Avant-propos
p. 7-24
Texte intégral
1Le Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques des Facultés universitaires Saint-Louis décida, en 1987, d’adopter le thème « droit et intérêt » comme objet de son prochain cycle de recherches collectives. Ce projet prenait place dans le cadre d’une convention passée avec le Fonds de la Recherche fondamentale collective et bénéficia du concours de nombreux chercheurs des Facultés Saint-Louis et d’autres universités, belges et étrangères.
2Créé en 1974, le Séminaire a pour principal objectif de susciter une recherche critique et interdisciplinaire sur le phénomène juridique envisagé dans ses différentes dimensions. C’est dans cette perspective qu’il publie, depuis 1978, la Revue interdisciplinaire d’études juridiques et qu’il a consacré ses travaux de recherche antérieurs successivement à l’interprétation en droit1, à l’évolution de la fonction juridictionnelle2, et à l’actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham3.
3C’est dans la même perspective, critique et interdisciplinaire, qu’a été abordé le thème des rapports du droit et de l’intérêt. Thème qui se révéla en définitive si fécond qu’il est apparu opportun de publier les résultats de la recherche en plusieurs volumes distincts. Le présent volume, consacré à l’approche interdisciplinaire du sujet, regroupe les contributions de théorie générale du droit ainsi que toutes celles qui ne relèvent pas du droit positif. Le troisième volume rassemble les études du thème « droit et intérêt » qui ont été menées dans le cadre de diverses branches du droit, ainsi que celles qui relèvent du droit comparé. Le deuxième volume, enfin, situé à mi-chemin entre ces deux approches, externes et internes, du phénomène juridique, constitue une monographie de François Ost qui a pour titre « Entre droit et non-droit : l’intérêt. Essai sur les fonctions qu’exerce la notion d’intérêt en droit privé ». Le Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques n’exclut pas, par ailleurs, de publier à l’avenir d’autres études encore dans cette série « droit et intérêt ».
4Bien que menées à partir de points de vue très divers, les contributions publiées dans les trois premiers volumes de cette série présentent de nombreux recoupements qui constituent autant d’éclairages croisés du thème central. C’est l’objet de cet avant-propos de tenter de dégager quelques-uns de ceux-ci. Quatre problématiques transversales ont été retenues en vue de faire apparaître ces convergences et ces nœuds d’interrogations : droit subjectif et intérêt, élaboration du droit objectif et intérêt, intervention du juge et intérêt, aspects épistémologiques et éthiques du rapport droit-intérêt.
A. Droit subjectif et intérêt
5« Droit subjectif », « intérêt » : sont ainsi rapprochées deux notions dont il est et reste difficile de dire s’il s’agit de vrais ou de faux amis, à moins qu’il ne s’agisse de frères ennemis. L’étude de leurs rapports, tantôt harmonieux, tantôt orageux, est une question classique de la littérature juridique ; elle s’est pourtant révélée d’une étonnante actualité et d’une grande fécondité. Cette question peut être traitée dans diverses perspectives. Une approche analytique, tout d’abord, qui étudie la définition des deux notions, leurs caractères, leur fonction, ainsi que les rapports qu’elles entretiennent. Une perspective descriptive ensuite, qui s’attache cette fois à mesurer la part respective du droit et de l’intérêt dans la régulation juridique. On enregistre, à cet égard, tantôt une extension du champ des droits subjectifs, tantôt une extension du champ des intérêts, tantôt enfin un enchevêtrement de plus en plus complexe de leurs logiques respectives.
6Le rapport du droit subjectif et de l’intérêt fait aussi l’objet, dans nos travaux, d’études comparatives. Au risque de simplifier exagérément, on pourrait admettre, à cet égard, le point de départ suivant : alors que le droit continental s’articule autour d’une systématique rationnelle des droits subjectifs, en revanche, la Common law anglaise ignore encore largement cette catégorie et se présente plutôt comme un tissu assez lâche d’intérêts, de libertés, d’actions et d’obligations. Quant au droit des pays de l’Est, à en juger par l’étude qu’y consacre V. Knapp (vol. 3), il semble emprunter simultanément aux deux systèmes.
7Le débat « droit subjectif-intérêt » débouche également sur des considérations méthodologiques et des réflexions éthiques.
8Sur le plan méthodologique, on peut observer que l’accroissement du champ des intérêts se traduit par un élargissement corrélatif du rôle du juge qui en est l’interprète privilégié, alors que les droits subjectifs sont généralement préétablis par la loi. De sorte que, chaque fois que, dans un secteur juridique donné, se développe la méthode de la pesée, de la balance, ou encore, la technique du bilan « coûts-avantages », on peut y voir un indice, en même temps qu’un effet, d’une progression de la logique des intérêts. Dans ce cas, l’action en justice, c’est-à-dire aussi le conflit et le dommage, semblent bénéficier de la priorité, entraînant, par leur dynamique propre, le progrès du droit, alors que, à l’inverse, en régime de droit subjectif, c’est la loi, et le partage a priori qu’elle opère des prérogatives concurrentes, qui s’imposent en premier, l’acte de juger n’en étant que l’application postérieure à l’échelle du casus.
9Quant à l’aspect éthique de la dichotomie « droit-intérêt », on peut relever le danger que, cédant à des habitudes mentales bien ancrées et à la pente naturelle de l’argumentation, l’intérêt ne soit chargé d’une manière d’opprobre qui tiendrait dans la dénonciation de la forme de complicité naturelle qu’il entretiendrait avec l’égoïsme et le matérialisme, tandis que le droit subjectif serait, quant à lui, tiré du côté de la moralité, de l’autonomie de la volonté, de la liberté. Kant contre Bentham, en quelque sorte. Les choses apparaissent cependant singulièrement plus complexes si l’on s’avise qu’il est des intérêts sublimes, tout autant que des droits subjectifs égoïstes. S’il faut donc, au nom de la moralité, tracer une ligne de partage, sans doute celle-ci ne passe-t-elle pas entre le droit subjectif et l’intérêt, mais bien entre des prétentions (droits et intérêts) « solipsistes », et des prétentions (droits et intérêts) « universalisables ».
10Revenons aux trois perspectives principales que nous avons dégagées.
111. En ce qui concerne l’approche analytique, tout d’abord, la question essentielle qui se pose est de savoir s’il est opportun et possible de reconnaître à l’intérêt une pertinence et des effets juridiques, en tant que notion autonome, distincte à la fois de la simple factualité et de la juridicité spécifique du droit subjectif. F. Ost s’est efforcé de donner une réponse positive à cette question (vol. 2) en tentant de résister, d’une part, à la disqualification de l’intérêt par ceux qui veulent le précipiter dans le non-droit et le ramener ainsi à une notion de fait ; en dénonçant, d’autre part, l’étouffement de l’intérêt par ceux qui entendent l’absorber entièrement dans le giron du droit subjectif.
12Traditionnellement, on le sait, l’intérêt est tenu en marge du système juridique. Il s’agirait d’une notion pré-juridique, d’une notion de fait. Il conviendrait donc, dans cette optique, d’élaborer une définition du droit subjectif qui le préserve de toute complicité à l’égard de l’intérêt, dans la mesure où le droit subjectif relèverait, quant à lui, du registre normatif. L’étude de E. Pattaro (vol. 1), qui expose les idées de Hägerstrom, illustre bien cette position. Pour l’éminent théoricien du droit suédois, le droit subjectif s’analyse comme une idée morale de devoir : il confère le droit à ce que le débiteur fasse son devoir (et non pas à ce qu’il se conforme à certaines valeurs ou intérêts). Le droit d’autrui doit être respecté en raison du devoir qu’impose une norme générale, et ce, indépendamment de l’intérêt qu’aurait ou n’aurait pas le bénéficiaire de cette conduite correcte. Cette thèse permet d’écarter comme non relevants les mécanismes et institutions juridiques qui semblent au contraire s’inspirer de l’intérêt du titulaire. Ainsi, par exemple, l’octroi de dommages-intérêts à la personne lésée par une action fautive. Erreur d’optique, dit Hägerstrom, car c’est bien plutôt le droit au dédommagement qui détermine le principe et le montant de cette dette. Et la balance des intérêts ? Cette balance, quoique effectivement observable dans nos systèmes-juridiques, ne serait qu’un phénomène secondaire, une pratique dérivée par rapport à l’attribution des droits subjectifs. La modération des intérêts est ainsi subordonnée aux droits patrimoniaux, eux mêmes dérivés de règles de droit objectif.
13Aussi bien faudrait-il s’opposer à la définition du droit subjectif que proposait Jhering : « intérêt juridiquement protégé ». Cette définition ne parviendrait pas, en effet, à s’affranchir de la représentation du droit subjectif comme pouvoir idéal. C’est que le juge, qui assure la protection de ce droit subjectif, ne peut concevoir celui-ci comme « intérêt juridiquement protégé », dans la mesure où il est lui-même l’auteur de cette protection (l’argument rappelle celui que Hart opposait aux réalistes américains qui définissaient le droit objectif comme « ce que le juge dit qu’il est »). Le juge qui sanctionne un intérêt est conduit par l’idée que cet intérêt doit être protégé, mérite d’être consacré. Un élément idéal, non empirique, guide donc son jugement. Cet élément idéal, c’est précisément le droit subjectif qui ne se ramène pas à la factualité de la protection.
14Ces thèses suscitent assurément la discussion. On se contentera de relever ici que lorsqu’on s’efforce de conférer des effets juridiques spécifiques à l’intérêt, à l’intérêt distinct du droit subjectif, on ne vise pas un intérêt brut, purement factuel. Du reste, on peut se demander s’il est même possible d’identifier un tel intérêt purement factuel, non qualifié, non valorisé, affranchi de tout jugement de valeur social ou juridique. On suivra plutôt l’analyse de A. Gervais4, à laquelle plusieurs contributions se réfèrent, en vue de dégager un continuum de prétentions et de prérogatives : intérêts illicites, intérêts juridiquement indifférents, intérêts légitimes bénéficiant d’une protection juridictionnelle a posteriori, intérêts consacrés sous forme de droit subjectif, valant protection a priori. En identifiant la catégorie d’intérêt légitime et en s’efforçant de lui reconnaître des effets juridiques spécifiques, on s’attache donc à une prétention bénéficiant d’une manière de reconnaissance normative : aussi bien l’intérêt est-il dit « légitime ». Sans doute la source de cette normativité ne se ramène-t-elle pas nécessairement aux catégories préétablies du système juridique ; de même, les effets qu’on lui reconnaîtra peuvent être extrêmement diversifiés. Ainsi, la mesure de la réparation du préjudice porté à ces intérêts sera proportionnée, selon une logique de la pesée ou de la balance, à la gravité du risque ou du dommage, ainsi qu’à la légitimité des intérêts en conflit.
15L’étude de Ph. Gautier, relative à la notion d’intérêt en droit international public (vol. 3), a le mérite de s’être penchée sur les sources de la théorie de Gervais en étudiant la sentence rendue par le tribunal arbitral franco-espagnol dans l’affaire dite du « Lac Lanoux », dont on sait qu’elle suggéra à l’auteur l’idée de la gradualité des intérêts. Le traité international qu’il s’agissait d’interpréter dans cette affaire précisait que tout travail hydrographique entrepris par un des deux pays signataires devait faire l’objet de notifications préalables afin de permettre à l’autre partie de faire valoir ses réclamations au cas où il serait porté atteinte aux droits des riverains et afin que soient sauvegardés « tous les intérêts qui seraient engagés de part et d’autre ». Le tribunal arbitral considéra qu’on ne pouvait réduire le concept d’intérêt aux seuls droits que possédaient les riverains. La France devait donc, à l’occasion des travaux qu’elle avait entrepris, prendre en compte les intérêts espagnols, au-delà même des droits dérivant expressément des traités conclus.
16Jugeant assez sévérement cette sentence et adoptant une position assez proche de celle de E. Pattaro, Ph. Gautier estime que les intérêts de l’Espagne ne sont pris en considération que dans la mesure où le traité lui en donne le droit. Il ne conviendrait donc pas d’autonomiser la notion d’intérêt. Ici encore, nous semble-t-il, il faut cependant relever que l’intérêt protégé est un intérêt légitime et non un intérêt brut. Cette reconnaissance de légitimité dérive, il est vrai, non de la catégorie préétablie de tel ou tel droit subjectif que le Code civil aurait configurée, mais se dégage plutôt à revers de la responsabilité que le tribunal arbitral mettait à charge de l’Etat français. C’est, du reste, une leçon constante : le révélateur de l’intérêt légitime est, le plus souvent, la responsabilité dégagée par le juge. Ph. Gautier le montre bien, dans la suite de son étude, à propos des traités plus récents relatifs à l’utilisation des cours d’eau internationaux.
17L’intérêt légitime doit également se défendre sur un second front. Si parfois, comme on l’a vu, il est disqualifié, ramené au pur fait, tantôt, au contraire, il est surqualifié, assimilé purement et simplement au droit subjectif. On aura reconnu la célèbre définition de Jhering : « le droit subjectif, c’est l’intérêt juridiquement protégé ». Très sensible au droit vivant, aux luttes pour le droit, aux chocs des intérêts, très moderne par beaucoup de points de vue (il anticipe notamment sur les réflexions contemporaines relatives aux intérêts des générations futures, à l’usage collectif des res communes, aux conditions de l’action populaire), Jhering, emporté par la pente de son argumentation, n’hésite pas à assimiler l’intérêt protégé et le droit subjectif. C’est, au demeurant, une tendance extrêmement fréquente, aujourd’hui encore, chez tous ceux qui, engagés dans des combats militants, entendent voir consacrer de la façon la plus solennelle et la plus assurée les prérogatives pour lesquelles ils luttent. On peut y voir l’effet d’une rhétorique, très répandue, du droit subjectif ; efficace symbolique de la transsubstantiation d’un intérêt en droit subjectif, voire en droit de l’homme, qui n’est certes pas négligeable.
18Ici encore, cependant, il est sans doute plus avantageux, et sur le plan scientifique et sur le plan pratique, de ménager des distinctions. Du reste, il apparaît souvent que c’est lorsqu’ils se maintiennent dans un statut « d’entredeux », partiellement en marge du système juridique et de ses catégories établies, que les intérêts sont les plus efficaces, tout comme l’action de leurs titulaires, les « sujets d’intérêt », qui n’ont pas nécessairement besoin d’être personnalisés pour jouer un rôle essentiel sur la scène juridique. L’exemple des partis politiques et des syndicats est très révélateur à cet égard. On trouvera dans le texte de F. Tanghe, relatif aux doctrines solidaristes (vol. 1), le rappel des analyses de L. Duguit qui accumule un grand nombre d’arguments à l’encontre de l’assimilation que fait Jhering de l’intérêt et du droit subjectif.
192. Quel est le poids respectif du droit et de l’intérêt dans le système juridique contemporain ? Telle est la question que traitent, sur un mode descriptif cette fois, plusieurs contributions. Que le concept d’intérêt apparaisse de plus en plus souvent dans la législation actuelle, est une constatation générale (cf. notamment les études de F. Ost (vol. 1) et de A.J. Arnaud (vol. 3)). La question est cependant complexe : de nos travaux pourrait bien se dégager la conclusion paradoxale qu’il y a à la fois plus d’intérêt et plus de droit subjectif dans les sytèmes juridiques contemporains. Mais sans doute cette double progression s’opère-t-elle à la faveur d’une transformation mutuelle des deux catégories : le droit subjectif perdrait de sa superbe, il se relativiserait et se démocratiserait en se diversifiant, tandis que l’intérêt s’officialiserait dans la mesure où sa légitimité serait de plus en plus reconnue et intégrée.
20Il y a certainement progression du droit subjectif dans le domaine des droits de la personnalité qui, hier encore, n’étaient reconnus que sporadiquement, au gré des applications de l’article 1382 du Code civil. Progression encore dans le domaine des brevets qui s’appliquent aujourd’hui, de plus en plus souvent à la matière du vivant. Quant à la protection de l’environnement, elle est de plus en plus fréquemment présentée aujourd’hui sous les les couleurs d’un droit fondamental. La contribution de B. Jadot (vol. 3) montre bien, à cet égard, que l’article 714 du Code civil qui dispose que les res communes « n’appartiennent à personne et font l’objet d’un usage commun », pourrait constituer une base textuelle crédible pour asseoir ce droit subjectif à l’environnement.
21En revanche, d’autres contributions mettent l’accent sur la progression des intérêts. On citera notamment la contribution d’A. Strowel relative au droit d’auteur (vol. 3). A. Strowel montre bien comment le droit de la concurrence, qui est un droit des intérêts, gagne peu à peu le domaine des droits subjectifs d’auteur, et ce notamment à l’aide de l’action en concurrence déloyale qui protège l’intérêt à voir se maintenir les usages honnêtes du commerce. De plus en plus souvent, en effet, la protection du droit d’auteur est subordonnée à la preuve d’un dommage virtuel ou réel et non à la simple invocation du droit a priori. En cette matière, comme en d’autres, s’observe donc une relativisation de la distinction entre droit subjectif et intérêt légitime : si le dommage devient une condition de la protection du droit, un droit de plus en plus protégé par l’action en cessation, en revanche, les intérêts légitimes des interprètes et des éditeurs tendent aujourd’hui à se faire consacrer sous forme de droit subjectif : les « droits voisins » (du droit d’auteur) que plusieurs législations étrangères reconnaissent d’ores et déjà. Il y a donc enchevêtrement des deux catégories.
22C’est aussi l’enseignement qui se dégage de l’étude de A. de Theux relative au licenciement dans six pays de la Communauté européenne (vol. 3). Il se dégage de cette analyse que, quel que soit le point de départ adopté — une conception libérale du licenciement qui met en avant le droit de licencier, ou une conception sociale qui insiste sur le droit à l’emploi et subordonne le pouvoir de licencier à l’intérêt de l’entreprise quel que soit donc le point de départ adopté par la législation des six pays étudiés, la protection consacrée en pratique est très largement convergente. Comme si le droit subjectif de licenciement devait composer avec l’intérêt d’autrui, sous la menace de l’application de la théorie de l’abus de droit, et était donc en définitive finalisé par un intérêt distinct et supérieur ; comme si, à l’inverse, la proclamation de l’intérêt de l’entreprise ne parvenait pas à s’affranchir du pouvoir privilégié qui reste celui de l’employeur dans la détermination de cet intérêt. De sorte que, s’il fallait qualifier de façon réaliste le droit de licencier, on devrait parler, selon A. de Theux, de « droit-fonction discrétionnaire ». Un droit-fonction qui reste en même temps largement discrétionnaire, c’est sans doute une curiosité logique. Une telle hybridation juridique est cependant un signe supplémentaire de l’enchevêtre ment inéluctable du droit subjectif et de l’intérêt.
233. Ceci conduit à aborder l’approche comparative de notre thème. Les textes de G. Samuel et S. Leader témoignent, à cet égard, de la place prépondérante qu’occupe l’intérêt en droit anglais (vol. 3). Voilà au moins une preuve qu’un système juridique développé et efficace peut se passer très largement de la catégorie de droit subjectif en prenant appui sur un réseau de libertés fondamentales (celles que R. Dworkin appelle les « droits moraux ») et sur une stratégie souple d’actions en justice qui sanctionnent des duties, devoirs multiples auxquels correspondent des intérêts légitimes. Ici encore, il faut cependant se garder d’oppositions trop tranchées. Tout comme les analyses de droit continental montrent la part importante qu’y occupe l’intérêt, part beaucoup plus significative que ne le donne à voir la dogmatique juridique, inversement, les analyses du droit anglais conduisent à dégager un sens du concept d’intérêt qui s’avère en définitive fort proche de notre notion de droit subjectif.
B. Elaboration du droit objectif et intérêt
24Au risque d’empiéter partiellement sur les deux problématiques suivantes, nous prendrons comme fil conducteur de cette deuxième problématique la diversité des rôles que le concept d’intérêt est susceptible de remplir dans le cadre de celle-ci, à savoir un triple rôle explicatif, justificatif et normatif.
251. C’est sans doute le rôle explicatif joué par le concept d’intérêt qui recoupe le plus largement la problématique épistémologique, sur laquelle on reviendra à la fin de cette introduction. Il est cependant important de l’évoquer ici afin d’éviter certaines confusions possibles avec les autres rôles dont il sera plus longuement question ensuite.
26C’est J. Chevallier, semble-t-il, qui, dans sa contribution relative au concept d’intérêt en science administrative (vol. 1), attire le plus explicitement notre attention sur la nécessité d’une telle clarification, en distinguant, pour sa part, l’intérêt comme système explicatif (niveau qu’il qualifie de « praxéologique ») et l’intérêt comme objet d’étude (niveau qu’il qualifie d’« axiologique »). Or, sur le premier plan, que nous retiendrons seul pour l’instant, il entend par là que « le concept d’intérêt est susceptible d’éclairer les processus administratifs, d’expliquer la logique de fonctionnement de l’appareil, d’élucider les comportements des agents : l’intérêt devient une grille de lecture, un principe d’interprétation, un système d’explication, un paradigme auquel a recours le chercheur ».
27Parmi les différentes contributions que nous avons réunies, il en est évidemment plusieurs qui ont abordé le thème de l’intérêt, en rapport avec le problème de l’élaboration du droit, dans cette première perspective. On citera tout d’abord J. Chevallier lui-même en ce qui concerne l’étude de l’action administrative en général. On songera également à l’Interessenjurisprudenz, telle que l’ont analysée M. Buergisser et J.-F. Perrin (vol. 1), pour qui l’élaboration de toute règle de droit peut être analysée comme le produit d’une « pesée d’intérêts ». On se référera encore à l’étude de P. Lascoumes consacrée à la notion d’intérêt en sociologie (vol. 1), qui souligne l’importance méthodologique qu’il y a à identifier la « grammaire des intérêts » à l’œuvre au sein du processus législatif lui-même, en vue de dégager les « conditions d’élaboration des textes légaux et de construction de l’intérêt protégé ». L’étude qu’il a réalisée par ailleurs avec P. Poncela (vol. 3) constitue une excellente application d’une telle méthode à l’approche du Code pénal français de 1791. On citera enfin G. Samuel qui s’est efforcé de montrer en quoi le concept d’intérêt était, beaucoup plus que le concept de droit subjectif, l’instrument théorique adéquat pour « exprimer et décrire le fonctionnement et le rôle de la Common law » (vol. 3).
28Sur ce premier plan explicatif, la question essentielle qui se pose est évidemment de savoir dans quelles limites le paradigme de l’intérêt possède véritablement le pouvoir d’expliquer l’élaboration du droit objectif. Si un tel pouvoir est véritablement postulé par l’Interessenjurisprudenz, de même que par un certain nombre de représentants de la science économique, de la science administrative et de la sociologie, ses limites sont, par contre, clairement soulignées par des contributions telles que celles de J. Chevallier, P. Lascoumes et A. Strowel (vol. 1) qui mettent notamment en lumière le problème de la rationalisation ex post de l’activité de création du droit par ceux qui l’étudient exclusivement à la lumière d’un tel paradigme.
292. Quant au rôle justificatif joué par le concept d’intérêt, il nous permet d’apercevoir que, sans être encore intégré, à ce stade, au contenu même de la norme juridique, il est susceptible de lui fournir un support essentiel, en tant que mode de justification ou de légitimation de celle-ci.
30En termes généraux, c’est sans aucun doute Ph. Gérard (vol. 1) qui a examiné de la manière la plus centrale la question de la justification de la norme, en se plaçant, quant à lui, sur un plan philosophique, c’est-à-dire en examinant les conditions d’une justification rationnelle de la norme, et en montrant, à cet égard, les limites inhérentes à un modèle de rationalité instrumentale, fondé sur la seule maximisation des intérêts. De ce point de vue, la contribution de J. Chevallier, sans contredire la sienne, la complète parfaitement, lorsqu’elle adopte la perspective d’une analyse critique de l’idéologie sous-jacente à l’action administrative et met en lumière le rôle essentiel que la référence à l’intérêt général joue sur le plan symbolique pour assurer sa légitimation.
31De manière plus ponctuelle, d’autres contributions montrent encore comment la référence à certains types d’intérêts peut justifier certaines institutions juridiques ou le contenu précis de certaines règles de droit. C’est ainsi que G. Samuel a pu indiquer comment la référence à la notion d’intérêt commercial peut justifier les institutions de négoce (vol. 3) et qu’A. Strowel a pu montrer comment la protection limitée du droit d’auteur a été justifiée par la nécessité de concilier l’intérêt privé de l’auteur avec l’intérêt social (vol. 3). On citera également les contributions de F. Ost (vol. 2) et de V. Knapp (vol. 3) qui illustrent, à propos des droits subjectifs, la façon dont certains intérêts trouvent leur « reverbération dans le droit objectif ».
32Une question que l’on peut se poser, à cet égard, consiste évidemment à savoir quel lien on peut établir entre justification et explication. Certains, en effet, comme A. Strowel à propos du droit d’auteur (vol. 3), n’hésitent pas à parler d’explication là où d’autres seraient sans doute plus enclins à parler de justification, indiquant par là le glissement que l’on peut facilement opérer de l’une à l’autre. Par ailleurs, il ne semble pas faire de doute que le rôle justificatif de l’intérêt entretient à son tour des rapports étroits avec son rôle normatif, comme l’illustre le fait que la raison d’être de l’adoption d’une règle juridique constitue traditionnellement un critère essentiel de son interprétation.
333. En ce qui concerne, enfin, le rôle proprement normatif du concept d’intérêt, on se contentera d’évoquer un certain nombre de questions qu’abordent la plupart des contributions.
34a) Une première question est celle de la diversité des aspects de ce rôle.
35A cet égard, la distinction établie par F. Ost (vol. 2) entre fonction créatrice, fonction limitative et fonction régulatrice peut être prise comme fil conducteur. En plus de son propre texte qui illustre parfaitement à partir de nombreux exemples le jeu possible de ces trois fonctions, on peut constater que de nombreuses contributions mettent l’accent implicitement, selon le cas, sur l’une ou l’autre d’entre elles. Des études comme celles de M. Buergisser et J.F. Perrin (vol. 1) ou de P. Lascoumes et P. Poncela (vol. 3) soulignent, semble-t-il, surtout la fonction créatrice ou promotionnelle que peut assurer la règle de droit dans la protection d’un intérêt spécifique ou d’un équilibre spécifique entre une pluralité d’intérêts en présence. D’autres contributions, comme celle de J. Chevallier (vol. 1), V. Knapp ou A. de Theux (vol. 3) insistent davantage, voire exclusivement, sur la fonction limitative du concept, lorsque l’intérêt est envisagé en tant que critère de légalité de certains comportements ou en tant que critère de validité des actes juridiques en général, des actes administratifs, ou de l’acte de licenciement en particulier. D’autres encore mettent au moins en partie en lumière la fonction régulatrice de l’intérêt, comme A. Strowel en ce qui concerne les intérêts professionnels en matière de concurrence déloyale (vol. 3), S. Dupont-Bouchat en ce qui concerne l’intérêt du mineur (vol. 3) ou Ph. Gautier en ce qui concerne certains intérêts comme celui des Etats ou leur intérêt commun en droit international public. Enfin, certains auteurs, comme M.-F. Rigaux, ont tenté de montrer les liens qui pouvaient exister entre la fonction créatrice remplie par certains intérêts matériels protégés par la Constitution et la fonction limitative que joue l’intérêt comme condition de recevabilité de l’action en justice portée devant une juridiction comme la Cour d’arbitrage.
36b) Une deuxième question est celle de la relativité — à la fois dans l’espace et dans le temps — de l’émergence de la notion d’intérêt dans l’élaboration de la règle de droit.
37La relativité dans l’espace paraît surtout très bien illustrée par G. Samuel (vol. 3), lorsqu’il souligne le contraste qu’on peut constater entre les pays de civil law et de common law quant à la place qu’ils réservent respectivement aux concepts de droit subjectif et d’intérêt. Cependant, l’étude de V. Knapp pour les pays socialistes (vol. 3) indique également que ceux-ci auraient accordé une place plus grande au concept d’intérêt que l’Europe continentale de l’Ouest.
38La relativité du phénomène dans le temps, par ailleurs, faisant écho aux fluctuations historiques du terme « intérêt » lui-même mises en lumière par G. Braive (vol. 1) a été très explicitement soulignée par J. Chevallier (vol. I) pour la référence à l’intérêt général en droit administratif, par F. Ost (vol. 2), A.-J. Arnaud et S. Dupont-Bouchat (vol. 3) en droit privé, de même que par A. Strowel en matière de droit d’auteur (vol. 3). Même si les périodes d’émergence du concept d’intérêt ne paraissent pas coïncider dans ces différentes matières, l’évolution globale paraît aller très largement dans le même sens : celui d’une irruption de plus en plus massive du concept d’intérêt et, peut-être aussi, celui du passage d’une fonction simplement justificative à une fonction normative de plus en plus régulatrice. Des exceptions, cependant, se dégagent de certains textes, notamment celle des intérêts écologiques évoquée par B. Jadot (vol. 3) et celle des droits voisins évoquée par A. Strowel (vol. 3), sans compter les exemples évoqués par F. Ost (vol. 2). On peut dès lors s’interroger sur les causes de cette évolution qui se réalise, au moins partiellement, à double sens.
39c) Une troisième question qu’on peut relever est celle de la diversité des types d’intérêts protégés par la règle de droit : intérêts présents et à venir, intérêts matériels et moraux, intérêts publics et privés, intérêts individuels, collectifs et généraux, etc. Sur cette diversité se greffe encore un élément de complexité qui se manifeste dans la difficulté de les classer dans des catégories tranchées, comme l’illustre l’impossibilité de ranger de nombreux intérêts dans la division traditionnelle particulier-général ou privé-public. Enfin, se révèle la difficulté d’établir des relations univoques entre ces différents types d’intérêts : quels rapports existe-t-il entre les différents intérêts collectifs et l’intérêt général, de même qu’entre les intérêts particuliers et certains intérêts collectifs ; ceux-ci sont-ils plus, moins, ou identiques à la simple somme de leurs composantes ; existe-t-il un conflit nécessaire entre eux ou une forme d’harmonie — spontanée ou artificielle — entre eux ?
40d) Une dernière question, enfin, est celle du mode d’émergence des intérêts et du mode de consécration de ces intérêts par la règle de droit.
41En ce qui concerne le mode d’émergence de l’intérêt, nous reviendrons plus loin sur le problème de la protection judiciaire de certains intérêts, ainsi que sur celui des conditions de recevabilité de l’action en justice liées à la présence de certains intérêts. On citera seulement ici leur protection législative et réglementaire, telle qu’elle a été évoquée par B. Jadot (vol. 3) à travers l’existence de procédures consultatives permettant à un certain nombre d’acteurs individuels ou collectifs de faire valoir des intérêts de nature écologique dans l’élaboration de certains actes émanant d’autorités publiques, de même que par S. Dupont-Bouchat en ce qui concerne l’émergence historique de l’intérêt de l’enfant dans la législation belge (vol. 3).
42Un aspect particulier de cette question réside dans le rapport chronologique qu’on peut établir, à cet égard, entre la consécration jurisprudentielle de certains intérêts et leur consécration législative. Sur ce point, on peut notamment opposer la thèse adoptée par l’Interessenjurisprudenz, selon laquelle le juge serait appelé à s’inspirer de la pesée des intérêts opérée par le législateur lui-même (Fernwirkung), et la thèse plus réaliste suggérée par A.-J. Arnaud, par exemple (vol. 3), selon laquelle les consécrations législatives ne font souvent qu’entériner les consécrations jurisprudentielles.
43Enfin, en ce qui concerne le mode de consécration des intérêts par la règle de droit, il semble utile de relever la typologie proposée par P. Lascoumes dans son étude consacrée au concept d’intérêt en sociologie (vol. 1).
C. Figure du juge et intérêt
44On peut regrouper autour de deux pôles les contributions qui étudient la place jouée par l’intérêt dans le cadre de la fonction juridictionnelle : les premières traitent de l’intérêt du point de vue des parties au procès et sont centrées sur l’action en justice ; les secondes envisagent l’intérêt du point de vue du juge et se consacrent à une exploration du modèle de la balance de la justice.
451. En rapport, pour commencer, avec l’action en justice, l’intérêt apparaît sous deux formes ou à deux niveaux : d’abord, comme intérêt à agir, comme condition de recevabilité de l’action ; ensuite, comme enjeu matériel du litige, comme élément relatif au fondement de la demande. Les diverses études ont bien mis en évidence ces deux rôles, ces deux occurences de l’intérêt au prétoire ; il s’agit ici avant tout des textes de B. Jadot sur le juge judiciaire ou administratif en matière d’environnement, de M.-F. Rigaux sur le juge constitutionnel, ou encore de M. van de Kerchove sur le juge pénal (vol. 3 pour l’ensemble de ces études).
46De plus, certains ont tenté de relier ces deux fonctions de l’intérêt. Ainsi, M.-F. Rigaux retrace les liens existant entre la fonction de l’intérêt en tant que condition de recevabilité de l’action portée devant la Cour d’arbitrage et le contenu des intérêts reconnus comme protégeables par cette Cour.
472. Quant au modèle de la balance des intérêts appliqué à l’office du juge, il en est surtout question dans la contribution de F. Ost (vol. 2), qui s’inscrit d’ailleurs, sur ce point, parfaitement dans le prolongement du travail que le Séminaire interdisciplinaire avait réalisé à propos de la fonction de juger et du pouvoir judiciaire. Dans sa recherche sur l’intérêt en droit anglais, G. Samuel (vol. 3) a lui aussi directement dessiné les traits du modèle d’un juge, qui, permettons-nous l’expression, « fonctionne à l’intérêt ». Par ailleurs, J.-F. Perrin et M. Buergisser (vol. 1) ont, à travers leur présentation du mouvement de l’Interessenjurisprudenz, développé l’idée, soutenue par les tenants de ce mouvement, selon laquelle le juge a pour fonction d’opérer une pesée des intérêts. On trouvera encore une analyse de l’opération juridictionnelle de pesée des intérêts dans le texte de R. Andersen (vol. 3), qui s’intitule d’ailleurs « Le juge de l’excès de pouvoir et la mise en balance des intérêts en présence ».
48Il est encore bien clair qu’au-delà de tous les textes déjà mentionnés, une série d’études émettent des réflexions relatives à ce thème, tant est étroit le lien entre la question des intérêts et la fonction de juger, mais, dans celles-ci, les réflexions apparaissent de manière plus ponctuelle et disséminée — pensons ici aux contributions de A.-J. Arnaud, de Y. Cartuyvels ou de Ph. Gautier (vol. 3).
49Reprenons de façon plus détaillée les deux grands axes que nous avons dégagés de l’ensemble du travail recueilli dans les trois volumes « Droit et intérêt ».
50I. Au niveau des rapports de l’intérêt et de l’action en justice, un premier problème récurrent a traversé les contributions : celui de l’intérêt à agir des groupements.
Le thème de l’action d’intérêt collectif a en effet été abordé, de façon générale, par F. Ost (vol. 2), et, sous des angles plus particuliers, par B. Jadot (vol. 3), qui s’est intéressé aux actions introduites par les associations de défense de l’environnement, et par M. van de Kerchove (vol. 3), qui s’est interrogé sur la recevabilité de la constitution de partie civile émanant d’un groupement, en vue d’obtenir la réparation, souvent symbolique, d’un préjudice. On a remarqué, à propos de ce type d’action, que le caractère hybride de l’intérêt dont les associations postulent la défense, qui n’est plus strictement privé, sans s’identifier à l’intérêt général, explique les problèmes de recevabilité de tels recours. Pour remédier à ces difficultés, B. Jadot préconise la reconnaissance d’un véritable droit subjectif en faveur des groupements de défense de l’environnement, tandis que F. Ost préfère, lui, qu’un intérêt légitime soit reconnu à ceux-ci, qui leur permette de poursuivre en justice leur but social. Ph. Gautier (vol. 3) a encore souligné qu’en droit international, le droit des traités s’est bien gardé d’instituer une véritable action populaire autorisant un Etat à introduire un recours sur base de la violation de l’intérêt général de la communauté internationale.
Plusieurs études ont encore remis en cause la distinction classique entre le contentieux subjectif et le contentieux objectif, ce qui revenait à montrer le recouvrement partiel de l’intérêt privé et de l’intérêt général. Sur ce plan, il y a parfaite convergence entre les analyses de B. Jadot (vol. 3), de M.F. Rigaux (vol. 3) et de M. van de Kerchove (vol. 3).
51En ce qui concerne le contentieux constitutionnel, M.-F. Rigaux note par exemple que, si celui-ci est un contentieux objectif, la possibilité désormais entrouverte aux individus, dont les intérêts garantis par les dispositions constitutionnelles se verraient lésés, d’introduire un recours devant la Cour d’arbitrage a pour effet d’attribuer à ce contentieux une dimension plus subjective. M. van de Kerchove a, pour sa part, montré comment, au pénal, la distinction entre l’action civile et l’action publique, ou entre l’intérêt privé à la réparation et l’intérêt public à la répression, devait être fondamentalement relativisée, vu que, d’un côté, l’intérêt à la réparation recouvre également un intérêt public, alors que, de l’autre, l’intérêt à la répression masque un intérêt en partie privé.
522. Balance de la justice et pesée des intérêts en présence : ce deuxième grand axe, qui conduit en fait à s’interroger sur la méthode utilisée par le juge, a plus donné lieu à des réflexions de théorie du droit, que le premier axe, qui concernait essentiellement le droit de la procédure.
53La théorie dite de l’Interessenjurisprudenz, présentée, rappelons-le, par J.-F. Perrin et M. Buergisser (vol. 1), a contribué à réévaluer le rôle créateur du juge, en dessinant le tableau d’un juge libéré des tables de vérité de la loi et attentif aux manifestations des intérêts, dont il se doit par ailleurs d’assurer la pondération en se laissant guider par l’équilibration des intérêts opérée par le législateur.
54F. Ost (vol. 2) a exploré en détail le nouveau paradigme de la fonction de juger comme gestion des intérêts, qui semble s’imposer dans la mesure même où on est en train de passer d’un modèle de justice libérale et légaliste à un modèle de justice technocratique et pragmatique. Alors que, dans un modèle libéral, la fonction du juge revient à trancher de façon définitive des contestations portant sur des droits, dans un modèle technocratique, le juge prend l’habit d’un gestionnaire qui met en balance les intérêts en présence. C’est dire que l’image de la balance se substitue à celle du glaive de la justice. Comme l’a montré Y. Cartuyvels (vol. 3) à propos des procès du terrorisme en Italie mettant en cause des intérêts supérieurs touchant au secret d’Etat et à la sécurité nationale, la logique des intérêts, poussée à son extrême, peut entraver le fonctionnement de l’appareil judiciaire et lui faire perdre l’indépendance nécessaire pour exercer sa fonction de dire le droit.
55Dans une logique de l’intérêt, autrement dit une logique de l’équilibration, le juge est conduit à abandonner le raisonnement en forme linéaire au profit d’une méthode du « bilan » qui pèse les avantages et inconvénients de la mesure envisagée.
56La contribution de R. Andersen consacrée au juge de l’excès de pouvoir (vol. 3) illustre très bien ce point. En effet, le Conseil d’Etat français a inauguré une jurisprudence connue sous l’appellation de jurisprudence du bilan ; elle consiste, comme l’expression l’indique, à dresser le bilan de la mesure administrative litigieuse, en inscrivant à l’actif les avantages qu’elle présente et au passif les inconvénients qu’elle entraîne, qu’il s’agisse d’atteintes à des intérêts privés ou d’atteintes à des intérêts publics.
57Outre le juge administratif, c’est le juge des référés, ainsi que plusieurs l’ont noté, qui apparaît le plus clairement sous les traits d’un gérant d’intérêts, lui à qui le législateur offre de plus en plus souvent, comme seul guide, des standards juridiques flous, tels que l’intérêt de la famille, l’intérêt de l’enfant ou l’intérêt des créanciers. F. Ost a encore souligné que la Cour de Strasbourg applique une méthode de pesée des intérêts.
58Les contributions qui ont adopté une perspective comparatiste, convergent pour souligner que le juge anglo-saxon est par excellence le juge de la balance des intérêts. Comme l’a démontré G. Samuel (vol. 3) pour le droit anglais, le juge de la Common law se prononce en vue de conforter certaines attentes légitimes, plutôt qu’en vue de faire respecter des droits préexistants. A l’occasion de l’analyse de la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis relative au conflit liberté de parole versus copyright, A. Strowel (vol. 3) souligne en passant la différence entre la méthode de pesée des intérêts en concurrence (ad hoc balancing), visant à déterminer la partie au procès qui mérite de l’emporter, et celle qui s’opère au niveau des principes (definitional balancing), en vue de déterminer la nature et l’étendue de la liberté en cause.
59La diffusion du paradigme de la gestion des intérêts sur le continent pourrait ainsi apparaître comme parallèle au rapprochement, par ailleurs constaté, entre le système plus rationnel du droit civil et le système plus pragmatique de la Common law.
D. Perspectives éthiques et épistémologiques
601. Parmi les multiples fonctions que la notion d’intérêt peut exercer en rapport avec le droit, la fonction de légitimation fait l’objet d’analyses particulières dans plusieurs contributions présentées dans ces volumes. Ainsi, dans la première partie de son texte sur le concept d’intérêt en science administrative (vol. 1), J. Chevallier étudie la construction idéologique, centrée sur l’opposition intérêt général/intérêt particulier, qui est censée fonder la légitimité de l’action des autorités publiques, notamment dans le domaine normatif.
61Dans l’exercice de cette fonction légitimatrice, il apparaît que la notion d’intérêt est enchâssée dans des contextes théoriques diversifiés dont elle tire son sens. Il est sans doute possible de dégager certaines lignes de force qui paraissent commander l’usage de cette notion à des fins de légitimation. Ainsi, par exemple, l’on peut relever que l’utilisation de cette notion paraît aller de pair avec l’abandon de toute référence à des critères objectifs et transcendants qui garantiraient la légitimité du droit. Cette implication se manifeste en particulier dans une nouvelle conception du droit qui s’est formée au début du XXe siècle et qui a été étudiée de manière approfondie par Fr. Ewald, sous le vocable de « droit social »5. Cette conception repose notamment sur l’idée selon laquelle le droit tire désormais sa légitimité de ce qu’il reflète, moyennant des négociations et des transactions incessantes, l’équilibre entre les intérêts des groupes sociaux, à la fois solidaires et antagonistes. Trois des contributions présentées dans ces volumes concernent cette conception.
62Dans son étude sur les fonctions qu’exerce la notion d’intérêt en droit privé (vol. 2), Fr. Ost montre que la référence de plus en plus systématique aux intérêts en droit semble précisément impliquer un nouveau « paradigme », un nouveau modèle juridique, dit de la « gestion des intérêts ». Fr. Ost analyse les traits caractéristiques de ce modèle et, entre autres, l’idéal de solidarité sur lequel il fonde la légitimité du droit.
63Pour sa part, F. Tanghe, dans un texte intitulé Solidarité et intérêts (vol. 1), analyse certaines sources intellectuelles de ce modèle juridique et, en particulier, les théories de Durkheim, de Duguit et de L. Bourgeois.
64Enfin, dans sa contribution sur Droit social et intérêts (vol. 1), A.-M. Dillens critique les prétentions justificatrices de ce paradigme dont elle dénonce à la fois les limites et le caractère paradoxal. Réduite à l’équilibre de forces sociales qui paraissent objectivement interdépendantes, la solidarité des intérêts ne s’impose que dans le cadre de rapports de domination, même si ces derniers prennent la forme édulcorée d’une négociation sans cesse reprise. Mais en même temps, la solidarité ne cesse d’apparaître comme un idéal qui rend problématiques les normes négociées parce qu’il exprime une exigence de justice à la lumière de laquelle le relativisme des intérêts trahit ses insuffisances.
65En dehors même du contexte que représente cette conception « sociologisante » du droit, l’on peut se demander s’il est possible de fonder la légitimité de règles morales ou juridiques à partir d’une analyse de l’action instrumentale et stratégique par laquelle des individus ou des groupes sociaux poursuivent la satisfaction de leurs intérêts. Consacrée au raisonnement moral dans la pensée de R.M. Hare, la contribution de Ph. Gérard (vol. 1) tend à mettre en doute cette possibilité. Enfin, suivant la voie ouverte par Nietzsche, H. Declève aborde le problème de savoir si une philosophie première peut faire l’économie des notions corrélatives d’intérêt et de désintéressement (vol. 1).
662. Par ailleurs, le modèle de l’action instrumentale et stratégique ne concerne pas seulement la fonction de légitimation qui paraît être exercée par la notion d’intérêt. Ce modèle apparaît aussi comme un instrument d’analyse et d’explication scientifique de l’action individuelle et collective. Comme le souligne J. Chevallier dans sa contribution précédemment évoquée, la notion d’intérêt apparaît de ce point de vue comme une grille de lecture utilisée par le chercheur pour rendre compte des comportements et des rapports sociaux qui concernent le droit.
67A cet égard, les responsables du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques ont jugé opportun de demander à un ensemble de chercheurs, spécialistes des sciences sociales, d’examiner la notion d’intérêt dans cette perspective épistémologique, afin d’apprécier le rôle et la fécondité de cet instrument d’analyse. Réunies dans le premier volume des travaux du Séminaire sur le thème Droit et intérêt, les contributions d’A. Strowel, sur l’utilitarisme et la science économique néo-classique, de J. Florence, sur l’intérêt en psychologie, de P. Lascoumes, sur la notion d’intérêt en sociologie, et de J. Chevallier, sur le concept d’intérêt en science administrative, concernent toutes cette problématique. Cette dernière est centrée sur un modèle d’action selon lequel l’agent, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe, est conçu comme un être rationnel qui recherche la satisfaction de ses intérêts personnels.
68Après avoir rappelé, avec J. Florence, que ce modèle prend sa source dans la pensée empiriste et utilitariste, et notamment chez Bentham, A. Strowel souligne que ce modèle apparaît comme un postulat très restrictif de la science économique néo-classique et, au-delà, de l’analyse économique du droit. A. Strowel considère que ce modèle ne constitue pas la meilleure approximation du comportement réel des agents. Dans l’analyse économique du droit, ce modèle joue, à la limite, le rôle d’une fiction qui semble peu compatible avec la démarche descriptive et explicative adoptée par les partisans de ce genre d’analyse.
69La lecture des autres contributions relatives au modèle de l’action instrumentale et stratégique permet de saisir une convergence très nette : leurs auteurs partagent, dans une large mesure, le scepticisme exprimé par A. Strowel. Ainsi, après avoir rappelé que ce modèle fut jadis relativisé par les fondateurs de la sociologie, P. Lascoumes relève qu’il a opéré un retour en force dans cette discipline, en particulier dans les travaux de Boudon, Crozier et Bourdieu. Mais P. Lascoumes met lui aussi en doute la fécondité de ce paradigme qui semble excessivement rationalisateur et simplificateur. De même, J. Chevallier considère que la portée explicative de ce paradigme est restreinte, même s’il permet de déjouer les pièges de l’idéologie de l’intérêt général. Ni la logique de l’institution administrative, ni celle de son organisation et de son action ne peuvent être complètement élucidées à l’aide de ce modèle.
70J. Florence souligne précisément l’une des faiblesses essentielles de cette conception de l’action, à savoir son caractère à la fois naturaliste et superficiel. Qu’ils soient conçus en relation avec des besoins ou avec des désirs, les intérêts ne forment pas un donné objectif, prédéterminé, observable et manipulable. Leur constitution pour le sujet s’opère nécessairement en rapport avec l’Autre, avec un monde symbolique dont le modèle de la poursuite rationnelle des intérêts ne dit mot.
71Pour remédier aux déficiences de ce modèle, l’on propose dans certaines des contributions évoquées d’enrichir l’analyse de l’action en tenant compte, ainsi que le suggère A. Strowel, des valeurs ou des normes par rapport auxquelles elle se détermine, ou encore, selon P. Lascoumes, de la diversité des conditions d’émergence, de constitution et de légitimité qui structurent les intérêts en jeu. A cet égard, l’analyse sociologique développée par J. Remy à propos de la défense des intérêts des usagers des services publics (vol. 1) illustre les conditions dont dépendent la formation, l’expression et la consécration juridique de certains intérêts sociaux. L’on peut se demander si de tels amendements n’impliquent pas un modèle de l’action, et de ses conditions de rationalité, qui s’écarte sensiblement du modèle de la rationalité instrumentale et stratégique. Quoi qu’il en soit, ces propositions révèlent à nouveau que la notion d’intérêt peut être introduite dans des systèmes théoriques très diversifiés qui, en définitive, déterminent son statut et sa signification.
Notes de bas de page
1 L’interprétation en droit. Approche pluridisciplinaire, sous la direction de M. van de Kerchove, Bruxelles, 1978.
2 Fonction de juger et pouvoir judiciaire. Transformations et déplacements, sous la direction de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, 1983.
3 Actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham, sous la direction de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, 1987.
4 A. GERVAIS, Quelques réflexions à propos de la distinction des « droits » et des « intérêts », in Mélanges Paul Roubier, Paris, 1961, t. 1, p. 243 et suiv.
5 Fr. EWALD, L’Etat providence, Paris, 1986.
Auteurs
Assistant aux Facultés universitaires Saint-Louis
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