la présence immédiate du dieu. De l’innommable »3.

32On n’aura pas de peine à retrouver ici l’indéracinable nostalgie du paradis perdu, d’avant la naissance, d’avant la conscience, d’avant la négativité fondatrice de l’ordre symbolique. « La plénitude d’être, la complétude, l’indivision, la pure positivité du temps primordial où la mort n’existait pas. Ni la différence des sexes ».

33On comprend mieux, à partir de là, l’investissement du corps fortement associé à la « nature », ou plutôt au naturel, conçu comme « bon » dans son opposition au culturel, au domaine des mots. Le corps est censé restituer le sujet à un langage originaire et authentique que l’on situe en rupture avec le langage des mots récusé comme trompeur.

34C’est l’ambiguïté d’une démarche tendue tout entière vers la restauration d’une coïncidence imaginaire avec soi, autrui et le monde, et qui fait l’économie, à travers la notion monadique d’un soi unifié, des dichotomies structurantes pour la constitution du sujet : résurgence imaginaire d’un sujet « unifié et unifiant, pouvant se reconnaître comme soi-même, comme soi et même, comme unité et continuité, susceptible d’échapper dans son être à l’irréductibilité du conflit, à l’altérité de l’inconscient, à l’inconciabilité des représentations, à la partialité des pulsions, à la multiplicité disparate des identifications ; illusion restaurée d’un sujet monadique, d’une personne totale assurée de s’appartenir »4.

III. Réflexions d’un pasteur par Mgr Albert HOUSSIAU

35En tant que pasteur, chargé de guider l’action de l’Eglise, c’est-à-dire une action toujours reprise dans une situation changeante, il faut à la fois me soucier de la fidélité à la mission originelle et être attentif à la situation actuelle, c’est-à-dire tant aux besoins nouveaux qu’aux conditions de réussite. Le pasteur doit en ce sens réfléchir comme un théologien pastoral : observer l’action de l’Eglise, telle qu’elle se développe en fait, la juger en fonction du projet que la communauté chrétienne assume elle-même, c’est-à-dire de la mission qu’elle découvre dans la foi, enfin, proposer des orientations pour l’action à poursuivre. Cette science de la pratique s’appuie, d’une part, sur l’approfondissement de la Vérité révélée et, d’autre part, sur la considération de la situation concrète5. Comme les rapporteurs nous y ont introduits, la vie religieuse n’est pas seulement affectée par des facteurs spécifiquement religieux, mais par la structure sociologique et culturelle, telle que la mentalité issue de la technoscience généralisée. Affectée, mais non pas déterminée, car la religion, comme l’art et la vie affective, a une logique propre qui résiste plus ou moins aux facilitations et aux dysfonctionnements de la situation globale. D’ailleurs, la rationalité actuelle pose plutôt un défi, comme l’a bien montré Jean Ladrière : elle n’a pas seulement des effets déstructurants pour l’esprit religieux ou éthique, mais elle amène également des effets induits, en posant de nouvelles questions et en offrant de nouvelles possibilités à l’élan spirituel6.

36Mais lorsque je me prononce en tant que pasteur, je n’ai pas seulement à considérer, à comprendre ni même à donner quelques orientations, comme du haut du balcon, en gardant une réserve critique (au risque de n’avoir plus de mains, pour avoir voulu les garder pures) : je dois agir. Telle est la valeur ajoutée de l’action pastorale : elle réside dans la volonté ou la décision ; le discernement y est directement impliqué dans l’action ; la conscience qui est l’instance ultime du jugement pratique y est engagée et cet engagement même est source de lucidité, car la raison et l’Esprit éclairent personnellement celui qui est appelé à agir, en ce moment d’attente sereine et attentive où se décident le projet et son exécution. Notre projet, celui des évêques en ce pays aujourd’hui consiste dans l’évangélisation nouvelle : comment proposer le Christ et le Royaume aux hommes de notre temps, qui sont attirés par les métamorphoses de la libido religieuse (comme l’a bien dit Stanislas Breton) ? Quel évangile avons-nous à proposer et comment ? Le pasteur se demande alors comment tenir compte de la situation dans laquelle il devra entreprendre. Celle-ci ne s’impose pas de manière impérieuse, à tel point que je n’aurais qu’à la subir en renonçant à témoigner et à proclamer les aspects « non évidents » de l’identité évangélique ou en exploitant unilatéralement les aspects « évidents ». Tenant compte de la propension actuelle à l’irrationnel dans la vie personnelle, il nous aurait sinon fallu publier des chansons qui font rêver et touchent le cœur et non pas proposer un discours intelligible tel que le Livre de la Foi. D’ailleurs, le succès en a montré qu’il fallait répondre plus profondément qu’on ne le sentait, à première vue.

37Toute situation est certes incontournable, car aucune politique volontariste ne peut l'ignorer ou la neutraliser, mais elle est bien négociable, car elle est toujours ambivalente : elle fournit à la fois une chance et un obstacle. Le Concile nous rappelle, par ailleurs, qu’il nous faut discerner les signes des temps7. Il ne suffit donc pas de déceler les grandes tendances de la mentalité des jeunes et de proposer un christianisme sur ce modèle ; il nous faut apprécier ce qui peut nous aider et ce qui peut nous résister dans l’exécution de notre projet. Comme la situation est changeante, le seul réalisme vrai est à long terme. Ceux qui ont fabriqué il y a vingt ans un discours simplement plausible pour les jeunes de 68 ont rapidement été dépassés ; vers 74-75, les jeunes préféraient déjà les fleurs aux cocktails molotov et étaient passés du sens de l’histoire à la préservation du sanctuaire chaud de l’amitié. Nous avons à témoigner aujourd’hui devant des jeunes qui seront les adultes de demain dans un autre monde. Si les prophètes du scientisme sont aujourd’hui dépassés, qu’en sera-t-il des prophètes de l’irrationnel demain ? Pour tenir compte du présent et pour être capable de le relativiser, rien de plus pratique que les études les plus fondamentales, tant historiques que spéculatives, car elles nous permettent de prendre du recul par rapport à notre propre aujourd’hui.

38Les analyses de la mentalité actuelle, telles que celles des rapporteurs de cette session, sont indispensables pour la poursuite de la mission de l’Eglise aujourd’hui, grâce à leur précision et à leur pénétration. Il y aurait cependant lieu de les compléter dans deux directions. Comme l’a noté Stanislas Breton, il ne faut pas seulement considérer les penseurs de première classe, mais les tutti quanti. De ce point de vue, il faudrait mieux rendre compte du maintien ou même du regain du sacré populaire. Comme l’a montré Ph. Ariès, nous sommes dans une société à la fois traditionnelle et postmoderne ; il s’y trouve des strates différentes, non seulement dans la population, mais même dans la vie des individus. Le pasteur doit dès lors apprécier cette vivacité d’un ritualisme populaire : le sens du sacré qui s’y manifeste est-il un obstacle ou une pierre d’attente pour le sens de la foi au Dieu personnel et, en particulier, au mystère pascal du Christ8 ?

39D’autre part, il faut tenir compte des aspects multiples du comportement religieux. Lorsque Glock et Stark se sont demandé vers 1960 s’il y avait un renouveau religieux aux Etats-Unis9, ils ont cherché des indices qui manifestent ces aspects différents : non seulement l’expérience intime et la connaissance religieuse, mais la pratique rituelle et le comportement éthique. Il faudrait donc faire une place plus grande aux variations des comportements rituels. Tels jeunes qui ne se disent plus croire à la vie éternelle tant qu’ils jouissent d’une santé insolente, sentent autrement lorsqu’ils sont confrontés avec la maladie ou la mort de leur père, mère ou ami, et qu’ils communient alors à l’indicible des célébrations.

40Parmi les traits de la mentalité actuelle, nous en relevons deux qui doivent retenir l’attention du pasteur : la nouvelle subjectivité et l’attrait pour l’irrationnel. Ne pousse-t-on pas parfois trop sur la pédale, en abondant en ce sens et en récoltant des succès immédiats ?

41La technocratie moderne risque d’imposer une profonde scission entre la vie privée et la vie professionnelle et publique. La subjectivité, réprimée dans l’activité professionnelle, cherche comme un refuge dans tout ce qui touche à l’art, à l’affectivité et à la religion. Ceci nous paraît compromettre l’intégralité de la vie chrétienne par un certain divorce entre la vie spirituelle et l’engagement10. L’idéal catholique entre les deux guerres projetait peut-être une nouvelle chrétienté, qui s’avère impossible de nos jours, mais les forces les plus novatrices du catholicisme occidental se retrouvent aujourd’hui dans des mouvements spirituels, dont les membres ne conjuguent guère leurs efforts pour agir sur les structures sociales (sans qu’ils négligent pour autant de se dévouer au plan caritatif ou individuel). Et nous trouvons en face les mouvements et organisations de l’action catholique dont certains membres risquent de s’en tenir à une action sociale et politique et d’y ramener l’essentiel de l’Evangile. Nous ne mettons pas pour autant en cause les théologies de la libération, au contraire : les communautés ecclésiales de base d’Amérique latine manifestent une grande intégration de la spiritualité, de la liturgie et de l’engagement social. Les pasteurs de nos églises doivent dès lors se soucier de l’unité de la mission de l’Eglise en nos pays ; la catholicité ne consiste pas dans la juxtaposition de mouvements spirituels et de mouvements sociaux, mais dans l’échange enrichissant entre eux. Il y va également de l’unité de l’homme, dont l’existence risque de tomber en instants entièrement discontinus : l’économique, le biologique, l’affectif, l’éthique et le spirituel.

42Devant la réticence à l’égard d’un discours rationnel en matière religieuse — réticence qui ne se retrouve pas nécessairement dans les mouvements actuels de spiritualité — nous croyons devoir rappeler que la communion religieuse ne se ramène pas à un phénomène sentimental, mais qu’elle s’éclaire par la révélation d’un Dieu qui s’est manifesté et se manifeste dans ses actions avec une parole qui en découvre l’intention ou le sens. Il ne s’agit pas seulement du sens du sacré au neutre — das Heilige — mais de la vocation personnelle adressée par Dieu, Père, Fils et Esprit, à la conscience de personnes libres. La confiance de foi implique un moment intelligible, un savoir. A fortiori, la communication de la révélation, c’est-à-dire l’évangélisation, requiert un discours intelligible ; comme le dit Paul, il faut prier dans l’Esprit et avec intelligence pour édifier l’Eglise, sinon celui qui entend ne sait pas à quoi il répond Amen11.

43Certes, comme le dit Paul, maintenant nous connaissons en partie, alors que nous connaîtrons au-delà comme nous sommes connus de Lui (1 Co 12, 12). Il ne faut pas pour autant tomber dans un agnosticisme, mais apprécier la révélation qui nous est déjà gratuitement donnée : nous connaissons le Père et le Fils ; le Fils nous a dotés d’une sagesse, comme voie vers la béatitude ; il nous a dévoilé notre destin et celui de l’histoire des hommes. Mais nous balbutions encore et tout discours de la foi doit circonscrire avec précision cette imprécision. Il faut donc respecter l’ignorance et même l’incertitude et le doute inhérents à la démarche croyante. De ce point de vue, le langage symbolique est souvent plus exact que le discours conceptuel, car il évite la fausse clarté de certains concepts et laisse entrevoir un au-delà. Le halo de la visée symbolique sert bien la dynamique de la foi. La foi est, en effet, selon la tradition augustinienne le sacrement de la vision.

IV. Perturbation du religieux par Adolphe GESCHÉ

44Le titre de cette session porte le mot de « déplacement ». Je voudrais lui substituer, l’espace d’une réflexion, celui de « perturbation ». Sans aucune intention apocalyptique, mais seulement heuristique.

45Je pose au départ que l’homme, en réponse à des structures profondes de son être, s’est donné trois champs de savoir. Celui de la science, dans lequel il cherche l'explication, la raison des choses. Celui de la philosophie, où il s’interroge sur le sens et les valeurs, en sorte qu’il puisse se donner une compréhension du monde et une éthique. Celui de la religion, où il pose la question du salut et du destin, cherchant ici à répondre à la question existentielle de ses finalités.

46Il y a là trois structures bien déterminées et « localisables ». Il est bien évident qu’elles ne sont pas sans rapports : le savoir suppose le goût du sens ; celui-ci n’est pas étranger aux fins que l’on se donne ; les questions de destinée supposent un savoir et un sens, etc. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit bon de les confondre et de les trop mêler. De les perturber (comme si l’une pouvait se substituer à l’autre, s’investir en un autre lieu que le sien, etc.). Le sens, par exemple, même s’il est nécessaire à la perception de finalités, ne suffit pas à assurer du dénouement effectif de l’existence (que deviendrai-je ?). La morale, bien évidemment indispensable à la construction de mon être, ne suffit pas à en exprimer le destin. Etc.

47Je pose donc que la religion (ou la foi, le « sacré », le théologal, la théologie) se trouve justement du côté spécifique des questions qui concernent le sort de l’existence, lequel ne s’identifie pas avec les questions de la science ni avec celles du sens (qui peut en rester encore au niveau intellectuel, philosophique précisément). Avec ces mots qui lui sont propres (pêle-mêle : salut, au-delà, âme, Dieu, péché, grâce, etc.), elle ne vise pas simplement un savoir ou une interprétation, des valeurs ou un « agir », mais l’énigme de l’existence, de son aboutissement (ou non), de sa réalisation. Qu’en est-il de moi, non simplement dans les choses et dans les valeurs, mais dans mon destin ? La religion est ici en site propre, distingué des deux autres.

48Et c’est là que je parle alors de perturbation dans le paysage d’aujourd’hui. Le théologal, le religieux est perturbé quant à son ordo, dans sa topographie. Le paradigme me semble en être fourni par le risque de substitution de la morale à la religion. Il est certes bien évident que l’homme religieux doit être moral, et pour toutes les raisons du monde (parmi lesquelles d’ailleurs surtout et avant tout les «simples» raisons humaines). Mais la religion ne s’identifie pas avec la morale. Car l’éthique ne suffit pas au destin. Il ne recouvre ni ne sature ce que vise la dimension religieuse en l'homme.

49Ce qui est étonnant, c’est que cet investissement du religieux dans le moral, qui a été il n’y a guère dénoncé à propos de l’excessive préoccupation de l’institution dans le domaine sexuel, se reproduit aujourd’hui, — simplement dans un autre domaine, celui de la réclamation de justice, — mais la structure de substitution est la même. Et certes, encore une fois, l’homme religieux doit être moral, et donc combattre pour la justice (comme en faveur d’une vraie sexualité). Mais le religieux se perdrait à s'identifier avec le moral. Il n’a pas plus à être une morale qu’il n’a à être une science ou une métaphysique. Certes, les frontières sont toutes proches, mais le danger du pélagianisme, ce vieux risque de moraliser le projet chrétien, est là pour nous mettre en garde : le théologal ne se confond pas avec le moral. Pas plus d’ailleurs qu’avec le savoir : ici c’est la gnose, autre vieux démon, qui nous en fournit la contre-épreuve, en nous signifiant cette fois que le salut n’est pas dans la connaissance.

50Si l’on tente alors un parcours historique de ce genre de déplacement du religieux, on pourrait en déterminer la séquence suivante. Jadis, la foi a souvent et plutôt connu le risque de se transformer en discours de doctrine, et l’on sait combien on lui a reproché de se contenter de parler de « vérités à croire » et d’être trop adossée à la métaphysique et au savoir. Ensuite, et c’est le tournant de la guerre, l’Eglise et sa théologie se sont plutôt et avant tout préoccupées du sens et des valeurs (théologie des réalités terrestres ; herméneutique ; christianisme ouvert aux existentialismes et aux humanismes, etc.). Aujourd’hui (au lendemain du processus post-colonial ?), c’est dans la conscience (douloureuse) de ses obligations de justice, de praxis et d’éthique que le chrétien inscrit surtout les exigences de sa foi.

51On dirait donc, à forcer à peine les choses, que nous « aimons » le risque de faire de la dimension religieuse autre chose que ce qu’elle est (même si c’en est tout proche), à l’investir en d’autres domaines, bref à en perturber le rôle. Certes, l’inverse de cette perturbation ne vaut guère mieux. Je songe à toutes les formes de piétisme, où la religion a fait oublier au chrétien sa présence au monde. Et l’on comprend (alors) la juste revendication en faveur d’une foi qui ne se confonde pas avec des comportements rituels et intérieurs. Saint Jacques et saint Jean nous avaient d’ailleurs précédés sur ce point, et solennellement. 11 n’empêche : au-delà (ou en deçà) de cette déviation qu’il fallait arrêter, il reste que le théologal (fût-ce pour certains au seul titre de ses symboles) est une structure de l’homme, et inoccultable. Et qu’il importe qu’il retrouve sa place spécifique et incontournable.

52L’homme, en effet, n’est pas seulement un sujet connaissant (« Que puis-je savoir ? ») et un être moral (« que dois-je faire ? »), il est aussi un sujet et un être qui, pour se comprendre, se mesure avec les dieux et trappe à la porte des temples (« que m’est-il permis d’espérer ? », — on ne sort pas de ces trois questions de Kant). Et il importe peu ici, pour l’instant, que cette dimension soit vécue de manière croyante et confessante ou simplement de manière symbolique et culturelle. Sur presque tous les horizons, — en sociologie (Danielle Hervieu-Léger et Françoise Champion), en psychologie (Julia Kristeva, A. Vergote), en philosophie (E. Lévinas, Fr. Rosenszweig), en anthropologie (R. Girard), etc. — on s’accorde aujourd’hui pour en appeler à cette dimension en nous et que nous ne pouvons éluder. On sait d’ailleurs que beaucoup d’incroyants s’étonnent à voir les chrétiens prendre si facilement acte de la crise religieuse.

53Car nous avons quelque chose de propre à apporter à l’homme. Et c’est cela (avec le reste, bien entendu, comme tout le monde), notre contribution au monde, notre « sécularisation>>. Celle-ci ne consiste pas à séculariser le christianisme, mais à offrir au monde (au saeculum) une dimension qui lui appartient tout autant que les autres. A savoir retrouver l’usage de nos mots (de nos réalités) : Dieu, salut, éternité, grâce, sainteté, etc. Pourquoi pas ? Certes, je comprends parfaitement la peur d’un certain retour du sacré. Si celui-ci est une sorte d’entité anonyme et neutre (le sacral, le numen, le religiosum), alors en effet toutes les portes sont ouvertes à la superstition, aux aliénations, aux déviations fondamentalistes et intégristes. Et, surtout, à la perte de tous les acquis que nous venons heureusement de faire en retrouvant le sens de l’Incarnation et de nos devoirs (communs avec tous les hommes et prescrits par l’Evangile) d’être présents à la justice et aux droits des hommes, aux valeurs et aux tâches de cette terre. Mais il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas un sacré indéterminé et anonyme que nos mots apportent à la construction de la cité, mais celui d’une Personne, d’un nom propre, d’une Parole, d’un Dieu, — et qui demeure offert à la liberté et ne prend donc pas les contours indiscernables d’une puissance impersonnelle et vague. Il ne s’agit pas tant d’un retour (du sacré), que d’un recours (d’un appel).

54Il serait donc à envisager de reproposer à l’homme « l’hypothèse religieuse ». Et certes, son destin, l’homme peut le tenter autrement, c’est à-dire sans Dieu. Cette position de l’athée, nous n’avons même pas à en juger. Mais ce dont nous avons à juger, c’est de notre comportement de croyant. Nous, nous n’avons pas le droit, avec la perle précieuse que nous tenons entre les mains, d’en perturber le sens en l'investissant purement et simplement en d’autres lieux. Ce n’est pas à cela que nous avons été appelés (cf. 1 Pi 1,21). Rassurons-nous : il ne s’agit pas, avec ces mots qui nous sont propres, d’un quelconque patois, mais d’une dimension qui en appelle à tout homme venant en ce monde et qui se débat avec son humanitas. « Une telle entreprise ne peut espérer le succès que si les trois grandes forces de l’art, de la philosophie et de la théologie la soutiennent et lui ouvrent une voie à travers l’inexploré (...). C’est là que se trouve la vraie substance de l’histoire — dans la rencontre de l’homme avec lui-même, c’est-à-dire avec sa puissance divine (...). L’homme est soumis à une épreuve théologique, qu’il en ait ou non conscience »12.

55Le monde veut réentendre la foi. Ce n’est pas à nous d’en favoriser l’oubli en la perturbant, en lui faisant perdre sa place. Et je parle d’oubli au même titre que Heidegger parlait d’oubli de l’être en métaphysique. Il peut y avoir dans le même sens un oubli de Dieu en théologie, une occultation, une perturbation (comme il peut y avoir un oubli du Sujet en science ; un oubli de la conscience en morale, etc.). Le croyant a le droit sans honte de proclamer une anthropologie théologale, tout simplement parce que Dieu est partie prenante de la définition possible de l’homme. Il n’y a pas lieu d’oublier ce nom et de lui en substituer d’autres, tout aussi valables et indispensables qu’ils soient. « Hercule est tel que les princes. Bacchus, esprit de communion. Mais Christ est la fin. Certes il demeure autre nature ; mais accomplit ce qu’il manquait encore de présence céleste chez les autres »13. La foi n’est pas plus une morale qu’elle n’est une philosophie. Elle a ses mots propres. Il n’y a pas (il ne devrait pas y avoir) de chrétiens anonymes.

56« Donner à cet homme le soupçon de ce qu’il s’est laissé ravir, fût-ce même dans la perfection de son être, et des forces qui résident en lui — telle est la tâche du théologien. Est théologien quiconque connaît (...) la science des surplus, le mystère des sources éternelles, inépuisables et toujours proches. Nous entendons par théologien celui qui sait — science que possède par exemple Sonia, la petite prostituée, qui découvre en Raskolnikov le trésor de l’être et sait le recueillir pour le lui remettre. Le lecteur sent que cette reprise du talent enfoui a eu lieu, non seulement pour la vie, mais dans la transcendance »14.

57On pourrait multiplier les exemples d’appel, de recours (« recours aux forêts ») comme celui-ci, et qui nous demandent, au fond, de ne pas éteindre en nous le prêtre de la création que pourrait être tout croyant, « le prêtre-né, qui croit qu’il ne peut y avoir de vie supérieure sans sacrement et qui se donne pour tâche d’apaiser cette faim humaine »15. Certes il y a les autres faims, et que nous devons comme quiconque apaiser, c’est plus qu’une évidence et il est heureux que nous en ayons retrouvé le chemin. Mais il y a cette autre faim et cette autre soif, et tout aussi imparables, et à propos desquelles au Désert comme sur la Montagne, au Puit de Samarie comme sur la Croix, à la dernière Cène comme au premier Jardin, le Seigneur nous a rappelé qu’elles étaient aussi notre humanité.

58L’homme doit accomplir la justice, c’est plus que vrai et impératif. Mais c’est toujours un homme qui devra faire cela. Or l’homme ne peut rester ce qu’il est, un homme précisément, s’il vient à oublier et à perdre ce qui, fût-ce à titre de symboles, le construit en humanité. Le croyant et le théologien, en parlant de transcendance ou de Dieu, contribuent donc aux combats dont il est question.

59L’homme a besoin de réentendre certains mots. Mais c’est à chaque fois que l’on a perturbé la dimension religieuse en la confondant avec une autre, qu’il y a eu finalement découragement et perte de sens. Justement parce qu’il y a déplacement des rôles et des pôles, — désorientation. L’Evangile nous prescrit le verre d’eau et la tunique à celui qui est nu, mais il nous dit pour quel Royaume. On ne perd pas tant la foi parce qu’elle est la foi, que parce qu’elle s’investit ailleurs, et qu’on ne voit pas très bien alors, justement, pourquoi on n’irait pas chercher ailleurs. La crise religieuse peut fort bien naître davantage de cette perturbation qui désarçonne, que d’une bien discutable déperdition du sens religieux. N’avons-nous donc pas à retrouver notre éloquence ? Nous aussi nous sommes hommes et avons le droit et le devoir d’en parler un des langages. De parler, comme tout le monde le fait, in propriis terminis.

60« Les vocables se meuvent avec le navire ; le lieu du Verbe, c’est la forêt. Le Verbe repose sous les vocables comme le fond d’or sous le tableau d’un primitif. Si donc le Verbe n’anime plus les vocables, leur flux recouvre un silence terrible, qui s’étale — tout d’abord dans les temples, qui se changent en tombeaux pompeux, puis dans leurs parvis. La manière dont la philosophie quitte la connaissance pour s’appliquer au langage est un événement d’une portée considérable : il met l’esprit en contact avec un phénomène des origines. Ce fait a plus de poids que toutes les découvertes de la physique. Le penseur pénètre en une contrée où il peut enfin conclure une nouvelle alliance, et avec le théologien, et même avec le poète »16.

61Pourrions-nous mieux dire ?

Notes de bas de page

1 J.-B. PONTALIS, Entre le rêve et la douleur. Paris, Gallimard, 1977.

2 A. MASLOW, Toward a Psychology of Being. New York, Van Nostrand. 1962.

3 R. GENTIS, Leçons du corps. Paris, Flammarion. 1980.

4 J.B. PONTALIS, op. cit.

5 Voir notre article Pratique, vérité et situation, dans Revue théologique de Louvain, t. 10, 1979, p. 40-50 — L’approfondissement de la révélation comporte elle-même un accroissement historique par la force interne de l’expérience chrétienne et par l’apport des cultures, cf. Dei Verbum, no 8 ; et Gaudium et spes, no 44.

6 J. LADRIERE, Les enjeux de la rationalité, Paris, 1977.

7 Gaudium et spes, no 4.

8 Voir notre étude Situation actuelle de la pratique baptismale, dans Le Baptême, entrée dans l’existence chrétienne, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1983, p. 1-18.

9 Cf. C.H. GLOCK et R. STARK. Y a-t-il un réveil religieux aux Etats-Unis ? dans Archives de sociologie des religions, no 12, I960, p. 36-42.

10 Risque dénoncé par Gaudium et spes, no 43.

11 1 Co 14. La vie religieuse ne se réduit évidemment pas à ce que nous pouvons en dire ni à ce que nous pouvons en rationaliser, notamment dans les expériences mystiques, ordinaires ou exceptionnelles, mais celles-ci ne sont d’ordinaire pas communicables, cf. Paul, 1 Co 14, 14 ; 2 Co 12, 1-4.

12 F.rnst JÜNGER, Traité du rebelle ou te recours aux forcis, tr. fr.. Paris, éd. 1986, p. 45, 85 et 87.

13 HÖLDERLIN, Der Einzige, seconde version, vers 94.

14 Ernst JÜNGER, ibidem, p. 98-99.

15 Ibidem, p. 88.

16 Ernst JÜNGER, ibidem, p. 142-143.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.