Droit social et intérêts. Réflexions philosophiques à propos des travaux de F. Ewald
p. 255-272
Texte intégral
1En rapport avec un thème philosophiquement aussi vaste que droit et intérêt(s), nous voudrions tenter quelques réflexions philosophiques à propos des travaux de F. Ewald. Au centre de ces derniers, un ouvrage publié en 1986, L’Etat providence. Consacré, à l’instar de la plupart des articles de l’auteur, à la socialisation du droit qui s’est opérée dans les Etats démocratiques modernes depuis la fin du XIXe siècle, cet ouvrage a un double objectif. Le premier, historique et sociologique, est de repérer le type de rationalité propre au droit social par rapport au droit civil classique ; le second, philosophique, est de prendre en charge la question de la juridicité du droit social, des conditions auxquelles sa législation peut être considérée comme « droit ». Ainsi qu’y insiste l’auteur, le second objectif est indissociable du premier : il n’y a pas de critère transhistorique de la juridicité du droit. La manière dont les différentes pratiques juridiques sont problématisées ou pensées comme droit est toujours liée à ces pratiques1. Aussi, avant de discuter le critère de juridicité du droit social proposé par notre auteur, un premier travail s’impose : retracer les grandes lignes de la « généalogie »2 du droit social qu’il nous donne dans les trois premiers livres de son ouvrage.
I
2Au départ de cette généalogie, un « événement philosophique considérable » (p. 9)3 : la loi française du 9 avril 1898 sur la responsabilité des accidents du travail. Reconnaissant aux victimes de ces accidents un droit à la réparation du préjudice subi, indépendamment de l’analyse de ses causes, cette loi inaugure un droit dont la structure est très différente de celle du droit civil classique. En effet, reposant sur le principe de la responsabilité, le droit civil classique ne pouvait envisager l’indemnisation des victimes des accidents du travail que sur la base d’une faute de l’employeur. Cette faute, il appartenait aux victimes d’en apporter la preuve devant les tribunaux ; ce qui était une tâche très difficile, pour ne pas dire impossible. En outre, sur le plan politique, elle avait un effet désastreux : « en faisant du patron celui contre lequel l’ouvrier devait entrer en lutte pour faire valoir son droit » (p. 244), elle menaçait la paix sociale. Enfin, elle était aussi intolérable pour les patrons exposés au risque de faillite lorsque la jurisprudence exigeait d’eux une réparation totale.
3Alimentant l’antagonisme du travail et du capital, le droit de la responsabilité - qui définit la rationalité du droit civil classique - fut mis en question tout au long du XIXe siècle. Au principe de cette mise en question, l’analyse des maux liés à l’industrialisation des sociétés : les accidents du travail et le paupérisme. Faisant apparaître l’idée d’une causalité non plus individuelle, mais économique, sociale et politique de la misère, l’analyse des maux liés à l’industrialisation des sociétés établit un divorce entre les principes du droit civil - principes de l’égalité des libertés et des responsabilités - et la réalité. Si tous les individus sont également libres et responsables, il y a des circonstances, c’est-à-dire des causalités ni individuelles ni naturelles, mais sociales, qui font que, de facto, il y a des inégalités dans l’exercice de la liberté et de la responsabilité. « Imputables à personne » (p. 90), ne provenant d’aucune faute, ces inégalités ont suscité des politiques de sécurité civile et de bienfaisance généralisée. Appelées à gérer des causalités sociales, ces politiques développèrent une rationalité nouvelle. Au fondement du droit social inauguré par la loi sur les accidents du travail du 8 avril 1898, cette rationalité est celle de l’interdépendance et de la solidarité dans la répartition des biens et des maux. Surtout des maux. Pour réfléchir cette rationalité, une technologie précise s’est développée : la technologie de l’assurance. Objectivant, à travers la catégorie du risque, tout événement comme accident, la technologie de l’assurance « à deux pieds », comme le rappelle F. Ewald : « d’une part la table ou le tableau statistique qui constate la régularité de certains événements ; de l’autre le calcul des probabilités appliqué à la statistique, qui permet d’évaluer les chances d’occurence des mêmes événements » (p. 175). Sœur de la physique sociale de Quételet, la technologie de l’assurance a induit « une autre théorie et une autre pratique du droit » (p. 175).
4En effet, dans la théorie du droit civil classique, pour pouvoir être réparé, tout dommage subi doit avoir sa cause dans une faute de conduite. Dans la théorie actuarielle, on part de régularités statistiques et non de fautes de conduite. « L’assureur fonde ses calculs sur la probabilité objective d’un accident, indépendamment de toute volonté : peu importe qu’il relève de la faute de l’un ou de l’autre, qu’on ait pu l’éviter, le fait est que quelle que soit la bonne ou la mauvaise volonté des hommes, quoi qu’ils aient pu faire ou ne pas faire, l’accident se produit avec telle ou telle régularité » (p. 176). De plus, loin d’être une affaire qui isole la victime de son auteur, l’accident, dans la théorie actuarielle, est un événement qui socialise : c’est en tant que membre d’une population ou d’un groupe social qu’on est tous facteurs de tel type de risques et qu’on y est tous soumis. Enfin, les dommages qui en découlent ont à être supportés, dans la technologie de l’assurance, non par leur auteur, mais par tous les membres de la collectivité, selon une règle de justice répartissant équitablement ou d’une manière équilibrée les charges. Ainsi, d’individuelle, la responsabilité dans la technologie de l’assurance devient sociale et collective.
5En rapport avec les accidents du travail, la plupart du temps involontaires et imprévisibles, la nouvelle théorie et pratique du droit induite par la technologie de l’assurance s’avéra un principe de transaction tout indiqué. Sa reconnaissance impliquait l’abandon de la philosophie de la faute et l’objectivation de l’accident du travail sous la catégorie du risque voire, plus précisément, du risque professionnel. Selon la définition qui en a été proposée par E. Cheysson au Parlement français, « le risque professionnel est le risque afférent à une profession déterminée indépendamment de la faute des ouvriers et des patrons » (p. 283). Avec la catégorie du risque professionnel, le problème de l’imputation juridique des dommages n’est plus à penser en référence à une cause, mais à un rapport social au sein duquel il s’agit de répartir équitablement les charges ; ce qui ouvre un espace dans lequel les différents groupes sociaux ont à négocier leurs intérêts et à trouver un point de composition.
6En définissant le risque professionnel comme un risque assurable du point de vue des assujettis et en fixant le montant forfaitaire des indemnités, la loi française du 9 avril 1898 sur les accidents du travail inaugurait « un droit nouveau » (p. 282).
7Tout d’abord, elle substituait à l’incertitude des procès du droit civil un dispositif de sécurité et pour les ouvriers assurés d’être forfaitairement indemnisés, et pour les patrons devenant « juridiquement responsable(s) de tout accident du travail », mais d’une responsablité « rigoureusement limitée dans sa quotité » (p. 287). Mettant fin à l’antagonisme du travail et du capital, elle faisait du droit un droit de conciliation des intérêts des différents groupes sociaux.
8En second lieu, la loi du 9 avril 1898 instituait un mode nouveau de création d’obligations. « Sorte de point aveugle du code civil, l’accident se trouvait objectivé comme tel. Il conférait un droit indépendamment de l’analyse de ses causes » (p. 311). Le traitement de ces dernières « relèverait d’un dispositif de prévention » (ibidem) ; leurs effets, « posant le problème de leur réparation », feraient « l’objet d’un traitement social. Le geste avait la même importance que celui des rédacteurs du code civil posant un siècle plus tôt » le principe de la responsabilité (ibidem). Règle de jugement et de justice, ce principe supposait « qu’il n’y ait pas d’autre cause à ce qui nous arrive, qu’un autre, ou la nature, qu’il n’y ait donc pas de causalité sociale propre » (p. 67). Pour la Société libérale, l’attribution naturelle des biens et des maux était juste. « Il n’y (...) avait nul besoin d’une action corrective de la société sur la nature - la responsabilité juridique ne <faisait> (...) que remettre les choses en état » (ibidem). La loi du 9 avril 1898 rompt « le lien avec la nature » (p. 312). Prenant conscience des causalités économiques, sociales et politiques, la société s’y donne « la possibilité de faire naître des obligations à partir d’elle-même et sans autre référence qu’elle-même » (ibidem).
9Enfin, en statuant pour les salariés, c’est-à-dire pour des sujets qui ne sont pas « sans qualité » (ibidem), qui ont un statut social et économique précis, la loi du 9 avril 1898 n’énonçait pas de principes universellement valables. Sa légitimité procédait uniquement « des objectifs qu’elle visait et de la manière de les atteindre. Le risque professionnel avait permis au Parlement de libérer la législation de sa dépendance de principes dont on découvrait que, relevant de philosophies nécessairement particulières, ils ne pouvaient que diviser. La pensée sociale est une pensée qui, partant du constat des divisions doctrinales, cherche à les dépasser dans une sorte d’au-delà pragmatique » (ibidem).
10Toutefois, comme y insiste notre auteur, cet « au-delà » n’est pas sans fondement doctrinal. Seulement, au lieu d’être philosophique, il est sociologique.
11En effet, si la catégorie du risque, « élément fondamental de l’assurance » (p. 173), a permis une nouvelle objectivation de l’accident du travail et si son application, entre autres, à la problématique libérale des secours et de la bienfaisance a donné naissance à ce qu’on appellera, au XXe siècle, la sécurité sociale, cette catégorie relève d’un mode d’approche sociologique de la société. Ce mode est celui inauguré par la physique sociale de Quételet et sa célèbre théorie de l’« homme moyen », de l’homme s’identifiant à la moyenne des caractéristiques et des comportements des groupes sociaux auxquels il appartient. Résultant de l’application du calcul des probabilités à l’étude des phénomènes sociaux, des régularités statistiques qui peuvent y être repérées, cette identification « scientifique » implique le deuil de toute référence à une quelconque humaine nature. Jugement purement social sur l’homme, elle induit aussi une nouvelle objectivation de son rapport à la société. Loin d’être un rapport d’engendrement réciproque, ce rapport est un rapport de dépendance. Par lui-même, l’homme n’est rien. Il n’a de propriétés que de son rapport toujours actuel aux autres, de la société à laquelle il appartient. Indéfiniment débiteur de cette dernière, il lui doit tout. Mais, en coopérant à son existence, il en est aussi le créancier. D’où l’« au-delà pragmatique » visé par la pensée sociale : l’établissement d’une juste balance entre la dette et la créance de chaque individu à l’égard de la société.
12Si cet « au-delà » a la prétention de dépasser les divisions doctrinales, selon notre auteur, c’est dans la mesure où il affranchit la question de la justice de toute référence à une quelconque humaine nature. De plus, comme il n’y a pas moyen de déterminer exactement le montant de la dette et de la créance de chaque individu à l’égard de la société, le seul schéma dans lequel il peut être établi est celui d’un contrat d’assurance ou de solidarité dont le contenu est à négocier. Ainsi que l’écrivait L. Bourgeois au congrès de la Mutualité réuni à Nantes en 1904 : « l’organisation de l’assurance solidaire de tous les citoyens contre l’ensemble des risques de la vie commune (...) apparaît au début du XXe siècle comme la condition nécessaire du développement pacifique de toute société, comme l’objet essentiel du devoir social » (p. 328). Ce qui présuppose un accord sur la mutualisation des risques ou au moins qu’on accepte de faire « comme si » il existait. Substituant à la responsabilité pour faute la responsabilité conçue comme répartition des risques, cet accord repose sur la mise en suspens de toute interprétation morale ou religieuse du monde, sur un néant axiologique. Ainsi que le soulignait déjà, en 1852, E. de Girardin dans sa Politique universelle, à la différence des catégories religieuses ou morales, facteurs de divisions, la catégorie du risque, elle, « peut prétendre à l’universel, parce qu’elle réduit chaque événement à sa pure facticité ». « Il n’y a moralement ni bien ni mal, il n’y a matériellement que des risques. (...) Peu importe que le vol soit condamnable moralement, <voire religieusement>, c’est un risque » (p. 216) contre lequel la société doit s’assurer.
13Illimitée, cette tâche nouvelle assignée à la société permet de rêver d’une justice qui serait contractuelle, d’une société dans laquelle la répartition des charges et des avantages serait fixée selon un contrat social réel. Mais, comment d’un tel contrat tirer un droit ? Comment le social « essentiellement divisé, partagé entre groupes et classes, à la fois solidaires et antagonistes » (p. 375.6), peut-il produire, dans l’organisation de l’assurance solidaire contre les risques liés à la vie commune, une règle de justice fournissant « l’objectivité nécessaire au jugement juridique » (p. 376) ?
14Pour traiter cette question philosophique, on ne peut perdre de vue la configuration du savoir sociologique sur lequel repose la rationalité du droit social selon F. Ewald.
15Dans le quatrième livre de L’Etat providence, notre auteur précise que ce savoir a deux grandes caractéristiques4. La première est de n’être « référé à aucune nature, pas même à une humaine nature » (p. 580), mais à la société, « référence qui n’a pas d’autre référence qu’elle-même » (ibidem) et qui est éminemment historique ; la seconde est un « relativisme généralisé » (p. 580-1). Procédant de l’enfermement de la raison dans les paramètres sociaux et historiques qu’elle dénonce, ce relativisme introduit une crise de l’universel « comparable à celle que l’Occident a vécu au moment de la Renaissance » (p. 581). Conférant une dimension indépassable à la dispersion et au conflit, cette crise semble rendre impossible toute communauté de jugement entre les différents groupes sociaux.
16Mais, si les valeurs, les intérêts et la perception du monde propres aux différents groupes sociaux sont divergents, cette divergence n’est que « l’autre face d’une relation de dépendance mutuelle » (p. 581). Dans le cadre du savoir qui fonde la rationalité du droit social, « conflit et solidarité sont comme le recto et le verso d’une même feuille de papier » (ibidem)5. Qu’une règle commune de justice doive exister est acquis par le fait même de l’interdépendance, de la solidarité. Le seul problème est d’en négocier le contenu.
17Pour cette négociation, une référence : La norme. Selon F. Ewald, la norme réprésente à la fois « un fait », une moyenne statistique et « une valeur », un « principe d’obligations immédiatement conformes à ce qu’exige, à un certain moment <pour un groupe déterminé>, l’ordre social » (p. 473)6. Permettant le « passage de l’être au devoir, (...) du descriptif au prescriptif » (ibidem), la norme, en tant que matrice des énoncés juridiques constitue, pour notre auteur,
- « Un principe de totalisation sans universel. Au point de vue de la norme, il n’y a que des particularités en conflit. Des solidarités, des interdépendances sans totalisation possible au titre d’un intérêt général. Il n’y a pas d’universel de la norme. (...) Corrélativement, il n’y a pas de production normative qui ne traduise un certain état du rapport des forces sociales. La norme est une frontière mouvante entre groupes solidaires. Toute norme traduit un moment d’hégémonie de l’un sur l’autre. l’aveu qu’il a réussi à négocier la norme, qui sera bientôt sanctionnée de la contrainte collective, en sa faveur » (p. 693) ;
- Un principe d’équilibre » (nous soulignons). Toute norme « est ce qui doit permettre à chacun de tenir les comptes de la solidarité, au jour le jour, et donc ce qui invite à l’infléchir ou, au contraire, à la conserver » (p. 594) :
- Un mode nouveau de « subjectivation » (p. 595), de manière pour le sujet de se constituer comme sujet. Non plus en référence à sa nature, mais aux valeurs produites et défendues par le groupe auquel il appartient :
- Un « nouveau type de rapport savoir-pouvoir » (p. 595). Les valeurs, les intérêts et la vision du monde défendus par les différents groupes sociaux étant, a priori, égaux, rien ne permet de légitimer le pouvoir. Le seul problème qu’il soulève est de savoir ce qui le rend acceptable. Et le traitement de ce problème ne peut que revêtir « une forme critique » (p. 596).
- Un principe de revalorisation de la rhétorique. « Que telle ou telle norme soit acceptée ne dépend pas d’une procédure de vérité, mais d’un travail visant à produire l’adhésion de l’opinion » (p. 596). Prenant la place de l’ancien droit naturel, l’opinion est le seul juge de la valeur des énoncés juridiques ;
- Un principe de « politique pure » (p. 597), de politique dans laquelle « le pur rapport à autrui dans une visée de domination » (ibidem) n’a pas d’extérieur. Fixant la valeur des valeurs, « dans un jeu uniquement marqué par des problèmes d’équilibre » (ibidem), sa tâche est d’instaurer, via la dissuasion, une commune mesure permettant aux différents groupes qui composent la société d’« évaluer, selon une même toise, les risques qu’ils se font courir mutuellement » (p. 598).
18Enjeu que tout le monde se dispute, cette commune mesure ne peut qu’être grevée d’une présomption d’arbitraire et d’injustice. Son critère de juridicité est le consentement qui y est apporté dans le seul ordre qu’autorise la configuration du savoir sociologique : l’ordre de l’opinion. Comme ce dernier ne permet pas aux individus de se juger par rapport à une mesure objective, il les contraint à « se mesurer directement les uns aux autres » (p. 599), avec le corrélat redoutable de l’envie voire même, plus exactement, de la jalousie, élevant la forme normale de la vie politique au rang de « la crise » (p. 604).
19Si la tâche de la philosophie est de dégager le critère de juridicité du droit, dans le cas du droit social elle oblige à un « positivisme critique » (p. 40). Privées de toute référence à des principes extérieurs, transcendant la société, les règles du droit social sont « justes » non parce qu’établies, mais parce qu’établies selon un mode précis. Conforme aux principes démocratiques soutenus par l’opinion dans les Etats providence, ce mode est celui de la négociation permanente. Comme tel, deux dangers le menacent. Le premier est l’échec de la rhétorique débouchant sur des « situations de blocage » (p. 532), de crispation des intérêts particuliers ; le second est la méconnaissance de la configuration du savoir qui fonde le droit social et la nostalgie, face à l’arbitraire et à la précarité des normes qui y sont développées, d’une « autorité forte et décidée » (p. 533) imposant, de l’extérieur, aux différents groupes sociaux, une commune mesure, un « principe de valorisation stable et définitif » (p. 604).
II
20Le premier objectif de l’ouvrage de F. Ewald, L’Etat providence, objectif historique et sociologique, a déjà été discuté dans plusieurs articles7. La thèse suivant laquelle on assisterait, au XIXe siècle, à l’émergence d’une rationalité nouvelle, qui ne devrait rien à la rationalité libérale, y a souvent été critiquée. J. De Munck, par exemple, dans François Ewald et l’Etat providence, souligne que cette « thèse ne se soutient que d’une lecture extrêmement sommaire de la pensée libérale propre du XVIIIe siècle »8. Attachée à la responsabilité et à la liberté individuelles, cette pensée fut, dans un même temps, et dans le sillage des penseurs de l’Aufklärung, sensible au déterminisme social. La résorption opérée par F. Ewald de l’antinomie constitutive de la pensée libérale dans la figure historique de la succession oblitère « la tension »9 qui a déchiré et déchire toujours la pensée moderne. En outre, elle méconnaît « l’incohérence polémique »10 de l’ordre juridique des Etats démocratiques modernes, son partage et son écartèlement permanents, dans des modulations différentes, entre les rationalités de la responsabilité et de la solidarité.
21La méconnaissance de la « native antinomie »11 du cœur de laquelle s’écrit l’histoire de la modernité n’est pas sans répercussions sur le second objectif de l’ouvrage qui nous préoccupe, son objectif philosophique. A résorber l’antinomie libérale de la liberté individuelle et du déterminisme social dans la figure historique de la succession, c’est à la « mauvaise foi » au sens sartrien du terme12 que notre auteur s’expose sur le plan épistémologique. En effet, la prise de conscience du déterminisme social ne se soutient que de son dépassement. Nier ce dernier, en enfermant la raison dans les paramètres sociaux et historiques qui l’affectent, revient à nier l’évidence : la transcendance qu’actualise la raison par rapport à ses productions dans la dénonciation même de leurs limites. Ainsi, la crise de l’universel qu’introduirait le savoir sociologique - qui sous-tend le droit social - représente une négation, par la pensée, de ses propres possibilités, alors même que c’est de la transcendance qu’elle nie, tout en l’actualisant, que cette négation tire son universalité.
22Dans cet article, nous voudrions montrer, dans un premier moment, que la « mauvaise foi » caractérisant la position épistémologique de notre auteur hypothèque lourdement la visée qu’il assigne au droit social dans sa généalogie, qu’elle en fait même une utopie dont il appartient à la philosophie de dénonceer le danger (IIa). Dans un second moment, nous voudrions aussi montrer que cette « mauvaise foi » ravale le critère de juridicité du droit social proposé par notre auteur au rang d’une imposture (IIb).
IIa.
23A partir de la loi française du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, F. Ewald présente le droit social comme un droit de conciliation des intérêts des différents groupes sociaux. La technologie de l’assurance y est utilisée comme un moyen de transaction réfléchissant la rationalité nouvelle de la solidarité et l’exigence, au sein de cette dernière, d’un certain équilibre dans la répartition des charges et des avantages. Loin d’être un simple amendement du droit civil classique dû aux luttes des plus faibles contre les plus forts et aux concessions intéressées des plus forts à l’égard des plus faibles, le droit social, dans la rationalité qu’il développe et les exigences d’équilibre qu’elle implique, semble élever la justice au rang qui lui est assigné par Platon dans Les Lois : un moyen de réconciliation et d’entente entre les hommes ne favorisant ni les intérêts des plus forts ni les intérêts des plus faibles13.
24Cet idéal du droit social - auquel ne correspond pas nécessairement la réalité ! - est en bonne part confirmé par les doctrines solidaristes de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle. Pour ces doctrines, c’est à une juste balance entre la dette et la créance de chaque individu à l’égard de la société qu’il faut tendre. S’il est impossible de l’établir a priori et avec exactitude, le contrat d’assurance ou de solidarité doit permettre de négocier une répartition équitable des risques et des avantages. Comme l’écrit L. Bourgeois : « il y a une répartition à faire, entre tous les membres de l’association, de risques et d’avantages qui ne peuvent être calculés à l’avance ; le seul moyen qui s’offre à nous de résoudre la difficulté, c’est de mutualiser ces risques et ces avantages, ce qui revient à admettre à l’avance que, sans savoir qui supportera le risque et qui bénéficiera de l’avantage, les risques seront supportés en commun et l’accès des différents avantages sociaux sera ouvert à tous »14. Cette mutualisation des risques et des avantages implique, comme le donne toujours à entendre L. Bourgeois, que du point de vue du même, nous nous élevions au point de vue de l’autre, que nous nous demandions, « en toute sincérité » ou en nous mettant « à la place de l’autre », si nous consentirions à la transaction que nous proposons »15. En un mot, la mutualisation des risques et des avantages présuppose que nous nous élevions à une pensée de l’intérêt commun, de la part des intérêts du même et de l’autre qui peut y être représentée.
25Mais cette mise en commun des intérêts particuliers et leur conciliation dans un intérêt général - transcendant ou immanent aux intérêts particuliers16 - implique que la raison ne soit pas enfermée dans les paramètres sociaux et historiques qui l’affectent. Autrement dit, qu’elle puisse dépasser le niveau de l’opinion.
26A refuser ce dépassement, comme dans la position épistémologique de notre auteur, les seuls rapports qui peuvent exister entre les hommes sont des rapports conflictuels sans arbitre possible. Ainsi que l’écrit P. Manent dans La naissance de la politique moderne à propos de l’apologie du règne de l’opinion chez Hobbes, « s’il n’y a pas d’opinion vraie, il y a une vérité de l’opinion, qui est dans sa forme d’opinion et dans l’effet de ce formalisme qui est la guerre »17. Particulières et. par là-même divergentes, toutes les opinions, dans le relativisme généralisé qui caractérise le savoir sociologique selon F. Ewald, sont a priori ou en l’absence de tout juge possible équivalentes ; ce qui induit une égalité intellectuelle de fait entre les individus. Mais cette égalité est une égalité qui enferme chaque individu en lui-même et le prive de tout échange sensé avec autrui, l’important dans le relativisme généralisé n’étant pas l’objet de l’opinion, mais sa source, la particularité close dont elle émane.
27Est-ce à dire, pour autant, que la configuration du savoir qui sous-tend le droit social, pour F. Ewald, exclut jusqu’à l’idée même du droit, d’une quelconque communauté de jugement entre particularités en conflit ?
28Nous avons vu que notre auteur soulève lui-même le problème. A l’en croire, il n’en est pas vraiment un pour le savoir sociologique. Qu’une règle commune de justice doive exister est acquis par le fait même qu’il révèle : la solidarité. Pour le savoir qui fonde la rationalité du droit social, précise F. Ewald, « le problème des conditions de possibilité d’une règle commune de justice qui était <celui> des contractualistes ne se pose plus. Le principe de l’accord <y> est pratiquement donné, seul son contenu est à négocier » (p. 582)18.
29Mais, si l’accord sur la nécessité d’une règle commune de justice est pratiquement acquis pour le savoir sociologique - alors que la recherche de ses conditions de possibilité préoccupe les contractualistes - il est à noter que le contrat d’assurance ou de solidarité qui l’incarne a la même origine que le contrat social dans la doctrine fondatrice du libéralisme : la doctrine hobbienne. Cette origine est la nécessité que définit le désir de conservation.
30Pour Hobbes, le désir de conservation - désir sur lequel nul n’a de prises - est un désir d’auto-conservation ; dans le savoir qui sous-tend le droit social, il est simultanément désir d’auto-conservation et de conservation de la société à laquelle chaque individu appartient et en dehors de laquelle il n’a pas d’être. Au-delà de toutes les opinions, le désir de conservation constitue, pour Hobbes, un droit naturel fondamental et inaliénable dont découlent tous les devoirs et auquel l’Etat ne peut porter atteinte ; ce qui permet de dire, avec L. Strauss, que le fondateur de la science politique est aussi le fondateur du libéralisme, s’il est vrai que pour cette doctrine politique, « le fait fondamental réside dans les droits naturels de l’homme, par opposition à ses devoirs » et s’il est vrai aussi que, pour cette doctrine, « la mission de l’Etat consiste à protéger ou à sauvegarder ces mêmes droits »19. Pour les doctrines solidaristes, le droit à la vie n’est pas un droit naturel, mais social. Pour ces doctrines, comme l’écrit F. Ewald dans L’Etat providence, « il n’est plus possible d’imaginer qu’un état de nature aurait précédé la société : il n’y a pas d’autre état naturel que social. Le social est toujours déjà là » (p. 326). Ainsi, c’est en tant que « partie du corps social » que « tout être humain (...) a droit, dès sa venue au monde, à la conservation de son existence » (p. 325). En contrepartie, obligation lui est faite de « coopérer à la conservation et au progrès » (ibidem) de ce corps. Loin d’être opposable à l’Etat, comme dans la doctrine libérale, le droit à la vie, dans les doctrines solidaristes, génère un dévouement total, « sans réserve » (p. 327) à la société.
31De plus, si le désir de conservation est au principe, et chez Hobbes et dans les doctrines solidaristes, du droit naturel voire social à la vie, une même expérience le révèle. Seul accès au monde réel, cette expérience est celle de sa résistance. Chez Hobbes, cette résistance revêt la forme de « la résistance des autres hommes, de leur menace »20, de « la mort violente »21 qu’ils peuvent m’infliger ; dans les doctrines solidaristes, elle revêt la forme des risques liés à la vie commune.
32Socialisant l’homme, l’expérience de « la mort violente » aux mains des autres hommes ou de sa possibilité oblige, pour Hobbes, à conclure à une certaine égalité entre les hommes. Comme l’argumente, entre autres, le De cive : « Si nous considérons des hommes faits, et prenons garde à la fragilité de la structure du corps humain (sous les ruines duquel toutes les facultés, la force et la sagesse, qui nous accompagnent, demeurent accablées) et combien aisé il est au plus faible de tuer l’homme du monde le plus robuste, il ne nous restera point de sujet de nous fier à nos forces, comme si la nature nous avait donné par là quelque supériorité sur les autres. Ceux-là sont égaux, qui peuvent choses égales. Or, ceux qui peuvent ce qu’il y a de grand et de fier, à savoir ôter la vie, peuvent choses égales. Tous les hommes donc sont naturellement égaux. L’inégalité qui règne maintenant a été introduite par la loi « civile » »22. Si cette dernière méconnaît l’égalité naturelle entre les hommes, il est à souligner que cette égalité ne procède pas d’une quelconque participation à une commune nature, mais du fait que, dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux, les hommes sont tous capables de tuer leurs semblables.
33Généralement considérée comme involontaire dans les doctrines solidaristes, la capacité de tuer son semblable y est aussi affirmée. Dans La politique de la prévoyance sociale, L. Bourgeois écrit, en parlant de Pasteur comme un des initiateurs de l’idée de solidarité : « C’est grâce à lui que la notion d’une humanité nouvelle a pu se révéler et a passé dans les esprits. C’est lui qui a fait concevoir plus exactement les rapports qui existent entre les hommes : c’est lui qui a prouvé d’une manière définitive l’interdépendance profonde qui existe entre tous les vivants, entre tous les êtres ; c’est lui qui, en formulant d’une façon décisive sa doctrine microbienne, a montré combien chacun d’entre nous dépend de l’intelligence et de la moralité de tous les autres. C’est lui qui nous a fait comprendre comment chacun de nos organismes individuels par l’innombrable armée des infiniments petits qu’il recèle monte, pour ainsi dire, à l’assaut de tous les organismes du monde, c’est lui qui, par suite, nous a appris notre devoir mutuel. Il nous a prouvé que chacun de nous pouvait être un foyer de mort pour les autres vivants, et qu’en conséquence c’était pour nous un devoir de détruire ces germes mortels, et pour assurer notre propre vie, et pour garantir la vie de tous les autres »23. Risques permanents pour les autres, nous en sommes aussi le produit. A l’instar de l’expérience commutative de la possibilté de mort violente aux mains des autres chez Hobbes, l’expérience communtative du risque et du hasard avec lequel il affecte tout un chacun oblige à conclure à une certaine égalité entre les hommes. Comme l’écrit F. Ewald dans L’Etat providence, « Si l’un n’est pas l’autre, l’un riche, l’autre pauvre, bien portant ou malade, génial artiste ou ignorant, cela ne tient pas tant à des mérites individuels (...) qu’à la chance. On est soi-même, nous sommes tous le produit du risque ; d’un point de vue social, nous sommes des aleas : homo aleator. Ce qui fait que l’un n’est pas l’autre, c’est le fruit du hasard, des circonstances, d’une distribution hasardeuse sédimentée, consolidée par l’histoire » (p. 371-2). Loin de résulter de« l’identité d’une commune nature » (ibidem), l’égalité des hommes entre eux résulte, comme pour l’auteur du Léviathan, d’un certain type de rapport à autrui commandant, sous la pression de la nécessité, une socialisation positive.
34Si chez Hobbes la socialisation positive commandée par la nécessité au cœur de « la crainte mutuelle »24 débouche sur l’institution du Léviathan, dans les doctrines solidaristes elle préside à l’aménagement de la société « sous la forme d’une assurance mutuelle »25. D’un moyen de transaction, l’assurance, dans les doctrines solidaristes, devient la forme dans laquelle « la société trouv(e) sa vérité »26. Face au jeu inconscient et désordonné de la solidarité, des risques auxquels chacun y est soumis, la vie sociale « pacifique » ou positive n’est possible que dans la mesure où, pour reprendre les termes de L. Bourgeois, « l’assurance volontaire et mutuelle contre les risques sociaux est consentie et acceptée par les associés »27.
35Toutefois, dans le règne de l’opinion, cette acceptation ne peut être que formelle. A l’instar du Léviathan, dieu mortel jouissant d’un pouvoir défiant toute définition par laquelle un membre de la société pourrait le circonscrire, le contrat d’assurance ou de solidarité se doit d’être « la négation de tout contenu »28, « car tout contenu donnerait naissance à des divergences »29, replongerait dans le règne de la particularité et de l’opinion. Or, le propre de la nécessité, par la médiation de l’expérience commutative du risque, est d’en opérer la critique, de faire comprendre à chacun que son intérêt, en vertu de la réciprocité des situations, est l’intérêt de tous, que le fait même de la socialisation positive est d’intérêt général.
36Mais, pour faire comprendre cela, l’enseignement de la nécessité doit se dispenser en deçà ou au-delà de tout jugement, dans une espèce de panique réciproque où l’on consent à ce qu’on ne peut imaginer, que ce soit, comme dans le cas du Léviathan, à un « pouvoir tel qu’on ne saurait imaginer que les hommes en édifient un plus grand »30, c’est-à-dire un pouvoir sans limites et, par conséquent, inimaginable ou, comme dans le cas de « l’assurance solidaire » contre les risques liés à la vie commune, à une solidarité positive. Si la nécessité peut opérer une critique des opinions, si elle peut contraindre à sortir de l’état de guerre qu’elles créent, en ce qui concerne la pacification, elle ne peut, au regard même de l’opinion, que proposer des solutions « utopiques » au sens étymologique du terme : des solutions qui n’y trouvent aucun τóπos, aucune place, qui lui sont inconcevables et que, par conséquent, elle ne peut mettre en œuvre, réaliser ou faire entrer dans l’histoire.
37Aussi, loin de traduire une quelconque solidarité positive, les normes du droit social que produit l’opinion ne représentent, comme y insiste F. Ewald, qu’un principe de totalisation sans universel. Du point de vue de la norme, il n’y a que des particularités en conflit, des solidarités, des interdépendances négatives, engagées dans le seul mode d’échange qu’autorise l’opinion : l’imposition, l’hégémonie ou la domination. Que cette dernière se déploie d’une manière édulcorée, via la rhétorique, dans des processus dits de négociation, n’ôte rien à son caractère arbitraire. L’objectivité statistique à laquelle elle peut se référer pour développer des valeurs n’empêche leur perception comme instruments de domination. Une exigence sur le plan politique leur est impartie : développer un certain équilibre. Pour exercer leur domination, les valeurs imposées comme commune mesure doivent tenir compte de la « composition des forces »31. Comme le Léviathan qui « aime, dit Hobbes, son pouvoir »32, les valeurs dominantes ne peuvent imposer n’importe quoi. Car, qu’adviendrait-il de leur domination si les groupes sur lesquels elle s’exerce étaient, ainsi que le fait remarquer Hobbes à propos des sujets du souverain, « détruits ou affaiblis »33 ? Incapables de légitimer leur pouvoir, en dépit de la stratégie d’équilibre qu’elles développent, le problème politique qu’elles soulèvent, nous dit F. Ewald, est de savoir ce qui rend leur domination acceptable. Dans le relativisme généralisé que défend le savoir sociologique, le traitement de ce problème ne peut que revêtir « une forme critique » : toute domination ne peut qu’être refusée. D’abord peut être enviée, mais, dans la jalousie ou le refus des différences qu’implique l’égalité a priori des opinions, elle ne peut être que contestée.
38Toutefois, le danger - et notre auteur n’y échappe pas - est de voir cette contestation s’effectuer au nom de ce qu’elle ne peut concevoir : la solidarité positive.
39Si cette solidarité oblige, selon F. Ewald, à dénoncer les normes du droit social, telles qu’elles sont envisagées par le savoir sociologique, comme arbitraires et injustes, ce n’est ni en vertu d’une quelconque envie de domination, ni en vertu d’une égalité a priori ou indifférenciée des opinions. La solidarité positive ne procède pas seulement de la nécessité, d’un désir de conservation qui, dans la réduction sociologique de l’homme, est équivalemment un désir de conservation des groupes auxquels il appartient et en dehors desquels il n’est rien. En tant que détermination objective de la rationalité du droit social, principe général de justice distributive, elle procède à l’instar des principes généraux du droit civil classique, d’une réflexion éthique déterminant l’idéal qui, sur le plan social, dans un contexte historico-géographique précis, vaut pour tous d’être réalisé, sans qu’aucune détermination concrète ne puisse jamais prétendre l’égaler. Concevant cet idéal - « principe d’une sorte d’insurrection de la société contre l’Etat »34 libéral et les inégalités de fait, sociales et économiques, qu’il entérinait - la raison ne se contente pas de constater les limites de toute production humaine, elle en opère, dans un même mouvement, le dépassement illimité. Démenti par excellence du relativisme généralisé défendu par le savoir sociologique selon F. Ewald, ce dépassement, seul, permet de comprendre la désignation, à la fin de l’ouvrage qui nous préoccupe, des pratiques de la solidarité comme étant « sans doute justes », mais justes « selon une règle qui en dénonce toujours l’insuffisance »35.
40Dans le règne de l’opinion, cette règle qui « problématise » le droit social ne peut trouver aucune place. Nous avons vu qu’elle y est inconcevable et que, par conséquent, elle ne peut trouver une quelconque amorce de réalisation. Son requisit - qui est le requisit fondamental de la justice, intérêt sui generis du droit36 - est que la pensée qui se développe toujours dans un contexte social et historique précis, ne s’enferme pas dans les intérêts « du même » : que dans leur prise de conscience, c’est-à-dire dans le fait de les transcender, elle s’ouvre aux intérêts de l’autre et de l’autre perçu non comme quelqu’un qui représente tout d’abord une menace, mais comme quelqu’un qui a une valeur en soi.
II b.
41Ce requisit de l’intérêt spécifique du droit, qu’est Injustice, est aussi celui du critère de juridicité du droit social proposé par F. Ewald : la négociation permanente. Dans le règne de l’opinion, sa requête est une imposture, quand bien même elle s’enracinerait dans les principes démocratiques.
42En ce qui concerne ces principes, il faut noter tout d’abord qu’en vertu de la position épistémologique de notre auteur ils ne peuvent logiquement, dans leur prétention à l’universalité, qu’être idéologiques au sens marxien du terme37. Autrement dit, ils ne peuvent qu’instituer les intérêts particuliers du ou des groupes socialement dominants. En second lieu, si le consensus plus ou moins majoritaire dont ils peuvent être l’objet résulte, dans le règne de l’opinion38, d’un travail de persuasion, ce travail est un travail d’auto-sabordage. En effet, loin d’assurer une position d’hégémonie, comme le veut son entreprise, c’est à l’institution de la mise en cause de toute hégémonie qu’il s’emploie via les principes qu’il défend et leurs effets pratiques. Si au nombre de ces derniers il y a la liberté d’expression, comme le souligne notre auteur, et si cette liberté est la « condition de possibilité » des démocraties normatives39, on ne peut s’empêcher de se demander quel groupe social peut avoir intérêt, dans le règne de l’opinion et de son imposition, à défendre cette condition ou à se lancer dans l’opération hégémoniquement nulle, voire désintéressée, que représente la défense des principes démocratiques.
43Mais, par delà cette question, une autre plus fondamentale s’impose. Elle a trait à la possibilité même, dans le règne de l’opinion, de l’avènement d’un consensus, horizon de sens de toute discussion pratique ou de toute négociation. Comment, entre individus privés de tout rapport sensé avec autrui, un accord est-il possible, qu’il revête la forme d’un « compromis » ou d’une « transaction »aux termes « flous »40 voire précis ?
44Le recours à la rhétorique, à l’art de la persuasion - dissuasion, n’éponge pas la question. Certes, dans son sens platonicien d’art « privilégiant la dimension de communication intersubjective du langage et néglige(ant) sa dimension référentielle et cognitive »41, la rhétorique permet, dans l’élaboration des nonnes juridiques, de se dispenser d’une « vraie » discussion, c’est-à-dire d’une discussion dans laquelle on se propose de s’appuyer sur la raison et de faire œuvre de vérité42. Mais dans sa finalité qu’est la persuasion-dissuasion, la rhétorique se trouve confrontée à la même exigence que la « vraie » discussion : faire reconnaître comme valables par chacun et par tous les arguments, même frelatés, qu’elle utilise ; ce qui requiert l’existence de langages, de codes au travers desquels une communication entre les différents groupes sociaux peut s’établir.
45Pour F. Ewald, c’est à la sociologie des interdépendances objectives qu’il appartient de fournir ces codes, ces langages. C’est en elle que les démocraties normatives ont à trouver leur « principe d’universalisation »43. Mais cette sociologie ne peut qu’offrir des faits « irréductibles »44, présentés sous des catégories apparemment aussi neutres que celle du risque, orientant une vision précise du vivre en commun. L’interprétation politique et juridique de ces faits, elle, ne lui appartient pas. Comme le révèle le contrat de solidarité, cette interprétation relève d’une décision collective. Pour n’être pas purement formelle, voire utopique, cette décision exige un principe d’universalisation autre que celui des faits, des régularités statistiques. Ce principe est un principe réfléchissant ce qui, par rapport aux faits, aux régularités statistiques, doit être. Si sa détermination ne se veut pas arbitraire, elle requiert une négociation, un échange d’arguments sur ce qui peut valoir socialement. Témoignant du fait que l’universalité d’un accord sur les principes politiques et juridiques n’est pas d’entrée de jeu réalisée, cet échange, dont le sens est d’y tendre, présuppose, dans son effectivité, que ses protagonistes soient capables de dépasser leur point de vue, de l’argumenter, de le faire reconnaître par autrui, de comprendre ce dernier, les raisons justifiant son point de vue et même, idéalement, qu’ils soient animés d’une prétention à la vérité.
46Sans ces présuppositions, le mode suivant lequel les règles du droit social doivent être établies pour être de droit, selon F. Ewald, est une imposture, ainsi que son court-circuit dans le recours à la rhétorique en tant qu’instrument d’imposition des intérêts du même. Dans le règne de l’opinion, cette imposition ne peut que s’appuyer sur la force brute. Aucun débat démocratique ne peut être envisagé. Prenant son sens dans l’explicitation de l’intérêt général, ce débat oblige à dépasser les intérêts particuliers, individuels ou collectifs et à voir dans l’organisation de la vie en société autre chose qu’« un pur rapport à autrui dans une visée de domination » ; ce que requiert équivalemment la rationalité politique au principe du droit social : la solidarité.
Notes de bas de page
1 L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 29 et suiv. ; cf. aussi, du même auteur, Le droit du travail : une légalité sans droit ? in Droit social, no 11, novembre 1985, p. 723 et suiv. ; Pour un positivisme critique : Michel Foucault et la philosophie du droit, in Droits, no3, 1986, p. 137 et suiv. ; Une expérience foucaldienne : les principes généraux du droit, in Esprit, août-septembre 1986, no 471-72, p. 788 et suiv. ; Justice, égalité, jugement, in L’égalité, Cahiers de philosophie politique et juridique, Centre de publications de l’Université de Caen. 1987, no8, p. 219 et suiv. ; Rawls, Hahermas : quelle philosophie pour le droit ? in Langage, droit et démocratie dans la philosophie politique contemporaine. Actes du Colloque des 26 et 27 septembre 1987, L.L.N., Publications du Centre de philosophie du droit, U.C.L., 1988, p. 84 et suiv. ; Le droit du droit, in Archives de philosophie du droit, t. 31, 1987, p. 245 et suiv.
2 L’Etat providence, op. cit., p. 29. Pour la « généalogie » du droit social, cf. aussi, e.a., J. DONZELOT, L’invention du social, Paris, Fayard, 1984.
3 Pour alléger les notes, nous nous permettrons, dans la suite de notre texte, de mentionner, entre parenthèses, les pages des nombreuses références à l’ouvrage de F. EWALD, L’Etat providence, op. cit.
4 Cf. aussi Le point de vue du philosophe, in L’avenir du droit international dans un monde multiculturel, Colloque de l’Académie de droit international de La Haye et de l’Université des Nations-Unies, La Haye, 17-19 novembre 1983, La Haye, M. Nyhoff, 1984, p. 49 et suiv. ; Pour un positivisme critique : Michel Foucault et la philosophie du droit, op. cit., p. 142 ; Une expérience foucaldienne : les principes généraux du droit, op. cit., p. 788 et suiv. ; Justice, égalité, jugement, op. cit., p. 237 et suiv. ; Rawls, Habermas : quelle philosophie pour le droit ?, op. cit., p. 87 et suiv.
5 Cf. aussi Justice, égalité, jugement, op. cit., p. 239.
6 Cf. aussi, e.a., Justice, égalité, jugement, op. cit., p. 240 et suiv. ; Rawls, Habermas : quelle philosophie pour le droit ?, op. cit., p. 91 et suiv.
7 Cf., e.a., J. DE MUNCK, François Ewald et L’Etat providence, in Carnets du Centre de philosophie du droit. U.C.L., no 4, 1987 ; F. TANGHE, Au-delà ou en deçà de l’utopie libérale, in R.I.E.J., 1987, 19, p. 83112.
8 J. DE MUNCK, op. cit., p. 15.
9 Ibidem.
10 Ibidem, p. 21.
11 Ibidem, p. 15.
12 L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 36-37 ; 80.
13 Les Lois I, 627e-628a. Sur la justice comme favorisant, surtout selon les Sophistes, les intérêts des plus forts, cf., e.a., ibidem, IV, 714c-715b ; Rép. I, 338c-339a. Sur la justice comme favorisant, toujours selon les Sophistes, les intérêts des plus faibles, cf., e.a., ibidem, II, 358e-359d ; Gorgias, 483b-484b.
14 Cité par F. EWALD, L’Etat providence, op. cit., p. 370.
15 Cité par F. EWALD, ibidem, p. 369.
16 Sur cette double conception de l’intérêt général dans la pensée occidentale, cf. e.a., F. RANGEON, L’idéologie de l’intérêt général, Paris, Economica, 1986.
17 Paris, Payot, 1977. p. 82.
18 Cf. aussi e.a., Justice, égalité, jugement, op. cit., p. 239.
19 Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954.
20 P. MANENT, La naissance de la politique moderne, op.cit., p. 79.
21 ) Léviathan, introduction, traduction et notes par F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, ch. XIII.
22 Le citoyen ou les fondements de la politique, traduction de M. Sorbière, Paris, Flammarion, 1982, p. 94-5 ; cf. aussi Léviathan, op. cit., ch. XIII.
23 Cité par F. EWALD, L’Etat providence, op. cit., p. 360.
24 Le citoyen ou les fondements de la politique, op. cit., p. 14 ; Léviathan, op. cit., ch. XIII.
25 F.EWALD, L’Etat providence, op. cit., p. 370.
26 Ibidem.
27 Cité par F. EWALD, ibidem.
28 P. MANENT, La naissance de la politique moderne, op. cit., p. 84.
29 Ibidem, p. 83.
30 Léviathan, op. cit., p. 219.
31 F. EWALD, L’Etat providence, op. cit., p. 594.
32 A dialogue between a philosopher and a student of the Common Law of England, cité et traduit par P. MANENT, La naissance de la politique moderne, op. cit., p. 60.
33 Ibidem.
34 F. EWALD, L’Etat providence, op. cit., p. 363.
35 Ibidem, p. 599-600.
36 Cf. A. KOJEVE, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 192 et suiv.
37 Cf. L’Etat providence, op. cit., e.a.. p. 582 ; Le point de vue du philosophe, op. cit., p. 56 ; Une expérience foucaldienne : les principes généraux du droit, op. cit., p. 793 ; Justice, égalité, jugement, op. cit., p. 239.
38 Règne prenant, pour les principes démocratiques, la place de l’ancien droit naturel, L’Etat providence, op. cit., p. 597 ; Rawls, Habermas : quelle philosophie pour le droit ?, op. cit. p. 85.
39 Cf. L’Etat providence, op. cit., p. 587, 370 ; Rawls, Habermas : quelle philosophie pour le droit ?, op. cit. p. 92.
40 Cf. e.a., Le point de vue du philosophe, op. cit., p. 52.
41 T. TODOROV, Eloquence, morale et vérité, in Les manipulations. Le genre humain, 6, 1983, p. 30. Toutefois, dans sa réhabilitation aristotélicienne, la rhétorique peut aussi être un art au service de la vérité et de la justice : Rhét., 1355a-b.
42 Pour le « résumé » des exigences d’une « vraie » discussion telles qu’elles sont analysées aujourd’hui, e.a., par J. Habermas, en dialogue avec les tenants des approches « scientifique », historique et dialectique du droit et du politique, cf. J.M. FERRY. Habermas. L’éthique de la communication, Paris, P.U.F., 1987.
43 Cf. Le point de vue du philosophe, op. cit., p. 52.
44 Ibidem.
Auteur
Professeur ordinaire aux Facultés universitaires Saint-Louis
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