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Chapitre V. Violence et pardon

p. 91-126


Texte intégral

1Sous le titre énigmatique de « Violence et pardon », c’est bien à une pensée des déplacements du religieux que je voudrais m’exercer. Que nous est-il arrivé, à nous chrétiens depuis quarante ans ? Pourquoi ces crispations vers un passé, ces embardées vers un avenir ? Comment les chrétiens peuvent-ils trouver une juste place dans une société inquiète d’elle-même, dans une société qui cherche grâce à certains retours du religieux, ou retours de l’irrationnel, des possibilités d’échapper à sa technique et à sa raison, alors que par ailleurs elle se vante de ses succès et en fait usage par la violence qu’elle fait aux autres peuples.

2Je laisse aux sociologues le soin de l’analyse de ces phénomènes, l’évaluation de leur importance ; je leur laisse la définition du religieux qu’ils présupposent. Non que ces questions soient sans intérêt. Elles nous intéressent au contraire au premier chef. Mais c’est en théologien que je souhaite intervenir. Devant ces phénomènes où nous voyons de nombreux hommes chercher une échappatoire parfois bien imaginaire à l’emprise de notre société, je décide de me réinterroger sur la mémoire chrétienne. Je cherche à revenir aux sources du message chrétien à partir de ce monde, des figures de la raison qu’il me propose, des formes de société qu’il s’est donné. C’est vers « le Verbe fait chair pour nous et pour notre salut » que je me tournerai. Voilà pour le pardon.

3Mais le théologien n’est pas, par destin, le spécialiste des choses vagues. Il se veut aussi homme de son temps et de l’histoire de son peuple. Il est comme tout homme participant « des joies, des espoirs, des tristesses, des angoisses des hommes de son temps »1.

4Acceptant d’être partial, je prendrai un parti. Celui de souligner ce que j’appellerai les événements de violence survenus à notre planète depuis le début de ce siècle, et surtout depuis cinquante ans. Il me semble qu’en cela je me trouve en la bonne compagnie de nombreux philosophes et théologiens de notre temps. Karl Barth a vu dans la première guerre mondiale une raison d’opposer une nouvelle théologie à la théologie libérale incapable de faire pièce à la violence. L'interrogation existentielle d’un Bultmann aurait-elle eu l’écho qu’on lui connaît, si l’urgence d’une décision pour l’existence authentique ne s’était faite jour ? Karl Rahner est sans cesse traversé par la volonté de faire apparaître un avenir absolu de l’homme devant un monde que la guerre ou l’exploitation privent d’avenir. Des philosophes comme E. Levinas ou J. Derrida ont développé chacun à leur façon une pensée qui voulait surmonter la priorité du Neutre ou du Même, identifiés à la violence, pour faire apparaître l’Autre ou la Différence. Ces rapides références montrent simplement que je ne me sens pas seul dans le parti que je prends.

5Avant d’aller plus loin, je voudrais souligner quelques-uns des événements de violence. En tout premier lieu, le plus violent et le plus ahurissant est la folie nazie, qu’aujourd’hui on cherche à oublier ou à excuser. Comment peut-il se faire que cette Europe traversée depuis bientôt deux mille ans de culture chrétienne ait laisser se développer l’administration de la violence, le sadisme fonctionnarisé, le meurtre planifié ? A quoi il faut ajouter son double énigmatique qu’est le goulag dans la Sainte Russie. Ces événements seront un jour pardonnés. Ils ne peuvent trouver d’excuse.

6Autres événements : les guerres coloniales, par lesquelles les peuples colonisés n’ont pu trouver que la violence pour s’exprimer dans le concert des nations ; guerres coloniales qui se poursuivent aujourd'hui par les luttes du Tiers Monde pour sa libération. Comment se fait-il que les pays dits chrétiens se trouvent si nombreux du côté des oppresseurs ?

7Enfin je mentionne des événements de violence d’un autre type. Ce sont les effets secondaires d’une science et d’une technologie pourtant arrivées à une toujours plus grande maîtrise de la violence naturelle. D’Hiroshima à Tschernobyl les fruits de la pensée et de l’action scientifique occidentale se révèlent parfois amers. Je n’accuserai pas naïvement cette science occidentale qui nous a tant apporté pour notre nourriture, notre santé, notre vie sociale. Mais nous voyons aussi apparaître un monde rationalisé et technocratique qui fait violence, souvent au nom de la science comme l’a montré J. Habermas, à la spontanéité de chacun, et qui écrase tous ceux qui ne peuvent ou ne savent participer à son développement.

8Malheureusement cette liste n’est pas exhaustive. Elle pourrait être décourageante. Elle montre au moins que nous avons à réfléchir sur la violence dans son rapport avec notre raison moderne. Elle oblige le chrétien et le théologien à revenir aux sources du message qu’il a reçu, pour y retrouver l’appel à une guérison de cette violence. J’entends certaines désaffections actuelles à l’égard du message et de la vie chrétienne comme une impossibilité à découvrir, dans le christianisme, une percée hors des perspectives étouffantes que nous propose notre société. Comme chrétien, j’entends les religions de contrebande qui se développent ça et là, comme un appel à répondre à cette question.

9Je m’y essaierai en deux parties. Dans une première partie, j’examinerai trois modèles de relation du chrétien au Christ ; modèles qui sont des types idéaux et qui donc n’ont jamais été réalisés nulle part. Mais ils donnent des tendances ; dans leur schématisme même, ils articulent notre récente histoire de la foi. Ces modèles peuvent aussi être lus de façon synchronique, dans la mesure où, comme types idéaux, ils définissent un certain espace christique, où le chrétien suivant les périodes de sa vie et suivant sa sensibilité, trouve à se placer. Cette première partie sera donc une description synchro-diachronique des rapports du chrétien au Christ. Dans une deuxième partie je n’irai guère plus loin. Simplement j’essaierai de penser ce que je n’aurais fait que décrire dans la première partie.

I. Trois manières de se reconnaître chrétien

10Cette première partie toute descriptive comportera trois moments. Mon souci n’y sera ni normatif ni dogmatique. Je voudrais simplement évaluer par contraste ce qui nous est arrivé, pour essayer de dégager en un troisième moment ce qui pourrait être notre avenir. Je vais donc faire défiler trois silhouettes, qui dans leur schématisme définiront trois types de chrétiens. Je ne présenterai pas les raisons théologiques ou historiques qui expliquent ces choix de vie chrétienne. Je tenterai plutôt de montrer les conséquences que de tels choix comportent quand ils sont portés à leur dernière limite. On reconnaîtra aisément ce que je dois au Père S. Breton dans ces descriptions2. Mais on ne lui imputera pas les inflexions que j'ai fait subir à ses propres propositions.

11Me souvenant qu’il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père, je me garderai bien de juger de l’authenticité de vie de tous ceux qui ont emprunté à l’une ou à l’autre de ces formes dominantes de christianisme. Mon propos est simplement de dégager certains schémas.

12Pour chaque silhouette, j’examinerai la figure du Christ qui prédomine, la figure du chrétien qui y correspond ainsi que la représentation du monde qui y répond. Enfin j’essaierai de dire l’idée de Dieu et de l’homme qui à la limite se dégagent de chaque configuration.

13J’emprunte à saint Jean le cadre de ces descriptions. Dans une phrase qui s’applique directement à Dieu Lui-même, mais que par une approximation bien excusable, on peut appliquer au Christ, saint Jean nous dit qu’il est « Celui qui est, qui était, et qui vient » (Ap 1,4, 8).

A. Le Christ est Celui qui était

141. En tant qu’il fut, le Christ a réalisé par excellence, aux jours de sa chair, un modèle d’humanité. Par excellence signifie qu’il a réalisé tout ce que peut réaliser un homme, excepté le péché. Ce qui frappe d’abord dans le Christ c’est la justesse qui l’a habité vis-à-vis de toutes les situations de l’existence, ainsi que l’exemplarité de ses gestes vis-à-vis de tous les hommes ou femmes qui étaient frappés de quelque déficience. Hypocrisie, mensonge, lâcheté, n’ont trouvé aucune complicité en Lui. L’argent, la vie politique, la réalité religieuse ont trouvé devant eux à qui parler. Même nos souffrances et nos angoisses, il les a vécus avec une intensité maximale, leur donnant de ce fait une valeur rédemptrice, que nous avons bien du mal à leur reconnaître. « Voici l’Homme », que nous montrent tant d’œuvres d’art, jusques et y compris des réalisations d’un goût douteux.

15Cette première perception trouve dans la dogmatique ecclésiale certains points d’appui : le Concile de Chalcédoine ne donne-t-il pas du Christ la description d’un Dieu parfait et d’un homme parfait (Dz 148) ? Cette exégèse approximative qui glisse de la métaphysique à la morale, suffit pour justifier une attitude et une sensibilité.

16La perfection qu’a vécue le Christ doit d’ailleurs s’entendre dans une double direction. Perfection d’intensité : ce n’est pas en se jouant et superficiellement que le Christ a vécu notre humanité, mais avec un maximum d’intensité. En particulier s’il n’a pas connu le péché, il l’a assumé en toutes ses conséquences. Il en a porté le poids plus que personne ne pourra le faire, jusqu’à donner à sa fidélité, malgré l’intensité du mal qui l’accablait, la valeur d’un rachat de notre vie. Perfection d’extension aussi : rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il a vécu sur le mode du maximum toutes les situations qu’un homme puisse rencontrer.

172. Devant cette perfection du Christ, le désir profond du chrétien est alors d’imitation, comme le rappelle un livre célèbre qui fut un des plus lus de notre production occidentale. Le chrétien est celui qui cherche à s’identifier au Christ dans toutes les situations de l’existence. Il désire reproduire les attitudes, les gestes, voire même les souffrances qui furent celles du Christ. Par ce processus d’identification, il espère donner à sa vie une valeur qui le fera participer, quand les temps seront venus, à la vie du Christ. Donc le Christ en tant qu’exemplaire, présente une norme d’humanité qui règle non seulement les attitudes, mais même les sentiments du chrétien. « Ayez en vous les sentiments qui furent en Christ Jésus » (Ph 2, 5), nous dit saint Paul.

18Cette attitude se heurte cependant à une grave difficulté. Si le Christ est l’homme parfait, et si cette perfection nous enchante, elle nous tourmente aussi. Car qui dit parfait, dit inaccessible. Ainsi nous voilà placé devant une distance infranchissable, un modèle inatteignable, qui pourrait bien devenir source de découragement, à moins que ce ne soit de révolte. Sauf à masquer cet écart sous une hypocrisie insupportable, il nous reste à vivre dans la tristesse d’un impossible idéal, et à prendre notre parti de la scission entre l’idéal et le possible. « Si le Christ vit dans le chrétien, le chrétien, lui, ne vit pas en Christ. »

19Pour pallier cet inconvénient, une hiérarchie d’excellence ou de sainteté a été établie. Sur une échelle d’excellence se répartissent suivant le plus et le moins des chrétiens dignes à leur tour d’être imités : si nous ne pouvons-nous identifier au Christ lui-même, au moins pouvons-nous nous identifier à certains de ses fidèles exemplaires, dont la distance dans le temps ou l’espace, symbolise un écart que nous pourrions franchir si les conditions étaient différentes. A moins qu’une hiérarchie d’organisation vienne se substituer à la hiérarchie de sainteté !

20Mais il peut se faire aussi que la perception aiguë de cet écart rende invivable la vie chrétienne elle-même. Cet idéal d’un Christ placé trop haut écrase. L’issue est alors de se séparer d’un idéal si tyrannique. Comme le dit Sartre dans « Les Mots » : « Sans ce malentendu, il aurait pu y avoir quelque chose entre nous. » Manque de courage, manque de foi, dira-t-on ! Ceci mérite une réflexion plus approfondie, car foi et courage ne peuvent être si simplement identifiés. Ramener la foi au courage n’est-ce pas justement pervertir la foi.

21Quoi qu’il en soit cette situation d’imitation, le pardon chrétien, dans son exercice quotidien ou sacramentel, s’adresse tout particulièrement à l’individu. Celui-ci en effet, de par sa lourdeur toute humaine, n’arrive pas en général à s’élever dans cette échelle d’excellence. Le pardon assure que la descente toujours possible n’est pas irrémédiable. Il vient soutenir un courage toujours éprouvé ; il assure que l’écart entre le chrétien et son modèle ne sera pas toujours infranchissable. Il tempère l’angoisse de l’écart, par une proximité de compassion qui vient du Christ lui-même.

223. A cette vue que le chrétien jette sur le Christ, est liée une vue sur le monde. Le temps et l’histoire sont passés aux heures du Christ à leur acmé. Si bien que rien d’essentiel ne peut plus se produire. Nous vivons dans « les variétés mondaines » et non là où se trouvent « les vraies joies »3. L’essentiel est ce qui fut, c’est-à-dire le temps du Christ. On sait que cette définition de l’essentiel, « wesen ist was gewesen ist » est une définition très acceptable de l’idéologie. Depuis lors, l’histoire ne peut que rester immobile ou se dégrader. Ce qui peut advenir est frappé d’imperfection, à moins qu’il s’agisse simplement d’un passage de l’implicite à l’explicite.

23L’espace lui-même est réparti en cercles concentriques autour d’un point réputé essentiel. Rome ou Jérusalem ? Une certaine ambiguïté subsiste qui d’ailleurs divise les chrétiens. L’Eglise est surtout une organisation spatiale de la société humaine. Elle diffère alors de la société civile. « Par le genre et par le droit elle est la société parfaite »4.

244. Quel est alors le Dieu qu’une telle perception des choses implique ? Le Christ modèle d’humanité, homme par excellence, est le sommet d’une pyramide qui touche par sa fine pointe la sphère de Dieu. Il est le point de contact de ces deux volumes. Ainsi nous avons accès par la fine pointe de notre humanité à Dieu lui-même, un Dieu qui dans son éloignement et son impassibilité s’est rapproché de nous en Jésus-Christ.

25Un tel Dieu sait, par expérience en Jésus-Christ ce qu’il y a dans l’homme. Tel un père dont l’immense stature domine ses enfants, il guide leurs pas à la démarche trébuchante et mal assurée. Il commande, exhorte, encourage cet éternel mineur qu’est chaque enfant des hommes. Dieu devient le modèle inaccessible de l’homme. Au fond le Christ a révélé une similitude profonde entre l’homme et Dieu, une « connaturalité ». Le Dieu qui ressort de ce schéma est un Dieu humain, dont la tendresse pour ses fils nous enchante, presque indépendamment de son Fils qui l'a révélé.

26A la limite, mais cette limite n’est pas franchie, sauf à se séparer de la foi chrétienne elle-même, ce Dieu est humain, trop humain. Perdue ou estompée la dimension de hauteur, la différence, qui donnerait à notre humanité humiliée un peu d’air frais des sommets qu’Elie avait respiré à l’Horeb quand il écoutait « une voix de fin de silence ». Le danger d’un Dieu si proche, et dont l’ombre s’étend sur toute vie humaine, est l’étouffement de ses fils, l’impossibilité pour eux d’arriver à leur majorité.

275. Venons-en enfin à l’idée de l’homme qui en découle. Le fidèle du Christ ne sera pas loin de penser qu’il y a un schéma, une maquette d’humanité. Cette maquette est celle de « l’homme de bien » à laquelle l'Imitation de Jésus-Christ a accordé une place centrale5. Le désir profond de coïncider avec le Christ a été réinterprété dans la primitive église grâce à l’idéal stoïcien. Plus récemment c’est la morale kantienne qui a servi de clé herméneutique pour définir cet homme de bien. En sorte qu’il n’y a guère de différence entre la morale des catéchismes et celle des manuels de morale laïque enseignée autrefois à l’école primaire. M. Weber a montré que ce type d’homme a permis le succès de l’Occident. Connaissant le bien et le mal, il peut faire preuve de l’initiative, de l’honnêteté ainsi que de la nécessaire indifférence à l’égard des laissés pour compte de l’histoire, qui lui permettent de construire la société moderne, dont certains ressorts sont la réussite, l’honnête profit, et le progrès scientifique et technologique.

28Mais l’homme de bien est en crise. Les valeurs qui étaient les siennes sont devenues incertaines. Les sociétés européennes se sont heurtées à leur propre violence. Loin de se retrouver toujours du bon côté, elles ont mené des combats ambigus contre les sociétés moins développées, souvent grâce à une technique qui faisait leur gloire. Leurs entreprises éducatives elles-mêmes n’ont plus été assurées d’elles-mêmes, quand a été mise en évidence la cruauté dont pouvait se rendre coupable certaines façons d’éduquer. L’Occident connaît donc une crise morale profonde. Dans la mesure où la morale s’est confondue avec l’imitation de Jésus-Christ, c’est le christianisme lui-même qui est en crise.

B. Le Christ est Celui qui vient

291. Le type de chrétien dont nous venons d’esquisser la silhouette n’existe pas en son essence pure. Cependant dès après la première guerre mondiale, les dangers de la contamination du message évangélique par ces vues trop partielles sur l’homme, le monde et Dieu sont apparues comme des évidences qu’il fallait réinterroger. Le Christ n’était pas arrivé jusque dans les banlieues de nos villes nouvellement construites. La France (et la Belgique) était un Pays de Mission. Il en a découlé un renversement de perspective.

30Ce n’est plus vers le Christ d’autrefois qu’il faut désormais se tourner. C’est vers le Christ déjà parvenu à la fin des temps, et qui, de ce grand espace de liberté, appelle chaque croyant à se mobiliser pour une mission, et une préparation du Royaume déjà inauguré : le « déjà » oblige à prendre conscience d’un « pas encore ». Le Christ ressuscité précède dès aujourd’hui tous ceux qui dans le monde souffrent violence. Au nom du Christ lui-même, il faut donc se détourner de l’imitation du Jésus d’autrefois pour se tourner résolument vers les hommes broyés par l'injustice et la violence, et incarner à leur profit les valeurs de justice et de dignité qui sont les appels du Royaume. Nous souffrions alors d'un « déficit d'incarnation ». Il faut donc du quasi-néant qu’est le monde des pauvres, faire un monde nouveau.

31Une telle perception trouve à son tour dans la dogmatique ecclésiale son propre point d’appui. La création « ex nihilo » (Dz 428) trouve là une réinterprétation. La notion de création initialement opposée à celle de génération (Dz 148) se trouve réinterprétée comme une ontogénie de l’être, où le fidèle du Christ occupe la place d’un collaborateur.

32Le Christ devient ainsi une énergie transformant, un appel depuis l’infini, qui convie le chrétien à une tâche de transformation du monde.

332. Le fidèle du Christ est donc invité à un regard sur le monde et sur lui-même pour mesurer l’écart entre ce qui est et ce qui doit être dans l’avenir. 11 est ainsi convié à effectuer une sorte de preuve ontologique, qui si elle n’a plus cours dans l’ordre spéculatif, doit trouver une expression pratique. Cet écart entre être et devoir être induit chez le fidèle du Christ lucidité, colère, et volonté de transformation. Lucidité : loin de se satisfaire des paisibles organisations de l’être dont ses anciens avaient fait leur joie, il voit les travestissements dont sont revêtues les forces de violence à l’œuvre dans la société. Colère : devant le poids d’injustice, de mensonge et de violence qui écrase les plus démunis, il juge en faveur de ce qu’il y a de faible dans le monde, car c’est eux que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort (1 Cor 1, 27). Volonté de transformation : penser le monde ne va pas sans agir pour le transformer, à moins de devenir complice des forces de violence. L’indignation devant ce qui défigure l’autre homme, incite le chrétien à faire pièce à la violence, au besoin par la violence elle-même.

34Corrélativement le fidèle du Christ se décentre de son salut personnel, pour se tourner vers un salut qui concernerait la totalité de l’être et de l’histoire. C’est au nom de sa foi qu’il laisse dans l’ombre le souci de sa propre eschatologie, pour se consacrer à donner sens à la souffrance qui frappe les damnés de la terre. Affronter la violence et la mort, a désormais le sens de la venue d’une libération qui pourrait hâter une eschatologie cosmique.

353. Il en découle une vue sur le monde lui-même. Le temps est désormais orienté. Grâce à une série d’événements qui peuvent en venir à se succéder dans une quasi-logique, l’histoire marche vers un terme qu’il s’agit de hâter. L’idée de progrès n’est pas étrangère à de telles vues. Ainsi se trouve valorisé l’Homme Nouveau qui doit apparaître à travers les combats de l’histoire.

36L’espace dès lors dévalorisé, devient plutôt une matière informe, que l’homme doit transformer grâce à sa raison de plus en plus maîtresse d’elle-même, et grâce à son action créatrice. Ainsi se réalisera cette union de la matière et de la forme qui est le propre d’une création. Quant à l’Eglise, ses frontières et sa structure deviennent de moindre importance par rapport à l’urgence d’un chantier à ouvrir en synergie avec tout homme. « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » (Aragon) avaient, au temps des grands déchaînements de la violence, œuvré ensemble pour que naisse « le raisin muscat » de la liberté. Aujourd’hui la violence, plus cachée mais toujours aussi virulente, exige que se poursuive cette collaboration de tous les hommes. En son expression plus dogmatique, l’Eglise est un peuple en marche vers le Christ « Lumen Gentium ». Dans les conditions présentes il y a urgence : « Il faut que tous les hommes désormais plus étroitement unis par les liens sociaux, techniques et culturels, réalisent leur pleine unité dans le Christ »6.

37Cette façon de voir les choses se heurte aujourd’hui, passé un enthousiasme bien expliquable, à ce qu’on appelle la crise des idéologies et des militants : utopie du progrès scientifique ; utopie marxiste d’une violence qui déboucherait dans la paix. Ces utopies et bien d’autres de moindre envergure ont rencontré leur propre impossibilité. La volonté d’un monde rationalisé, illuminé de sens, se révèle dépersonnalisante, et uniformisante. La protestation violente ou indignée de l’individu rejaillit dans les interstices d’une société qui n’arrive pas à rationaliser tous ses propres processus.

384. Qu’en est-il alors de Dieu ? Le Dieu humain cède tendanciellement la place à un Dieu prophétique, qui est moins le beau Dieu calme et reposé de nos cathédrales, que la colère prophétique d’un appel vers la justice ; l’appel vers un monde où il n’y aurait plus ni pleurs, ni larmes, et où cesserait l’exploitation de l’homme par l’homme. Appel violent, dont l’urgence ne laisse place à aucune tergiversation.

39A la limite, mais à la limite seulement, le Fils de l’Homme du Jugement dernier en vient à se dissoudre dans les visages humains qu’il incite à faire naître. Le Dieu chrétien pourrait alors se ramener à une fonction, ou à une exigence éthique partagée par beaucoup d’hommes : exigence humaine de justice et de dignité. Pourrait-on alors aller jusqu’à dire que Dieu devient le prédicat d’une humanité en quête d’elle-même ? Ceci supposerait le franchissement d’une frontière. Ceci n’est pas toujours réalisé, mais ce le fut parfois ! Est-il sûr que le témoignage que le chrétien souhaite rendre à Dieu, puisse se ramener au témoignage rendu à une humanité, dont nous sentons aujourd’hui qu’elle est malade d’elle-même ?

405. Le fidèle du Christ, sensible à la multiplicité quasi infinie des cultures et des situations à évangéliser écoute la parole évangélique : « Viens ! Suis-moi ! » (Mc 10, 21). Saisi de l’énergie christique, il plonge dans une action transformant de ce monde « au risque de se perdre ». Il escompte que le levain dissous dans la pâte humaine fera lever un pain qu’il n’a pas à connaître. L’homme est ainsi un projet d’humanité à réaliser dans la rencontre de l’autre homme, dans la lutte commune pour transformer le monde, et dans le dialogue avec tout homme de bonne volonté.

41A la limite, pas toujours franchie, le fidèle du Christ peut être conduit à une découverte troublante. Concevant la foi comme une énergie éthique, il découvre au contact des autres, que ses frères en humanité sont habités par la même volonté de sens que lui. Il en découle une interrogation parfois tragique qui le conduit à poser la question de la spécificité de cette énergie christique dont il pensait avoir le privilège. Quoi qu’il en soit, il se demande aussi si le chemin qu’il a pris est bien le chemin du Golgotha, si c’est bien à la perte de soi dans le mouvement anonyme de l’histoire, que le Christ l’a convié. Les jeunes générations ont appris des apories de notre récente histoire que celle-ci n’est pas nécessairement une ontogénie du sens, mais qu’elle produit aussi de très sévères violences. Ces générations renaclent à ces chemins héroïques, où l’air vient à manquer, et à se raréfier. Si sens il y a, elles souhaitent y participer dès aujourd’hui.

C. Le Christ est Celui qui est

42Dans cette troisième partie je voudrais esquisser plutôt que décrire une autre façon de se rapporter au Christ. Je voudrais proposer une autre figure de chrétien qu’il est urgent aujourd’hui d’inventer. Ce type de chrétien a toujours existé. Mais ce furent souvent des hommes ou des femmes singuliers, faisant figure de marginaux, même dans l’Eglise. Elle ne les reconnut bien souvent qu’après les avoir exclus ou persécutés, ou enfermés dans des couvents pour se protéger d’une folie qui dépasse toute sagesse. Les trop sages institutions d’Eglise pressentaient dans ces fous de Dieu et de son Christ une critique radicale7.

43Aujourd’hui se fait jour une impatience vis-à-vis des formes rationalisées d’une existence qui produit la violence et la monotonie. Les hommes sont en droit de chercher autre chose que la frénésie productive, autre chose que l’ennui quotidien, la torpeur ou le découragement. Chaque époque produit ses idoles, mais elles ont toutes cela en commun qu’elles rendent malade. Il est quand même troublant pour le disciple du Christ que les hommes cherchent sur les routes de Katmandou, dans des sciences ou religions de contrebande, dans des gnoses philosophiques, scientifiques ou Jungiennes, une présence d’Esprit qui n’est pas loin d’eux. « Car le Christ n’est pas au-delà de tes moyens ni hors de ton atteinte. Il n’est pas aux cieux qu’il te faille dire : Qui montera aux cieux pour le chercher... Il n’est pas au-delà des mers qu’il te faille dire : Qui ira pour nous au-delà des mers pour le chercher... Il est tout prêt de toi dans ta bouche et dans ton cœur » (Dt 30, 11-14 ; Rom 10, 6-8).

441. Ni aux cieux, ni au-delà des mers ; ni dans un passé révolu, ni dans l’inaccessible production d’un sens dont l’effet est si souvent son contraire. Le Christ comme disait M. de Certeau n’est « pas sans nous ». Pour préciser cette première intuition, je partirai des rencontres du Ressuscité avec ses disciples d’après saint Jean : « Il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie à la vue du Seigneur. Et il leur dit : La paix soit avec vous » (Jn 20, 20, 27). Puis il ajouta : « Recevez l’Esprit Saint ; ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis » (Jn 20, 22).

45Comment se fait-il que, dans sa condition de Ressuscité le Christ porte sur lui les traces de la violence du monde ? Comment se fait-il qu’il emporte dans la gloire de Dieu la trace de notre pauvre histoire humaine, qu’en Dieu notre histoire humaine puisse trouver une place, qu’en somme notre vie de bruit et de fureur et aussi de raison, soit vie en Dieu. Il y a donc par-delà (jenseits) le sens de la raison et le non-sens de la violence un lieu où la joie du chrétien demeure.

46Sous notre violence, passivement subie par le Christ, se révèle un visage inédit de Dieu. Sous la tristesse du monde apparaît une paix qui produit la joie, une présence d’Esprit. Quel est ce Dieu ainsi caché sous son contraire (Is 45, 15) ?

47Nous savons bien que notre histoire et la violence qui l’habite ne sont pas magiquement abolies. Nous faisons l’expérience aujourd’hui encore de son activité virulente. Mais le fidèle du Christ découvre qu’il n’habite pas irrémédiablement la maison de cette violence ; il découvre que sa demeure est hors des murs de cette maison, comme le Christ fut crucifié hors des murs de Jérusalem. Il y a donc une façon critique d’habiter le monde, de l’habiter dans la distance, dans une présence d’Esprit, qui n’est pourtant pas une représentation, présence d’Esprit qui absout de la violence et par là ouvre à un Absolu.

48Ce lieu où notre joie demeure est manifesté par le Golgotha. Non pas le Golgotha spéculatif de la mort de Dieu, ou celui inutilement tragique du Dieu Crucifié. Il s’agit du lieu où a été effacé l’acte rédigé à la main contre nous, et qui par ses effets nous était contraire — entendons par là la violence de la Loi qui par la totalisation du sens produisait la violence de retour. Cet acte, le Christ l’a fait disparaître en le clouant à la croix ; il a dépouillé les principautés et les puissances, et les a bafoués à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal (Col 2, 14-15). Ainsi le Christ en croix, habité de l’Esprit, dit son insaisissable appartenance à Dieu. En nous remettant son Esprit il dit aussi la nôtre. Il prend toutes ses distances à l’égard des puissances qui dominent le monde ; il tourne en dérision tous les principes de raison suffisante ou de déraison absurde ; il pose un défi à l’égard de toutes les puissances et de toutes les impuissances. Il est au-delà : folie et faiblesse qui est force et puissance de Dieu. C’est dans cet au-delà, en cette folie que notre joie demeure. C’est en cette folie qu’est notre pardon et notre rédemption.

49A son tour cette perception du Christ trouve dans la tradition ecclésiale son point d’appui. Le « propter nos et propter nostram salutem » du Concile de Nicée-Constantinople (Dz 86) y suffit ; à condition de ne pas interpréter ce salut comme un mythe tragique ou fantastique, mais comme ce signe de paix par lequel le Christ ressuscité se fait reconnaître de ses apôtres, et « comme cette présence d’Esprit qui recommence le monde » (Gen 1, 2).

50Ainsi le fidèle du Christ sait que sa joie demeure dans ce premier matin du monde, même s’il reste par une part de lui-même complice de la violence. « En ce lieu christique où il reçoit l’Esprit » (Jn 19, 30) se rejoignent dans une nouvelle Alliance le Christ et ses disciples. L’Ancien est désormais caduque. L’Ancienne alliance était toujours soumise à renouvellement à cause de la mort des contractants. La nouvelle ne se renouvelle pas car le chrétien réside en Christ, dans le ressuscité qui ne meurt plus8.

512. « Où demeure ta joie ? » est la question que chaque homme est en droit de poser aujourd’hui au fidèle du Christ. « Celui qui demeure en Christ, comme Lui demeure en nous, porte beaucoup de fruits, car hors de Lui nous ne pouvons rien faire » (Jn 15, 5). Ce « rien faire » accable l’homme de bien qui s’épuise à faire de nombreuses choses ; il révolte celui qui tire de lui-même une volonté de sens pour transformer le monde. Et pourtant il indique un Chemin de Vérité qui est Vie. Il est ironique par rapport à tous nos « agirs » humains violents et agressifs ; il rompt avec nos étouffantes raisons modernes. Loin de nous placer dans l’espace immobile du quiétisme, celui qui sait où sa joie demeure, prend de la distance par rapport à notre monde dont il critique les trop immédiates évidences de productivité et d’efficacité. Cette distance justement le conduit au plus près de la figure du pauvre, cet exclu de la vie moderne. Cette figure le requiert car il sait qu’on ne donne que ce que l’on n’a pas. Et il se souvient que l’homme ne vit pas seulement de pain mais aussi de Verbe, qui est précisément ce qu’il n’a pas. Il tente alors de substituer à la frénésie de rationalité qui tourne à la domination du monde, des liens de communication langagière mais aussi économique, cet autre nom de la justice et de la liberté. Il est à la recherche d’une reconnaissance mutuelle dans et par le Christ. Il témoigne d’une gratuité qui est au-delà de l’utile de nos sociétés de production, et de l’inutile de ses consommations. Il témoigne d’une Sagesse qui est folie aux yeux des hommes, sagesse aujourd’hui révélée, mais qui dans les temps anciens déjà prenait son plaisir à jouer avec les enfants des hommes.

52De quelque façon qu’on prenne les choses, le fidèle du Christ est acculé aujourd’hui à dire où sa joie demeure ; où est son trésor, car là aussi est son cœur. Il doit dire de quel Esprit il est. S’il ne quitte pas les chemins tristes de l’homme de bien, s’il ne débouche pas de la volonté de sens dans cet espace christique qui est le lieu d’un Gai savoir auquel Nietzsche n’avait pas pensé, je ne vois pas comment il pourra échapper à l’asphyxie. « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ». Ce bonheur des Béatitudes, qu’André Chouraqui voit dans une mise en marche, consiste à être chaque jour au premier matin du monde.

533. Le temps n’est pas le temps immobile d’un passé révolu, ni le temps inexorable d’une logique de l’histoire. Le fidèle du Christ ne sait ni le jour ni l’heure. Mais il connaît les choses cachées depuis la création du monde. Ces choses ne s’identifient pas à la violence mimétique, mais à la douceur d’une création toujours renouvelée. Le fidèle du Christ prend une distance critique par rapport à tous les déterminismes, par rapport à ceux pour qui le temps est toujours bon. Car l’heure se fait proche de sortir du sommeil, des torpeurs et des découragements. Bientôt va surgir le premier matin du monde. Aujourd’hui même Dieu peut faire surgir des enfants à Abraham.

54Quant à l’espace je l’appellerai espace de distance, ou, par un détournement de sens qu’on excusera, espace dont le centre est partout et la circonférence nulle part (Pascal, Br. no 72). Distance prise dans la nature par rapport à la nature, c’est pourquoi l’homme peut la désensorceler. Distance aussi prise dans le monde à l’égard du monde, car il ne s’agit pas de sortir du monde mais de l’habiter autrement : dans l’ironie par rapport à ses réalisations, et l’amour pour ses possibles. Distance aussi entre les êtres, car la distance est un autre nom de la différence qui fait surgir le Verbe.

55Dans ce monde les frontières doivent être surmontées, car aucun centre de pouvoir ne peut s’ériger en excellence. « Le Christ en effet a détruit les barrières qui séparaient les peuples, par la croix ; en sa personne il a tué la haine » (Eph 2, 14-18). Le fidèle du Christ sera donc toujours engagé dans une errance, une « peregrinatio propter Deum », qui fait de lui un homme du voyage dans les cultures. « Son voyage c’est les autres », disait M. de Certeau.

564. Quel est alors le Dieu que nous révèle le Christ ? Il n’est pas l'Ens realissimum, ni la Substance qui se contemple ainsi que sa puissance, ni l’émergence du Concept qui impose au monde la violence de sa généralité. Le Christ atteste un Dieu tout autre que ce que les hommes se représentent. Mis en accusation depuis le serpent d’Eden, Il s’est trouvé sans cesse à la place de l’accusé dans un procès où tous les hommes l’ont fait comparaître pour lui imputer la violence et la mort, l’injustice et le mal9. Ni le sublime narcissisme de la Connaissance de la Connaissance, ni les circonstances atténuantes d’une Harmonie Universelle n’ont su le disculper. Seul peut-être Platon en évoquant le Bien au-delà de l’Etre a entrevu autre chose10.

57Le procès du Christ est le procès de Dieu Lui-même, où les hommes avec toute leur violence et leur raison, sont juges et procureurs, et où le Christ est l’accusé et le Témoin fidèle (Ap 1, 5). Le Christ témoigne d’un monde qui n’est pas suspendu à un Principe de Raison ou de Déraison : Il témoigne d’un principe qui est par-delà : Dieu est amour (1 Jn 4, 8, 16) d’un amour-fou, qui n’est pas suppression de la violence mais pardon et rédemption inscrite dans le corps ressuscité de Jésus-Christ. Et il ne s’agit là d’aucune relève (Aufhebung) qui obéirait à une logique, fût-elle dialectique : c’est ce que ce qualificatif de fou prétend signifier. Finalement Dieu n’a aucune part, n’est en rien lié à la violence et à la mort, à la souffrance et à l’angoisse ; bien plutôt il s’y laisse cacher et prendre pour manifester qu’il les surmonte dans l’amour.

585. Le fidèle du Christ à son tour engagé dans ce procès ne peut se troubler pour ce qu’il a à dire ou à faire car il est enseigné en toutes choses par l’Esprit Conseiller. Par ce même Esprit il est en quête d’une rencontre symbolique, dans une reconnaissance mutuelle qui est « le pas au-delà » de la violence et de la raison dans l’histoire, en vue d’une communication mutuelle en quoi consiste tout amour. Car « l’Amour consiste dans une communication mutuelle. C’est-à-dire que l’amant donne et communique à l’aimé son bien, ou une partie de son bien ou de son pouvoir ; de même en retour l’aimé à l’amant. »11. Et bien qu’il n’ait pas échappé à la violence, il ne désespère pas, car il sait où sa joie demeure.

59L’homme spirituel juge de tout et ne relève lui-même du jugement de personne (1 Cor 2, 15). C’est pourquoi il accepte les appartenances aux institutions, et même il les sert, mais dans la distance, sachant qu’elles aussi ont à être pardonnées. Son appartenance à l’Eglise n’échappe point à cette loi de distance.

60J’achève là la description de ces perspectives. Je les sais schématiques, et il nous revient de les soumettre à l’épreuve de l’expérience. Mais faute de savoir dire aujourd’hui où notre joie demeure, faute de savoir manifester que la foi au Christ est bonheur, qui jette dans la vie et dans le monde, la foi chrétienne est aujourd’hui en grand danger de devenir ennui, essoufflement ou ressentiment ; obsolète comme on dit aujourd’hui. Le chrétien n’est pas l’homme de bien. Il n’est pas non plus celui qui cherche en vain à énoncer ou à produire le Sens de tous les sens. Il est celui que les générations proclameront bienheureux, car le Seigneur fait pour lui des merveilles.

II. Expression, sens et reconnaissance mutuelle

61S’interroger sur la violence, sa permanence dans l’histoire, ne va pas sans de grandes difficultés. Peut-on comprendre la violence sans faire preuve de compromission à son égard, puisque chacun par un côté de lui-même, y est partie prenante. Comprendre la violence, n’est-il pas toujours une tentative pour l’excuser, ou la dénier, à moins que ce soit une façon perverse de l’exercer. Chacun évidemment peut choisir de l’utiliser ou de ne pas l’utiliser. Mais ce choix apparaît bien illusoire, car je fais le mal que je ne veux pas, et le bien que je veux, je ne le fais pas. De toute façon ce choix individuel contre la violence peut satisfaire la belle âme ; il ne permettra pas à lui seul de comprendre la violence dans l’histoire et dans les sociétés, auxquelles nous appartenons quoi que nous en ayons.

62Ce problème a depuis toujours été la croix de toutes les tentatives pour comprendre l’homme, le monde et Dieu. Pourquoi la violence, pourquoi le mal ? Condamné, Socrate n’est pas tenté d’en vouloir ni de pardonner à ceux qui le persécutent. Il réfute simplement ses accusateurs. Car le coupable est un ignorant : « Nul ne fait le mal à bon escient. » On peut aussi affirmer que la violence est un défaut de l’acte d’être, et que la nature de la violence consiste en ce qu’un être déchoie de la perfection propre à laquelle il est ordonné. Le défaut est une possibilité, et la violence n’est pas la positivité d’un être créé12. Cet optimisme inspiré de la Genèse n’a pas résisté aux drames de notre histoire moderne. Pour sa part l’Harmonie Universelle accorde à Dieu des circonstances atténuantes. Le monde n’est pas parfait, il est simplement le meilleur possible. Dieu mérite bien quelques excuses, puisque tout n’était pas possible en même temps.

63Ces tentatives et bien d’autres nous montrent au moins que la violence a toujours été une question pour la raison humaine. Elles nous introduisent ainsi à un rapport de la violence et du discours, du discours qui veut comprendre la violence comme son autre.

64Ce qu’on peut dire tout d’abord de la violence, c’est qu’elle est irrémédiablement humaine : elle ne prend toute sa dimension que dans son rapport à l’homme. Les animaux sont violents, mais ils ne le sont qu’aux yeux des hommes. La nature n’est violente que parce que des hommes en subissent les conséquences dans leur personne ou dans leurs œuvres. La mort elle-même, même naturelle, sera dite violente parce qu’elle paraît anéantir un esprit qui y découvre sa dépendance par rapport à la matière, et qu’il en perçoit la proximité comme un arrachement à l’existence.

65Ainsi la violence est irrémédiablement humaine, et liée à ce qui dans l’homme est le plus humain, à savoir, le langage, la raison, et le discours, ce que nous appelons les réalités d’esprit. S’interroger sur la violence, c’est une façon de s’interroger sur la réalité humaine en toute son extension. C’est s’interroger sur l’homme comme violence et langage, indissociablement unis. On reconnaîtra ici la problématique d’Eric Weil à qui ces réflexions doivent beaucoup.

66Comment la violence et le langage sont-ils noués ensemble ? Il faut d’abord les distinguer. La violence a de multiples formes, et il serait vain d’en chercher une essence. Elle tient son unité de son vis-à-vis qui est le langage. A la lutte nocturne et silencieuse de Jacob avec l’Ange, se substitue la demande du Nom, et la bénédiction. A la guerre fait face la difficile table de la négociation. La parole est l’autre de la violence nue, le corps à corps silencieux. Déjà comme toute parole, elle en appelle à une réponse ou à une raison.

67Mais là ne s’arrêtent pas les rapports de la violence et du langage. Il y a une violence qui parle, ou qui fait parler dans la torture, et un langage qui se fait violence. C’est cet étrange rapport qu’il nous faut analyser pour accéder moins abstraitement à ce qui en théologie chrétienne nous appelons la rédemption.

68La violence a toujours un caractère ténébreux, énigmatique. Nous l’examinerons donc à partir de son autre qui est le langage. Pour Eric Weil, l’opposition entre la violence et le langage est plus précisément l’opposition entre le discours cohérent et la violence13. Mais le langage ne se réduit pas au discours cohérent, au discours de la philosophie ou de la science. On peut dans une première approximation analyser le langage selon trois niveaux : le langage est expression, volonté de sens, reconnaissance mutuelle. C’est suivant ces trois niveaux que nous allons développer cette recherche sur violence et langage.

A. L’expression

69J’entends ici expression en un sens assez large ; c’est-à-dire toute volonté de trouver à un désir un espace d’expression dans le langage ; un effort pour être reconnu par l’autre, une volonté d’instaurer un rapport entre le sujet, son monde et les autres. L’expression se rapproche de ce que Jakobson appelle les fonctions émotives, conatives et phatiques du langage. Au moins elle n’a aucun caractère intellectualiste, au sens où elle serait l’expression d’une pensée déjà constituée. Bien plutôt c’est la pensée qui pourra prendre forme dans cette expression.

701. L’expression comme le premier cri de l’enfant, ou la première réponse à son nom, est un événement et une demande. Elle est en quête d’une réponse, en même temps qu’elle est toujours elle-même réponse à l’expression de l’autre. La psychanalyse dit à sa façon que le désir est le désir de l’autre ; ce qui permet d’entrevoir comment l’expression va se nouer avec la violence de l’autre.

71Ajoutons que ce que nous appelons expression ici ne désigne pas le geste, trop immédiatement lié au corps. Le geste doit toujours trouver son sens, son explication dans un discours autre que lui-même14.

72L’expression se noue avec la violence dans ce qu’on pourrait appeler l’espace d’expression, c’est-à-dire l’espace de langage qui est mis par l’histoire et la culture à notre disposition. Ce ne sont pas les mots du dictionnaire qui sont violents. Ils reposent dans les pages, et y retournent après avoir servi. Ce qui est violent, ce par quoi la violence se noue au langage, c’est la sélection historique, l’usage culturel qu’opère l’histoire dans le langage. Par usage culturel on entend ici non seulement l’usage que fait du langage une aire culturelle, ou une période historique, mais aussi un usage plus restreint, comme par exemple un usage familial, un roman familial, ou un système d’éducation. Un usage culturel de cette sorte noue violence et langage, car il n’est pas évident qu’il permette justement l’expression du sujet, qu’il ouvre un espace suffisant pour que le sujet puisse y trouver sa place. Il peut être si restreint, ou si incomplet que celui qui cherche à s’exprimer ne peut s’y différencier comme sujet pour d’autres sujets, ni faire retour sur soi-même. Reste alors le geste infra-langagier, ou le corps à corps violent, à moins que l’expression ne puisse venir que dans la violence. C’est donc dans l’étroitesse d’un espace où le sujet ne peut s’exprimer que se nouent violence et langage.

73Nous percevons de plus un lien entre la violence et la peur. Fermer ou restreindre un espace d’expression, c’est avoir peur de ceux qui pourraient venir s’y exprimer : peur de l’autre, peur de sa propre peur. Ainsi se noue aussi le lien de la violence et de la peur.

74Quelques exemples illustreront ces trop rapides notations.

752. Dans un essai sur les langages totalitaires, J.P. Faye montre comment l’horreur nazie n’aurait jamais été possible sans les langages qui la préparaient. Il montre comment par exemple le discours de la narration raciste et du sadisme appliqué « jusqu’à la castration », précède le sadisme généralisé. La formule « éclairante » de l’Etat Total accompagne et raconte cet avènement par avance. Elle justifie dans le langage, l’institution de la castration organisée15. Quand la tête de mort devient la référence absolue, aucun visage, aucune parole ne peuvent s’exprimer ; aucune reconnaissance ne peut s’établir. Tout est prêt pour que la violence se déchaîne. Le langage a préparé la violence.

76André Neher a tracé un parallèle entre cette situation et la présence des juifs en Egypte ; « Sadisme et génocide sont les aspects conjugués de l’expérience concentrationnaire. On les trouve ailleurs dans l’histoire. Ce qui rend l’Egypte et Auschwitz si proches ce n’est pas seulement que la violence s’y exerce contre le même peuple, mais qu’elle soit ici et là l’objet d’une véritable administration ». Affronté à un espace d’expression forclos, que Neher appelle « sadisme fonctionnarisé », espace qui dresse l’homme contre l’homme en une psychose mutuelle de méfiance et de haine, Moïse se dresse : « Il pratique par avance en tuant le garde-chiourme égyptien (Ex 2, 11-12) la brèche qu’élargira plus tard l’intervention divine. » Moïse s’exprime dans la recherche de ses frères, et crée ainsi dans la violence, un écart, une brèche, d’où jaillira la Parole. « De l'autre qui jusqu’ici pouvait s’estomper jusqu’à s’évanouir dans une non-ressemblance absolue, chacun est devenu le prochain. Chacun, même Dieu »16.

77Cet exemple nous montre que l’expression en des cas extrêmes doit s’emparer de la violence pour simplement se faire entendre ; comment violence et langage se nouent à la recherche d’un espace. L’espace social peut être tellement forclos que seule la violence permet l’expression.

783. Outre ces cas extrêmes, dont notre brûlante actualité nous montre la fréquence, d’autres exemples peuvent être mis en avant.

79J’emprunterai mon deuxième exemple à Job et à ses amis. On en connaît la trame. Job, accablé de douleur est précisément à la recherche d’un espace d’expression que ses amis viennent obturer. Ils manifestent ainsi une perversion spécifique : « Le bavard ne recevra-t-il pas la réplique ? Suffit-il d’être loquace pour avoir raison ? Tu as dit : Ma conduite est pure ; je suis irréprochable à tes yeux. Mais si Dieu voulait parler, tu saurais qu’il te demande compte de ta faute. Lui discerne la fausseté chez l’homme, il voit le crime et y prête attention. » (Job 11, 2-11). Paroles meurtrières et perverses, puisque les amis de Job se servent de la Loi qui doit donner la vie, pour justement donner la mort. La seule expression laissée à Job est celle de la négation de soi, dans la culpabilité malade ; ils ne lui laissent comme possibilité que de s’accuser d’une faute qui a été commise contre lui. Job cherche alors, contre ses amis, un espace, non de justification, mais tout simplement d’expression. « Je sais, moi, que mon rédempteur est vivant ;... je sais que Lui, le dernier se lèvera (en témoin) sur la terre » (Job 19, 25).

80Et en effet c’est bien un espace d’expression que Dieu va manifester à Job dans le discours final : espace d’expression qui est le monde entier. Il va l’inviter à ne pas succomber à cette culpabilité perverse : « Fais éclater les fureurs de ta colère ; d’un regard ravale l’homme superbe, écrase sur place les méchants, et Moi-même je te rendrai hommage de pouvoir triompher par ta droite » dit Dieu du sein de la tempête (40, 7-14). L’issue que Dieu propose à Job est la violence dans le langage.

81Au terme de ce débat, Job le juste reconnaît que le chemin vers lequel l’aiguillaient ses amis était « dépourvu de sens ». Une glose de cette finale placée dans la bouche de Job, propose une interprétation tout à fait pertinente de tout le livre : « Ecoute, laisse-moi parler, je vais t’interroger, tu m’instruiras » (42, 4). L’espace pacifié où Job pourra s’exprimer n’est acquis que grâce à la violence toute langagière de Job, et à la colère de Yahvé. Ainsi il y a une violence de l’usage pervers de la Loi, dont on ne sort que par une autre violence. Sans doute est-ce aussi à cela que saint Paul fait allusion quand il dit que « nul ne sera justifié devant Dieu par la pratique de la Loi. La loi ne fait que donner la connaissance du péché » (Rom 2, 20). Avant le niveau éthique de l’action libre, il y a le niveau expressif de la naissance du sujet et de son expression. Sous la violence de la Loi, seule la transgression permet d’échapper à l’usage pervers de la Loi.

82L’histoire de Job devrait être méditée par tous les éducateurs. Chargés de transmettre la loi, il ne faudrait pas qu’ils en multiplient les préceptes pour se préserver de leur propre peur, au point de fermer tout espace d’expression à ceux qu’ils éduquent. De même les sociétés, qui imposent les lois de fer de la rationalisation, et de la production, ne doivent pas s’étonner des révoltes sauvages qui peuvent naître en leur sein. Elles ne doivent pas s’étonner non plus quand elles veulent imposer leur culture, de voir se lever des mouvements violents d’émancipation.

833. A moins que la foi, comprise ici à un niveau plus originaire que celui de la théologie classique, soit justement l’ouverture de cet espace d’expression. Nous voici alors renvoyés à une autre figure, celle d’Abraham. Cette figure nous servira ici de contre-exemple. Abraham est soumis à la violence d’une famille où règne une quasi-confusion : il appartient à une tribu où les fils meurent avant les pères, où les fils épousent leur nièce (Gen 11, 27-32) ; il s’est vu donner en mariage sa demi-sœur (Gen 20, 12) qui demeure la princesse de son propre père Terah. On ne voit pas comment Abraham pourrait trouver son identité. Là les études de Levi-Strauss sur la prohibition de l’inceste rejoignent la Bible. On est aux limites de la folie. L’appel de Yahvé va justement lui ouvrir un espace d’expression : « Quitte ton pays, ta parenté, la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai ; je magnifierai ton nom qui servira de bénédiction. » (Gen 12, 1-2). Espace d’expression que ce pays encore inconnu, où justement le nom d’Abraham sera reconnu, et où Abraham sera le « Tu » d’un « Je », un nom pour un autre Nom. Arrivé en Canaan, Abraham s’exprimera : « il bâtit un autel à Yahvé et il invoqua son Nom » (Gen 12, 8).

84Ainsi c’est dans le peu d’espace que lui laisse sa tribu — Abraham n’était-il pas déjà sorti du pays d’Ur avec Terah son père — que la Parole trouve ce minimum de place qui va permettre à Abraham de s’exprimer, et d’être reconnu. Saint Paul voit là « la foi d’Abraham, avant toute circoncision, pour qu’il soit le père des circoncis et des incirconcis » (Rom 4, 9-12). La parole de Dieu apparaît comme l’ouverture de cet espace d’expression s’opposant soit à la violence nue du corps à corps, soit à la violence du langage de la Loi. La parole de Dieu est donc une première absolution, d’une culpabilité non coupable ; l’absolution se fait ouverture d’un espace de rencontre avec l’Absolu.

854. Abraham est en quelque sorte l’inverse de Job, puisque c’est la Parole de l’Autre, indépendamment de la Loi, qui le sort de la violence.

86Job, au contraire a dû sortir par la violence du langage de la violence que lui faisaient ses amis. Et pourtant ces deux figures ont été réunies par Kirkegaard. D’abord dans le désespoir d’un moi qui est pris entre vouloir se défaire de soi et vouloir être soi-même. A ce désespoir Kirkegaard oppose la santé, comme pouvoir de résoudre les contradictions, santé qu’il assimile à la foi.17 Dieu est la possibilité pure, l’absence de nécessité. Abraham et Job sont les hommes de la répétition, c’est-à-dire répètent la création, non comme réminiscence d’un monde où règne désir et crainte, mais comme pensée de l’avenir. Le saut kirkegaardien dans la foi, et la violence qu’il comporte n’est peut-être pas à penser comme sacrifice de l’intelligence. Ce serait prématuré ; il est à penser comme accès à une première expression d’un « Je » pour un « Tu ». L’expression où se noue violence et langage est une naissance.

875. Ceci nous conduit au dernier point de cette première partie : l’imitation du Christ par le chrétien, le Christ comme modèle. Comme le pensait Kant, dans l’exemple le cas s’efface devant la règle, la personne devant la Loi. L’exemple est faussement concret ; en fait l’exemple a l’abstraction de la norme18. L’exemple épouse toute la violence de la Loi. L’exemple ne propose aucun véritable espace d’expression.

88La critique nietzschéenne de la morale semble là être particulièrement pertinente : « Le ressentiment suppose toujours une infériorité, une impuissance sentie, qu’on cherche à se dissimuler, à refouler. En effet toute appréhension d’une valeur s’accompagne d’une tendance à se l’approprier, à se l’incorporer ou à la réaliser. C’est l’échec de cette tentative qui crée la situation propre à faire germer le ressentiment »19. Si dans l’exemple, la valeur présentée est élevée à la dignité de l’Absolu, réalisé dans la perfection christique, l’échec quasi assuré d’une telle tentative d’appropriation conduit à une impasse.

89On raconte qu’Ignace de Loyola, blessé au combat, s’enthousiasma pour un idéal nouveau, et qu’il se mit à copier saint François et saint Dominique ; il essaya même de les surpasser par la rigueur des mortifications corporelles. Cette tentative aboutit à une auto-agression massive, avec tendance au suicide20.

90Ainsi la calme organisation d’une échelle de perfection, peut parfaitement conduire à la mort, ou au moins obturer tout espace d’expression. Le refus, la révolte, le blasphème, ou au moins ma protestation indignée peuvent alors apparaître comme les seules issues possibles pour une conscience qui cherche à s’exprimer, c’est-à-dire simplement à vivre. Il y a donc une perversité propre qui peut se faire jour sous toute présentation du christianisme qui fait appel à la notion de perfection, sans au moins en préciser le statut.

91En décrivant le Christ comme homme parfait et Dieu parfait, le Concile de Chalcédoine posait une affirmation théologique. En infléchissant cette affirmation vers une affirmation morale, des apologètes bien intentionnés ont probablement manqué la cible. Dans le même ordre d’idée, l’affirmation de l’Eglise comme société parfaite n’a peut-être pas été étrangère à la naissance d’un anticléricalisme et d’une laïcité résolue.

92De toute façon, dans une telle configuration, le pardon chrétien vient trop tôt. Si la foi chrétienne est vécue comme imitation, l’écart entre l’impossible perfection et les possibles réalisations humaines ne manifeste que la faute. Aucun pardon ne peut combler cet écart. Aussi le pardon est-il en grand danger de n’engendrer aucune vie nouvelle. C’est pourquoi il est aujourd’hui souvent tourné en dérision.

B. Volonté de sens

93Nous disions que violence et langage se nouent à ce premier niveau du langage qu’est la volonté d’expression. Mais le langage est aussi volonté de sens. Si violence et langage sont constitutifs de l’homme, il doit y avoir aussi un nexus spécifique de la violence et du langage à ce second niveau qu’est la volonté de sens.

94Cette volonté de sens, manifestée dans le discours, se rapproche des fonctions que Jakobson appelle référentielle et métalinguistique. Dire ce qu’est le monde, l’homme ou Dieu, c’est arrêter la confusion, l’appropriation indue ; c’est commencer à mettre une limite à la violence. Et de même définir les mots, les critiquer, c’est mettre un terme aux sophismes et aux idéologies. Il y a donc bien dans une volonté de sens, un désir d’endiguer la violence. C’est la grandeur de notre savoir occidental d’avoir engagé cette aventure. Cependant le discours ainsi conçu emprunte de façon privilégiée le mode du « Il ». Il laisse donc de côté, le plus souvent, le rapport interlocutif. Il vise un sens encore abstrait, et non le désir d’avoir un sens l’un avec l’autre.

951. Le discours rationnel n’échappe pas à son lien avec la violence. Ce qu’il vise c’est à manifester, dans le discours, la totalité du monde — tout ce qui est réel est rationnel — et à manifester dans le monde la totalité du discours — tout ce qui est rationnel est réel –. Dans la volonté de sens, bien sûr, le discours cohérent veut l’emporter sur la violence. Est-ce à dire que tout le lien est rompu entre violence et langage ? Si la volonté de sens est une approximation philosophique de l’espérance, n’y a-t-il pas une pathologie de l’espérance qui est la violence ?

96Kant qui fut le philosophe des limites, beaucoup plus que du système, nous conduit jusqu’à la pensée du mal radical. « Celui-ci naît sur la voie de la totalisation. Il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance comme la perversion inhérente à la problématique de l’accomplissement et de la totalisation »21. La totalisation toujours prématurée devient violence dans la science, dans l’Etat, et dans toute institution de rassemblement, de récapitulation, ou de totalisation. Pour Pascal déjà on se fait une idole de la Vérité elle-même22. Son invraisemblable partenaire que fut Nietzsche, disait que la volonté de vérité à tout prix pourrait bien être une volonté de mort23.

97Quelques exemples illustreront ces remarques trop hâtives.

982. L’Etat d’abord : il y a toujours une conjonction de la violence et du langage dans la politique. C’est même peut-être là que notre pensée occidentale a pris racine. Platon proposait pour établir sa République que seuls ceux qui ont rencontré les dieux aient la tâche de garder l’Etat, et d’établir le meilleur gouvernement possible24. Mais personne n’a jamais rencontré les dieux, et la République n’a jamais existé. Le sophisme tentera toujours de convaincre de la vérité de la tyrannie.

99Quant à la violence révolutionnaire, en tant qu’elle s’appuie sur une prise de conscience, c’est-à-dire sur la recherche d’un sens, elle tente de faire passer une rationalité dans le réel : rationalité anonyme de l’histoire ou du parti, anonymat conduisant à la destruction de toute particularité. Le sujet particulier n’a d’autre rationalité que celle de l’alignement ou de l’autocritique. Il n’est guère étonnant dès lors que le culte de la personnalité y devienne cancéreux.

100Nos modernes démocraties posent moins mal le rapport de la violence et du langage. En mettant en avant les droits de l’homme, elles font signe vers « un foyer immaîtrisable ». Le droit oppose au pouvoir « une extériorité ineffaçable ». Le particulier échappe à l’engloutissement dans l’espace social25. La critique de Marx contre le droit et les droits de l’homme ne peut être entièrement partagée. Elle fait la part trop belle à la violence.

1013. Il y a aussi une violence propre à la science. Son propos est de connaître la nature et éventuellement de lui faire pièce. En ceci elle s’inscrit dans la volonté de sens de notre pensée occidentale : volonté de lutte contre la nature, et contre sa violence. Mais n’y a-t-il pas aussi une volonté de totalisation trop hâtive ? « Il n’y a de vérité que scientifique » disait B. Russel. L’homme est devenu un peu plus maître et possesseur de la nature, ou plutôt il a fait une deuxième nature, aussi absurde que la première, aussi tyrannique peut-être, car elle ne laisse aucune place au sujet, au « Je ». La science fait, des choix individuels, « une affaire de goût » (E. Jacob). Son universalité est en quelque sorte prématurée, grâce à l’idée qu’il n’y a de rationalité que de l’universel. Comme le dit E. Weil, « le langage de la rationalité devient un mensonge par prétérition »26. La science devient fragile par son extrême impersonnalité. Ce monde du « Il » est manipulable par qui veut se l’approprier. Aussi la technique et la science sont-elles devenues, dans l’espace social, des variables indépendantes qui assument la fonction de donner à la domination ses légitimations27. Le résultat visible est l’ennui et la violence ; violence spécifique de nos sociétés techniques, recherche d’un individualisme moderne et d’une société duale.

1024. La Philosophie est née d’une volonté de sens pour faire pièce à la violence. Parménide proposait que nous opposions aux opinions humaines, la vérité toute ronde. Aux opinions des hommes, à leurs croyances et à leurs illusions, la philosophie a souvent rattaché la violence, et la recherche de biens incertains. A la quête de la vérité, elle a rattaché l’accord entre les hommes dans le langage objectif. Il n’est pas question d’humilier cet immense effort des hommes vers une découverte du sens. Mais est-il si sûr que le projet de Parménide soit exempt de toute violence ? Les discussions modernes, de Kant à Heidegger, à propos de la métaphysique occidentale, ont voulu voir dans ce qu’on appelle ontothéologie, une forme caractérisée de violence, dans la mesure où cette métaphysique accorderait un privilège exhorbitant au « Même » sur l’« Autre ». Je n’entrerai pas ici dans cette discussion, puisque mon point de vue est de montrer qu’il y a un nexus indépassable entre discours et violence. Il serait donc vain d’accuser de violence la pensée de Platon à Hegel, pour en absoudre la philosophie moderne. Je voudrais simplement dire qu’il ne me semble pas que la substitution d’une métaphysique de l'« Autre » à une métaphysique du « Même » évacue la violence.

1035. Sans entrer dans les riches articulations de la pensée d’E. Levinas, à qui nous devons tant, est-il possible de penser que la priorité de l’éthique, l’éthique comme philosophie première, évacue toute violence ? Nous évoquerons ce qui n’est peut-être qu’une interrogation, à partir de la question du visage28.

104D’abord nous sommes aujourd’hui plus que jamais sensibles à cette problématique ; nous avons vu les visages décharnés des victimes de la Shoah ; nous regardons dans les médias les visages affamés des enfants du Tiers Monde, les visages hagards des personnes déplacées, les visages angoissés des vieillards enfermés dans nos hôpitaux. Aussi entendons-nous E. Levinas qui nous dit : « Le visage est présent dans son refus d’être contenu »29. C’est l’expression d’une non-violence éthique à laquelle on ne peut que souscrire.

105Puis il ajoute : « L’altérité d’autrui ne dépend pas d’une qualité quelconque qui le distinguerait de moi, car une distinction de cette nature impliquerait précisément entre nous cette communauté de genre qui annule déjà l’altérité. » Il dit encore : « Le fait que le visage entretient déjà par le discours une relation avec moi, ne le range pas dans le “Même”. Il reste absolu dans la relation ». Mais peut-il y avoir une si absolue étrangèreté ? Le discours qui nous place « dans une certaine communauté de genre » nous lie, à un certain niveau, transcendental sans doute, mais nous lie quand même ensemble dans le genre de « l’animal rationnel ». Comment alors autrui peut-il être absolu, c’est-à dire délié ?

106Cette présence du visage peut-elle être reconnue — ce qui est un acte de langage — sinon en ce qu’autrui est « soi-même » comme autre du « même », en ce qu’il est « alter ego » ? Sans cela puis-je reconnaître l’autre comme « autre » dans sa dissymétrie éthique ? Il y a donc une identité transcendentale, qui instaure une différence entre deux sujets finis. Quels que soient les arguments d’une philosophie apophatique de l’« autre », est-ce que la relation du visage n’a pas chez Levinas comme point de départ le « moi », vulnérable, pris lui aussi dans la violence et le langage ? Le « moi » peut-il sortir de cette anxiété en se voyant assigner une responsabilité d’otage ? L’exigence morale, chez celui qui ne l’acceptera pas, ne se retournera-t-elle pas en violence incontrôlable ? Il me semble que le discours de Levinas, en tous ses détours, ne peut être tenu qu’au terme de l’histoire, quand le Messie sera venu. Au moins nous conduit-il vers cette relation transcendentale dans le langage, et au refus d’un « Il y a » anonyme. Quoi qu’il en soit, le discours de Levinas ne semble pas lui non plus exempt d’une totalisation prématurée. Mais il nous fait découvrir que penser ensemble violence et langage, c’est tenter de penser l’histoire elle-même.

1076. Levinas fait une large place en tous ses écrits à l’appel prophétique, à l'appel de l’infini. Ceci nous reconduit à la foi au Christ, vécue comme appel de l'Avenir, comme justice du prophète qui s’oppose à l’injustice et à la violence de l’histoire.

108La théologie contemporaine s’est développée en ce sens. Laissant de côté toute religion épiphanique, la Résurrection du Christ est devenue le gage de toute présence du divin dans le monde présent. Le Nouveau Testament est alors entièrement interprété grâce à la catégorie de la promesse. La Résurrection est le signe que la promesse est désormais pour tous. Elle manifeste l’écart à surmonter entre le rien de nos existences traversées de violence, le quasi-néant des multitudes qui souffrent violence, et aspirent à une libération, et la nouvelle création « ex nihilo », qui ne manquera pas de se manifester. Le Dieu qui s’atteste est alors le Dieu qui vient. Ainsi est restitué le potentiel d’espérance en un sens ultime. L’Altérité de Dieu se dessine dans l’histoire comme la venue eschatologique des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle30.

109Cette théologie fait bien sa place à une altérité de Dieu. Mais elle s’infléchit trop vite en éthique et en politique. Cette trop rapide inflexion doit être expliquée. Sans doute ne fait-elle pas assez droit à la critique de la finalité telle que les philosophes l’ont développé de Spinoza à Kant, de Hegel jusqu’à Nietzsche. Il y a dans la cause finale une violence spécifique, une sorte de ruse qui impose de l’extérieur une orientation quasi nécessaire à tous les événements. Il ne faudrait pas que la Résurrection du Christ soit une ruse, dont la croix serait le piège. La véritable finalité n’est pas un but proposé de l’extérieur ; c’est plutôt l’orientation d’un dynamisme intérieur31. Mais alors on peut se demander en quoi la finalité n’est pas simplement un prédicat de l’homme.

110Or c’est bien ce qui se produit dans une théologie qui fait de l’avenir son unique principe herméneutique. Devant l’écart, entre le quasi-néant de l’homme souffrant, et la gloire qui tarde à se manifester en lui, alors qu’elle s’est déjà manifestée en Christ, le chrétien est pris d’une juste colère qui l’engage à réaliser sans tergiverser cette nouvelle création toujours en attente. Il tente de faire passer à tout prix dans le réel la maquette d’humanité qu’il croit discerner dans la Résurrection du Christ, quitte à faire violence à la réalité elle-même. Le Dieu chrétien tend alors à se résoudre dans une fonction d’humanité, dont il est le prédicat, et dont l'homme concret est le sujet. A la limite le chrétien y perd son identité. Au moins il s’y épuise, et s’y décourage. La crise des militants que nous constatons aujourd’hui trouve peut-être là une de ses origines. Au moins voyons-nous qu’une telle proposition ne trouve plus auprès des jeunes générations l’écho qui les mobiliserait.

C. La reconnaissance mutuelle

111Reste que le langage, expression et volonté de sens, est aussi reconnaissance mutuelle. Le discours comme volonté de sens est désintrication du sujet et du monde, élucidation du monde et constitution de l’objet dans son rapport de différence au sujet. Il est créateur d’écarts dans la nomination (Gen 2, 19). Mais il se laisse toujours prendre par la violence, comme l’a bien vu E. Levinas à propos de la phénoménologie, quand le primat absolu de l’ego aboutit à réduire l’autre dans son altérité. En renversant la perspective du pour au contre, en reconnaissant à autrui une absolue séparation, Levinas laisse inchangée cette violence, à moins d’introduire l’appel de l’infini qui dit : « Tu ne tueras pas ! ».

112J’aimerais rapprocher ces analyses de l’histoire du Jardin d’Eden, où il est dit qu’on ne doit pas manger de l’arbre de la connaissance bonne et mauvaise (et non pas de la connaissance du bien et du mal ; car comment comprendre que Dieu se soit réservé la connaissance des règles de l’action, alors qu’il propose à l’homme d’en vivre32. Cette perversité serait insupportable). Connaissance bonne dans la séparation, et mauvaise dans l’appropriation, dans le langage et dans la violence.

1131. Or le christianisme a substitué à l’interdit de la violence — « Tu ne tueras pas » — le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». En un sens il n’innove pas. Le Lévitique énonçait déjà le commandement (Lev 19, 18).

114Mais les chrétiens reconnaissent à ce commandement un statut différent. « Tu ne tueras pas » protège de la mort, mais laisse à celle-ci la possibilité d’intervenir à son heure. Dans cet intervalle, il est demandé d’aimer son prochain. Le chrétien se considère comme ayant déjà affronté la mort avec le Christ. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même» devient donc l’unique commandement. Il est nouveau en cela qu’il n’a plus pour but de préserver de la mort, mais de promouvoir la vie. « Tu ne tueras pas » n’en est plus alors qu’une bien faible conséquence. Mais aujourd’hui les chrétiens portent le poids de n’avoir même pas respecté cette conséquence.

115Tentons de voir cependant comment ce changement hiérarchique de valeur ouvre une nouvelle perspective aux rapports de la violence et du langage. Linguistiquement ces deux commandements ne sont pas de même facture. « Tu ne tueras pas », par sa forme négative, limite la violence, peut-être jusqu’à l’infini. Mais il ne donne pas encore à faire. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » propose une action à inventer.

1162. Comme on l’a montré plus haut le discours philosophique butte aujourd’hui sur sa propre impossibilité : arrêter la violence par le discours. Mais si nous parlons est-ce à partir de nous-même ? Parler présuppose toujours déjà la relation interlocutive. Je ne désigne pas par là un moi constitué qui accueillerait dans un œcuménisme bienveillant l’opinion de l’autre. Je pose que toute parole est dialogue par le fond. Ce n’est pas le langage toujours impersonnel qui constitue le sujet, ni même la culture et la proposition de monde qu’elle fait. C’est la parole interlocutive. La nomination est la première parole qui rompt le corps à corps, et qui pose une inconnaissance, car le mot n’est pas la chose.

117Ainsi la nomination permet au petit d’homme d’exister comme autre. C’est dans cet écart, creusé dans la suite par les multiples paroles de la culture et les débats de l’histoire que se développe la parole interlocutive. Tout langage, loin de jaillir d’une parole intérieure est toujours réponse. Même le discours le plus anonyme.

118Autrement dit, la volonté de sens qui anime nos discours impersonnels est toujours menacée d’une tentation meurtrière de totalisation. Elle tombe en arrêt devant la découverte d’une relation réciproque qui échappe à son emprise, et qui est plus originaire qu’elle. « Je » et « Tu », l’« Un » avec l’« Autre », échappent, comme dirait Levinas, à la thématisation, à la violence de la généralisation et du « Neutre ». « Je » avec « Tu » sont, comme la rose, sans pourquoi. Ils disent comme Montaigne et La Boétie ; « parce que c’est Toi, parce que c’est Moi ».

1193. Cette gratuité de « Je » avec « Tu » est absolution. Le langage est le milieu de cette reconnaissance mutuelle. Ce « sans pourquoi », qui ne peut venir se ranger sous notre raison utilitaire, désigne ce qui dans l’autre est insaisissable, inconnaissable, ce qui ne peut être capturé. Dans l’écart de ce mutuel insaisissable jaillit la merveille de la parole interlocutive. Et cette parole reconnaît en l’autre, malgré sa violence, sans doute en son visage, une présence d’Esprit, qu’il lui avait jusqu’alors refusé. Ce mystère, caché depuis la création du monde, est cette présence d’Esprit en tout être (Eph 1, 13-14). La reconnaître malgré ses travestissements les plus ahurissants, c’est ce par quoi il y a absolution, ouverture vers l’Absolu, répétition du premier matin du monde (Jn 20, 22).

120Absoudre n’est pas excuser, et encore moins exercer une clémence méprisante. Absoudre c’est reconnaître dans le tumulte d’une histoire particulière une présence d’Esprit, une insaisissable ouverture vers l’Absolu, par laquelle nous pouvons communiquer. Absoudre c’est symboliser dans le langage une histoire qui avait toujours emprunté à la violence pour se dérouler. Absoudre suppose toujours le récit d’une histoire, ou plutôt un entrecroisement de deux récits. Car absoudre ne va pas sans une mutuelle absolution. Le pardon est reconnaissance mutuelle. Il est le seul chemin vers l’espérance d’une histoire commune.

121Dès lors la relation est première33. La relation symbolique que schématise le « Je » et le « Tu » interlocutifs ne définit pas l’autre comme la négation qui me détermine, mais comme celui qui pose la différence qui me constitue comme séparé, qui m’ouvre à l’inconnaissance que je suis à moi-même, à l’Esprit qui se joint à mon esprit. A cet égard la différence des sexes est le paradigme de toute relation, non comme chez Platon où cette différence est punition, mais comme dans la Genèse où il est dit qu’« il n’est pas bon que l'homme soit seul » (Gen 2, 18).

122Cette réciprocité de la relation ne souffre en droit aucune dissymétrie. Ni la priorité de moi, ni celle de l’autre : toute dissymétrie est violence. Ce qui établit la relation c’est la part d’inconnaissance qui nous est commune, et d’où jaillit le verbe. Ainsi peut s’établir la reconnaissance mutuelle dans le Verbe, si la parole symbolise en dernière analyse ce qui nous différencie et nous unit.

1234. A titre d’exemple on peut se demander qu’est-ce que pardonner ? De personne à personne, c’est pour chacun faire le récit de sa propre violence, c’est aussi reprocher à l’autre ses torts. Et cela est possible dès lors qu’on s’appuie sur le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’est parce que je suis invité à aimer mon prochain, que je puis avouer que dans mon histoire, j’ai voulu m’approprier la part d’inconnaissance qu’il est pour lui-même, et que je puis lui reprocher l’appropriation qu’il a voulu faire de moi. Cet échange de récit est proprement l’expérience symbolique. Mais savons-nous pardonner de culture à culture, de nation à nation ? de l’Europe à l’Afrique, de catholique à protestant, de chrétiens à juifs ? Dans une déclaration de repentance lue à Birkenau, le P. Dupuy nous a ouvert un chemin, en avouant tous les traits de l’antisémitisme, et les violences que les chrétiens ont fait subir aux juifs34. A nous d’inventer aujourd’hui d’autres situations de pardon, dans les cultures et entre les nations. La crédibilité du message chrétien est à ce prix.

1245. Dans le dialogue entre « Je » et « Tu » quel est alors le référent dont nous parlons ? Est-il quelque chose en général, le aliquid de nos prédécesseurs, le délocutif dont nous parlons dans nos sciences, l’objet de notre violence transformatrice ? Est-il l’« Autre » en général, l’«Absent», le don anonyme d’un monde, l’ancêtre, la Loi, ou l’énigme de notre être pour la mort ? Est-il simplement la condition incluse dans tout pacte social, fondement anonyme de tous les rapports allocutifs35 ? Là s’étale la multiplicité des croyances humaines, toujours traversées de violence. Dire que cet inconnaissable est Dieu, ou l’Esprit de Dieu, c’est dire tout cela, mais le dire en se reconnaissant absous : car le monde est créé, et confié à nous pour le garder ou le désensorceler ; car Abraham notre ancêtre a été appelé ; car la Loi a été donnée à Moïse pour être notre pédagogue ; car en Jésus-Christ notre mort est vie, nouvelle naissance.

1256. Cette mutuelle absolution que parfois nous sommes amenés à nous donner reste précaire. Car elle ne vainc pas la violence, même si elle en suspend le cours pour un temps. C’est parce qu’en Jésus-Christ nous la recevons « une fois pour toutes », que la violence perd son aiguillon.

126Jésus-Christ entre comme témoin à décharge dans le procès que les hommes font à eux-mêmes, au monde et à Dieu. Ce procès, les philosophes l’ont formulé en des questions célèbres : pourquoi ce malin génie qui se rit de nous ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi la violence et l’injustice ? Pourquoi la mort ? Dans ce procès, Jésus-Christ témoigne pour un monde sorti des mains de Dieu. Il témoigne contre la violence, en la traversant par la foi. Il témoigne pour un Dieu qui n’a aucune part avec la violence, l’injustice et la mort, pour un Amour plus fort que la mort. Il tourne en dérision ceux qui cherchent les sagesses ou qui demandent des signes. Il jette un défi aux raisons et aux puissances trop assurées d’elles-mêmes, par une folie et une faiblesse qui sont « par-delà » puissance et raison : sagesse et puissance de Dieu.

127Dans ce procès, Jésus-Christ n’est pas seul : prophètes et justes l’y ont précédé. Mais il le mène à son terme, en offrant une issue à la violence, issue qui est précisément la reconnaissance mutuelle, par-delà la violence et la mort. L’Amour est fort comme la mort disait déjà le Cantique. L’absolution n’est plus un événement passager et fugace, mais la réalité même de l’homme, c’est-à-dire le « Je » de Dieu pour le « Tu » de l’homme. La création dont saint Thomas disait qu’elle est « une certaine relation » (la, Q45, a.3), jusqu’alors cachée sous son contraire qui est la violence, se manifeste dans la Résurrection du Christ.

1287. Jésus-Christ avait été précédé ; il est maintenant suivi. Les chrétiens sont ses témoins, comme il fut celui de son Père. « Considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu en Jésus-Christ », dit saint Paul (Rom 6, 11).

129L’image de la tessère peut ici nous servir. Ce carré de métal, coupé en deux servait autrefois aux deux partenaires comme signe de reconnaissance de l’alliance conclue autrefois. Le chrétien est ce fragment de tessère, qui se joint à cet autre fragment qu’est le Christ. Il est comme dit saint Paul « de la foi du Christ » (Rom 3, 26). Par ces retrouvailles symboliques, il sait où sa joie demeure. Et quand il se laisse reprendre par la violence, il n’a plus peur ni de soi-même, ni des autres, « car il a déjà vaincu ce monde de violence par la foi » (1 Jn 5, 5).

130Cette joie ne se résoud pas en un « acquiessement en soi-même ». Elle est ce rapport, cette alliance, cette reconnaissance mutuelle avec le Christ, où l’Esprit du Christ se joint à notre esprit.

1318. C’est cette joie que les chrétiens ont à manifester dans notre monde. Je ne vois, pour ma part que cela à dire, dans notre monde traversé de violence et qui s’interroge sur son avenir, ses projets et ses raisons, ce monde qui est à la recherche d’une « dimension spirituelle ». L’appel au bonheur, celui des béatitudes, dit cette distance critique par rapport aux puissances de production, aux injustices, aux guerres, aux savoirs, aux tristesses qui affligent les hommes. Il dit le bonheur de celui qui se met « en marche » avec le Christ pour recommencer le monde autrement, celui qui comme Abraham ou Job répète la création du monde. N’est-ce pas un appel de ce genre qu’attendent aujourd’hui certains de nos contemporains : la possibilité de prendre de la distance par rapport à tout ce qui les asphyxie ! Je pense ici particulièrement à certains jeunes. Nous ne pouvons plus cacher, par nos disputes si souvent byzantines dans notre Eglise et entre nos Eglises, le lieu où notre joie demeure, et l’Esprit qui nous fait vivre en Dieu par le Christ.

132J’ai voulu à travers ces longues explications relire et comprendre de façon théologique, ce qui nous est arrivé dans les cinquante dernières années. Je ne méprise pas ce que nous avons fait, et je ne souhaite humilier personne, ayant moi-même participé à ce qui a été vécu. Mais je pense que nous sommes sollicités à redire autrement la foi chrétienne. Sans rien perdre du meilleur de ce que les chrétiens ont vécu, nous devons témoigner, malgré ce qui peut nous accabler, qu’il y a une présence d’Esprit offerte à tout homme, et une joie spécifique de la foi en Christ.

Notes de bas de page

1 Concile de Vatican II : Constitution Gaudium et Spes.

2 S. BRETON, La passion du Christ aujourd’hui, dans Cultures et foi, no 68-69 ; Sept-Oct, 1979, p. 45-57.

3 Oraison du ΧΧIe dimanche ordinaire.

4 Léon XIII, Encyclique Immortale Dei du 1er Novembre 1885 (Dz 3167).

5 Ph. d'IRIBARNE, L’Occident, l’Evangile et « l'Homme de Bien », dans Eludes, t. 335, 1981, p. 87-97

6 Concile de Vatican II : Constitution Lumen Gentium, § 1.

7 Voir par exemple : M.A. SANTANER, François d’Assise et Jésus, Paris, Desclée, 1984 (coll. Jésus et Jésus-Christ, no 22) ; G. MOREL, Le sens de l’existence selon Saint Jean de la Croix, Paris, Aubier, 1960, 3 vol. ; S. BRETON, Deux mystiques de l’excès, J.J. Surin et Maître Eckhardt, Paris, Cerf, 1985.

8 P. BEAUCHAMP, Le Récit, la Lettre et te Corps, Paris, Cerf, 1982.

9 P. BEAUCHAMP, Psaumes nuits et Jours, Paris, Seuil, 1980, p. 68-69.

10 B PASCAL : Platon pour préparer au Christianisme (Pensées, Br. no 219).

11 Ignace de LOYOLA, Exercices spirituels, no 231.

12 Saint Thomas d’Aquin, Summa theologica, la, q. 48, a. 1, Resp.

13 E. WEIL, Logique de la Philosophie, Paris, Vrin, 1985, p. 1-86. Pour un résumé de cette thèse on pourra consulter : La Violence ; dans Recherches et Débats, DDB 1967, p. 75-94.

14 Saint Augustin, De Magistro, III, 6.

15 J.P. FAYE. Théorie du Récit. Introduction aux langages totalitaires. Paris, Hermann, 1972, p. 117-118, 135-136.

16 A. NEHER, Moïse et la vocation juive, Paris, Seuil, 1956, p. 90-92 (Coll. Maîtres spirituels).

17 S. KIRKEGAARD, Traité du Désespoir, Paris, N.R.F., 1949, p. 76, 100 (coll. idées no 25).

18 P. RICOEUR, Herméneutique de l’idée de Révélation, dans La Révélation, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1977, p. 48.

19 Y. de MONTCHEUIL, Mélanges théologiques, Paris, Aubier, 1946, p. 189.

20 R. SCHWAGER, Imiter et suivre, dans Christus, no 133, 1987, p. 5-18.

21 P. RICOF.UR, Le conflit des Interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 414.

22 B. PASCAL, Pensées, Br. no 274.

23 F. NIETZSCHE, Le gai savoir. Paris, Gallimard, p. 344 (coll. Idées no 50)

24 PLATON, République, chap. VII.

25 Cl. LEFORT, L'invention démocratique. Paris, Fayard. 1981, p. 64-66.

26 F. WEIL, La Violence, op. cil. p. 84.

27 J. HABERMAS, La Technique et la Science comme « idéologie ». Paris, Gallimard, 1973.

28 J. DERRIDA, Violence et Métaphysique, dans L'Ecriture et la Différence. Paris, Seuil, 1967, p. 117-228. Cf. aussi F. JACQUES, Différence et subjectivité, Paris, Aubier, 1982, p. 164-182.

29 E.LEVIN AS, Totalité et Infini. La Haye, Martinus Nijhoff, 1968. p. 168 ss.

30 J. MOLTMAN, Théologie de l'espérance, Paris, Cerf, 1970.

31 P RICOEUR, Violence et langage, dans La Violence, op. cit., p. 92.

32 M. BALMARY, Le Sacrifice Interdit, Paris, Grasset, 1986, p. 248 ss.

33 A. DFLZANT, La Communication de Dieu, Paris, Cerf, 1978. Cf. aussi, dans un autre contexte épistémologique, F. JACQUES, op. cit.

34 La Documentation Catholique, t. LXXX, no 1924, sept. 1986.

35 F.. ORTIGUES, Le Discours et le Symbole, Paris, Aubier, 1962, p. 68.

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