Y a-t-il une société civile belge ?
p. 127-131
Texte intégral
Introduction
1Expliciter la deuxième des questions autour desquelles se structure cette rencontre-débat, n’est pas chose facile.
2En effet, le titre - « Y a-t-il une société civile belge ? » - s'il procède d’un louable souci de symétrie, prête pour le moins à équivoque, et sa formulation doit être dépassée pour en cerner l’enjeu.
3En l’occurrence, le vocable « société civile » pose un problème : concept « incontournablement moderne » s’il en est, qui tend aujourd’hui à se faire dépasser par celui de « société concrète » au hit-parade des jargonautes de cette fin de décennie.
4Selon les manuels de base de la sociologie, il faut entendre par « société » la multiplicité des interactions des sujets humains qui forment le tissu fondamental et élémentaire d’une collectivité, et qui lui confèrent ainsi une existence et une réalité spécifiques, autres que celles de la somme des individus qui la composent1.
5Il ressort clairement de l’introduction au thème général de cette journée2 que ce ne sera pas cet objet, « brut » en quelque sorte, qui retiendra notre attention, quel qu’en soit l’intérêt. La valeur ajoutée de la notion de « société civile » se retrouve dans ce qu’elle recouvre en fait l’ensemble des institutions par lesquelles les individus poursuivent leurs intérêts communs et organisent ainsi la division du travail social sans interférence de l'Etat3.
6« Institutions » et « Etat », voici bien deux mots-clés qui, très présents dans la discussion du premier thème, ne seront pas absents de l’étape suivante de la réflexion.
7Car c’est en définitive moins de la société civile belge en elle-même qu’il sera question, que de son rapport à l’Etat. Pourrait-il d'ailleurs en être autrement, alors que ces concepts apparaissent si étroitement complémentaires ? En effet, Pierre Birnbaum ne définit-il pas l’Etat comme un pouvoir politique se présentant de manière universaliste, différencié des périphéries sociales, territoriales ou partisanes et dont l’emprise s’exercera d’autant plus fortement que son institutionnalisation sera réalisée4 ?
8Reste à identifier ces « institutions » dont on pressent qu’elles sont le lieu où va retentir notre interrogation. Il faut, pour y parvenir, récuser une approche trop influencée par les catégories du droit. Une institution peut être comprise comme l’organisation du traitement d’un problème, d’un besoin, d’une revendication, le plus souvent par la production de normes imposées ou acceptées. Mais l’ordre juridique et, pour ce qui nous concerne, le droit public, n’épuisent pas le phénomène institutionnel. Tout au plus en constituent-ils, le cas échéant, le parachèvement.
9Voici donc en quelque sorte balisé le chemin sur lequel il faut maintenant progresser. Wilfried Dewachter et Claude Javeau seront nos guides.
10Tout au plus se permettra-t-on, dans le cadre de cette introduction, d’évoquer trois questions qui paraissent essentielles, moins pour le débat d’idées que pour la compréhension du fonctionnement réel du système politique et institutionnel belge et de ses changements éventuels. Il n’est dès lors sans doute pas inutile de rappeler les principaux traits de ce dernier.
11Dans un ouvrage sur « La fonction publique » paru en 1954, Roger Grégoire écrit : « Même lorsqu’ils professent des idées libérales, les Français sont étatistes, en ce sens qu’ils ne tiennent pas seulement l’Etat pour l'arbitre entre les intérêts privés, ni pour le gestionnaire des services d’usage général. Ils admettent toujours, au fond d’eux-mêmes, qu’il est le détenteur d'une vérité qui dépasse les vues individuelles et qu’il peut seul promouvoir, sous le nom d’intérêt général, un bien commun qui transcende les aspirations particulières ou collectives... »5.
12Une vingtaine d’années plus tard, résonne comme un écho la réponse lapidaire apportée par André Molitor dans son livre « L’administration de la Belgique » à la question de savoir où situer la Belgique dans la perspective qui va des Etats forts aux Etats faibles : « Résolument du côté des Etats faibles : faut-il le développer longuement ? »6.
13Et de fonder cette opinion sur une remarquable synthèse d’un certain nombre d’éléments dont l’ensemble forme une analyse aujourd'hui largement répandue : forte tradition d’autonomie locale, identification jusqu’en 1830 du pouvoir central à l’envahisseur ou à l’étranger, coexistence conflictuelle de deux communautés entretenant des rapports tendus avec un Etat dont elles se sentiront chacune à leur tour exclues7, en constituent les aspects les plus significatifs.
14Voici donc un Etat-« machine molle » doté d’un appareil envahissant mais se bornant à canaliser le débat social avec l’appui des partis politiques et des groupes de pression, un Etat désacralisé8 et ravalé au rang de producteur et de distributeur de services, un Etat entremetteur, réduit à enregistrer les interactions entre les divers systèmes sociaux9.
15Face à lui est supposée se dresser une société vigoureuse et multiple, Belgique au pluriel dont le rapport du groupe Coudenberg donne une image faite de stéréotypes à la fois terribles et rassurants10.
16C’est de son sein, à partir de clivages essentiellement religieux et socioéconomiques11 que sont censés jaillir ces piliers, mondes sociologiques mieux connus sous leur dénomination flamande de « zuilen » : modèles d’organisation de mouvements sociaux, ils structurent à eux seuls la société civile telle que nous l’avons définie et expliquent, selon la percutante formule de Xavier Mabille, la luxuriance institutionnelle dont notre pays s’enorgueillit.
17Ancrés dans la société, ces piliers, qu’il serait peut-être plus judicieux de réduire aujourd’hui au rang de simples réseaux12, entretiennent avec l'Etat une relation fondamentalement ambiguë : anti-étatistes, pour des raisons différentes, à l'origine, ils ne s’en efforcent pas moins de dompter le Léviathan, de le pénétrer de toute part et de garantir la conformité de son produit à leurs intérêts.
18Se pose à ce stade, une première question, dont les travaux d’Alain Touraine nous fournissent la matière13. Là où l’Etat est absorbé par la société civile, là où celle-ci devient un marché politique dominé par le pragmatisme des stratégies et des transactions, là où l’essentiel du jeu politique est consacré à la recherche d'équilibres instables, là où la société est dépassée par un principe d’organisation sociale, n’est-elle pas, cette société, « cul par-dessus tête » ?
19Mais s’interroger en ces termes, n’est-ce pas risquer, au nom de l’aspiration à un progrès attendu en vain, à un changement véritable, de glisser irrémédiablement vers un durcissement du pouvoir, vers une perte de fluidité des rapports sociaux, vers le dévoilement brutal de conflits à la violence à peine contrôlée ?
20Au contraire, n’y a-t-il pas lieu de se réjouir de voir la Belgique, ayant définitivement assuré la victoire de la démocratie contre l’Etat, attendre, à la fine pointe de la modernité politique, ces Etats qui n'en ont pas fini de digérer leur crise depuis qu’ils sont devenus « providence » et qui sont toujours à la recherche d'une hypothétique réconciliation avec la société civile14 ?
21C’est, formulée d'une autre manière, la question de l’efficacité démocratique du « verzuiling » qui sous-tend l’alternative évoquée dans le texte introductif d'Hugues Dumont.
22Pour autant qu’une option volontariste soit possible en cette matière, c’est du politique et non du savant que paraît relever ce choix. Ainsi posé, il peut en tout cas sembler trop radical.
23Traduisant un malaise, cette mise en cause néglige l’investigation des causes de la dégénérescence de l'ainsi-appelée « pilarisation » comme mode d’organisation de la société civile et mode de fonctionnement du système politique et institutionnel. Une attention particulière devrait notamment être accordée aux modalités du processus d’institutionnalisation ainsi qu’aux structures et mécanismes internes des acteurs collectifs les plus importants de celui-ci, les partis politiques et les groupes de pression. La sclérose de ces derniers, compte tenu de la situation de quasi-oligopole qu’ils se sont assurée dans leurs secteurs respectifs, pourrait en effet être à l’origine d’un distanciement progressif entre la société civile et ses institutions, et, à terme, d’une sérieuse crise de légitimité.
24Une deuxième question s’esquisse, plus impertinente. Dans son principe même, l’analyse de la trilogie Etat-société civile-institutions, qui domine largement, dans la littérature belge, le champ de la problématique qui nous occupe, n’est-elle pas totalement en porte-à-faux par rapport à la réalité des changements sociaux de notre pays ? N’est-elle pas typique de cette myopie qui fait que le politique l’emporte constamment sur le social, et qui amène, par exemple, les partis politiques à se définir davantage par leur rapport à l’Etat que par leur action sur la société ? Si l’Etat se trouve si complètement absorbé par la société civile, n’est-ce pas au sein de cette dernière que se disputent les enjeux essentiels, dont le quadrillage apparent par les « zuilen » n’est qu’un avatar ? Le champ n'est-il pas ainsi ouvert pour la concurrence d’acteurs sociaux dont l’accession à l’hégémonie - ou non - conditionnera le devenir de notre société ? Dans cette perspective, la langue qu’ils parlent ne serait-elle pas, en définitive, moins importante que le projet de développement dont, le plus souvent implicitement, ils sont porteurs ?
25Troisième, et très momentanément, dernière question : le « verzuiling », la réforme de l’Etat, et après ?
26En effet, si l’essentiel des travaux alimentés par ce modèle ont pris pour cadre l’Etat-nation unitaire et décentralisé consacré par la Constitution de 1831, qu’en est-il de sa pertinence au lendemain de changements institutionnels décisifs ?
27Voici donc au moins trois nouveaux appareils d’Etat en gestation, en ce compris le niveau central. Au sein de quel système politique et institutionnel vont-ils se mouvoir ? A quelles sociétés vont-ils avoir à faire ? Que seront les principes intégrateurs de ces dernières ? Par quels conflits seront-elles traversées ? Quels en seront les modes d’organisation ? Quelle sera la stratégie de ces piliers déjà bien ébranlés, si du moins il leur est possible d’en déployer une entre la désintégration plus ou moins brutale et l’adaptation conservatrice ?
28Cette interrogation, sous ces différentes formulations, relève d’une problématique essentielle, celle de la synchronisation des rythmes du changement dans les différents systèmes où il étend ses effets. Elle n’est pas d’une autre nature que celle à laquelle se heurte l’Europe, à la veille d’affronter un débat fondamental sur les différents niveaux de son intégration économique, institutionnelle, culturelle, sociale.
Notes de bas de page
1 G. Rocher, Introduction à la sociologie générale, t.i., L'action sociale, Paris, 1968, p. 24.
2 H. Dumont, Belgitude et crise de l’Etat belge. Repères et questions pour introduire un débat, supra, p.35-37.
3 E. Shils, On the Comparative Study of the New States, cité par M. Grawitz et J. Leca, Traité de Science politique, vol. I, La Science politique, science sociale. L'ordre politique, Paris, 1985, p. 638 (note 8).
4 P. Birnbaum, La fin de l’Etat, in Revue française de Science politique, 1985/6, p. 981.
5 R. Gregoire, La fonction publique, Paris, 1954, p. 26.
6 A. Molitor, L'administration de la Belgique, Bruxelles, 1974, p. 276.
7 Sur l’évolution des élites des deux communautés à cet égard, voir notamment W. Dewachter, Elite-circulatie en maatschappelijke ontvoogding. De Belgische elite tegenover de Vlaamse beweging, in Van België naar Vlaanderen. Integrade en segregatie in een plurale samenleving (Congres van de Vereniging voor Sociologie, Brusscl, 27 28/11/1981), Tijdschrift voor Sociologie, 1981, nrs 3-4. p. 199-260.
8 M. Chaumont, La participation politique, dans l'ouvrage collectif Pour une démocratie efficace, cité par A. Molitor, op. cit„ p. 46 et sv.
9 A. Touraine, Production de la société, Paris, 1973, p. 260. La notion d’« Etat entremetteur » doit toutefois être utilisée avec prudence : en effet, elle ne trouve sa signification que dans le modèle d’analyse global développé par cet auteur, dont les concepts et hypothèses sont distincts de ceux des analyses classiques de la situation belge. En l'occurrence, cette dernière pourrait être saisie comme la combinaison d’un Etat « discret », « ramené pour l'essentiel dans les limites du système politique » et d’un système politique « ouvert », c'est-à-dire échappant à l’hégémonie d'une classe dirigeante.
10 Groupe Coudenberg, Quelle Belgique pour demain ?, Gembloux, 1987 (spécialement le ch. I : « La Belgique au pluriel. Tentatives de définition »).
11 La formation éventuelle de piliers sur les versants du clivage communautaire est au coeur même du présent débat.
12 L. Huyse, De verzuiling voorbij, Leuven, 1987, 107 p.
13 A. Touraine, op. cit., p. 225275
14 P. Rosanvallon, La crise de l'Etat providence, Paris, 1981, 192 p.
Auteur
Maître de conférences aux Facultés universitaires Saint-Louis
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