Chapitre III. Agnosticisme et questionnement
p. 41-74
Texte intégral
I. L’agnosticisme du XIXe siècle
1Si je la comprends bien, la visée générale de cette session est de penser la situation spirituelle de notre temps. A partir d’un double constat. D’abord, le fait incontestable de la diffusion de « l’indifférence religieuse » dans les sociétés occidentales. Ensuite, ce « retour du religieux », dont on parle beaucoup, mais dont l’ampleur et surtout la signification restent problématiques.
2Que puis-je apporter à cette recherche, alors que je suis ni un spécialiste de l’indifférence religieuse, ni un spécialiste du retour du religieux ? Pourtant, il se trouve que j’ai déjà cédé, en 1984, à la sollicitation amicale de l’équipe animatrice de Confrontations. Organisant un cycle de conférences sur « Indifférence, incroyance, foi », elle me demandait d’y participer, en répondant à la question : « Qu’est-ce que l’indifférence ? »
3Ce travail conceptuel paraissait me convenir et je l’ai accepté. Ma conférence a été publiée dans le Cahier recherches-débats de janvier 1986, et, entre temps, la revue Etudes m’a demandé un article sur L’indifférence religieuse, qui a paru dans le numéro de mars 1985. Mais, ni dans un cas, ni dans l’autre, je n’ai vraiment réussi à fixer ce concept fluide. Peut-être parce que je voulais embrasser à la fois ce que nous entendons aujourd’hui par « indifférence religieuse » et le sens que donnait à cette expression le vocabulaire ecclésiastique du XIXe siècle.
4D’où venait la difficulté de la tâche ? Dans les deux cas, les croyants parlent de l'indifférence religieuse pour qualifier un état d’esprit qu’ils jugent négatif. Mais la problématique générale n’en est pas moins très différente. Dans le vocabulaire contemporain, il s’agit du manque d'intérêt pour la dimension religieuse de l’existence. Alors qu’au XIXe siècle, l’accent portait sur la non-différence entre la vraie religion et les autres.
5Or, l’orientation prise par mon travail personnel depuis quelques années ne me permettait pas d’esquiver la difficulté en laissant de côté l’ancien concept. Si je ne suis pas un historien de métier, diverses circonstances m’ont conduit à étudier quelque peu l’histoire religieuse du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
6En un premier temps, je me suis intéressé à la « crise moderniste », qui a si fortement secoué l’Eglise catholique au début de ce siècle, et qui nous a légué des problèmes dont tous n’ont pas trouvé une solution satisfaisante. Ainsi ai-je contribué à un volume collectif sur Le Modernisme par un article qui prenait la question sous l’angle philosophique : « Le kantisme dans la crise moderniste »1.
7En un second temps, j’ai cherché à comprendre les antécédents de la crise moderniste. L’anniversaire de l’encyclique Aeterni patris m’avait déjà conduit à situer le renouveau du thomisme dans le cadre de la philosophie française de l’époque2. Mais remontant plus haut, je rencontrais les différentes positions prises dans le catholicisme à l’égard des principes de la « société moderne ». En particulier, le problème fort complexe des condamnations portées par les Papes du XIXe siècle contre le « libéralisme ».
8Or, parmi les motifs de ces condamnations, il y avait en tout cas une conviction, qui n’était d’ailleurs pas sans fondement à l’époque : la revendication de la « liberté de conscience » apparaissait liée, dans l’idéologie libérale, à cette « indifférence en matière de religion » qu’avait décrite et stigmatisée Lamennais dans son célèbre Essai. Précisons ce concept. Sont alors jugés indifférents ceux qui ne font pas de différence entre la vraie religion, ayant Dieu pour auteur, et les autres religions, fausses, ou en tout cas mêlées d’erreur.
9Le point décisif, c’est donc le refus d’opérer, dans l’ordre religieux, le partage entre le vrai et le faux. Or, plusieurs logiques peuvent suivre de ce principe qui égalise les religions. Ou bien toutes se valent, ou bien aucune n’est valable. La première logique est celle du syncrétisme, qui cherche son bien partout où il le trouve, en mêlant des apports religieux différents. Mais une autre logique conduit à mettre entre parenthèses tout le domaine religieux, si l’on juge que le commun dénominateur des religions est leur caractère irrationnel et illusoire.
10Si l’on suit cette seconde ligne, on parvient à ce que nous nommons aujourd’hui « l’indifférence religieuse », à savoir le fait de ne plus s’intéresser de façon vitale, existentielle, à la religion comme telle. Ce qui n’est, bien entendu, pas incompatible avec un intérêt scientifique pour les phénomènes religieux, traités selon une méthode historique, ethnologique, sociologique ou psychologique.
11En tout cas, la problématique du XIXe siècle reste axée sur la question de la vérité. Très nettes à cet égard, les critiques ecclésiastiques de l’indifférentisme impliquent deux principes :
- Il y a une religion vraie et une seule ;
- Cette vérité peut être rendue manifeste, de façon à convaincre tous les esprits de bonne foi.
12Ces présupposés commandent l’articulation d’une théologie et d’une apologétique bien typées. La théologie insiste sur la dimension cognitive de la foi : elle donne une vraie connaissance et une connaissance vraie, fondée de façon ultime sur la Science que Dieu a de lui-même, et qu’il communique aux hommes par sa Révélation. D’ordre philosophique, l’apologétique doit d’abord établir les « bases rationnelles de la foi » : l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Mais il lui appartient également d’établir le fait d’une Révélation à laquelle nous pouvons et devons croire, parce qu’elle a pour auteur le Dieu qui ne peut ni se tromper, ni nous tromper.
13Le 1er Concile du Vatican organise ainsi l’intelligence chrétienne, et il la soumet toute entière à l’autorité de l’Eglise, seule capable de préserver la philosophie de l’erreur. Puis, les principes du concile sont mis en œuvre grâce à la renaissance du thomisme, qui commence avant l’encyclique Aeterni patris, mais qui reçoit de cette encyclique, publiée par Léon XIII en 1879, une impulsion décisive3.
14Quelques années plus tard, la crise moderniste éclate, avec la publication, en 1902, de L’Evangile et l’Eglise d’Alfred Loisy. L’encyclique Pascendi, de Pie X, condamne, en 1907, les « erreurs modernistes ». Or, construisant le modernisme comme système, cette encyclique le rapporte tout entier à une erreur initiale, d’ordre philosophique : l’agnosticisme.
15Que visait-on sous ce terme ? Avait-on raison de l’imputer aux auteurs catholiques qui ont été, à l’époque, suspectés de « modermodernisme» ? Je ne m’engagerai pas ici dans l’examen de la seconde question, fort complexe, et qui devrait en toute hypothèse faire l’objet d’une étude spécifique pour chacun de ces auteurs. En revanche, la question générale de l’agnosticisme retiendra mon attention.
16Les organisateurs de cette session m’avaient invité à parler de l’indifférence religieuse. Avec leur accord, j’ai préféré prendre le thème de l’agnosticisme, en remontant d’abord au XIXe siècle, pour arriver, dans le second exposé, à la situation contemporaine. L’écart entre les deux thèmes peut sembler minime. Je pense qu’il est quand même important.
17D’abord, il n’est pas sans intérêt de retenir plutôt une dénomination susceptible d’être assumée en première personne par ceux auxquels on l’applique. Or, ceux que nous jugeons « indifférents » à la chose religieuse se disent eux-mêmes plus volontiers « agnostiques ». Ensuite, et surtout, le recouvrement des deux termes n’est que partiel.
18Le même mot : « agnosticisme » ouvre en effet des possibilités diverses que l’on peut répartir entre deux limites. D’un côté, nous trouvons un agnosticisme qui renonce à poser les questions métaphysiques, et qui tend donc à se confondre avec l’indifférence religieuse. Mais, de l’autre côté, il peut exister, et il existe, un agnosticisme interrogatif, avec lequel des croyants, dont la foi est elle-même interrogative, peuvent se sentir en forte connivence.
19Mon second exposé abordera le problème de cette conjonction possible. Auparavant, je partirai de quelques remarques sur le mot lui-même, et sur les conditions de son émergence dans la seconde moitié du XIXe siècle. Puis, je montrerai que, pour comprendre ce que l’agnosticisme a représenté à la fin de ce siècle et au début du nôtre, il faut l’inscrire dans un double registre : épistémologique et politique.
Le mot « agnosticisme »
20Nous partons donc d’un mot, en remarquant d’abord le caractère paradoxal de sa construction. Le suffixe « isme » promet, sinon une théorie, du moins une doctrine. Or, le préfixe privatif réduit celle-ci au constat d’une absence : nous ne connaissons pas, nous ne pouvons pas connaître.
21Lorsque le matérialisme s’oppose au spiritualisme, et réciproquement, les deux mots ont une charge positive. Ils désignent des doctrines métaphysiques qui prétendent l’une et l’autre qualifier le fond du réel. Au contraire, des mots tels qu’« athéisme » ou « agnosticisme » ne semblent pouvoir se définir que négativement, par leur rapport à une position antérieure qu’ils contestent : le théisme dans le cas de l’athéisme, la possibilité et la légitimité d’une connaissance métaphysique dans le cas de l'agnosticisme. Pour celui qui s’affirme comme croyant, ces mots désignent deux formes de la non-croyance : chacun à sa manière, ces deux mots opposent à la plénitude d’une affirmation, le vide d’une absence, ou un pur déficit.
22Pourtant, ce n’est pas ainsi que se présente l’athéisme militant, lequel prend volontiers la forme d’un antithéisme, proclamant que la « mort de Dieu » ouvre à l’homme l’espace de sa liberté. Un tel athéisme se pose, pour lui-même, sinon comme une profession de foi, du moins comme une position métaphysique, qui est aussi affirmative que le théisme, mais qui affirme tout autre chose : la liberté humaine, que nie au contraire le théisme. On trouve ce retournement complet chez Nietzsche, pour lequel la critique des arrière-monde religieux n’est que l’envers d’une adhésion résolue à la Terre, d’un consentement passionné à la Vie. De façon analogue, la critique de l’aliénation religieuse ouvre, pour Marx, le champ des luttes politiques en vue de la libération concrète des hommes.
23C’est vrai, mais l’agnosticisme offre-t-il les mêmes ressources ? Ou bien ne faut-il pas dire que la possibilité de ce retournement caractérise l’athéisme en tant qu’il se distingue justement de l’agnosticisme ? Si on prend le mot dans sa littéralité, être agnostique, c’est récuser toute connaissance métaphysique, celle qui nous permettrait d’affirmer avec certitude que Dieu existe, mais aussi bien celle qui nous permettrait de démontrer que Dieu n’existe pas. Dès lors, l’agnostique n’est-il pas simplement celui qui se détourne du lieu métaphysique où s’affrontent le théiste et l’athée, celui qui juge vains et futiles ces débats dans lesquels aucun des adversaires ne peut triompher de façon claire, nette, définitive. Le croyant et l’athée peuvent se reconnaître une passion commune pour la question qui les divise. Mais l’agnostique n’est-il pas seulement celui qui se retire d’un jeu privé pour lui de toute signification ?
24Cette impression première se renforce lorsqu’on considère la manière dont le mot s’est introduit dans le langage moderne, de façon circonstancielle, et avec une pointe d’ironie. D’après le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, publié jadis sous la direction d’André Lalande, le terme a été créé en 1869 par Huxley ; afin de se parer d’un nom de doctrine au milieu de ses honorables confrères de la Metaphysical society, lesquels avaient tous des qualifications en « iste ». Ayant rappelé cette origine, Lalande poursuit en note : « En fait, les termes “agnostique”, “agnosticisme”, ont servi de formule commode dans les cas, ou dans les pays, où la déclaration d’une confession religieuse déterminée se trouvait obligatoire, ou au moins usuelle, en certaines circonstances ».
25Aujourd’hui, l’agnosticisme constitue plutôt le milieu au sein duquel l’homme religieux se distingue par sa profession de foi. Mais, dans le contexte où il est né, le mot « agnosticisme » représentait, pour le non-croyant, quelque peu perdu dans un monde religieux, la possibilité de se définir, de s’identifier, sans se compromettre par une dénomination trop précise.
26Il reste que le mot prend un sens beaucoup plus précis lorsqu’on le rapproche, sur le plan épistémologique, du positivisme, et lorsqu’on le rapporte, sur le plan politique, au mouvement moderne de laïcisation de l’Etat.
Le registre épistémologique
27Entendu comme la théorie du savoir, l’épistémologie est aussi ancienne que la philosophie occidentale, puisque celle-ci se constitue lorsque, soucieux d’élaborer un savoir politique et moral, Platon se pose des questions de ce type : qu’est-ce que savoir ? en quoi le savoir est-il différent de l’opinion ? Quels sont les rapports de la connaissance et de l’être ?
28Dans le langage platonicien, le mot « savoir » englobe ce qu’aujourd’hui nous distinguons : la philosophie et la science. A la fin du XVIIIe siècle, cette distinction moderne est élaborée de façon systématique par Emmanuel Kant. Réfléchissant sur la physique mathématique de Newton, l’auteur de la Critique de la raison pure confronte la certitude objective des sciences et les incertitudes de la métaphysique. Et s’il institue le « tribunal de la raison », c’est afin de départager les usages légitimes et les prétentions illusoires de la raison humaine.
29Kant s’oppose ainsi au dogmatisme, qui fait trop confiance à la valeur de la raison spéculative, mais il se sépare aussi bien du scepticisme, pour lequel toutes les incertitudes sont instables, fragiles, destructibles. Phénomène spécifique de la modernité, l’agnosticisme reconnaît en tout cas la valeur des résultats obtenus par la méthode scientifique. Posant à la nature des questions auxquelles celle-ci peut répondre, la science atteint une certitude objective. Autrement dit, elle réalise un accord raisonnable entre toutes les personnes compétentes, formant ce que nous appelons aujourd’hui la « communauté scientifique ».
30Ce n’est pas assez dire que l’agnosticisme reconnaît la valeur de la science. Sous sa forme la plus classique, il érige la science en modèle et en norme de toute connaissance. Et c’est, pour lui, la confrontation avec ce modèle normatif de la science qui discrédite la connaissance métaphysique et religieuse. En 1978-1979, le journal Le Monde a publié une série de « contessions de foi ». En y comprenant plusieurs témoignages d’incroyants, parmi lesquels je retiendrai celui d’André Grjebine, publié le 12 janvier 1979 sous ce titre significatif : Des certitudes aux hypothèses.
31D’après l’auteur, l’athéisme militant a été nécessaire, d’un point de vue stratégique, pour libérer les esprits du dogmatisme ecclésiastique, mais son époque est révolue. Personnellement, André Grjebine confie que le problème de Dieu ne se pose pas pour lui « en termes affectifs, intimes ». L’intérêt proprement religieux étant ainsi écarté, subsiste la question de savoir si le problème de Dieu peut-être abordé de façon scientifique. La réponse négative de l’auteur fournit une bonne définition de l’agnosticisme.
32« Jusqu’à preuve du contraire, la méthode scientifique n’infirme, ni ne confirme, l’existence de (des) dieu(x). Elle conduit à considérer que cette question n’appelle pas de réponse : c’est-à-dire à une attitude agnostique ».
33Ce texte contemporain illustre une structure de pensée beaucoup plus ancienne, antérieure même à la création du mot. En effet, le principe agnostique est déjà contenu dans le positivisme d’Auguste Comte, surtout si l’on se réfère à l’un des plus actifs partisans du fondateur du positivisme : Emile Littré.
34Dans un article de 1844 : De la philosophie positive, Littré écrit ceci : « L’étude des sciences positives qui, aujourd’hui, embrasse un si vaste domaine, crée chez les modernes des habitudes mentales qui deviennent impérieuses et ne laissent plus d’accès à une autre méthode. Pour les esprits ainsi formés, tout ce qui ne peut être démontré par les procédés scientifiques est une hypothèse hors de portée, et qu’il serait vain de réfuter ».
35L’école positiviste attend beaucoup de sciences déjà existantes, comme les mathématiques ou la physique, et de sciences encore en formation, comme la biologie ou la sociologie. Mais accéder à « l’âge positif », c’est aussi bien prendre conscience des limites de la science. Celle-ci définit son champ de compétence en excluant ce qui dépasse la portée de l’esprit humain.
36Deux éléments entrent en jeu, que nous devons distinguer. Le premier élément, c’est une certaine évaluation du possible et de l’impossible. Celle d’Auguste Comte est très restrictive, et le progrès ultérieur des sciences transgressera des limites qui lui paraissaient infranchissables. Dans Sagesse et illusions de la philosophie4, Jean Piaget distingue toujours deux domaines, mais il se sépare du positivisme en tant qu’il se refuse à établir entre eux une limite stricte. Une question reste « philosophique » tant qu’on n’a pas trouvé les moyens de lui appliquer une procédure de vérification. Lorsque ces moyens sont découverts, la question passe dans le domaine de la certitude objective.
37L’extension de ce domaine n’est pourtant pas indéfinie. Des questions comme celles de l’existence de Dieu ou de l’immortalité de l’âme en resteront toujours exclues. Intervient donc, en toute hypothèse, le second élément. Il s’agit d’une décision intellectuelle : les questions que l’on ne peut traiter scientifiquement ne méritent pas qu’on s’en occupe.
38Tel est en tout cas l’avis de Littré, plus strict sur ce point que son maître, lequel a reconnu la valeur du besoin religieux et tenté de constituer une « religion de l’humanité ». Je cite le même article : « Laissant de côté une enquête sur les causes premières et finales, la philosophie positive renonce à une ambition incompatible avec la portée de l’esprit humain, et elle se place dans l’ordre des questions qu’il est possible d’aborder et de résoudre ». Ou, de façon plus tranchante : « Ce qui ne peut être connu ne doit pas être cherché ».
39Si le mot n’existe pas encore, ce refus des questions ultimes conduit bien à une forme d’agnosticisme. On se désintéresse des affirmations religieuses, trop incertaines, sans les remplacer, du moins en principe, par des négations athées. Citons une dernière fois l’article de Littré : « Nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inconnaissables et que le milieu seul, ce qu’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient ».
40Ainsi se justifie un certain refus de prendre en compte les questions métaphysiques. La forme d’agnosticisme qui se caractérise par ce refus n’est pourtant pas la seule. Et nous devons signaler d’autres orientations, moins négatives. Pour cela, reprenons le Vocabulaire de la philosophie de Lalande. Sa définition de l’agnosticisme se présente sous la forme d’une alternative, puisque ce mot signifie d’après lui : « soit l’habitude d’esprit qui consiste à considérer toute métaphysique (ontologique) comme futile, soit l’ensemble des doctrines philosophiques, d’ailleurs très différentes entre elles à d’autres égards, qui admettent l’existence d’un ordre de réalité inconnaissable par nature ».
41La position de l’inconnaissable ouvre, par rapport à ce dont nous avons jusqu’alors parlé, une perspective nouvelle. Orné d’une majuscule, ce mot renvoie à deux mouvements complémentaires. D’abord, on repère une réalité suprême, ou tout au moins une région supérieure de la réalité, qui n’est pas sans rapport avec ce que les religions nomment Dieu ou le divin. Ensuite, on exclut que ce domaine offre prise à la connaissance. Pourtant, on en parle et on s’y réfère comme à une réalité. Il y a bien, sinon Quelqu’un, du moins Quelque chose, qui transcende notre expérience, et, si nous ne pouvons le qualifier, au moins pouvons-nous le nommer.
42Il faut donc bien distinguer deux formes d’agnosticisme, qui ont en commun de refuser le « dogmatisme », mais qui n’en sont pas moins différentes. D’un côté, on se détourne de spéculations jugées creuses, pour s’occuper uniquement des questions qui sont accessibles à notre science. De l’autre côté, un agnosticisme différent s’attache, de façon positive, à cet Inconnaissable dont la présence-absence peut susciter un véritable intérêt, voire soutenir une interrogation vive.
43Parmi les théories de l’inconnaissable, figure celle qu’Herbert Spencer développe dans son livre Les premiers principes, qui, traduit en français dès 1870, a exercé une forte influence.
44Le propos de Spencer est de réconcilier la science et la religion, dans la perspective d’un évolutionnisme dont l’esprit est très différent de celui qui animait la « loi des trois états » d’Auguste Comte. Selon cette loi, l’humanité passe par trois états successifs : l’âge des explications religieuses, l’âge des explications métaphysiques, l’âge des explications positives. Dans une telle hypothèse, l’avènement des sciences positives relègue dans un passé révolu les religions traditionnelles, mais aussi bien les métaphysiques qui avaient tenté de prendre leur relève.
45Herbert Spencer voit les choses tout autrement. D’après lui, l'esprit humain a toujours posé la question de la Cause, et il a toujours cherché à la résoudre par les deux voies de la religion et de la science. Or, sur l’une et l’autre de ces voies, l’historien enregistre une évolution et un progrès. Le bond prodigieux que la science a fait dans les Temps modernes ne doit pas empêcher de voir que la religion a elle-même progressé.
46Née de l’imagination du « double », la religion est passée du plus grossier fétichisme au polythéisme, puis au monothéisme. A l’intérieur de ce dernier, elle a continué à progresser en dépouillant Dieu de ses attributs anthropomorphiques. Au terme, comme le note le traducteur de l’ouvrage, E. Cazelles : « La religion prend définitivement conscience de l’impossibilité de douer l’objet de son culte d’un attribut quelconque, en un mot de le déterminer ».
47Or, selon Spencer, la science touche de son côté l’inconnaissable. En établissant des lois, elle dégage l’armature intelligible du réel, mais, ce faisant, elle n’atteint pas le fond même de ce réel. Sans doute le vise-telle, mais les mots qu’elle emploie, tels que « Matière », « Vie », « Mouvement », ne désignent rien d’autre que les manifestations, les symboles, de la Réalité fondamentale, qui demeure en elle-même inconnaissable.
48Une étude sérieuse de la « réception » de Spencer en France serait importante pour la connaissance du milieu intellectuel de la fin du siècle. S’il a beaucoup contribué à la diffusion de l’idée évolutionniste, sa tentative de conciliation entre la science et la religion ne semble pas avoir eu le même succès. Dans son livre : Science et religion dans la philosophie contemporaine (1905), Emile Boutroux note la réaction négative des partisans d’un positivisme radical. Pour eux «l’inconnaissable de Herbert Spencer n’est pas un principe scientifique : c’est un résidu, une dernière survivance de cette entité imaginaire qui, sous le nom de Dieu ou de cause première, a, de tout temps fait le fond des religions et des métaphysiques » (p. 108).
49S’ils en tirent des conséquences différentes, certains auteurs catholiques portent un jugement analogue. Pour Georges Michelet, professeur à l’Institut Catholique de Toulouse, l’inconnaissable de Spencer n’est qu’une pâle survivance du Dieu de la métaphysique chrétienne. Son livre : Dieu et l’agnosticisme contemporain (1909), recense, pour les discuter et les critiquer, les systèmes de l’époque qui représentent pour l’auteur autant de formes d’agnosticisme : la théorie sociologique, le pragmatisme, l’immanence religieuse. Or, au seuil de ce livre, Michelet évoque un processus d’évanouissement progressif de l'idée de Dieu, qui avait commencé dès le début du siècle, avec le spiritualisme de Victor Cousin et de ses disciples :
« Leur Dieu était si loin de l’humanité et si peu occupé d’elle qu’il fallait prévoir qu’à son tour l’humanité s’accoutumerait à se passer tout-à-fait de lui : et si le déisme kantien était impuissant, devant le flot montant de l’idéalisme, à sauvegarder la personnalité de l’Etre divin, la conception de la religion spencérienne et son adoration de l’inconnaissable n’avaient pas plus d’efficacité vis-à-vis du matérialisme. Cette nouvelle diminution de la divinité la faisait échapper totalement à la connaissance de l’homme, et par suite à son amour. Le chrétien demeurait seul à pouvoir parler de Dieu » (p. IX-X).
50Comme l’ensemble de la littérature anti-moderniste, l'ouvrage de Michelet témoigne de deux faits :
- L’agnosticisme, dont les fondateurs sont pour elle Kant, Comte et Spencer, représente pour la théologie catholique le principal danger, d’autant plus redoutable qu’il s’est infiltré dans la pensée chrétienne, avec le protestantisme libéral, puis avec le modernisme.
- La perception de ce danger, et la réaction anti-moderniste, conduident l’Eglise catholique à renforcer le dogmatisme de son « système doctrinal »5. Or, celui-ci confère un caractère absolu, non seulement aux vérités religieuses, mais à la philosophie scolastique chargée de leur fournir une base rationnelle. L’opposition devient ainsi radicale entre le dogmatisme de l’esprit théologique, et l’esprit du temps, caractérisé par le prestige de la méthode expérimentale.
51Ce prestige tient d’abord au sentiment que l’on a enfin trouvé le moyen d’obtenir de la Nature des réponses claires, nettes, à des questions bien posées. De même que la terre livre aux mineurs le charbon qui fait marcher la machine industrielle, de même la Nature s’ouvre aux savants qui lui arrachent ses secrets.
52L’attrait de la méthode expérimentale vient aussi de ce qu’elle combine la certitude objective et la recherche personnelle. Expérimenter, c’est se délivrer des préjugés pour ne céder à aucune autorité autre que celle des faits. La même liberté intellectuelle circule à tous les niveaux. Elle anime la recherche d’un Pasteur ou d’un Fabre, véritables hérauts de la science. Mais on la retrouve au niveau des « leçons de choses » de l’école primaire, parlant de réalités qui sont, ou qui peuvent devenir, familières à l’enfant.
53Le déplacement ainsi opéré dans les esprits est caractérisé par un auteur de l’époque : E. Cazelles. Devant une question difficile, on demandait jadis : « Que dit l’Eglise ? » Ensuite, on a demandé : « Que dit le sens commun ? ». Maintenant, on demande : « Que dit l’expérience ? ».
Le registre politique
54En tant qu’il résulte d’une valorisation exclusive du modèle scientifique de la connaissance, l’agnosticisme est une position épistémologique. Mais il ne me paraît pas possible d’en faire une étude sérieuse sans envisager ses incidences politiques, ou sans poser le problème des rapports entre l’agnosticisme et le principe moderne de la laïcité de l’Etat.
55L’examen de ces questions est plus délicat. En effet, nous devons quitter le terrain des concepts pour entrer sur le terrain plus mouvant de l'histoire. Or, une difficulté circonstantielle s’ajoute aux difficultés générales de l’étude. Nous sommes à Bruxelles, et je viens de Paris. Nos deux pays sont très proches, géographiquement et culturellement, mais chacun a son histoire propre.
56Je le savais, mais je l’ai mieux perçu en lisant, dans le volume Qu’est-ce que Dieu ?, l’article de Philippe Weber : Laïcité et christianisme6 (Parce que lui-même part de la situation belge, cet article m’a fait prendre conscience de la particularité de mon propre discours, fort engagé dans l’histoire française. Vous voudrez bien m’excuser de laisser à votre charge les transpositions dont je vois la nécessité, mais que je ne saurais faire moi-même.
57Le problème se posera surtout lorsque j’évoquerai un épisode important de l’histoire française : la mise en place de l’école républicaine, entre 1879 et 1886, avec les lois de Jules Ferry. La proximité de l’agnosticisme et de la laïcité apparaîtra de la façon la plus nette lorsque nous aborderons cette politique scolaire d'un Etat laïc. C’est pourquoi je ne puis me dispenser de cette référence particulière.
58Je partirai néanmoins de propositions beaucoup plus générales. La modernité se caractérise par le développement des sciences et par la constitution d’une société industrielle, mais elle comporte aussi un mouvement de laïcisation de la politique, qui s’observe à deux niveaux. Le premier niveau est plus visible, parce qu'il est d’ordre institutionnel : il s’agit du passage brusque ou progressif des anciens Etats confessionnels à l’Etat laïc.
59A un second niveau, plus profond et moins facile à saisir, il existe aussi une tendance à la laïcisation des comportements et des choix politiques. Elle est d’ailleurs plus récente. On trouve aujourd’hui un pluralisme politique des membres d’une même confession religieuse et un pluralisme religieux des membres d’un même parti politique. Mais, dans la France du XIXe siècle, les orientations politiques étaient encore fortement liées aux options religieuses. A tel point que l’on pouvait parler d’une France catholique et monarchique et d’une autre France, républicaine et anticléricale, voire antireligieuse.
60Si l’on tient compte de la chronologie, il est difficile d’attribuer à l’agnosticisme qui prend forme à la fin du XIXe siècle un mouvement de laïcisation de l’Etat qui est engagé depuis beaucoup plus longtemps. Il n’en est pas moins légitime d’utiliser le concept de l’agnosticisme pour qualifier la position de l’Etat laïc à l’égard de la religion. Au moins en un premier sens, le principe de la laïcité, c’est la neutralité religieuse. A la différence de l’Etat confessionnel, l’Etat laïc ne prend aucune position officielle à l’égard de la religion ce qui lui permet de respecter la liberté de conscience de ses ressortissants.
61Il est vrai que l’Etat moderne revêt une tout autre forme lorsque nous avons affaire à un Etat qui fait officiellement profession d’athéisme et qui tend à imposer cet athéisme par la propagande et/ou la contrainte. Mais cette référence permet justement de distinguer l’Etat athée, qui n’admet pas en son sein la liberté religieuse, et l’Etat agnostique, qui décline toute compétence en matière de religion.
62L’appellation se justifie dans la mesure où nous retrouvons, transposée sur le plan politique, la structure générale de l’agnosticisme, indifférent à des oppositions religieuses qui ne le concernent pas. Mais les points de contact entre le registre épistémologique et le registre politique apparaîtront encore plus nets si nous considérons que, dans les deux cas, les croyances religieuses sont ramenées au statut de l’opinion.
63Sur le plan épistémologique, l’agnosticisme professe que, dans les matières qui ne donnent pas lieu à un savoir scientifique, il n’y a que des opinions subjectives. Or, sur le plan politique, si les croyances religieuses bénéficient de la liberté d’expression, c’est en tant qu’opinions privées. Ce que montre bien l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
64Ce texte n’a sans doute pas de prétention épistémologique, mais il indique le statut public des croyances religieuses dans un Etat laïc. Toute reconnaissance officielle d’une vérité religieuse étant exclue, ces croyances relèvent publiquement de la liberté et de la diversité légitimes des opinions privées. En droit, sinon toujours en fait, le principe légal de la liberté de conscience implique la neutralité religieuse de l’Etat, et c’est ainsi qu’il se distingue de la simple tolérance, qui peut exister dans un Etat confessionnel. Entre cette position politique d’une part et d’autre part les options théoriques de l’agnosticisme, il y a une identité structurelle. Le même retrait à l’égard des oppositions métaphysiques se retrouve des deux côtés, ce qui permet de parler d’un agnosticisme de l’Etat laïc.
65Toutefois, quelques précisions s’imposent en ce qui concerne le thème familier de la privatisation de la religion dans l’Etat moderne. En effet, la distinction public/privé joue sur plusieurs registres. Par rapport à la sphère des pouvoirs publics, la religion est de fait rejetée dans la sphère du privé. Mais il existe aussi, dans la société moderne, une sphère de la discussion publique, alimentée par les opinions privées des individus qui y participent. Respecter la liberté d’expression de ces opinions privées, c’est leur reconnaître le droit de se manifester dans cet espace public.
66Encore faut-il tenir compte de la lenteur et de la complexité des évolutions historiques. L’existence d’une discussion publique, notamment grâce à la liberté de la presse, ne signifie pas que soient acceptés les principes d’une société pluraliste. Ce dernier concept est d’ailleurs lui-même complexe. Et il n’implique pas immédiatement une complète laïcisation de la vie politique.
67Dans son livre sur La religion dans la conscience moderne7 Peter Berger précise le concept de « société pluraliste », en parlant de la perte des anciens monopoles et de l’entrée dans une situation de concurrence en vue de l’exercice effectif du pouvoir spirituel. Dans quelle mesure l’analogie du marché est-elle valable ? En tous cas, l’idée même de concurrence suppose que soit maintenue, et multipliée la prétention à exercer un « pouvoir spirituel », visant toujours à régir la totalité de l’existence individuelle et sociale. Rares sont, au XIXe siècle, les esprits qui admettent le principe d’une dissociation entre l’unité politique et l’unité religieuse d’une société. Mais, plus on s’accorde sur la nécessité d’une union spirituelle, plus on entre dans des conflits irréductibles lorsque, l’ancienne unité religieuse ayant été brisée, des instances opposées se donnent pour objectif soit de la restaurer, soit d’en instituer une nouvelle.
68Les visées du positivisme sont caractéristiques de ce moment intermédiaire entre les anciens équilibres et la franche acceptation d’un pluralisme. Par opposition au « dogme de la liberté illimitée de conscience», Auguste Comte maintient la nécessité sociale d’un « pouvoir spirituel ». Mais, dans la société moderne, ce n’est plus l’Eglise catholique qui peut l’exercer. Selon le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822), le pouvoir spirituel approprié aux exigences de la société nouvelle appartiendra aux savants.
69De son côté, l’Eglise catholique maintient son droit exclusif à exercer le pouvoir spirituel, droit tenant au fait qu’elle détient les principes de la vraie religion, seuls capables de procurer à la société une unité spirituelle authentique. Entre ces visions totalisantes, qui s’excluent mutuellement, la concurrence tourne au conflit.
70Or, quelle est à cet égard la position de l’Etat laïc ? Selon la stricte définition de la laïcité comme neutralité, il devrait demeurer étranger à ce conflit. Mais faut-il s’en tenir à cette définition restrictive ? La laïcité ne doit-elle pas plutôt être comprise comme un idéal positif par le biais duquel l’Etat devient partie prenante dans le conflit des pouvoirs spirituels ? Pour traiter la question dans son ensemble, il faudrait tenir compte du décalage entre la signification médiévale et la signification moderne du mot « spirituel ». Les frontières établies par la distinction du temporel et du spirituel changent considérablement si nous comprenons sous ce dernier mot le culturel et l’éthique.
71En toute hypothèse, l’un des points cruciaux est le problème de l’enseignement. En France, si les luttes pour le pouvoir spirituel se sont polarisées sur cette question, c’est, au moins en partie, du fait de la création de l’Université impériale par Napoléon. Εn effet, la puissance publique s’attribuait ainsi la charge et le pouvoir de régenter l’ensemble des institutions éducatives. Et le principe d’une responsabilité directe de l’Etat a continué à s’imposer, alors même que les luttes des catholiques ont progressivement démantelé le monopole.
72C’est ce principe que la IIIe République a repris et mis en œuvre avec les lois de Jules Ferry, instituant l’école primaire, gratuite, obligatoire et laïque. Que signifie en l’occurence ce dernier mot ? Ne change-t-il pas de sens lorsqu’on passe de l’Etat laïc à l'école laïque ?
73Dans son livre sur L’idée républicaine en France8 Claude Nicolet a souligné l’appartenance de Jules Ferry au courant du positivisme comtien, mais il a surtout marqué le contexte et les enjeux de cette politique scolaire. En 1875, la France s’était donnée des institutions républicaines. A partir de 1879, elles sont gérées par des républicains convaincus. Mais ceux-ci découvraient alors la nécessité de former un « peuple républicain » qui n’existait pas encore.
74Le moyen en était l’école, mais quelle école ? Toujours selon Claude Nicolet, il fallait l’organiser en fonction d’une visée qui dépassait de beaucoup l’enjeu électoral : « il s’agissait de fonder un nouveau pouvoir spirituel, solidement établi sur la science, destiné à assurer l’unité profonde du corps social » (p. 268). S’il mobilisait la totalité de l’enseignement scolaire, cet idéal républicain nécessitait surtout que l’on mette l’accent sur « l’instruction morale et civique », qui remplace alors l’ancienne « instruction religieuse et morale ».
75A ce niveau, l’Etat n’est plus seulement instructeur, mais il se pose comme éducateur. Or, une telle responsabilité serait tout-à-fait incompatible avec la laïcité si l’on n’admettait pas la consistance propre d’une morale indépendante de la religion. Pour comprendre le mouvement des idées qui a rendu possible la politique scolaire de la IIIe République, il faudrait donc suivre l’évolution de ce thème tout au long du XIXe siècle.
76En 1882, lors des débats parlementaires sur les programmes de l’école primaire, cette idée d’une morale indépendante de la religion est acquise. Au moins en ce qui concerne les fondements de l’obligation morale, purement rationnels, car subsiste la question de savoir si cette morale indépendante comportera ou non des « devoirs envers Dieu », dépouillés d’ailleurs de toute référence confessionnelle. En fait, ceux-ci seront maintenus jusqu’à la Séparation de l’Eglise et de l’Etat.
77Je n’insisterai ni sur ce compromis provisoire, ni sur la référence bien connue de Jules Ferry dans sa Lettre aux instituteurs de 1883, à « cette bonne et antique morale que nous avons reçu de nos pères ». Ce qui fait le plus problème à l’époque, ce n’est pas le contenu de l’enseignement moral, mais c’est l’esprit dans lequel il est dispensé.
78Parmi bien d’autres textes, retenons l’article publié par Alain en 1900 dans la « Revue de Métaphysique et de Morale » sur Le culte de la raison comme fondement de la République. Selon l’auteur, une même soumission à l’autorité rapproche l’esprit monarchique et l’esprit des religions révélés. En revanche, l’esprit républicain, qui doit animer tout l’enseignement public, c’est l’esprit du libre examen, contraire à tout principe dogmatique.
79La même opposition se retrouve en de nombreux textes de l’époque. C’est ainsi que, dans Les affirmations de la conscience moderne (1906), Gabriel Séailles écrit : « Tout croyant qui d’avance soumet sa raison à l’autorité d’un livre révélé, d’une parole divine, par cela même se met en dehors de la libre pensée » (p. 240).
80L’Etat laïc n’est plus religieusement neutre lorsqu’il vise à former une liberté de penser dont ses partisans les plus décidés estiment qu’elle est incompatible avec l’adhésion à un dogme dont l’autorité ne proviendrait pas exclusivement du libre jeu de la discussion inter-humaine. Par rapport à une Eglise catholique, dont le dogmatisme a été renforcé par la crise moderniste, l’opposition est, au début de ce siècle, radicale. En est-il encore de même aujourd’hui ?
II. Vers le questionnement
81En cette fin du XXe siècle, notre situation spirituelle n’est plus celle du siècle précédent. L’agnosticisme est devenu un trait majeur de la mentalité contemporaine. Mais lui-même a changé. Aussi chercherons-nous, dans un premier temps, à caractériser cet agnosticisme généralisé. L’un de ses effets est de briser l’élan vers les questions métaphysiques. Pour un philosophe, ces questions, qui concernent la destinée humaine, méritent toujours d’être posées, même si nous n’ignorons plus la vulnérabilité de réponses qui ne peuvent être détachées de la croyance qui les soutient. Aussi, prenant pour guide la question de l’espérance, telle que Kant jadis l’a formulée, nous militerons, dans un second temps, pour le maintien de ces questions, qui importent à la dignité humaine.
L’agnosticisme contemporain
82Quand se termine le XIXe siècle ? Quand commence le XXe siècle ? De toutes manières, l’année 1900 n’est pas la véritable frontière. Mais faut-il considérer que le XIXe siècle se prolonge jusqu’à la première guerre mondiale, à partir de laquelle il devient évident que le XXe siècle ne réalisera pas les espoirs que les hommes du siècle précédent mettaient en lui ? Ou bien, faut-il au contraire déclarer que le XXe siècle commence avec l’essor scientifique et industriel des années 1880-1890 ?
83Les deux hypothèses donnent un point de vue différent sur l’histoire de l’agnosticisme. La seconde marquerait davantage la continuité. La première accentue la différence entre l’agnosticisme contemporain et celui dont nous avons vu l’émergence au XIXe siècle. Nous nous situerons dans cette perspective. Et nous utiliserons, en vue d’un premier repérage, cette phrase d’André Malraux dans Les Voix du Silence : « L’agnosticisme n’est pas nouveau ; ce qui est nouveau, c’est une civilisation agnostique » (p. 490).
84Ce n’est pas un hasard si le nom d’André Malraux intervient en ce point de mon exposé. L’auteur de La condition humaine a fortement ressenti l’honneur et l’angoisse d’être homme. Agnostique lui-même, il a souvent exprimé sa conscience d’appartenir à une civilisation agnostique, différente de toutes les civilisations antérieures. Mais sa méditation sur les œuvres d’art, réunies dans notre « musée imaginaire », a troublé cette conscience et l’a rendue interrogative.
85Dans La métamorphose des dieux, Malraux cerne un paradoxe : « La première civilisation agnostique, ressuscitant toutes les autres, ressuscite les œuvres sacrées. » Certes, mais ces œuvres sacrées, comment les comprendre dans le cadre d’une culture qui ne sait plus évoquer, sinon indirectement, et avec la nostalgie d’une perte irrémédiable, l’invisible dont ces œuvres entendaient manifester la présence ? Par un choc en retour, la méditation du passé nous questionne nous-mêmes : quel sens y-a-t-il à définir une « civilisation », la nôtre, par l’absence de ce qui a toujours été, sous une forme ou une autre, l’âme, le noyau vivifiant, des civilisations antérieures, à savoir le rapport au Sacré ?
86Poursuivre cette ligne de réflexion conduirait à se demander si, contre l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes, les sociétés contemporaines livrées à l’agnosticisme ne tiennent pas grâce à ce qui subsiste en elles de leur passé religieux. Mais ce serait aller trop vite. Il faut d’abord examiner les faits qui incitent à parler d’une « civilisation agnostique ». En reconnaissant au préalable la limitation géographique de ce propos : il ne concerne pas les pays où, s’opposant à une modernisation antérieure, l’Islam reprend toute sa force.
87Dans les vieux pays chrétiens, notamment en France, le phénomène nouveau, c’est la généralisation de l’agnosticisme. Ce n’est plus une option particularisante, mais il est devenu la perspective globale sur le fond de laquelle se différencie le choix des hommes religieux, lesquels participent d’ailleurs, dans leur manière de vivre et de penser leur foi, de cet agnosticisme généralisé.
88Pour traduire cette situation nouvelle, dirons-nous que l’agnosticisme est passé au niveau du « sens commun » ? Ce langage serait paradoxal s’il est vrai que le sens commun d’une époque est ce qui lui fournit ce « sol de croyance » dont parlera Stanislas Breton. L’agnosticisme paraît bien impropre à cette fonction, lui qui ne dispense aucune assurance. Pourtant cette manière de s’exprimer correspond à un fait réel : l’agnosticisme est devenu tellement commun qu'on ne le voit même plus. Sauf exception, ce n’est plus une thèse forte, nourrissant des débats argumentés. C’est plutôt l’air du temps, que nous respirons sans même nous en apercevoir. Sinon indirectement, par la manière dont il relativise toutes nos certitudes.
89Si cette description est valable, l’agnosticisme contemporain est difficile à fixer, à objectiver. Pourtant, je ne renoncerai pas tout-à-fait à cette tâche. Parler d’un agnosticisme généralisé ne suffit pas. Encore faudrait-il savoir si, en se généralisant, l’agnosticisme ne s’est pas transformé. De telle sorte que l’identité du nom cacherait d’assez profondes différences entre l’agnosticisme actuel et celui dont nous avons vu l’émergence au XIXe siècle.
90Par rapport à ce problème de la transformation de l’agnosticisme, je proposerai seulement quelques éléments de réponse. Le premier sera le dépérissement de l’ancien scientisme, dont on peut estimer que, s’il subsiste en certains milieux, c’est de façon plus résiduelle que conquérante.
91Jusqu’alors, j’ai reculé devant le mot « scientisme », dont on a fait jadis un grand usage, d’ailleurs surtout polémique. Le Vocabulaire de la Philosophie de Lalande le présente comme un néologisme signifiant 1° soit l’idée que la science fait connaître les choses comme elles sont, résout tous les problèmes réels et suffit à satisfaire tous les besoins légitimes de l’intelligence humaine ; 2° soit (moins radicalement) l’idée que l’esprit et les méthodes scientifiques doivent être étendus à tous les domaines de la vie intellectuelle et morale sans exception.
92La difficulté sous-jacente est de savoir ce que l’on entend par « tous les besoins légitimes de l’intelligence humaine ». Comprennent-ils ou non ceux dont on cherchait jadis la satisfaction dans la religion ? Interrogeons sur ce point L'Avenir de la Science d’Ernest Renan. Le livre a été écrit en 1848, année qui avait fait sur Renan « une impression extrêmement vive », en l’ouvrant aux « problèmes socialistes ». Ainsi avait-il tenté de résumer la « foi nouvelle » qui avait remplacé dans son esprit le « catholicisme ruiné ». Mais, à part un court extrait, l’ouvrage ne sera publié qu’en 1890, alors que Renan ne partage plus toutes les illusions de sa jeunesse. Pourtant, loué ou contesté, il sera reçu comme un manifeste du scientisme.
93Retenons un passage caractéristique : « Oui, il viendra un jour où l’humanité ne croira plus mais où elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral, comme elle sait le monde physique ; un jour où le gouvernement de l’humanité ne sera plus livré au hasard et à l’intrigue, mais à la discussion rationnelle du meilleur et des moyens les plus efficaces de l’atteindre. Si tel est le but de la science, si elle a pour objet d’enseigner à l’homme sa fin et sa loi, de lui faire saisir le vrai sens de la vie, de composer, avec l’art, la poésie et la vertu, le divin idéal qui seul donne du prix à l’existence humaine, peut-elle avoir de sérieux détracteurs ? » (p. 91).
94L’opposition croire/savoir nous ramène au point de départ de l’agnosticisme. Mais tandis que celui-ci fixe à la science des limites, Renan prophétise l’avènement d’un nouveau savoir scientifique, d’ordre métaphysique et moral, capable de résoudre les « éternels problèmes » posés à l’homme par sa nature. Autrement dit, la question de la destinée humaine figure parmi les « besoins légitimes de l’intelligence humaine » que la science devra satisfaire. Moyennant quoi, elle occupera dans la cité future la place jadis tenue par la religion. Une attente aussi globale peut-elle être encore effective ? Certes, le monde de l’homme est devenu, après le monde physique, objet de science ; l’essor des sciences humaines correspond pour une part aux prévisions de Renan. Mais qu’en résulte-t-il ? Loin de contribuer à définir le « divin idéal qui donne du prix à l’existence humaine », les sciences de l’homme tendent plutôt à démystifier les illusions de l’idéal. De telle sorte que, s’il est légitime de parler d’un « dépérissement de l’ancien scientisme », il serait faux de conclure qu’il tourne au bénéfice de la religion.
95Un second élément de réponse au problème de la transformation de l’agnosticisme nous sera fourni par le fait de l'interaction des sciences et des techniques. Dans l’univers contemporain, nous avons de moins en moins affaire à des sciences pures et à l’attitude intellectuelle qui en commande le développement. Les sciences et les techniques forment aujourd’hui un seul complexe, auquel on donne parfois le nom de « technoscience ».
96A vrai dire, la prise en considération de ce complexe pourrait nous conduire à reprendre, sous un jour nouveau, tout le problème de l’agnosticisme. C’est en tout cas ce que fait Gilbert Hottois dans une conférence récente dont le Père Castiau m’a communiqué le texte : De la science athée à la technique agnostique9. L’auteur propose une hypothèse générale qui intéresse directement notre propos. Selon cette hypothèse : « L’athéisme est l’attitude philosophique conforme à l’esprit de la science moderne ; l’agnosticisme, par contre, est l’attitude qui reflète le mieux l’esprit de la technoscience contemporaine et de l’univers technicien qu’elle a produit » (p. 134).
97Entre le théisme classique et la science athée, il y a, selon Gilbert Hottois, un présupposé commun : tous deux admettent que le réel est en son fond connaissable. Si elle ne renonce pas à l’ancien idéal spéculatif, la science est athée dans la mesure où elle estime que l’on peut connaître à fond le réel sans recourir à aucun principe transcendant. En revanche, « l’agnostique est indifférent au désir de Vérité, de connaissance vraie et absolue, qui anime et déçoit le sceptique » (p. 137). Cette indifférence marque le passage du projet théorique de la science au projet pragmatique de la technoscience. Si cette dernière détermine encore du vrai, c’est en un sens nouveau de ce terme : pour la technoscience, « le vrai est ce qui marche, ce qui est efficient et conforme à la prédiction opératoire qu’on en a projeté » (p. 138).
98A la question de Kant : « Que pouvons-nous savoir ? » se substitue la question : « Que pouvons-nous faire ? ». En son sens le plus strict, l’agnosticisme serait lié à ce parti-pris fonctionnaliste. Entre la science et la métaphysique, il y avait la rivalité de deux savoirs ou de deux prétentions au savoir. Mais le fossé qui sépare la technoscience de la métaphysique religieuse est beaucoup plus profond, puisqu’elles ne sont même plus réunies par la même idée de la Vérité.
99Il n’est pas sûr que l’hypothèse de Gilbert Hottois permette de penser l’agnosticisme du XIXe siècle, par exemple celui de Spencer. Mais elle caractérise fort bien l’agnosticisme du milieu technique contemporain. Or, l’auteur note une conséquence importante : l’impératif de la technoscience est de poursuivre, en tout domaine, y compris humain, le progrès de l’expérimentation, hors de toute référence axiologique. Cet impératif est donc foncièrement « an-éthique ».
100L’analyse est juste. Et pourtant il ne serait pas faux de soutenir que, malgré cette pression de la technoscience, ou en raison de ses résultats, il existe aussi dans notre monde un réveil des questions éthiques. La constitution d'un nouveau terrain de l’éthique pourrait même constituer un troisième élément de réponse au problème de la transformation de l’agnosticisme.
101Si nous remontons un peu en arrière, l’un des points cruciaux du scientisme était la possibilité de construire une « morale scientifique ». Un tel projet se trouve d’ailleurs à l’origine de l’école sociologique d’Emile Durkheim10. De ce point de vue, nos indications sur l’enseignement républicain en France devraient être complétées : quand, dans quelles conditions, s’est-il incorporé les principes d’une morale qui se voulait scientifique ? Qu’en est-il résulté ?
102L’une des plus récentes tentatives pour unir la morale et la science est celle de Jacques Monod, proposant une « éthique de la connaissance scientifique ». Ainsi trouvons-nous dans Raison présente (déc. 1967janv. 1968) une interview dans lequel Jacques Monod soutient deux thèses. D’un côté, il reconnaît que « par définition la science objective ignore les valeurs. Elle ne peut pas les connaître. Et par conséquent elle ne peut pas fonder une éthique ». Mais, d’un autre côté, faire de la science est une activité humaine qui « implique une éthique, une ascèse de l’objectivité ».
103On sait que Jacques Monod s’oppose résolument à la vision religieuse du Père Teilhard de Chardin : « la science humilie l’homme, dont elle fait un étranger et presqu’un accident dans l’univers. » Pourtant, la science se présente elle-même comme valeur. A tel point que la société de l’avenir pourrait se juger elle-même d’après sa capacité de maintenir, d’étendre et d’approfondir la connaissance scientifique.
104Que vaut une telle hypothèse ? Si l’on se réfère à l’analyse de Gilbert Hottois, elle épouse et consacre le mouvement spontané de la technoscience. Or, quel sens y-a-t-il à prendre pour principe éthique un impératif qui exclut toute considération axiologique ? Il est vrai que Jacques Monod vise sans doute surtout la recherche fondamentale, mais cette dernière peut-elle finaliser toute la vie de la société ?
105L’esprit critique de la science est propre à transformer de l’intérieur les attitudes morales. Mais le développement de la technoscience est surtout générateur de questions nouvelles. Sans insister, mentionnons deux exemples caractéristiques et bien connus : les problèmes de l’environnement, faisant appel à un sens nouveau du « vivre ensemble dans un même monde » ; les problèmes de la bio-éthique, mettant en jeu les attitudes les plus fondamentales à l’égard de la vie humaine.
106Concernant tous et chacun, ces nouveaux problèmes appellent à la fois des décisions personnelles et des décisions communes, voire proprement politiques. Le fait est qu’il existe aujourd’hui une discussion éthique d’un type assez neuf, qui mobilise les diverses « familles spirituelles » présentes dans la nation. Des hommes que séparent leurs positions métaphysiques peuvent traiter ensemble des problèmes éthiques, sans que ces divergences métaphysiques soient niées et sans qu’elles constituent un obstacle insurmontable. Qu’est-ce qui rend possible un tel entretien ?
107Il était impensable tant que s’affrontaient des dogmatismes opposés, tels que le dogmatisme catholique et le dogmatisme scientiste. Or, de tous côtés, des transformations se sont opérées. Certes, dans notre société pluraliste, l’autorité de l’éthique chrétienne ne fait plus l’objet d’un consensus, même au niveau des principes qui la fondent. Sa présence et son influence n’ont pourtant pas disparu. Mais elles se manifestent sous des formes nouvelles, qui impliquent d’ailleurs des transformations internes.
108La théologie chrétienne requiert de plus en plus le concours des sciences humaines, mais elle-même ne peut plus, en ce qu’elle a de proprement théologique, se présenter comme une science, ni au sens moderne, ni même au sens aristotélicien, de ce terme. L’une des marques les plus sensibles de l’agnosticisme contemporain pourrait être la manière dont il affecte la représentation que la théologie chrétienne se fait d’elle-même. Il lui faut repenser son mode spécifique de rapport à la Vérité, pour le bien distinguer de celui qui commande l’accès au Savoir. Et cela ne va pas sans l’aveu d’un certain dénuement.
109Cette transformation interne du christianisme s’inscrit dans une évolution plus générale que l’on peut caractériser en se référant à l’ancienne opposition du savoir et de l’opinion. L’agnosticisme du XIXe siècle était fondé sur cette opposition : elle commandait une interprétation d’ensemble de la croyance religieuse suivant laquelle celle-ci recevait le statut épistémologique et politique de la « simple opinion ». Un tel statut favorisait sans doute le respect public de la liberté de conscience. Mais la croyance religieuse n’en recevait pas moins une définition négative : qu’est-ce que l’opinion, sinon le substitut imparfait du savoir ?
110Or, nous nous acheminons aujourd’hui vers un nouveau statut de la croyance, qui pourrait constituer un quatrième et dernier élément de réponse au problème de la transformation de l’agnosticisme. L’une des causes en est sans doute la forte présence dans le monde contemporain d’une pluralité de traditions religieuses, avec la réaffirmation du judaïsme et l’expansion de l’Islam. Mais le phénomène important, c’est la prise de conscience de la généralité anthropologique de la croyance.
111L’un des artisans de cette prise de conscience a été Michel de Certeau11. Il a contribué à dissocier le mot « croyance » de son contexte exclusivement religieux, en montrant du même coup la généralité du phénomène. Le scientisme considère toujours le savoir comme un en soi indépendant des activités humaines qui le constituent et des croyances qui sous-tendent ces activités. Or, peut-on savoir sans croire ? La constitution d’un savoir scientifique ne dépend-elle pas elle-même d’un ensemble de croyances qui, pour être partagées, n’en demeurent pas moins des croyances ?
112Pour autant qu’elle devient effective, cette perception nouvelle transforme considérablement les conditions de l’entretien entre des hommes qui se réfèrent à des traditions intellectuelles et spirituelles différentes. Sans doute n’est-elle pas étrangère à la reprise actuelle de l’interrogation philosophique.
La question de l’espérance
113Comment une parole de foi chrétienne peut-elle se dire et se faire entendre au sein de ce monde agnostique que nous avons tenté de cerner ? Dans Le conflit des interprétations, c’est un « prédicateur prophétique » que Paul Ricœur évoque à ce propos : « Seul un prédicateur, je veux dire un prédicateur prophétique, qui aurait la force et la liberté du Zarathoustra de Nietzsche, serait capable tout-à-la fois de faire un retour radical à l’origine de la foi juive et chrétienne, et de faire de ce retour un événement de notre temps » (p. 438).
114Mais Ricœur ajoute : « Le philosophe n’est pas ce prédicateur prophétique». Avec les ressources de la philosophie, ou plutôt avec les ressources philosophiques dont je dispose personnellement, je tenterai, pour finir, d’esquisser une voie modeste, mais exigeante. En deçà de l’affirmation chrétienne, pouvons-nous, au sein de l’incertitude agnostique, maintenir la force d’un véritable questionnement métaphysique.
115Peut-être n’est-il pas opportun d’employer ce mot « métaphysique », qui déconcerte les non-philosophes, et qui suscite bien des controverses chez les philosophes. De façon délibérée, je laisserai de côté les discussions de style heideggérien sur le « dépassement de la métaphysique », et je prendrai le mot dans son sens le plus simple et le plus classique. Sont « métaphysiques », les problèmes qui concernent Dieu et l’âme, ou le rapport de l’âme à Dieu.
116L’objection préalable revient, car le simple emploi de ces mots : Dieu et l’âme, nous engage dans une solution religieuse du problème métaphysique. De fait, comment poser une question sans employer des mots qui anticipent sur la solution ? Mieux vaut déclarer d’emblée ce qui est en cause : l’idée, que nous a léguée la tradition chrétienne, mais qui a aussi des résonances grecques, d’une vocation divine de l’âme humaine. Avec les implications de cette idée : du côté de Dieu, un dessein créateur, du côté de l’homme, le désir d’un accomplissement ultime ; ou d’un « salut ».
117Tout est dit par saint Augustin lorsqu’il confesse : « Tu nous as créé pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en toi ». Mais, dans la problématique que je cherche à esquisser, cette phrase ne peut être un point de départ. Nous nous dirigeons vers elle, mais nous ne sommes pas immédiatement à la hauteur de ce qu’elle affirme. Au terme seulement, peut-être parviendrons-nous à reconnaître dans l’intimité qu’elle évoque l’objet même de notre espérance.
118Il nous faut donc partir de plus loin, d’une formulation plus neutre, moins déterminée, de la question de l’homme. Notre référence sera Kant. On sait que, pour lui, répondre à la question de l’homme, c’est répondre à trois questions préalables, qui constituent tout un programme anthropologique : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Entre ces trois questions, il y a un ordre. La question épistémologique et la question éthique sont premières. Mais elles ne suffisent pas.
119La conviction profonde de Kant est que l’on n’aborde pas vraiment le problème de l'homme si on s’arrête aux deux premières questions, si l’on ne pose pas aussi la question métaphysique de l’espérance. Pour lui, cette question doit être posée, même si elle nous entraîne hors du champ strict de la connaissance, vers cette région où nous n’accédons que par une « foi rationnelle ».
120Dès le point de départ de son enquête critique, Kant reconnaît qu’à son époque, les recherches métaphysiques sont discréditées par les incessants conflits du dogmatisme et du scepticisme. Mais il n’en refuse pas moins l’indifférence qui résulte le plus souvent de ce discrédit. Ainsi, dans la Préface de la 1e édition de la Critique de la raison pure, il écrit : « Il est vain de vouloir affecter de l’indifférence par rapport à des recherches dont l’objet ne peut être indifférent à la nature humaine ».
121Selon sa coutume, Kant ne se place pas sur le terrain des faits, mais sur le terrain du droit. Peu importe le nombre des indifférentistes, si leur attitude est contraire à la dignité de l’homme ! Détaillons ce qui nous est ainsi affirmé :
- le respect de la nature humaine, en sa dignité propre, implique certaines exigences qui méritent d’être universellement reconnues ;
- les questions métaphysiques font partie, au moins à titre de questions, de ces exigences universelles.
122On objectera que Kant présuppose, sans la justifier vraiment, son droit à tenir sur l’homme un discours universel. Il en est de fait ainsi, et ce présupposé le situe historiquement. Selon Gabriel Marcel, la pensée de Kant repose encore sur les assises d’une philosophie traditionnelle où subsiste, en profondeur, une assurance que des pensées ultérieures, surtout celle de Nietzsche, ont fortement ébranlée.
123Il est vrai : la recherche métaphysique de Kant est sous-tendue par un sentiment chrétien de la créature, qui reste très vif chez lui. D’autre part, sa confiance en ('universalité de la raison occidentale n’a pas été mise à l’épreuve de la découverte qui s’impose à nous : l’extraordinaire diversité des civilisations humaines. Dès lors, si nous voulons poser, avec Kant, la question, il nous faut revenir en deçà de ses certitudes.
124Si nous ne renonçons pas à l’universel, où le trouverons-nous, sinon dans la condition tragique des hommes, qui ne survivent que grâce à un labeur acharné, et qui sont toujours exposés à la souffrance, à la maladie, au vieillissement, pour être en définitive vaincus par la mort ? Il est certain que cette condition commune est prise dans le réseau des déterminations culturelles qui la particularisent. Le vécu concret du travail, de la souffrance, et même de la mort, est relatif à la différence des civilisations. Maintenons pourtant que, s’il est possible de toucher quelque part « l’homme fondamental », sur lequel Malraux s’interroge dans Les noyers de l’Altenburg, nous le trouverons dans cette fragilité, cette vulnérabilité, de l’existence humaine. Même s’il est vrai également que ce type d’insistance porte lui-même la marque d’une philosophie particulière. Et, je n’ignore pas ce que je dois à ma formation première, au fait d’avoir découvert jadis la philosophie grâce à Gabriel Marcel, juste avant la naissance de l’existentialisme sartrien, et dans le contexte d’une guerre mondiale.
125Mais je persiste à penser que cette problématique existentielle est appropriée à notre monde transculturel. Le choc de cultures nous renvoie à ce qu’il y a de plus fondamental dans la condition humaine, à cette détresse de l’homme vivant, livré à l’érosion du temps ; et c’est à partir de là que se pose la question de l’espérance, qui est d’ailleurs aussi bien la question du désespoir, toujours possible. Le temps emporte les individus, mais nous n’ignorons plus que les civilisations elles-mêmes sont mortelles. Et, dans l’ère atomique, nous apercevons une éventualité encore plus tragique : rien ne garantit que l’humanité tout entière ne disparaîtra pas un jour de cette Terre où elle a fait jadis sa lente apparition.
126Irons-nous plus loin en disant que, partout et toujours, cette détresse suscite l’interrogation humaine ? La chose est beaucoup moins sûre. Nous disons volontiers que, dans le passé, les croyances religieuses ont répondu aux questions posées aux hommes par leur condition. Mais nous présupposons ainsi le préalable de l’interrogation. Or, il se peut que les croyances religieuses aient devancé les questions et dispensé les hommes de les poser. En tout cas, les religions sont plus ou moins favorables à la naissance même de l’interrogation métaphysique. Sur ce point, je retiendrai volontiers une suggestion de Marcel Gauchet. Dans son livre sur Le désenchantement du monde12 il rapporte en effet au monothéisme l’ouverture d’un espace de questionnement mutuel entre le Dieu unique et l’homme.
127Dans le monde diversifié des cultures, et même au sein de cet univers de la technoscience qui tend à l’étouffer, la tradition occidentale reste toujours capable de représenter une force d’interrogation. Mais il lui faut avouer son historicité. Nous posons la question du mal, et donc aussi la question de l’espérance, en héritiers du héros grec défiant le Destin, et en héritiers de Job, interpellant le Dieu des Pères. Et c’est ce double héritage qui nous fait considérer que ces questions sont essentielles à la dignité humaine. Pour Kant, c’était encore une évidence ; pour nous, aujourd’hui, c’est une option, mais elle est liée à tout ce qui fait notre identité culturelle.
128Cette question de l’espérance, que nous jugeons essentielle, comment la formuler ? Kant engageait sa problématique dans deux directions, qu’il estimait l’une et l’autre importantes, mais entre lesquelles il n’a pas établi un rapport tout-à-fait clair. Dans la première direction, il s’agissait de savoir s’il nous est permis d’espérer une immortalité personnelle, seule capable de nous conduire au Souverain Bien, inaccessible en cette vie. Dans la seconde direction, il s’agissait de savoir si, prise collectivement, l’humanité peut trouver, dans son histoire passée, des raisons d’espérer un progrès vers un avenir meilleur, unissant les conquêtes de la culture et celles de la moralité.
129La première direction de l’espérance kantienne concerne donc le sort ultime de l’individu mortel, tandis que la seconde direction concerne le sens final de l’histoire humaine. Or, il faut bien avouer que, dans l’une et l’autre direction, l’agnosticisme contemporain oppose à une problématique de style kantien des difficultés préalables qui n’affectent pas seulement la solution des problèmes, mais déjà la possibilité de les formuler d’une façon quelque peu convainquante.
130Du côté de l’espérance historique, Kant repérait dans le passé une « intention cachée » de la Nature, ou de la Providence, qui aurait utilisé « l’insociable sociabilité » des hommes pour les mener de l’état de nature à l’état civil. Le signe de cette intention, c’était donc la naissance de l’Etat de droit, au sein duquel le citoyen peut espérer que seront garantis ses droits fondamentaux à la liberté, à l'égalité juridique, et à la participation au pouvoir. Et Kant s’appuyait sur cette lecture du passé pour espérer un nouveau progrès : l’accès à la paix perpétuelle par la formation d’une véritable communauté des nations.
131La postérité de cette réflexion kantienne ce sont les grandes philosophies de l’histoire du XIXe siècle, celle de Hegel, puis celle de Marx. Or, c’est un fait que nous vivons aujourd’hui le reflux de ces philosophies de l’histoire. Certes, nous avons toujours le droit de poser l’Idée d’une société humaine dans laquelle tous et chacun seraient reconnus, comme personnes, par tous et par chacun. Et cette Idée peut toujours nous guider dans notre vie morale et dans la détermination de nos choix politiques.
132Mais les philosophies de l'histoire allaient beaucoup plus loin ; elles affirmaient que notre effort pour réaliser la société de tous et de chacun est soutenu par un mouvement interne de l’Histoire, garantissant le succès final de cet effort. Les hommes d’aujourd’hui ont perdu la confiance en un tel mouvement de l’Histoire, la dirigeant vers une fin ultime. Privés du sentiment d’être insérés dans une histoire sensée, les individus se trouvent rejetés sur eux-mêmes, sur leur destin propre.
133Nous ne retrouvons pas pour autant la première direction de l’espérance kantienne. Bien au contraire, il s’est produit de ce côté un reflux qui est incontestable, bien qu’il soit plus difficile à saisir. Quand ? Comment ? Toujours est-il que nous constatons, après coup, l’effacement silencieux de la croyance effective en une vie future.
134Prenons l’un ou l’autre repère. En 1893, dans sa thèse sur L’Action, Maurice Blondel vise à rendre intelligible le dogme chrétien de l’enfer, déjà fort contesté. Mais il n’éprouve pas le besoin de fournir une démonstration de l’immortalité de l’âme. Il admet, comme une évidence première, que, dès lors que nous sommes nés, nous sommes voués à l’éternité. Cette évidence était-elle encore partagée par ses contemporains ? Si l’on remonte un peu plus haut, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme étaient les deux dogmes de La Religion naturelle de Jules Simon. En revanche, Léon Brunschvicg critiquera bientôt l'imaginaire de la survie, pour lui substituer, avec Spinoza, le sentiment de l’éternité présente de l’esprit.
135Les critiques rationalistes des images de l’au-delà ont joué un rôle certain dans la mise en cause des représentations chrétiennes de l’enfer, du purgatoire et même du ciel. En revanche, après la guerre de 1939-1945, le renouveau biblique et le renouveau patristique ont restitué les perspectives presque oubliées de l’eschatologie collective, avec ses aspects tragiques de bouleversement cosmique et de fin du monde, mais aussi avec ses grands symboles d’espérance : la délivrance des captifs, le retour des exilés, la réconciliation finale, la paix entre les nations, la nature soumise à l’homme, la guérison des blessures, le festin du Royaume...
136Alors, par opposition à l’immanentisme de la vision marxiste de l’histoire, les théologiens ont confronté l’espoir terrestre des hommes et l’espérance chrétienne. Cette confrontation poursuivait deux buts complémentaires :
- Par opposition à la chimère d’une « fin de l’histoire dans l’histoire », montrer la cohérence supérieure d’une vision chrétienne tournée vers un au-delà de l’histoire. Sur ce point, la pensée chrétienne s’accordait à la critique du millénarisme des « religions séculières » que faisait, de son côté, un agnostique comme Raymond Aron.
- L’autre objectif était de faire la preuve que, si elle le transcende, l’espérance chrétienne intègre l’espoir terrestre des hommes. L’enjeu était, cette fois, de riposter à l’objection nietszchéenne suivant laquelle le christianisme ne prêche que l’évasion du terrestre et le refuge dans les « arrière-mondes ».
137Cette seconde ligne conduisait à insister sur la présence actuelle du Royaume : sans plus attendre, nous sommes conviés, par le message évangélique, à entrer, hic et nunc, dans la vie supérieure de l’amour. Dès lors, un décentrement se produit. La théologie articule sans doute le « déjà là » et le « pas encore », la présence actuelle du Royaume et son épanouissement final. Mais qu’en est-il au niveau de la sensibilité religieuse ? L’accent portait jadis sur un au-delà sans lequel la vie présente serait livrée au non-sens. Or, de plus en plus, on cherche dans le christianisme un sens pour aujourd’hui, et même, à la limite, un sens qui resterait valable même si l’on ne pouvait croire en une vie future.
138La sensibilité chrétienne participe ainsi à un mouvement général, qui invite la philosophie à la réflexion. Les problématiques classiques ne supposent-elles pas acquis ce qui ne l’est pas, ou ce qui ne l’est plus ? Lorsqu’on s’interrogeait sur l’immortalité de l’âme, la question portait sur le réel, en présupposant, comme allant de soi, le désir d’immortalité. D’une certaine manière, la présupposition est encore plus forte du côté des pensées critiques. Il n’y avait guère de sens à dénoncer l’illusion de la vie future si l’on ne commençait par admettre que la croyance existe, et qu’elle correspond à un besoin psychologique. C’est d’ailleurs à la force de ce besoin que l’on impute l’illusion.
139Dans sa réflexion sur l’art, André Malraux a fortement souligné l’aspiration constante des hommes à se survivre par des œuvres qui défient le temps. Un autre moyen de se donner une postérité est d’engendrer des enfants par lesquels se perpétue notre nom. Mais ces formes de survie sont indépendantes de l’idée d’un au-delà. Qu’en est-il à cet égard ? prenons le problème par un autre bout : aujourd’hui, comme hier, même si nous avons peine à l’avouer, aux autres et à nous-mêmes, la mort continue de nous inquiéter, voire de nous obséder. Mais, de quoi avons-nous peur ?
140Je n’ignore pas la difficulté de répondre à une question qui engage la conscience personnelle – et l’inconscient – de chacun. Plus qu’à apporter une réponse, les considérations suivantes visent à déconcerter les perspectives habituelles, et à déplacer quelque peu le problème.
141Nous éprouvons un fort sentiment d’injustice lorsque nous voyons disparaître des enfants, ou bien des êtres jeunes, en plein éveil de possibilités qui n’ont pas encore pu être mises en œuvre. A l’autre extrême, nous sommes choqués par le spectacle d’une existence dont le prolongement s’opère dans les conditions de diminution ou de dégradation qui sont le fait de certaines maladies, ou tout simplement de la vieillesse. Et c’est peut-être ce que nous redoutons le plus pour nous-mêmes.
142Il y a des êtres qui meurent trop tôt, d’autres qui meurent trop tard. En disant cela, met-on en cause la mort elle-même ? Lorsqu’un homme meurt avec la conscience d’avoir achevé ses tâches essentielles, nous avons au contraire le sentiment d’une plénitude. Si tel est bien le problème, en quoi serait-il résolu par la perspective de l’au-delà ? Les êtres qui meurent trop jeunes n’en auraient pas moins été privés de leur vie. Et les êtres qui meurent trop tard n’en auraient pas moins subi une dégradation irréversible. Bref, que vaut en général la problématique suivant laquelle la vie future compenserait les injustices de la vie présente ?
143Sans prétendre répondre à toutes les questions, au moins peut-on esquisser une autre problématique. J’en trouve le point de départ chez Gabriel Marcel. Ce philosophe a vécu et réfléchi une exigence d’éternité qui était, pour lui, tout-à-fait réelle, mais qu’il rapportait à l’amour humain. Lorsque deux êtres s’aiment profondément, lorsque leur amour est pour eux une valeur essentielle, donnant un sens à leur vie, peuvent-ils ne pas espérer que cet amour survivra à la mort ?
144Nous repérons ainsi un désir d’éternité qui ne procède pas d’un manque, qui ne cherche pas une compensation aux échecs du présent, mais qui surgit au contraire d’une plénitude vécue. Nourrie de ce désir, la question de l’espérance se pose sérieusement, mais elle n’est pas pour autant résolue. Car rien ne garantit que ce vœu d’éternité puisse être exaucé.
145Une garantie, je ne l’obtiendrai jamais. Du point de vue rationnel, la certitude de l’espérance ne sera jamais définitivement assurée, car la force du désir n’implique pas qu’il soit réalisable. Du point de vue existentiel, je reste toujours exposé à la menace du désespoir. Toutefois, je puis encore avancer en posant une nouvelle question : l’amour, et son désir d’éternité, sont-ils choses purement humaines, ou bien répondent-ils à une invitation qui nous est adressée, venant du fond même de l’être auquel nous participons ?
146En posant cette question, je me laisse encore guider par Gabriel Marcel. Sans pouvoir développer, comme il le faudrait, le mouvement de sa pensée, je remonterai à un texte de jeunesse, qui préfigure toute sa recherche ultérieure. Dans son mémoire d’études supérieures de philosophie, publié bien plus tard sous le titre : Coleridge et Schelling13 Gabriel Marcel oppose à la fois au positivisme et à l’idéalisme le projet d’une philosophie qui affirmerait « que, ce qu’il y a en nous de meilleur et de supérieur ne peut pas être absolument sans relation avec ce qui est au fond des choses et qu’il doit y avoir quelque analogie profonde entre le principe interne qui les anime et le ressort même de notre activité ».
147Ce texte est programmatique. Il faudrait entrer dans la philosophie qu’il annonce, et à laquelle Gabriel Marcel a travaillé toute sa vie. Mais l’intérêt de ce texte, c’est l’ordre qu’il établit entre deux mouvements distincts et successifs : celui qui pose des valeurs, et celui qui réfère l’engendrement même de ces valeurs à une connivence avec le Principe même de l’être.
148Les deux mouvements se distinguent. En deçà de toute affirmation métaphysique ultérieure, nous pouvons reconnaître « ce qu’il y a en nous de meilleur et de supérieur » dans cet amour qui nous élève au-dessus de nous-mêmes vers un plus ou un mieux-être. Et les deux mouvements s’articulent. Notre attachement à la valeur, non de l’amour en général, mais de cet amour qui nous fait être, peut nous faire espérer une connivence entre ce qui devient ainsi le ressort même de notre activité et le Principe des êtres.
149La question décisive se pose à la jointure des deux mouvements : le prix attaché à l’amour relève-t-il de la seule initiative de l’homme, ripostant par l’engendrement du sens à l’indifférence du monde et au malheur de sa condition ? Ou bien répondons-nous ainsi à un appel qui est aussi un recours, de telle sorte que nous puissions reconnaître au principe de tout l’Amour qui nous donne d’aimer ?
150Posée jusqu’au bout, la question de l’espérance conduit à cette alternative, devant laquelle aucun savoir objectif ne dispense chacun du risque de l’option. La question de la connivence avec le Principe – ou avec Dieu – reste en ce sens une question, même pour celui qui fonde sur elle son espérance. L’agnostique ne devrait-il pas au moins reconnaître que la question comme question importe à la dignité de l’homme ? Il le semble, puisque le choix qu’elle propose porte sur deux conceptions de cette dignité. Mais on retrouve ici le partage interne de l’agnosticisme. Plus il tend vers l’indifférence religieuse, plus la question elle-même lui apparaît vide de sens. En revanche, elle reste investie, comme question, pour un agnosticisme interrogatif.
Notes de bas de page
1 Dans Le Modernisme. Paris, Beauchesne, 1980, p. 981, (« Philosophie », no 5).
2 Contexte philosophique de la restauration du thomisme en France au XIXe siècle. dans L’Enciclica Aeterni Patris. Significato e preparazione, Rome, Libreria editrice Vaticana, 1981.
3 Cf. Le centenaire de l'Encyclique Aeterni Patris, dans Nouvelles de l'Institut Catholique de Paris, avril 1980.
4 Paris, P.U.F., 1965.
5 Nous avons précisé ce concept de « système doctrinal » dans l'article cité à la note 1 (p. 2327).
6 Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985.
7 Traduction française, Paris, Ed. du Centurion, 1971.
8 Paris, N.R.F., Gallimard, 1982, (Bibliothèque des histoires).
9 Publié dans le volume collectif : Athéisme et Agnosticisme, Bruxelles, Edition de l'Université de Bruxelles, 1987.
10 Cf. Jacques AUDINET : Ethique et Société, à propos de Durkheim, dans Ethique, Religion et Foi, Paris, Beauchesne, 1985 (Le point théologique, no 43).
11 Cf. L’institution du croire, dans Recherches de sciences religieuses t. 71 1983, p. 61-80.
12 Paris, N.R.F., 1985 (Bibliothèque des sciences humaines).
13 Paris, Aubier, 1971.
Auteur
Professeur de philosophie à l'institut Catholique de Paris
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