Y a-t-il un État Belge ?
p. 43-48
Texte intégral
Introduction
1De même que la négritude, la belgitude reflète une incertitude sur F identité collective. Elle traduit un glissement de la conscience nationale. Celle-ci passe de l'évidence patriotique à l’interrogation sur l’appartenance nationale, tout en éprouvant son implication inéluctable dans l'historicité et l’actualité d’une vie collective régie par l’Etat belge. Sorte d’épure de l’état actuel du sentiment national, la belgitude concerne directement les problématiques de l’histoire, de la science politique et de la sociologie de la culture. Reste que l’émergence de cette notion est aussi contemporaine d’une longue mise en chantier de la réforme constitutionnelle qui ajuste les structures de l’Etat aux mutations de son substrat socio-politique. A cet égard, elle appelle aussi le commentaire du constitutionnaliste.
2Belgitude et droit constitutionnel peuvent d’autant moins s’ignorer que celui-ci est censé prendre en charge, pour les « réguler », les problématiques de la nation et du lien fédéral qui sont au coeur de l’interrogation politique propre à la belgitude.
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3On sait que l’idée de nation est polarisée à l’époque contemporaine par deux conceptions fortement différenciées. La nation, c’est « le corps d'associés vivant sous la loi commune », écrit Sieyès en janvier 1789 dans «Qu’est-ce que le tiers-état ? ». La révolution française où l’on crie « vive la nation » et où l'on se nomme « citoyen » établit l’identité entre nationalité et citoyenneté. La nation, c’est l’ensemble des citoyens jouissant des mêmes droits. Aux Alsaciens germanophones qui revendiquent l’accès à ces droits, la France révolutionnaire accorde, au nom du droit à l’autodétermination, l’intégration dans la nation française. L’idée que la nation ainsi comprise est le pouvoir constituant suprême devient le principe du libéralisme politique au XIXe siècle. Même si elle est bientôt contaminée par une autre variable (la doctrine des frontières naturelles), la conception de la nation engendrée par la révolution française reste marquée par la primauté des droits des individus et le libéralisme politique. Renan y fera retour, après avoir fait une large part à la sentimentalité collective de l'âme du peuple, lorsqu’il conclut : « Une nation... se résume par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». Et Alain Finkielkraul qui cite cette phrase de « Qu’est-ce qu’une nation ? » la commente en ces termes : « ... tout en rendant au lien social l’épaisseur historique dont l’avaient appauvri les révolutionnaires, Renan est amené, en dernière instance, à leur donner raison : ce n’est pas le Volksgeist, communauté organique de sang et de sol ou de moeurs et d’histoire, qui soumet à sa loi les comportements individuels, c’est le concours volontaire des individus qui forme les nations »1.
4« Prenant à contre-pied sa propre étymologie (« nasci », en latin, veut dire « naître »), la nation révolutionnaire déracinait les individus et les définissait par leur humanité plutôt que par leur naissance » commente encore A. Finkielkraut2. C’est précisément contre ce déracinement que protestent les traditionnalistes français de Maistre et de Bonald pour qui les droits de l'homme sont des abstractions par rapport aux données culturelles nationales qui façonnent l’individu concret. Tout aussi catégorique est le discours allemand, celui de Herder, de Fichte et en partie celui de Hegel, pour lesquels l’identité linguistico-culturelle réunit en l’homme le naturel et le spirituel et fonde la nation. Cette homogénéité, Volksgeist ou moralité objective, constitue le fait national. Il est en Allemagne le préalable à l’unité politique du Reich.
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5Point n’est besoin de développer plus avant les avatars des discours nationalitaires pour en venir à la Constitution belge. Son article 25 stipule : « Tous les pouvoirs émanent de la nation ». Selon quelle acception le terme est-il ici employé ? Les Constituants de 1830 sont imprégnés du combat unioniste (catholiques et libéraux ensemble) pour les libertés ; ils sont aussi influencés par la révolution de juillet 1830 qui, à Paris, rééquilibre au profit de la représentation nationale la charte constitutionnelle de 1814. Il est vraisemblable que leur conception de la nation devait beaucoup au libéralisme politique selon lequel ce sont les citoyens jouissant des mêmes libertés qui forment ensemble la nation. La nation s’entend-elle encore dans ce sens ? Assurément, le développement d’un sentiment national belge, à l’instar de ce qui se fait partout en Europe au XIXe siècle, vient superposer une affectivité patriotique à la conception libérale initiale et conforte le caractère unitaire de la nation belge. Avec l’avènement des entités communautaro-régionales dont la détermination est d’essence linguistique et culturelle, la nationalité ressentie ne coïncide-t-elle pas progressivement avec l’appartenance à un des groupes ethniquement homogènes ? De sorte qu’il y aurait plutôt aujourd’hui deux nations - ou deux peuples - réunis dans un même Etat fédéral, mais qui garderait, héritage de 1830-31, le catalogue des droits instaurant la citoyenneté commune.
6Peut-être le juriste estimera-t-il que le concept de nation n'a pas besoin d’être interprété ni réinterprété pour rester constitutionnellement fonctionnel. Dans ce cas, il laisserait la science politique se débattre avec une question d’essence socio-politique qui n’affecte pas l’usage constitutionnel du terme nation. Reste que le concept pourrait bien « fonctionner » à vide s’il n’y avait plus correspondance entre l’Etat et le substrat socio-politique dont celui-ci tire constitutionnellement ses pouvoirs. A défaut de prendre la question de la nation, il faut que le juriste prenne alors celle du lien fédéral qui, assurant la coexistence des « nations communautaro-régionales », préserve la validité fonctionnelle du concept de nation dans le champ constitutionnel existant.
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7Deux logiques distinctes ont façonné le régime politique de l’Etat moderne. Célébrée par Montesquieu, mais expérimentée à l’origine en Grande-Bretagne, la première instaure la séparation des pouvoirs qui protège la liberté contre les abus de pouvoir. Le développement de cette logique avec ses variantes présidentialiste et parlementaire et, dans cette seconde, la clarification de la responsabilité politique des ministres devant le parlement, marquent l’évolution constitutionnelle au XIXe siècle. Celle-ci, en France et en Grande-Bretagne, est tout entière incluse dans cette logique. Dans d’autres Etats - Etats-Unis, Confédération allemande de 1867 - une autre logique se conjoint à la séparation des pouvoirs : la structuration fédérale des pouvoirs, qui articule prérogatives du tout et autonomie des parties. Avec la réforme de l’Etat entreprise au début des années septante, le régime politique belge qui fut jusque-là du premier type entrait dans le second.
8Historiquement, le procédé fédéraliste se développe à la jointure de l’ordre international et de l'ordre interne. On considère volontiers aujourd’hui le confédéralisme comme un degré inférieur d’union dont l’imperfection tient à la juxtaposition de plusieurs souverainetés. On lui impute les carences des Communautés européennes, on verrait en lui une étape ultérieure de désagrégation de la Belgique. C’est oublier, que le modèle confédéral a préfiguré l’avènement du fédéralisme. En Suisse à partir du XIVe siècle, aux Pays-Bas en 1587, en Amérique du Nord en 1777, en Belgique même en 1789-1790, l’expérience confédérale est celle d’un lien contractuel plus structuré qu’une simple alliance dans l’ordre international. Un organe commun - la Diète, la Généralité, le Congrès, les Etats Généraux-, des éléments de législation commune, des missions exécutives communes établissent déjà entre parties contractantes souveraines une union étroite scellée surtout par l’impératif de sécurité commune. Avec la Constitution américaine de 1787, le modèle fédéral émerge. Ce qui fut en fait un compromis politique entre tenants de l’intégration unioniste et partisans de l’autonomie des treize Etats allait façonner la doctrine du régime fédéral : il est de droit interne, répartit les compétences au niveau fédéral et au niveau des entités fédérées, établit un bicamérisme représentatif du peuple et des entités fédérées, prévoit une cour constitutionnelle.
9Si le fédéralisme a acquis, malgré des variations dans la mise en oeuvre de ses principes, son unicité doctrinale, on observe que la formule fédérale s’applique à des substrats socio-politiques et à des contextes historiques diversifiés. Deux catégories principales paraissent se dégager : le fédéralisme plurinational et le fédéralisme mono-national. Les fédéralismes suisse, canadien, soviétique, cypriote, tchécoslovaque relèvent de la première. Ils assurent à la fois l’intégration des nations dans un même Etat et la préservation, au sein de l’Etat, des diverses identités nationales. Depuis l’écoulement du système Metternich au milieu du XIXe siècle, il n’est guère d’Etats plurinationaux qui n’aient eu recours au fédéralisme. Comment s'expliquer par contre que celui-ci se soit également imposé dans des situations d’homogénéité culturelle et linguistique ? L’explication tient ici à l’évolution d’une compétition entre centre et périphérie qui est marquée par la tradition historique. En Allemagne, l’échec des Habsbourg à moderniser et à centraliser le Saint Empire - échec consacré par les Traités de Westphalie - consolide pour longtemps l’existence d’une constellation d’entités politiques distinctes. Les plus importantes subsistent au début du XIXe siècle. L’unité culturelle précède l’unité politique. La Prusse de Bismarck est assez forte pour transformer la Confédération formée après la chute de Napoléon en un Reich fédéral. Mais il était exclu que ce fédéralisme d’association supprimât l’autonomie des entités fédérées, qui ne sera abolie de facto que sous Hitler et rétablie par la constitution de 1949. De même aux Etats-Unis, malgré une relative homogénéité anglo-saxonne, le processus de colonisation fut si différencié - diversité des vagues d'émigrants, des structures économiques au Nord et au Sud - que les treize Etats qui assurent ensemble leur indépendance peuvent accepter de s’unir - union confédérale puis fédérale - mais non de fusionner. Si, par contre, la République française est proclamée une et indivisible en septembre 1792, c’est que le centre monarchique a triomphé définitivement des grands vassaux sous Richelieu et que les traditions particularistes qui subsistent n’ont plus de structures politiques qui puissent être parties prenantes de l’Etat français.
10C’est plus en vertu de sa tradition provincialiste que de sa dualité ethnique que la Belgique indépendante, qui avait été brièvement confédérale en 1789-1790, aurait pu prétendre au fédéralisme. Mais les vingt années de centralisation et de modernisation du régime français ont dévitalisé les structures politiques provinciales. L'unionisme qui mène la lutte pour l’indépendance n’est plus d’essence interprovinciale.
11Si la question fédérale ne se pose pas en 1830, c’est que l’attachement provincial est transcendé par la perspective nationale et que le dualisme linguistico-culturel de la nation belge n’est pas encore actif. Lorsqu'il le devient et que s’affirment les identités communautaires et régionales, l’Etat unitaire se mue en Etat fédéral. Mais ce fédéralisme n’est en rien le perfectionnement du confédéralisme des Etats-Belgique-Unis de 1789. Il relève de la catégorie des fédéralismes plurinationaux.
12Bien qu’il n'ait pas encore établi un bicamérisme fédéral, le régime politique belge est devenu en 1988 authentiquement fédéral après que Communautés et Régions se soient vues attribuer une part désormais significative des compétences et des moyens financiers de la puissance publique. Ce nouvel Etat fédéral est-il un stade de démembrement de l’Etat belge ou le point de départ d'une nouvelle coexistence des Belges ? Est-il le transit d'une belgitude sur le chemin de l’exil ou la matrice d’une nouvelle façon d’être belge qui est l’autre virtualité de la belgitude ? On se doute bien qu'ainsi posée, la question sollicite la spéculation politico-conjecturale plus que la science juridique. Mais on peut la traduire, la transformer et la soumettre à l’expertise constitutionnaliste en demandant si les mécanismes de solidarité et de coopération mis en place paraissent assez efficaces pour stabiliser et solidifier le lien fédéral. On peut aussi affiner l’analyse du fédéralisme en suggérant que celui-ci serait déjà partiellement confédéral dans la mesure où la procédure décisionnelle au niveau fédéral serait en droit (parité au Conseil des ministres, majorités spéciales dans les deux groupes linguistiques, sonnette d'alarme) comme en fait (négociation intercommunautaire au sein du gouvernement quelle que soit la coalition) de type fortement confédéral.
13Quelle est, en conclusion, la portée du discours juridique sur la problématique de la Nation, de l’Etat fédéral belge et de son substrat sociopolitique ? C'est sous cet angle que la belgitude est objet de commentaires par les professeurs Delpérée et Rimanque.
Notes de bas de page
Auteur
Chargé de cours aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix et aux Facultés universitaires Saint-Louis
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