Chapitre II. Appartenance ecclésiale et conversion personnelle
p. 27-39
Texte intégral
1Vingt siècles d’histoire, au travers d’avancées et de reculs, ont tenté de le dire, et le temps présent en prend, à niveau collectif, une conscience nouvelle sinon originale : la foi des chrétiens, parmi les types d’engagement religieux qui se font jour en ce monde, se signale par le fait qu’elle est essentiellement ordonnée à l’annonce de l’Evangile. Il s'agit là d’une bonne nouvelle, fondamentalement promesse de béatitudes, un message au sens lourd adressé à l’homme au titre même de son humanité. Est-ce à dire pour autant que l’on soit fondé à jouer l’Evangile contre l'institution, en écartant comme inessentiel ce qui, dans le christianisme, ressortit au régime commun des religions en ce qu’elles comportent des aspects organisationnels et disciplinaires ? Là est la question de fond qui traverse l’histoire et qui, de nos jours, en raison même des mutations culturelles, sociales et politiques, revêt une actualité plus vive. Même si, de tous temps, spirituels et mystiques, l’ont vécue dans leur esprit et dans leur chair, fût-ce au prix de disgrâces temporaires ou durables. La question qui s’impose avec force n’est autre que celle-ci : comment en venir à articuler, concrètement, appartenance ecclésiale et exigence de conversion personnelle ? Cette dernière étant tributaire de processus divers, s’imposant à certains sans crier gare, avec la force d’une évidence irrépressible ou bien au terme d’un parcours qui comporte sa logique propre, contraignante.
2Conversion personnelle ? Une question qui, de prime abord, pourrait se présenter comme une résurgence de la problématique qui, en tout domaine, s’efforce d’articuler le singulier et l’universel, l’individuel et le politique, le personnel et le social. Mais il y a plus en l’occurrence. Car, si, concernant le christianisme, une chose semble acquise, c’est qu’il est religion de salut. Or le salut, en tradition biblique, revêt indiscernablement l’un et l’autre de ces aspects : il concerne l’individu, dans sa responsabilité inaliénable, en le saisissant tout à la foi au sein d’un peuple ou d’une communauté qui toujours seront perçus comme le véritable sujet de l’alliance. Sans que pour autant la relation à l’individu comme tel se trouve remise en cause. Une véritable nécessité de principe semble d’ailleurs interdire de penser quelque disjonction entre ces deux aspects, dont chacun se trouve être le contenu et le dynamisme de l’autre. Ce dont font preuve, de façon commune, tant la mentalité du croyant que le discours de l’institution : l’Eglise, à travers ses décisions dogmatiques ou disciplinaires, propose une certaine formulation de la foi à ceux qui la reconnaissent comme maîtresse de vérité et de vie ; corrélativement, l’exigence spirituelle qui habite les croyants doit ou devrait les pousser à une adhésion franche à la communauté Eglise.
3Rien en cela, d’ailleurs, d’un simple face à face assorti d’un échange de déterminations qui serait fruit d’une relation seulement spéculaire. Car la cor-respondance en cause est toujours à construire autant qu’à reconnaître, ce qui signifie qu’une dynamique de vie s’inscrit nécessairement dans ce rapport et dans son accès à l’ordre symbolique. La logique de l’appartenance pousse au maximum de leur signification, dans un mouvement jamais achevé, souvent difficile et cahotant, le double honneur qu’il convient de rendre à la fois à l’individu et à la communauté. Et si l’on table sur le fait que le premier peut espérer trouver son accomplissement en devenant « membre » de la seconde, l’on ne saurait méconnaître le danger d’étouffement qui le menace dès lors qu’il ne vivrait pas la distance nécessaire à l’exercice de sa liberté. Or ce danger n’est pas illusoire, si paradoxal qu’il puisse paraître, puisqu’il s’agit d’une institution qui, ainsi que je viens de le dire, se donne à connaître comme « maîtresse de vérité et de vie ». En sorte que ce danger semble plus grand quand il s’agit de relation au corps ecclésial que lorsque se trouve seulement en jeu un rapport peut-être moins prégnant à un organisme syndical, politique ou culturel. Cela justement pour la raison que l’Eglise, reconnue, sinon comme celle par qui vient le salut, du moins comme le lieu où celui-ci, selon l’ordre des choses, peut nous atteindre, est revêtue à ce titre d’une autorité plus grande que celle de n’importe quel groupe. Voilà pourquoi la possibilité d’une surévaluation de son rôle n’est pas chimérique. La question retrouve donc sa pertinence qui porte sur le droit qu’a l’individu de faire valoir l’exigence personnelle qui l’habite, le cas échéant, face à une contrainte institutionnelle qui, même s’il y a lieu de le regretter, ne peut toujours la prendre en compte, aux prises qu’elle se trouve avec une priorité accordée à une régulation générale des rapports communautaires.
I. L’appartenance et le couteau
4Ce qui est en cause, en vérité, c’est ce que l’on pourrait appeler une anthropologie du croire. L’expression ne doit pas prêter à confusion. Car elle n’est pas à entendre comme la visée d’un savoir en forme de préalable, qui tiendrait dans la reconnaissance d’une « nature » simplement donnée et imposant ses exigences de façon incoercible ; pareille « anthropologie » demeurerait prise dans la perspective d’une ontologie fondamentale, évacuant de soi l’élément décisif qu’est le dynamisme d’une auto-réalisation, le sujet ayant à « venir à lui-même » en s’éveillant aux relations qui le constituent comme sujet. D’où la signification proprement factitive qui revient ici au verbe « croire », infinitif lourd du mouvement d’un devenir. Loin d’être un préalable, l’anthropologie en cause ressortira à un résultat : quelle est donc la conception de l’homme qui peut s’engager d’une libre adhésion au donné de la foi, à la proposition du salut ?
5Puisque c’est du sujet qu’il s’agit et de sa situation par rapport à l’universel dans lequel il s’inscrit, c’est le sujet comme tel qui est déterminant. L’appartenance qu’il lui revient d’exprimer s’enracine dans la liberté qu’il est susceptible de vivre par rapport à l’objet même de cette appartenance. Si l’on me permet d’aborder cette difficile question à partir d’un jeu de mots, je dirai que l’on ne peut « appartenir » à moins d’en venir à « tenir à part », une manière d’exprimer le fait de s’affirmer dans son autonomie propre, dans sa non-dépendance radicale par rapport au groupe de référence que représente ici la communauté Eglise. Sans verser dans quelque facilité en évoquant l’économie de la Croix et en abusant peut-être de son symbolisme, n’est-ce pas parce qu’elle exprime les conditions radicales d’un être-avec faites d’une conjonction de présence/distance qu’elle vaut comme révélation de l’identité mort/vie ? C’est bien à ce niveau que se joue l’appartenance du sujet à la communauté et à lui-même.
6Mais comment l’homme réussirait-il à tenir-à-part en liberté, s’il ne consentait à une authenthique distance au sein même de l’adhésion ? Propos d’autant plus difficiles à entendre qu’ils peuvent apparaître de prime abord comme contradictoires, à moins qu’ils ne soient un signe d’hypocrisie/schizophrénie. « Je reprends ce que je donne, ou, mieux, je ne donnerais qu’à raison de reprendre »... Précisons-le tout de suite : cultiver la distance n’équivaut pas à engager une attitude négative ou critique qui viendrait en quelconque diminution de l’adhésion requise ; c’est au contraire lui offrir les conditions de s’affirmer dans sa signification humaine, qui est celle même d’une alliance librement consentie entre des termes qui, idéalement, n’ont pas « besoin » l’un de l’autre, au sens immédiat et seulement utilitaire de ce dernier terme. Pas davantage au sens où quelque chose fonctionnerait à la manière d’une excroissance hors du sujet, c’est-à-dire de façon aliénante. Distance, ici, ne dit pas évasion, mise à l’écart, fuite ou désengagement ; elle ne ressortit pas à l’attitude que l’on adopterait pour se permettre une sorte de relâchement de tension ; elle ne fonctionne pas comme une soupape prudentielle que suivrait bientôt une reprise sur soi du fardeau. Que désigne-telle d’autre, cette distance, sinon un certain seuil de silence et d’intime résonance qui permet de mieux percevoir la proximité des voix ? En dernier ressort, elle signifie l’acte par lequel se vérifie que la dimension communautaire, non seulement n’exclut pas la présence de l’individu à lui-même, mais, prise selon ses attendus de paradoxe humain pleinement honoré, est la condition de cette venue à soi qui constitue la dimension spirituelle de la naissance du sujet. Est-il besoin de dire qu’elle n’est jamais achevée ?
7Je proposerai ici un détour qui me semble éclairant. L’on connaît l’injonction faite à Abraham, le père des croyants, lorsque Dieu l’arrache à sa patrie, à Ur en Chaldée : « Va vers le pays que je t’indiquerai ». Restitué par la traduction d’André Chouraqui et récemment commenté par la psychanalyste Marie Balmary dans son ouvrage sur Freud et la Bible intitulé « Le Sacrifice interdit », le texte porte en fait : « Va vers toi dans le pays que je t’indiquerai ». Si le couteau de la parole tranche ici l’appartenance première d’Abraham à sa terre et à sa maison, c’est d’abord pour qu’il puisse s’appartenir à lui-même. Comme tout homme, Abraham était venu à l’être, avait grandi dans une configuration sociale qui le faisait une partie d’un tout, familial, culturel, religieux. C’est de ces liens justement qu’il a à être libéré s’il doit naître à lui-même : des liens qui l’attachent à son pays, à ses proches, Sarah, Isaac. Il a à l’être par rapport à Dieu lui-même. Et le changement de nom qui exprimera au plus profond cette naissance à lui-même — « Tu ne t’appelleras plus Abram, mais Abraham » — le met à cette distance intérieure requise pour que la relation à venir puisse être relation de « liberté ».
8Rassembler ce périple dans une séquence de termes n’est-ce pas dire que ce qui d’abord est lié doit être délié ? C’est dans ce passage justement que se trouve agir le couteau de la parole qui, reconduisant l’individu à lui-même, le fait livre pour l'alliance à contracter. Lier/délier/allier ; tenir-à-part pour appartenir ou pour faire acte d’appartenance ; venir à soi pour être en mesure de se vouloir membre d’une totalité organique, à distance égale de toute domination et de toute servitude. En ce sens radical, la conversion est accession à soi-même en même temps qu’à cet autre qu’est la communauté d’appartenance.
9C’est bien pourquoi la communauté ne saurait être pensée comme une réalité première, qui, à partir de sa propre logique, imposerait ses canons. Peut-être est-ce là la critique la plus forte que l’on serait fondé à opposer à ce que j’appellerais une certaine « mystique de la communauté », même si celle-ci trouve une certaine justification socio-culturelle, ne serait-ce que dans l’éclatement culturel et la mobilité sociale de nos pays d’Occident. J’estime nécessaire néanmoins de porter un jugement sur sa figure conceptuelle, qui excède les accentuations ou les infléchissements d’un temps.
10Le danger de totalitarisme institutionnel qui peut se faire jour ici a déjà été évoqué. C’est alors que l’Eglise, communauté de salut, ancrée dans la conscience de ce que l’on appelle son institution divine, peut se présenter comme la seule règle de la foi, et subordonner la vérité du croyant à la reconnaissance qu’il lui faudrait faire de la transcendance dont elle se dit investie. Voilà qui va à l’encontre de cette distance à laquelle l’Eglise ne saurait échapper vis-à-vis d'elle-même et de son propre pouvoir, tant au niveau de son fonctionnement que dans la conscience de ses responsables. Quelle peut en être la forme ? La plus simple consisterait dans la reconnaissance de ce que l’Eglise n’est pas totalement ce qu’elle annonce : en elle, le Christ est là et n’est pas là. Annonciatrice d’un message, elle ne l’est pas en son contenu. Elle dit le Christ présent, dans l’identité du Corps mystique et du corps social qu’elle constitue ; mais devrait demeurer vivante en elle, quasi palpable, la dimension judaïque de l’attente et du différé. Elle offre et n’offre pas — mais peut-il en être autrement ? — ce que le croyant est fondé à requérir d’elle tout en apprenant au fil de son expérience et de l’histoire qu’il n’est pas de sa vocation de la satisfaire. Le philosophe pourrait dire que sa figure n’est pas adéquate à son concept. Elle demeure donc essentiellement tendue vers la réalisation de ce qu’elle promet. Sans doute est-ce seulement à ce titre qu’elle peut remplir son rôle : annoncer la Bonne nouvelle en donnant le goût de la conversion au prix d’un consentement en elle à un au-delà d’elle-même.
11Peut-on parler alors d’une « conversion » de l’institution ? Le mot serait surfait dans la mesure où, comme telle, une communauté n’est pas une personne douée de liberté. Il importe cependant qu’on l’inscrive dans le lieu et dans la fonction qui sont les siens ; ce qui veut dire qu’elle se trouve posée comme celle qui disparaît, en ce sens précis qu’il lui échoit d’annoncer ce qu’elle n’est pas et qu’elle doit faire advenir. Voilà qui explique qu’à aucun moment et sous aucun rapport l’Eglise n’est pôle de référence ; à aucun moment et sous aucun rapport elle n’est un centre autour duquel auraient à se disposer les hommes et le monde. Tout se trouve faussé dès lors que l’on voit en elle une réalité englobante par rapport à laquelle ou au sein de laquelle il y aurait à se définir. Car l’Eglise n’est rien de moins mais rien de plus que le lieu en lequel l’homme peut se dire face à Dieu, autrement dit face à lui-même en sa vérité ultime.
12Telle est la dimension de l’expérience croyante selon la logique du christianisme. Faite de mémoire et d’invention, elle conjuge rappel de ce qui fut avec libre découverte de l’inouï qui sollicite la conscience. Ce qui fut ? L’aventure du Christ, dont le destin reprend de façon originale et quasi unique la révélation faite à Moïse : nul ne peut voir Dieu sans mourir. C’est bien pourquoi ce que l’on peut appeler la crucifixion phénoménale du Christ n’est en fait que le signe et la venue à visibilité d’une crucifixion originaire, proprement ontologique, là justement où se joue la conversion à la distance/présence ou à la présence distanciée. Ce qui sollicite l’homme ? La tâche de faire advenir une figure neuve dans un contexte d’histoire inédit.
13Le déjà et le pas encore articulés : le mystique n’y échappe pas. Peut-être est-ce cela, après tout, qui fait sa spécificité la plus profonde. Pour ou contre l’institution, là n’est pas la question. Mais, en tout état de cause, ce qui lui importe c’est de dire Dieu à travers une vie, fût-ce au prix le plus élevé qui soit : « Va », sans condition. Cette distance qui ramène vers les terres de la promesse en dehors desquelles les liens sont trop forts pour qu’advienne une renaissance. Là même se trouve la source constituante, si l’on peut dire, et le principe d’une venue à soi telle qu’elle a nom « conversion ». Dans une distance vis-à-vis de tout « modèle », fut-il celui du Christ lui-même. Car l’anthropologie du croire culmine dans le paradoxe d’une relation à soi-même et aux autres qui sont absence de soi, aux autres et à Dieu lui-même. L’instrument de l’appartenance c’est le couteau qui tranche les liens des dépendances enchaînantes.
II. Les déplacements propres à notre époque
14De tout temps, le rapport de l’individu croyant à la communauté Eglise a suscité non seulement des tensions de parcours mais des questions essentielles confinant au dilemme. Chaque époque eut à en connaître en fonction d’un contexte culturel bien déterminé. Quels sont les traits plus spécifiques qui marquent la résurgence de ces questions en notre temps ? L’on peut dire d’abord, de façon globale, qu’une certaine marginalisation du religieux, relégué au rang des options subjectives échappant plus ou moins à l’ordre des raisons, s’accompagne curieusement d’une certaine avidité dans la découverte ou redécouverte de ces valeurs lourdes que sont la communication et la communion. Cela même en dépit d’une conjonction qui aurait de quoi décourager : alors que les moyens de communication ne cessent de se développer dans le sens de l’extension non moins que dans celui d’un affinement quasi indéfini de l’instrument lui-même, les aveux de solitude et d’impuissance concernant l’individu se font plus pressants. A quoi s’ajoute la perte de références, d’un côté, avec une perception concomitante de la diversité du vivre et, de l’autre, la recherche d’un ancrage dans un certain universel qui est loin d’être systématiquement taxé d’utopique d’être pressenti comme tel.
15Qu’est-ce que l’individu et quel est son rapport à la communauté ? Qu’est-ce qui fait la vérité du croyant, de sa venue à lui-même, et quelle peut être sa relation à l’Eglise entendue comme communauté de salut ? Parmi d’autres possibles, je retiendrai quatre notes qui me paraissent déterminer, de ce point de vue, la figure du présent.
16Je tiens tout d’abord à souligner qu’un siècle d’exploration patiente d’une psychologie des profondeurs a mis ou remis en lumière, dans la constitution de toute anthropologie, la dimension du désir. La pente est facile d’une sublimation de ce terme et de ce qu’il représente. Il importe donc de s’en garder, même si l’on peut entendre en bonne part l’approche commune qui l’oppose à la réalité apparemment plus concrète et plus immédiate, en tout cas plus utilitaire, du besoin. En fait, les deux éléments sont moins disjoints qu’on ne pourrait le penser, au point d’en arriver à échanger leurs déterminations. Doit-on dire que le désir présuppose la satisfaction des besoins élémentaires ? Ce qui signifierait qu’il vient après cette satisfaction, et qu’il la creuse d’un manque nouveau qui ne saurait être, quant à lui, objet de satisfaction immédiate. Pour ma part, je ferais mienne cette vue des choses qui fait du désir et de sa valence d’esprit la forme-type du besoin qui traverse l’homme, en son intelligence et son affectivité. Avec une note de gratuité qui exprime bien la distance essentielle à la relation. Ici encore l’on retrouve cette réalité capitale de la distance qui a été le fil conducteur de notre précédente réflexion.
17Au-delà de cette considération encore formelle, quel contenu peut-on assigner au désir qui habite l’homme et le définit ? Quel est le déplacement qu’il serait susceptible d’opérer en ce qui concerne la relation entre l’individu et la communauté, entre conversion personnelle et exigences ecclésiales ? J’avancerais, pour ma part, que la dynamique du désir rejoint ce qu’il y a d’ultime dans le singulier en touchant en lui ce que j’appellerais son « appétance communionnelle ». Ici, la psychologie des profondeurs rejoint au plus près la philosophie dialectique dans son insistance sur l’intersubjectivité et le mouvement de la « reconnaissance », pour affirmer que ce qui forme le « fond » de l’homme, son Grund, si proche au demeurant de son Abgrund (abîme), n’est autre qu’une certaine identité en advenir entre son « être-pour-soi » et son « être-pour-un-autre », ou, comme l’aurait exprimé l’ancienne Scholastique, son « esse in » et son « esse ad ». C’est bien cette primauté de la relation qui qualifie le désir, pour faire de lui le mouvement qui articule présence à soi et présence à autrui. Sans qu’aucune prévalence ne soit décelée, à tout le moins en principe, au niveau de l’une ou de l’autre de ces dimensions.
18Une analyse qui certes ne saurait annuler ni occulter les conflits. Elle permet au moins de ne pas opérer un blocage les concernant sur ce qui serait un défaut de pensée, plus redoutable en ces matières que ne le serait un manque de générosité. Restent dans l’individu les tendances au retrait/repli — tout le contraire de cette distance qui est désenclavement de soi — que ces manifestations soient imputables au narcissisme ou à la peur. Quoi qu’il en soit, l’homme semble acquérir une plus grande maîtrise dans la manière de gérer les difficultés théoriques ici posées, ce qui lui confère les moyens d’échapper à l’alternative dualisme/monisme qui marque une déformation de la véritable articulation entre le singulier et l’universel, soit par l’« étrangèreté » des termes, soit par un idéal de « fusionnalité ».
19Le mouvement qui vient d’être dessiné n’admet aucune figure conclusive, aucune détermination finale. Car il n’y a pas de repos possible dans ce procès d’adéquation entre le plus intime de l’être et son inscription dans une constellation relationnelle, — quelle que soit la forme que puisse prendre cette présence à une cellule d’Eglise. C’est ici précisément que vient au jour une seconde note de la modernité croyante qui permet d’envisager un certain déplacement du rapport entre individu et communauté. Les historiens de la pensée religieuse s’accordent pour souligner l’importance qu’a représenté, voici plus de cinquante ans, la découverte ou la redécouverte de la dimension ecclésiale dans l’expérience du croyant tenté de privilégier de façon unilatérale les critères individualistes. Quelques ouvrages majeurs — s’imposent surtout les noms de Yves Congar et de Henri de Lubac — illustrent ce mouvement théologique, qui coïncida avec le plein essor de l’Action catholique. Vatican II donna à cet abord des choses une caution doctrinale et disciplinaire certaine. Il reste que le mouvement engagé est encore en recherche de son point d’équilibre. Voilà qui se donne à connaître par bien des surenchères psycho-affectives provenant de groupes particuliers non moins que d’appels des instances du gouvernement de l’Eglise qui, les uns comme les autres, conduisent à une surévaluation de ce qu’il faudrait alors qualifier d’« idéologie communautaire ». A cet égard, je tiens à rappeler ce qui fut dit plus haut : appartenir à un corps social, fût-il revêtu de la dimension spirituelle affirmée que l’on est en droit de reconnaître à l’Eglise, implique que le sujet de la relation puisse « tenir à part » et qu’il soit en mesure d’apporter à l’assemblée la force de son autonomie en même temps que son exigence de conversion personnelle. Cela, encore une fois, sans méconnaître les contraintes que suscitent chez nos contemporains l’éclatement culturel et la mobilité du tissu social : besoin quasi incoercible de regroupement par affinités se traduisant parfois par une recherche de chaleur agrégative.
20Contre toute réduction à l’identique, il convient de prendre en compte un troisième élément de notre modernité, qui semble s’imposer à la conscience religieuse aussi bien qu’aux autres champs du savoir : le refus délibéré des constructions théoriques omni-englobantes, et l’attention portée, en tout domaine, sur les singularités et les différences.
21L’autre et l’altérité, les différences et les différents représentent des termes lourds, c’est-à-dire chargés d’un contenu d’expérience et, à raison de cela, d’une exigence dynamisante. Ce qui veut dire que le mouvement de la pensée et de l’expérience ne saurait plus être présenté comme procédant d’une intériorité claire susceptible comme telle d’engendrer sa propre figure d’histoire : ce sont bien plutôt les différences données ou, si l’on veut, le donné des différences et des formes de relation qui constituent le point de départ pour une analyse signifiante de l’altérité et de la différence. Au plus large de ces questions et pour en quelque sorte en esquisser le champ d’origine et le déploiement l’on évoquera l’éclatement culturel, avec sa dimension extérieure qui relève d’un brassage inédit des populations, lequel, quels que soient les soubresauts qu’il provoque, constitue un phénomène irréversible ; l’on évoquera en même temps une dimension intérieure qui est le renoncement obligé de toute figure de civilisation à un centrement sur elle-même et sur ses propres principes. Au sein de l’univers religieux, et plus spécialement dans le monde chrétien, cette prise en compte plus affirmée des différences se traduit par exemple dans l’intérêt porté aux relations inter-Eglises, qu’il s’agisse des Eglises locales ou d’Eglises des différentes confessions chrétiennes. En ce qui regarde les premières, il faut bien l’avouer, l’intérêt est loin d’être généralisé ; une manière de dire combien il demeure encore le propre de groupes restreints. A cet égard, ce seraient les épiscopats des différents pays d’Europe, de même que des autres continents qui ouvriraient la marche par des rencontres répétées et souvent devenues régulières. Mais qu’en est-il du mouvement œcuménique ? En tout état de cause, et quelles qu’en soient les lenteurs et les atermoiements, il est passé le temps où il pouvait apparaître, non sans raison, comme une tentative pour provoquer le retour des « frères séparés » à une communauté de référence qui n’aurait subi ni dommage ni diminution, au moins pour l’essentiel, lors des ruptures qu’elle connut. Certes, n’est pas encore passée dans les moeurs la position hardie, et qui va à l’encontre d’une certaine sensibilité qui a fait souche, d’un Karl Rahner proposant d’aborder le schisme majeur intervenu en Occident au XVIe siècle comme une question ressortissant essentiellement à la théodicée, c’est-à-dire comme une question que le chrétien aurait à poser à Dieu lui-même, pour lui découvrir une significtion qui serait au bénéfice de la chrétienté dans son ensemble. Quoi qu’il en soit, ce qui d’ores et déjà tend à s’imposer est que l’unité vers laquelle les chrétiens sont convaincus d’avoir à tendre ne peut être, en tout état de cause, qu’une « unité plurielle », pour reprendre la belle expression de Pierre-Jean Labarrière, dans laquelle les différences, non seulement ne seraient pas abolies, mais devraient être composées de telle sorte qu’elles s’éclairent l’une l’autre et contribuent à faire connaître, toutes ensembles, les facettes multiples et diverses de cette vérité non pas tant englobante/absorbante que présente dans chacune de ces figures comme l’au-delà de ces figures mêmes.
22Voilà qui m’amène à la quatrième des notes que je propose de retenir : entre les valeurs de l’appartenance ecclésiale où prime la dimension de l’unité, et celles de la conversion personnelle, qui mettent davantage l’accent sur le caractère irréductible de l’engagement du sujet, se manifeste une conscience plus vive de ce qu’il existe une tension qui serait taxée d’insurmontable si on l’envisageait sous son aspect négatif, mais qu’il importe de déchiffrer comme bénéfique dans la mesure où elle est l’expression d’un dynamisme qui forme à l’expérience de la foi. Dans leur ensemble, et je n’y vois pas tant un effet quantitatif qu’une visée d’avenir, les chrétiens semblent avoir accédé à une conscience plus vive de l’inanité de toute solution unilatérale, et donc faire preuve d’un certain goût pour échapper en principe au régime des extrêmes, celui de l’individualisme et celui du « communautarisme », les deux tendances étant comprises ici en leur sens lourd, autrement dit déterminant non seulement un certain style de pensée et d’action mais fonctionnant à la manière d’une quasi idéologie.
23Un terme peut résumer l’inconfort de cette situation en mouvement et traduire au mieux la signification positive qu’elle revêt, je veux parler de ce que l’on peut appeler l’accès au régime de la question. Je ne l’assimilerai pas à ce qui, dans bien des milieux chrétiens, s’est imposé, dans les années postconciliaires, à ce qui faisait recette sous l’appellation « d’être en recherche ». Sans en méconnaître les aspects valables, relevant d’une remise en question à caractère positif et même constructif, il est vrai qu’en bien des cas, une certaine déstabilisation gratuite prenait le pas sur une volonté de continuité grevée systématiquement de quelque suspicion. La question telle que je l’entends et que l’honorent nombre de ceux qui ne se contentent pas d’une situation de fait, présente, à la fine pointe de l’esprit, la marque de cette distance que l'on a reconnue nécessaire à l’exercice de la liberté. Une exigence dont témoignent bien des groupes d’étude, de réflexion et d’engagement qui ressentent l’urgence de poser les questions que leur inspire la condition de l’homme dans son aspiration à la radicale liberté. Cela à plus d’un égard, et en particulier dans une confrontation avec certaines prises de position de la hiérarchie catholique. Pour certains, la conscience de ce qu’est la liberté à vivre et à inventer postule que la question posée ne souffre pas de condition.
24Peut-être est-ce à ce prix que les questions de justice ne sont plus séparables, pour beaucoup, d’une confession d’appartenance au Christ. Car il s’agit là d’un champ proprement incommensurable, où justice et liberté se rencontrent, s’entrecroisent et s’identifient, et qui dessine le lieu de véritables conversions au sens d’un quasi retournement dans la manière de comprendre le monde et la relation à l’autre. De surcroît, il est significatif que chez ceux pour qui la parole entre hommes, dès lors qu’elle atteint aux régions d’une certaine radicalité de l’existence, est proprement créatrice — d’une créativité diversifiée à l’infini de la relation interhumaine — l’appartenance religieuse est affaire seconde. Non pas qu’elle ne compte plus. Mais, prise avec sérieux, elle renvoie l’homme à sa source, son fond/abîme, Grund/Abgrund, car elle n’a pas pour fin de lui conférer quelque titre de noblesse. Peut-être est-ce là l’une des raisons de l’urgence sinon de l’affolement qui s’empare de certains, pressés qu’ils sont de redéfinir l’identité chrétienne. J’ajoute que la radicalité de la parole qui rend possible un échange inconditionnel entre les hommes s’accompagne souvent, à la manière de ce que je dirais être une connivence des abîmes, d’un sens aigu de ce que représente aujourd’hui la faim dans le monde : une atteinte des plus fondamentales qui soit à la liberté, à raison même de l’effet de déshumanisation qu’elle entraîne. Sans doute est-ce à ces niveaux-là que la distance se trouve appréhendée et vécue avec l’acuité du couteau qui, au sein même de l’appartenance, porte la contradiction.
25En conclusion, j’avancerai cette hypothèse, au risque de me voir reprocher une lecture exagérément optimiste de la situation : ce temps, et quels que soient les phénomènes qui immédiatement offriraient ici un démenti, semble se distinguer par un souci de l’authenticité, qui se traduit par l’exigence d’un accord entre théorie et pratique. En témoigne la question éthique, au sens large du terme, mais encore l’action culturelle avec ses efficiences sociales et politiques. Pour les chrétiens, avec tant d’autres, la liberté prend visage d’une libération nécessaire, plus soucieuse d’affirmer un primat de l’Evangile que de se régler sur des exigences institutionnelles — dogmatiques et/ou disciplinaires — plus immédiatement ordonnées au bon fonctionnement de la communauté, à sa visibilité, sans prendre suffisamment en compte ses finalités extérieures.
26Qu’est-ce donc qu’être « disciple » du Christ aujourd’hui ? Si l’on en revient à l’étymologie de ce terme, c’est essayer de se mettre à son école, ce qui n’est autre chose que de prendre à son compte la logique intérieure et le dynamisme de l’Evangile. Privilège à la rectitude du coeur par rapport aux déterminations culturelles ou aux injonctions qui regardent le comportement. Une « mise à l’école » qui conjugue conversion de la personne, dans sa dimension mystique, et la tension consentie avec les lieux qui sont ceux de l’alliance, l’Eglise en l’occurrence, elle-même invitée aussi et par là à la modestie des cheminements longs.
Auteur
Enseignant au Collège international de philosophie, Paris
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