Chapitre I. Droit subjectif et intérêt : l'impossible partage
p. 21-47
Texte intégral
Le danger est trop grand dans notre société, que les conflits d'intérêts ne deviennent insolubles si on les double de querelles de mots.
Paul ROUBIER, Droits subjectifs et situations juridiques, Paris, 1963, p. II
Section 1. Trois questions récurrentes : existence, primauté et définition du droit subjectif
1Si l'intérêt en droit fait rarement l'objet d'études spécifiques, en revanche, on ne compte plus les ouvrages et articles consacrés au droit subjectif. De cet effort d'élaboration doctrinale, l’ouvrage classique de Jean Dabin, Le droit subjectif, publié en 1952, constitue un sommet inégalé. Aussi bien la doctrine de cet auteur nous servira-t-elle ici de fil conducteur.
2Parmi les nombreuses controverses théoriques nouées autour du droit subjectif, on peut relever trois questions principales dont seule la dernière nous retiendra. On discute d'abord le problème de l'existence même du droit subjectif ; on s'interroge ensuite, si tant est qu'on ait conclu positivement à la première question, sur le rapport de priorité logique et chronologique qu'il convient d'établir entre droit objectif et droit subjectif, entre la règle de droit CL la prérogative individuelle. On débat enfin de la définition du droit subjectif. Seule cette troisième question concerne directement le rapport qu'entretient l'intérêt avec le droit subjectif.
3Concernant la mise en cause de l'existence même de la catégorie de droit subjectif, on n'évoquera pas ici les diverses attaques dont cette notion a fait l'objet, tantôt de la part du iusnaturalisme classique (M. Villey), tantôt du positivisme sociologique (L. Duguit), tantôt du positivisme normativiste (H. Kelsen). Sans reprendre les divers arguments qu'il est possible d'opposer à ces auteurs15, qu'il nous suffise d'observer l'indéniable présence de la catégorie aux divers niveaux du discours judirique (législation, jurisprudence, doctrine) et son enracinement profond dans les pratiques et les imaginaires juridiques des sujets de droit. Fût-elle même partiellement fictive ou idéologique, la notion exerce des effets considérables dont une science du droit réaliste se doit de rendre compte16, quitte à ramener sa définition, comme nous le proposerons, à des proportions plus modestes.
4Une fois admise l'existence de la catégorie, le débat est cependant relancé à propos de sa genèse et de sa place dans la systématique juridique. Le droit subjectif est-il premier ou dérivé ? S'impose-t-il au législateur comme un droit inné, naturel, acquis, ou bien est-il seulement le produit de la règle de droit objectif ? On sait que, dans le contexte positiviste actuellement dominant, c'est la thèse de la primauté logique et de la priorité chronologique du droit objectif qui l'emporte. On veut bien concéder l'existence de droits individuels, mais qu'au moins ceux-ci soient attribués et mesurés par le législateur. Un seul témoignage, particulièrement net, de cette position : "Les droits subjectifs n'existent pas par eux-mêmes, ils ne sont pas de génération spontanée, issus du néant, ce ne sont pas des droits "naturels" ; les droits subjectifs n'existent que dans les limites qui sont tracées par les différentes règles de droit et sous les conditions posées par ces règles"17. On devine que cette thèse légaliste, déjà particulièrement restrictive quant à la reconnaissance de l’autonomie des droits subjectifs, ne fait évidemment aucune place à l'intérêt. Et pourtant, ce point de vue strictement positiviste n'épuise certainement pas le sujet. Ne sommes-nous pas confrontés, en l'espèce, à un débat évoquant celui de la priorité de la poule et de l’oeuf ? A quoi faut-il accorder la priorité ; à la règle ou à la prérogative ? Ne suffit-il pas de déplacer le regard pour donner une réponse différente à la question ? Comme le note très justement J. Carbonnier, "les juristes n'ont de regard que pour les droits dérivés, procédant de quelque source souveraine (la loi, le contrat) et se transmettant par des modes d'acquérir où rien ne se perd et rien ne se crée"18 ; en revanche, les sociologues "insisteront plutôt sur la génération spontanée des droits subjectifs "19. Et Carbonnier de relever dans cette direction plusieurs sources de ces droits : l'instinct d'appropriation déjà présent dans le comportement animal et dans les réflexes enfantins, l'imagination et la croyance dans le bien-fondé de la prétention qu'on émet (assurance de son "bon droit"), l'effet conservateur de la mémoire, l'effet créateur du besoin...20. Par ailleurs, dans son Traité de droit civil, le même auteur montre bien comment souvent le droit sort du fait : la possession, par exemple, situation de fait (à laquelle cependant s'attachent déjà des effets juridiques) ne se mue-t-elle pas en droit de propriété par le "miracle" de la prescription acquisitive21 ? On voit bien qu'il ne faudrait pas suivre longtemps cette piste d'analyse pour voir resurgir les intérêts, dont les droits subjectifs ne sont, en définitive, qu'une variété. Mais c'est précisément pour se garder de cette manière d'indistinction originaire des droits et des intérêts, et pour conserver la maîtrise de la consécration des premiers, que la dogmatique juridique s’en tient généralement à la position positiviste-légaliste.
5La question rebondit cependant une nouvelle fois à propos de la définition qu'en toute hypothèse il faut donner au droit subjectif. Depuis le XIXe siècle, la discussion à ce sujet n'a cessé de se développer sans pour autant qu'un consensus se soit imposé sur l'une ou l’autre formule. A la définition du droit subjectif par le "pouvoir de volonté", puis par L'intérêt protégé", ont succédé d'innombrables définitions mixtes combinant en proportion variée ces deux éléments de disposition et de protection ; parmi celles-ci, la définition de Jean Dabin - le droit subjectif comme "appartenance-maîtrise" - est sans doute la mieux connue22.
6Première pièce de ce dispositif le droit subjectif comme "Willensmacht". Cette définition, on le sait, remonte à Windscheid et Savigny. "Avoir un droit" signifie ici "être habilité à exercer un pouvoir".
7La volonté individuelle se voit reconnaître un espace de maîtrise exclusive. Le droit subjectif dessine ainsi le champ à l'intérieur duquel s'exerce sans entraves l'emprise de la volonté. Quant au droit objectif, son rôle consiste à tracer les frontières entre les espaces de maîtrise exclusive dans le double but de les garantir et de les contenir : "S'il faut que des êtres libres puissent se trouver les uns à côté des autres, s'encourageant mutuellement et ne s'entravant pas dans leur développement, alors ceci n'est possible que par la reconnaissance d'une frontière invisible à l'intérieur de laquelle l'existence et l'activité de chaque individu gagnent un espace assuré et libre"23. Cette définition, nous y reviendrons, met d'emblée l'accent sur les éléments essentiels des droits subjectifs, désignant ainsi leur noyau dur : la libre maîtrise et l’exclusivité du pouvoir. Par ailleurs, la reconnaissance des droits subjectifs entraîne la détermination par l'Etat et son droit objectif, de "zones franches" séparées par des frontières nettes et, en principe, intangibles. Insistant sur ces éléments les plus spécifiques, la définition a, par ailleurs, le mérite de résister à la dilution - ou l'impérialisme, comme on voudra - de la catégorie de droit subjectif.
8Deuxième élément de la controverse : le droit subjectif comme "intérêt juridiquement protégé". Cette thèse, exposée avec brio par Ihering, nous retiendra plus longtemps en raison de sa proximité évidente avec notre sujet. Pour Ihering, c'est "l'utilité et non la volonté qui est la substance des droits"24. De sorte que "le véritable ayant droit est celui qui peut prétendre non à vouloir, mais à profiter " ; et encore : "La volonté peut, à la rigueur, être dévolue à un tiers, elle peut être paralysée ; l'utilité réelle ne peut se remettre à un tiers sans que le droit lui-même soit atteint"25. De l'utilité il n'y a qu'un pas à l'intérêt ; Ihering le franchit en ces termes : "les droits n'existent point pour réaliser l'idée de la volonté juridique abstraite ; ils servent au contraire à garantir les intérêts de la vie, à aider à ses besoins, à réaliser ses buts. Telle est leur mission. Telle est aussi la mesure des conventions"26. Telle est donc la thèse centrale : le droit subjectif est jouissance plutôt que maîtrise. Mais Ihering reconnaît volontiers que cette jouissance reste précaire - "état de fait d’utilité (intérêt de fait) que le premier venu peut ébranler ou renverser" - tant que la loi ne vient le consacrer et, partant, en assurer la protection27. De sorte que la théorie s'affine et que le droit subjectif se dédouble. Il faut en effet y distinguer deux éléments : l'un substantiel, qui est l’utilité, l'avantage, le gain assuré par le droit ; l'autre formel, qui se rapporte à ce but comme moyen : la protection du droit, l'action en justice28. On en arrive ainsi tout naturellement à la célèbre définition, sans doute la plus répandue de toutes celles que suscitent les droits subjectifs : "les droits sont des intérêts juridiquement protégés"29.
9Dans la suite du texte, Ihering s'emploie à développer chacun des deux éléments constitutifs du droit : l'intérêt et l'action. On notera d'abord que l’intérêt n'est pas seulement matériel ; il peut porter sur des biens de valeur morale : la personnalité, la liberté, l'honneur, les liens de famille. S'ils se présentent comme des biens immatériels, au moins sont-ils compensables en argent au cas où ils subiraient un préjudice30. Après avoir soigneusement distingué les concepts de "bien" ("toute chose qui peut nous servir"), de "valeur" ("mesure de l'utilité du bien") et d'"intérêt" ("la valeur dans son rapport particulier avec le sujet et ses buts"), Ihering note, à partir de son étude attentive de l'évolution du droit romain, que les droits se transforment à mesure que changent les intérêts de la vie. "Intérêt et droit sont en quelque sorte historiquement parallèles". Le développement économique, intellectuel ou social déplace la mesure de l'intérêt et, de ce fait, la liste des droits protégés. La corrélation cependant n'est pas absolue : "bien des intérêts, par leur nature même, répugnent à la contrainte mécanique qu'exerce le droit"31.
10L'action - deuxième élément du droit - n'assortit donc pas tous les intérêts ; il en est que la protection juridique ne peut atteindre. Inversement, il est des lois qui protègent nos intérêts, sans nous conférer de droit. Ainsi des lois administratives et criminelles qui nous protègent, mais non dans la forme d’un droit qui nous est propre. Pour parler d'un intérêt coulé en forme de droit subjectif', il faut que la loi ait confié à l'individu, par la voie de l'action en justice, le soin d'assurer lui-même la protection de son intérêt32. Le droit n'est autre chose que l'intérêt qui se protège lui-même. De ce point de vue, c'est l'action en justice qui s'avère le meilleur révélateur du droit subjectif. Là où sont réunies les conditions classiques de l'action - un titulaire déterminé, un objet précis, des conditions et des effets mesurables et prévisibles - on se trouve dans la champ du droit civil et des intérêts protégés - protégés par cela qu'ils "possèdent les apparences de corps solides". En revanche, lorsque ces conditions se diluent, que les intérêts deviennent "insaisissables", le pouvoir du juge civil cesse : "on ne peut en effet emprisonner le vent". Dans cette hypothèse, "l'administration prend la place" du droit civil33.
11On appréciera la lucidité des anticipations que la prise en compte du dynamisme des intérêts suggère à Ihering. Mais la lecture du texte nous réserve encore d'autres surprises dans cette voie. Ainsi l’auteur considère-t-il que l'action en justice est parfaitement à même de protéger non seulement des intérêts de groupe (corporations et fondations) mais encore - sous la forme des actiones populares - les intérêts de la communauté tout entière à l’égard des dangers publics. Par ailleurs, la catégorie d'intérêt protégé permet de formaliser les liens de droit qu'il y a lieu d'établir entre personnes physiques et "res sacrae", "religiosae" et "publicae". Si ces choses, notamment les choses communes, sont hors commerce et ne peuvent, à ce titre, être vendues, elles sont cependant susceptibles de servir à l'usus publicus et donc de faire l'objet d'un droit de jouissance important, même s'il ne comporte pas l'abusus. Même si les romains n'avaient qu'une idée assez vague de cette prérogative, il ne faut pas hésiter, dans le droit moderne, à faire du droit d'usage général (collectif, commun) une modalité du droit sur les choses correspondant à des intérêts éminents. De sorte que la notion de droit en général se diviserait en deux branches : le droit invidivuel, d'une part, caractérisé par l'esprit d’exclusion et par la libre disposition (Ihering écrit encore : "la domination absolue"), le droit commun, d'autre part, qui implique la communauté indivise et indivisible de la jouissance. Et l'auteur de ranger parmi cette catégorie, qui a pour objet "les intérêts de tout un genre", les droits des générations futures, non moins estimables, en définitive, que ceux de l’enfant à naître34. Enfin, poursuivant l'application systématique de sa définition à des situations et des rapports qui étaient traditionnellement étrangers au champ des droits subjectifs, Ihering en vient assez, logiquement à considérer la possession comme un ''intérêt juridiquement protégé" et donc un droit35.
12Cette dernière observation révèle bien, nous semble-t-il, à la fois la valeur et les limites de la position de Ihering. Plusieurs points sont assurément à mettre à son crédit. Il est exact, comme il le montre, qu'il y a un intérêt à la source de tout droit subjectif. Il est donc correct de pointer un développement historique parallèle des intérêts et des droits. Il est judicieux de se montrer attentif au mouvement de la vie et des idées, au point d'anticiper avec une fulgurante lucidité certains thèmes de discussion les plus contemporains : ainsi, la question de l'actio popularis et celle des droits de la personnalité, le statut d'un droit d’usage collectif sur les choses communes, le souci des droits des générations à venir. En revanche, on se montrera plus réservé quant à la pente de la démonstration qui tend à transformer ces divers intérêts, prétentions au droit et situations juridiques (comme la possession par exemple), en droits subjectifs. Certes, Ihering prend soin de distinguer droit et intérêt entre lesquels, on l'a noté, il n'y a pas "corrélation absolue" ; néanmoins, on ne se détache pas de l’impression qu'emporté par sa thèse, Ihering est tenté de baptiser "droit" tout intérêt consacré et protégé par l'ordre juridique. C'est là une dérive dont nous aurons l'occasion de repérer de nombreux exemples dans ce travail. Or, si l'on peut se réjouir de ce type d'approche, qui contribue certainement à assouplir la clôture de la dogmatique juridique en l'ouvrant à la mesure (démesure ?) des intérêts, en revanche, on n'est pas convaincu qu'assimiler ces nouveaux intérêts à des droits subjectifs soit la meilleure façon de leur ménager une place et un rôle dans l'ordonnancement juridique. Ne vaut-il pas mieux leur garder un statut plus souple d'intérêt légitime, reconnu et protégé, entraînant vraisemblablement mais pas automatiquement certains effets juridiques, plutôt que de les mouler dans la forme contraignante du droit subjectif ? Quant aux véritables droits subjectifs, nous serions tentés, quant à nous, de les ramener à ceux-là même que Ihering qualifiait de droits individuels (par opposition aux droits communs) en les caractérisant par l'exclusivité et par la libre disposition. Quant aux véritables droits subjectifs, nous serions tentes, quant à nous, de les ramener à ceux-là même que Ihering qualifiait de droits individuels (par opposition aux droits communs) en les caractérisant par l'exclusivité et par la libre disposition.
13Résumons-nous : Windscheid et Savigny ont introduit, dans la définition du droit subjectif, les idées de pouvoir de volonté, de maîtrise exclusive dans un domaine concédé par le droit objectif ; Ihering, en revanche, insiste sur le contenu de cette prérogative, à comprendre comme intérêt protégé. Sont ainsi donnés les éléments désormais immuables d'une controverse qui se contentera de les combiner selon des accentuations et des proportions variables. Bien qu'il s'en défende, Jean Dabin par exemple est à ranger parmi les doctrines mixtes empruntant à la fois à Savigny et à Ihering. Selon le grand civiliste belge, le droit subjectif est simultanément appartenance cl maîtrise. L'élément appartenance bénéficie cependant de la prévalence. Disposer d'un droit, c'est toujours de quelque façon "avoir" quelque chose ; les idées de "propriété" et d"'appropriation" sont de l'essence même du droit subjectif36. Dans cette optique, il revient à l'Etat et au droit objectif d'attribuer à chacun ce qui lui revient (suum cuique tribuere). Alors que l'intérêt est "pré-juridique", notion de fait située "en deçà du droit", l'action en justice, par contre, est "post-juridique", elle opère "au-delà" du droit. Ihering aurait donc échoué à définir l'élément proprement juridique qui, précisément, entraîne protection par voie d'action. Il faut voir en effet qu'un intérêt n'est pas un droit par cela qu'il est protégé, mais plutôt qu’il est protégé parce qu'il est déjà un droit37. Ce caractère tient, selon Dabin, dans un lien d'appartenance et non pas seulement de jouissance38. Ce point une fois fermement établi, Dabin, ayant pris ses distances tant à l'egard de Ihering que de Savigny, entend développer une conception on ne peut plus large de cette idée d’appartenance et, partant, du droit subjectif. Eléments de la personnalité, libertés, choses matérielles et immatérielles, créances, fonctions, oeuvres de l'esprit, liens de famille,... on voit mal ce qui pourrait échapper à cet occuménisme du droit subjectif39. Avec Jean Dabin, la théorie du droit subjectif est arrivée à son point extrême de maturité et a gagné son extension maximale. En ce qui concerne son rapport avec l'intérêt, qui seul nous importe ici, on peut dire que le droit subjectif l'a à la fois totalement disqualifié et complètement absorbé. Disqualifié : l’intérêt est ramené à une notion de pur fait, dépourvue de toute pertinence juridique ; absorbé : tout bien quelconque susceptible de faire l'objet d’un "intérêt d’appartenance" peut être matière à droit subjectif, et on sait quelle amplitude Dabin confère à cette idée d’appartenance. Il n'est pas jusqu'à la terminologie utilisée qui ne traduise cet étrange entrelacement du droit et de l’intérêt : alors même qu'il dénie tout effet de droit à l'intérêt, comme on le verra encore plus loin à propos des critères de la réparation aquilienne, Dabin n'hésite pas à qualifier le droit subjectif "d'intérêt d'appartenance" et, trois lignes plus loin, "d'appartenance d'un intérêt"40.
Section 2. Diversité des prérogatives juridiques
14En dépit de sa force de conviction, redevable notamment au travail de synthèse qu'elle présente, cette théorie s'avère trop ambitieuse : voulant tout ramener au modèle des droits subjectifs, elle force certains traits et en laisse d'autres inexpliqués. Désormais, l'effort de la doctrine consistera dès lors surtout - quand elle ne se contente pas de reproduire purement et simplement renseignement de Dabin sur ces questions décidément complexes - à prendre une plus juste mesure de la variété des prérogatives individuelles et de l’intensité variable de la protection que leur accorde l'ordre juridique. C'est essentiellement le travail de Paul Roubier qu'il faudra invoquer ici, lui qui dénonçait "le caractère vraiment trop sommaire de la construction traditionnelle qui ramène toutes les prérogatives à la notion unique de droit subjectif"41. Mais son analyse est partagée par d'autres auteurs : "Tout se passe comme si, malgré les tentations proposées à l'esprit du juriste par les facilités de la logique formelle et les séductions de l'unité, la matière juridique se révoltait quand on la soumet à un excès de systématisation", note F. Longchamps42. Et Coing de préciser ce propos : "On ne peut guère en douter : la jurisprudence ainsi que la philosophie sociale sont allées trop loin dans l'application des catégories du droit subjectif43. Quant à F. Rigaux, on y reviendra, il entend non seulement limiter la portée du concept, mais aussi en diversifier la signification ; il faut, écrit-il, se garder de "toute conception unitaire du droit subjectif44.
15C'est incontestablement P. Roubier qui a poussé le plus loin cette analyse. Dans un premier article, daté de 1960, il distinguait déjà, parmi les différents sens de l'expression "avoir un droit" trois hypothèses distinctes : celle de l'individu qui peut se prévaloir d'un droit subjectif (droit de propriété, droit de succession, droit d'auteur, etc.), celle de celui qui est admis à exercer une action en justice (action en responsabilité, action en désaveu de paternité, recours pour excès de pouvoir), celle enfin de l’individu qui n'a ni droit subjectif, ni action en justice, mais qui réclame seulement l'application d'une règle de droit objectif à son profit45. La distinction principale, au terme de cette typologie, est celle des droits subjectifs et des actions en justice. D'emblée, le droit subjectif est caractérisé par ces trois caractères : il est un bien approprié par son titulaire ; il peut être transféré, et on peut y renoncer. Quant aux actions en justice, plutôt que de protéger un droit antérieur, par hypothèse absent, elles sanctionnent un devoir dans le chef du défendeur : ainsi, l'action en reponsabilité sanctionne le devoir de ne pas causer un dommage injuste à la personne ou aux biens d’autrui46.
16Dans son ouvrage principal et les articles subséquents, Roubier distingue désormais - tel est d'ailleurs le titre du livre - les droits subjectifs et les situations juridiques47. "Nous plaçons au-dessus de toute discussion, écrit-il, qu'il y a deux types de prérogatives différentes : d'une part, les droits subjectifs qui constituent des prérogatives appropriées et transmissibles, et qui sont considérés comme des biens précieux, parce qu’ils sont assurés de la garantie de l’ordre juridique, et d’autre part, des situations objectives, lesquelles font naître principalement des charges, dont l'exécution est assurée par une action en justice"48. Il faut, à cet égard, prêter plus d'attention à la terminologie du Code civil qui distingue bien ces deux hypothèses : ainsi, l'article 1166, à propos de l'action oblique, parle-t-il des "droits et actions du débiteur". Ou encore, si l'article 544 définit la propriété comme "droit de jouir et de disposer...", en revanche, l'article 1382 traite de la responsabilité civile (situation objective) en termes d'obligation : "tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui...."49.
17Les actions figurent donc, dans le patrimoine des individus, comme une prérogative importante ; sans doute n'ont-elles pas la même valeur que des droits subjectifs préconstitués, de sorte que leur reconnaissance n’est pas assurée, mais on aurait tort de les négliger pour autant (ou de les assimiler à des droits). Du reste, c'est sous la forme d'actions que, historiquement, les droits apparaissent sur la scène juridique avant de prendre la forme assurée - cristallisée en quelque sorte - de prérogatives préconstituées ("corps solides" disait Ihering). Dans le système romain, comme dans le système de common law (cf. infra), l'action a précédé le droit.
18Que penser de cette approche ? Assurément, on applaudira la finesse de l'analyse qui, résistant à l'impérialisme du droit subjectif, réussit à ménager une place distincte aux prérogatives d'ordre différent ; Roubier partage avec Ihering une même attention à la vie du droit, qui procède par "essais et erreurs", par tâtonnements, par prétentions et actions, autant que par distribution "automatique" de droits et de peines. Mais Roubier a, nous semble-t-il, l'avantage sur Ihering de ne pas succomber à l'attraction du droit subjectif cl de ne pas baptiser "droit" ces prérogatives virtuelles. Très logiquement, Roubier note d’ailleurs que "la définition de Ihering convient beaucoup mieux à ces dernières [les situations juridiques objectives] qu'aux premières [les situations juridiques subjectives]"50. Il reste néanmoins que les constructions proposées par Roubier n'emportent pas pleine adhésion. Est-il opportun d'opposer droits et obligations, ou droits et actions, alors que, d'évidence, les droits subjectifs supposent des obligations dans le chef d'autrui et bénéficient, à ce titre, également (et même de façon plus assurée) de la protection de l'action ? En opposant les droits subjectifs à "autre chose", Roubier change de perspective : il adopte désormais le point de vue du défendeur et parle d'obligation et de charge. On aurait, d'un côté, les droits, et, de l'autre, les situations objectives caractérisées par une dominance des charges sur les avantages. Mais cette classification est boiteuse puisqu'aussi bien les situations subjectives (droits subjectifs) impliquent, elles aussi, un complexe de droits et de devoirs réciproques et parfois enchevêtrés. Ou alors Roubier oppose, comme dans son premier essai, les droits et les actions, mais cette distinction n'est guère plus convaincante puisque l'action apparaît comme un moyen de défense dont bénéficient également les droits. En définitive, on a le sentiment que Roubier résiste le plus longtemps possible à évoquer l'intérêt ; jamais il n'opposera franchement "droits subjectifs" et "intérêts". Certes, la distinction ne saurait être radicale, puisqu'aussi bien nous soutenons nous-même qu'il y a un intérêt à la base de tout droit subjectif ; néanmoins, il eût été possible de distinguer les simples intérêts légitimes éventuellement protégés ("situations objectives”, dans le langage de Roubier) et les intérêts consacrés sous forme de droits subjectifs.
19Il était cependant impossible, même pour Roubier, d'occulter totalement l’intérêt. Ainsi par exemple, si, à la page 310 de son ouvrage, Roubier définit dans des termes très contournés les conditions de l’action ("actions ouvertes aux personnes qui pouvaient compter sur l’exécution de ces devoirs cl qui se trouvent ainsi avoir un titre légitime à agir en justice"), il faudra attendre la page 312 pour voir enfin apparaître le concept d'intérêt, pourtant tout indiqué dans ce contexte : "il est bon de rappeler que si la loi n'exige pas ici, pour la mise en mouvement de l'action, un droit subjectif proprement dit, elle réclame au moins un intérêt légitime". Une théorie qui oppose droit à action ne peut évidemment pas se passer du concept d'"intérêt à agir". En définitive, c'est l'intérêt qui est fondamental dans cette affaire et non l'action. Une prise en compte plus nette de cette idée aurait sans doute évité à Roubier des propositions curieuses comme celle-ci : "la violation d'un devoir n'est pas sanctionnée d'une manière aussi assurée que la violation d'un droit, sur le terrain du droit privé"51. Il fallait écrire, nous semble-t-il : "la violation d'un intérêt légitime n'est pas sanctionnée d'une manière aussi assurée...". Sans doute, comme beaucoup de juristes et aussi parce qu'il était instruit des excès de la théorie "restée romaine" de Ihering, Roubier s'est-il défié de la catégorie d'intérêt, nébuleuse qui se prête mal à fonder des catégories aux arêtes bien nettes. Mais précisément, la science du droit exige-t-elle de telles catégories, dès lors que l'expérience quotidienne du droit se joue des classifications trop absolues ?
20Il reste cependant que Roubier a eu le grand mérite de réduire le champ d'application du droit subjectif et de diversifier les prérogatives juridiques (droits, libertés, facultés, fonctions, pouvoirs...). Cet effort est poursuivi par d'autres auteurs qui, s'ils notent la prolifération des droits subjectifs depuis le XIXe siècle (on pensera notamment au vaste domaine des droits intellectuels), s'attachent en même temps à montrer l'éclatement d'une conception monolithique du droit subjectif52. Un bon représentant de ce courant est Francis Rigaux qui observe que "les droits subjectifs ont proliféré et se sont diversifiés"53. La prolifération témoigne du phénomène de patrimo-nialisation caractéristique de nos sociétés marchandes. Quant à la diver-sification, elle conduit à la dilution de la catégorie. Plusieurs distinctions doivent en effet être ménagées au sein des ainsi nommes droits subjectifs. Si on s'accorde à caractériser les droits subjectifs par la maîtrise et l’exclusivité (Rigaux à cet égard adopte une conception fort proche de celle de Savigny), il faut convenir alors que certaines formes de droits subjectifs apparaissent "dénaturées"54. En ce qui concerne, par exemple, le critère de maîtrise, on observera que, à côté des droits subjectifs exercés par leurs titulaires cl bénéficiant à cet égard d'une pleine spontanéité, répondent les droits que leurs titulaires n’exercent pas eux-mêmes et dont l'ordre juridique confie la garde à des tiers, investis d'un pouvoir spécifique. Il s'agit, dans cette hypothèse, d'un droit "latent, anémié, qui a perdu sa valeur originelle" - "forme dégénérée de droit subjectif", écrit encore l’auteur55. Toujours à propos de la maîtrise, il faut encore distinguer les droits patrimoniaux susceptibles de faire l'objet d’une utilisation allant jusqu’à la disposition, et les droits de la personnalité qui demeurent inaliénables. Il y a "antinomie et non similitude entre ces deux types de maîtrise"56.
21Par ailleurs, le critère de l'exclusivité de l’avantage concédé à son titulaire par le droit est, lui aussi, susceptible de modulation. Mais, selon Rigaux, la modulation confine, une fois de plus, à la dénaturation, dès lors qu'on prétend aujourd'hui, au terme d'une confusion idéologique, attribuer "à tous" des droits économiques et sociaux. L'inégalité est de l'essence même du droit subjectif ("une légitime inégalité entre les hommes", soutiennent Ghestin et Goubeaux)57 - de sorte que la socialisation du droit subjectif ne peut résulter que d'un trompe-l’oeil58.
22On appréciera, une fois encore, le réalisme de ces analyses, mais on notera en même temps que Rigaux, lui aussi, ne risque pas la catégorie d'intérêt et se contente de juxtaposer, au sein des droits subjectifs, des formes plénières cl des formes "dénaturées", des formes justifiées et des formes "idéologiques". Nous reprendrons plus loin (chapitre II, section 5) le débat concernant la qualification de certains de ces "droits subjectifs" ( ?), tels les droits de la personnalité et les nouveaux droits économiques et sociaux. Pour l'heure, il nous faut renouer le fil de notre développement et conclure que la discussion de la question de la définition du droit subjectif, si elle nous suggère une appréhension plus fine des différences existant entre droit et intérêt, ne nous permet pas pour autant d'opposer radicalement - ou d'assimiler les deux notions. "Finalement, écrit G. Michaelides-Nouaros, on pourrait remarquer que cet effort de délimiter le "droit subjectif” par rapport à "l'intérêt protégé" a révélé que la distinction entre ces deux notions ne correspond pas à une différence de nature foncière de celles-ci"59.
Section 3. Des intérêts aux droits subjectifs, un continuum ininterrompu
23Si les notions de droit subjectif et d'interet ne se laissent ni opposer radicalement, ni assimiler totalement, il nous reste à les situer sur une ligne continue qui mesure des différences de degré et non de nature. Une fois encore, la théorie critique du droit conduit à substituer une analyse gradualiste à un partage dichotomique60. A notre connaissance, un seul auteur, André Gervais, a réussi à exploiter systématiquement cette idée61.
24Sans doute pourrait-on penser, remarque-t-il, que le droit et l'intérêt se situent sur deux plans radicalement différents : l'intérêt, simple utilité, relèverait du domaine pratique et factuel, de l’ordre du Sein, tandis que le droit subjectif, consacré par une règle juridique, s'inscrirait naturellement au registre du Sollen. Cette conception, cependant, néglige le fait que droit et intérêt présentent une zone commune : s'il est exact que à tout intérêt ne correspond pas nécessairement un droit subjectif, en revanche il est non moins certain que la reconnaisance de tout droit subjectif suppose, "à sa base”, la présence d’un intérêt. Tout se passe donc comme si, au sein de l’immense domaine des intérêts, se dessinait un ensemble plus restreint d'intérêts "consacrés", élevés à la "dignité”, comme disent les juristes, de droits subjectifs. Un jugement juridique de légitimité renforcée vient ainsi tirer hors du pair certains intérêts. Mais, à y regarder de plus près, il apparaît que les autres types d'intérêts n'en font pas moins l'objet de jugements sociaux de valeur. En périphérie, pourrait-on dire, se meuvent des intérêts frappés de discrédit : qualifiée d'illicite, leur satisfaction est interdite sous peine de sanctions civiles et/ou pénales. Plus au centre, on trouvera les intérêts purs et simples dont la poursuite est indifférente à l'ordre juridique ; leur satisfaction n'est ni interdite, ni recommandée. A proximité du noyau dur de la juridicité, apparaissent les intérêts légitimes dont la reconnaissance entraîne une certaine protection juridique, essentiellement l’interdiction faite aux tiers de leur porter préjudice. Enfin, au coeur du dispositif campent les intérêts consacrés sous la forme de droits subjectifs qui valent à leur titulaire une protection juridique maximale. Voilà donc le continuum : à une extrémité, les intérêts illicites frappés d’un jugement de condamnation ; à l'autre extrémité, les droits subjectifs, intérêts bénéficiant d'un jugement de consécration juridique. Entre ces deux pôles : les intérêts purs et simples, jugés indifférents à l'ordre juridique et les intérêts légitimes, fruits d'un jugement de reconnaissance juridique positive sans pour autant s'élever au rang des droits62. De ceci découle bien le vice de la définition par Ihering des droits subjectifs comme "intérêts juridiquement protégés" : cette définition n'est point fausse, mais elle apparaît maintenant insuffisamment précise dès lors qu’existent deux, voire trois, catégories d'intérêts faisant l'objet d'une protection juridique distincte.
25Avec Gervais, on pourrait encore se demander quel est le titre qui autorise une personne à satisfaire ses intérêts - ceux du moins qui ne sont pas illicites. Cette question n’est, au demeurant, qu'une formulation juridique plus classique de la question déjà abordée de la nature du jugement de légitimité (marqué du signe positif, négatif ou de l'indice de neutralité) qui porte sur les divers intérêts sociaux. On répondra que la poursuite de la satisfaction de l'intérêt-droit subjectif s'autorise du fait même de l'érection en droit de cet intérêt. Quant au titre justifiant la poursuite d'intérêts purs et simples et d'intérêts légitimes, il semble bien qu'il faille le chercher du côté de la liberté civile, elle-même plus ou moins garantie et protégée selon le cas. Ainsi, le principe de liberté permet aux personnes physiques et aux personnes morales de droit privé de poursuivre toute activité qui n’est pas interdite, tandis que le principe de souveraineté habilite les Etats à faire tout ce que ne prohibe pas le droit international public63.
26Cette présentation gradualiste du passage de l'intérêt au droit subjectif permet également de dégager quelques principes de solution des conflits entre prérogatives juridiques, principes qu’inspire une logique de la balance des intérêts. Soit un conflit entre intérêts protégés et intérêts non-protégés : les premiers l'emporteront bien entendu, sans que les titulaires des intérêts inférieurs puissent opposer un veto aux titulaires des intérêts supérieurs, ni même exiger une compensation pour la réduction de jouissance dont ils auraient éventuellement à souffrir. Soit un conflit entre intérêts bénéficiant d'une protection juridique d'intensité différente. Ici encore, l'intérêt supérieur devra l'emporter (il ne pourrait être entravé par le veto du titulaire de l'intérêt inférieur), mais celte fois l’intérêt lésé pourra bénéficier d'une compensation (on pensera par exemple aux indemnités d'expropriation ou de licenciement). Comme si, dans cette hypothèse, la jouissance de l'intérêt supérieur devait s'acheter, sous peine de constituer quelque forme d’abus de droit ou de position dominante (sur ces concepts, eux-mêmes gradualistes, cf. infra, chapitre III). Enfin, on peut encore imaginer un troisième cas de figure, celui du conflit entre intérêts du même rang. Dans ce cas, on s'accommodera tout naturellement d'un partage des charges et des dommages (comme dans l'hypothèse des troubles normaux du voisinage), tandis que, en cas de rupture d'équilibre, on procédera à la compensation nécessaire (réparation en équivalent pour les troubles anormaux de voisinage, par exemple64.
27On observera enfin que le fait de situer droits et intérêts sur une ligne continue n'interdit évidemment pas de leur associer divers caractères spécifiques. Ou, pour le dire autrement, il est parfaitement possible et même nécessaire de repérer, parmi les quatre types d'intérêts distingués, un certain nombre de différences significatives. Pour nous en tenir ici aux droits subjectifs (intérêts consacrés) et aux intérêts légitimes (intérêts reconnus), on peut relever notamment les distinctions suivantes :
Dans le cas du droit subjectif, il y a priorité du droit sur l'obligation, tandis que dans le cas de l'intérêt légitime, le rapport s'inverse, le devoir bénéficiant de la prévalence, dont l'intérêt apparaît le reflet. Dans l’un et l’autre cas, il y a bien un complexe de prérogatives et de charges, mais de l'un à l'autre se modifie le poids respectif et la priorité de ces éléments.
Les droits subjectifs impliquent des prérogatives étendues en vue de leur satisfaction : ils emportent notamment des pouvoirs d'appropriation, de renonciation et d'action ainsi que des facultés d'exiger et d'empêcher, ou à tout le moins certaines de ces prérogatives. En revanche, les intérêts légitimes se font valoir exclusivement sous la forme d'une demande de compensation ou d’annulation en cas de préjudice : il y va donc seulement de prérogatives limitées de défense. Ainsi, le devoir de prudence sanctionné par la responsabilité aquilienne est-il sanctionné par l'obligation de réparer, mais ne donne pas ouverture au droit d’exiger une conduite déterminée. De même, le devoir qui pèse sur les pouvoirs publics de n’agir que dans les limites de la légalité permet seulement d'obtenir l'annulation de l'acte illégal, non de contraindre l'Administration à un comportement particulier65.
Alors que les droits subjectifs apparaissent préconstitués avant tout litige, les intérêts, en revanche, ne prennent vraiment consistance qu'à l’occasion du litige que suscite la mise en cause de la règle ou de l'obligation dont ils sont la contrepartie. Conséquence : alors que le titulaire du droit subjectif peut s'opposer victorieusement à la moindre atteinte à son droit, fût-elle non fautive et non dommageable (le droit subjectif, préalable au litige, ne tolérant pas d'être remis en cause), le porteur de l'intérêt légitime devra, quant à lui, prouver et la faute et le dommage, comme si son intérêt ne prenait vie que d'être lésé et seulement dans la mesure de ce préjudice. Sans doute préexiste le devoir général (de prudence, de diligence, de respect de la légalité, de concurrence honnête), mais l'intérêt légitime correspondant n'apparaîtra - et du reste pas toujours dans une clarté intégrale - qu'à l'occasion du contentieux éventuel. C'est, note Roubier, toute la différence qu’il y a entre l'action en contrefaçon sanctionnant le droit subjectif a priori du brevet et l'action en concurrence déloyale protégeant a posteriori l’intérêt qu'on peut avoir au maintien des usages honnêtes du commerce66. D'où se dégage encore ce trait, souvent observé, d'une plus grande prévisibilité de la protection du droit subjectif, par opposition à la défense des intérêts légitimes qui reste plus aléatoire67. Convenons que, ici encore, la différence est plutôt de degré que de nature.
28Une application, parmi d'autres, de cette délicate différenciation (toute relative) du droit subjectif et de l'intérêt, peut être trouvée dans la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat relative à l'"objet véritable" du recours formé devant la haute juridiction administrative. On sait qu'en vertu des articles 92 et 93 de la Constitution, les litiges portant sur les droits civils sont du ressort exclusif des Cours et tribunaux ; il en va de même pour les contestations portant sur les droits politiques, sauf lorsque le législateur en a décidé autrement. En vertu de ces principes, il est acquis désormais que le Conseil d'Etat est incompétent pour connaître du recours en annulation formé contre une décision administrative lorsque l'examen des moyens du requérant l'amènerait à devoir se prononcer sur l'existence ou l'étendue d'un droit subjectif de celui-ci68. Il en va notamment ainsi lorsque l'acte attaqué consiste dans le refus par une autorité administrative d’exécuter une obligation qui répond à un droit subjectif du requérant, tel qu'un traitement, une allocation, ou une prime. Deux limites réduisent cependant la portée de cette théorie de D’objet véritable" ; il est admis, d’une part, que le Conseil d'Etat reste toujours compétent dès lors que le recours a pour objet l'annulation d'un règlement (même si celle-ci pourrait avoir des répercussions sur des droits subjectifs) ; on s'accorde également, d'autre part, pour reconnaître encore la compétence du Conseil d'Etat dans toutes les hypothèses où l’octroi de l'avantage, non strictement réglementé par une disposition, dépend d'un pouvoir d'appréciation discrétionnaire de l'Administration69. Lorsque l'avantage s'analyse comme un droit subjectif, garanti par un texte précis, l'action sera portée devant les Cours et tribunaux ordinaires ; lorsque, par contre, la prérogative présente plutôt les traits de l'intérêt, le contrôle de son octroi relève du Conseil d'Etat.
29Ces principes, qui semblent bien établis tant en doctrine qu'en jurisprudence, sont parfois justifiés à l'aide de considérations qui, s'inspirant à nouveau d'une logique dichotomique du "tout ou rien", prêtent le flanc à la critique. Ainsi, cet arrêt du Conseil d'Etat qui croit pouvoir opposer strictement, à l'appui de la solution classique, L'appréciation" et L'interprétation". L'"appréciation" impliquerait une "certaine liberté de choix" en l'occurrence celle de l'Administration qui "apprécie" la nécessité d'octroyer ou non l'avantage réclamé (il y aurait, dans ce cas, absence de droit subjectif et le Conseil d'Etat serait compétent). "Interprétation" signifierait, au contraire, "détermination de la portée exacte de la loi", étant entendu qu'une seule interprétation est juste" (dans ce cas, il y aurait présence d'un droit subjectif et seuls les tribunaux ordinaires sont compétents)70. S'il est incontestable, comme nous l'avons relevé nous-même, que le droit subjectif bénéficie, au moins en principe, d'un coefficient de sécurité et de prévisibilité plus élevé que l'intérêt, notamment à raison de son caractère préconstitué qui résulte le plus souvent de son inscription dans un texte, peut-on soutenir qu'il en va toujours ainsi et que notamment l'interprétation qui en consacre l'existence et l'étendue est nécessairement "exacte" et "unique" ? Faut-il donc toujours, pour différencier droits et intérêts, les faire relever de deux logiques hétérogènes ? N'est-on pas alors conduit à sacrifier à des fictions aussi discutables que celle de l’interprétation déclarative ?
Section 4. Common law, droit subjectif et intérêt
30Une manière efficace de se prémunir contre ce type de préjugé qui persiste à voir dans le droit subjectif nécessairement un "plus" ou un "mieux" par rapport aux intérêts légitimes (toujours plus ou moins tenus en suspicion, comme s'ils n'étaient que des approximations - ébauches ou ersatz - de droits) consiste à étudier le fonctionnement de systèmes juridiques qui, tel le système britannique de comnion law, paraît largement étranger aux droits subjectifs.
31Sans doute, observe à cet égard G. Samuel, arrive-t-il au juge anglais d'utiliser le terme "right" dans les attendus de ses décisions ; mais il ne le fait que dans le sens du langage ordinaire, sans qu'on puisse y voir pour autant une transposition du "droit subjectif” continental71. Fait défaut en effet au système de comnion law une structure formelle et rationnelle d'institutions, un système a priori de concepts, tel que celui du Corpus iuris civilis hérité du droit romain impérial et rationalisé par la tradition savante de l'Ancien régime, qui permettrait de dégager des droits subjectifs a priori. Le droit britannique, on le sait, accorde plus d'intérêt aux procédures qu'aux droits. En lieu et place d'une classification systématique de droits et d'institutions (propriété, contrat, successions...), on trouvera des répertoires d'actions renvoyant à des constellations de faits et de plaintes.
32Il semblerait également que le système britannique n'ait jamais totalement intégré l'idée que le sujet individuel puisse représenter, en lui-même et par l'expression de sa volonté, une source créatrice de droit. Sans doute l’individu est-il efficacement protégé par ce système juridique, mais cette protection résulterait plus de la défense de ses intérêts concrets et actuels que de l'effet mécanique de son autonomie formelle et de son imperium.
33Ces deux raisons - absence d'une structure institutionnelle a priori de droits et de concepts, et réticence à consacrer le sujet comme source de droit - expliquent pourquoi "pour le meilleur ou pour le pire, le concept de droit subjectif présente peu de pertinence en droit anglais"72. Cet ordre juridique est à comprendre comme un tissu d'intérêts plutôt que comme un système de droits ; de sorte qu'il y a sans doute quelque contresens à assimiler purement et simplement "right" et "interest", comme le proposait encore Ionescu73. L'approche britannique typique se concentrerait sur le trinôme : intérêt-plainte-devoir. Selon ce schéma, l’individu peut faire valoir un certain nombre d'intérêts légitimes ; en cas de préjudice, la procédure lui permet de formuler des plaintes ("complaints") auxquelles correspondent divers remedies ; ces voies de droit donneront satisfaction au plaignant si des devoirs (duties) peuvent être mis en rapport avec les intérêts revendiqués. La protection obtenue sera généralement fonction d'un ensemble de facteurs inspirés par la politique juridique et judiciaire dominante.
34Quant au fondement profond de l'intérêt protégé, il semble que, toujours selon Samuel, il faille le chercher du côté de la liberté, "a nebulous notion of civil liberty"74. Au lieu de définir des liens de droit entre sujets et objets, la tradition de la common law s'attache à garantir les procédures qui protégeront les libertés des individus. En d'autres mots, le droit anglais contient les pouvoirs publics et privés "en consacrant des intérêts négatifs plutôt qu'en octroyant des droits positifs"75. Les juges britanniques investissent les individus d'un ensemble de voies de droit qui renvoient à un certain nombre de devoirs correspondant à un réseau plus ou moins dense de libertés. A défaut de pouvoir revendiquer des droits subjectifs a priori, le plaignant occupe donc presque nécessairement la position qui, chez nous, est celle du demandeur dans une affaire de dommage76.
35Cet exemple éminent devrait, nous semble-t-il, contribuer à relativiser le dogme si souvent professé par les juristes continentaux selon lequel le droit subjectif bénéficierait, par nature, d'une manière de supériorité à l'égard de l’intérêt, fût-il légitime. Oserait-on soutenir en effet que la protection accordée aux prérogatives individuelles par le système de common law soit moins efficace ou moins légitime que celle que procure notre modèle des droits subjectifs ?
36Sans mettre en cause le système juridique de common law, un auteur comme J.H. Nieuwenhuis tient cependant explicitement pour la thèse de la supériorité du droit subjectif. Sa réflexion, menée sur le thème "recht en belang”77. vise même à répondre à celte unique question : "en quoi l'attribution d'un droit représente-t-elle un avantage supplémentaire par rapport à la reconnaissance d'un intérêt ?" La réponse tient, semble-t-il, essentiellement à une raison philosophique : l'intérêt, inspiré d'une logique utilitariste, ne serait pas en mesure de satisfaire aux exigences de la justice. Engagé dans d'incessantes opérations de balance, et tributaire de calculs coûts/bénéfices, il resterait notamment en défaut par rapport au troisième commandement du droit qui veut qu'on attribue à chacun ce qui lui revient (suum cuique tribuere). En revanche, le droit subjectif, outre qu'il satisfait à ces principes de justice, conforte l'autonomie du sujet et garantit la sécurité des investissements dès lors que le créancier est assuré de l'exécution de sa créance, celle-ci s'avérerait-elle excessivement désavantageuse pour le débiteur. Et l'auteur d’invoquer l'autorité de R. Dworkin qui invite, comme chacun sait, "à prendre les droits au sérieux".
37Mais, sur ce point, il y a sans doute confusion. Car aussi bien, les "droits" dont parle Dworkin ne sont point les droits subjectifs privés dont il a été question jusqu'ici, mais les libertés fondamentales, que Dworkin qualifie lui-même de "droits moraux" et qui sont consacrés par la Constitution des Etats-Unis78. Ces droits - et ceux-là seulement - ne sont pas susceptibles de marchandage et de compensation. Garantissant le fort contre le faible (le particulier face à la puissance publique, la minorité face à la majorité), ils doivent être intégralement respectés - sauf à les limiter pour une raison qui s'inspire de la logique même dont ils sont l'expression (la dignité humaine et l'égalité politique). Toute atteinte illégitime à ces droits justifierait, selon Dworkin, la désobéissance civile. En revanche, les droits qui - tels les droits civils - définissent des rapports juridiques entre égaux sont parfaitement susceptibles de faire l'objet du "modèle de la pesée" (balancing)79.
38Sans pénétrer plus avant, à ce stade de nos réflexions, dans le débat philosophique sur les mérites respectifs de l'utilitarisme et du kantisme80 dont on pourrait penser qu'ils inspirent respectivement une logique de l'intérêt cl une logique du droit, on terminera ce chapitre par une dernière série d'observations en forme de paradoxe - question de rebattre les cartes une fois encore et de complexifier à nouveau un jeu qui, décidément, ne se laisse pas réduire à une opposition frontale. Nos remarques porteront sur le Code civil français de 1804 dont on peut se demander, à la lecture de ses travaux préparatoires, s'il ne convient pas, en définitive, d'en rapporter l'inspiration dominante à Bentham plutôt qu'à Kant ou Rousseau.
Section 5. Une inspiration utilitariste à la source du Code civil ?
"C'est surtout par l'intérêt qu'on retient les hommes".
PORTALIS
(P.A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1827, t. 12, p. 268).
39Voilà donc le paradoxe : le Code Napoléon qui, incontestablement, consacre de la façon la plus nette une architectonique de droits subjectifs, procéderait d'une philosophie utilitariste et d’une anthropologie matérialiste. Là où on se plaisait à évoquer, à la source des grandes institutions civiles (propriété, contrat, succession, adoption, famille...), l'image de l'homme libre, autonome et responsable, on trouverait une mécanique d'appétits, de penchants et d'intérêts. A la place de la volonté souveraine et de la responsabilité assumée, se laisserait deviner une série de conditionnements qu'il appartiendrait au législateur d'orienter. Là où on croyait deviner l'ombre de Kant, de Rousseau, de Locke - en un mot de l'optimisme des lumières-, on découvrirait le pessimisme agissant de Hobbes, le sensualisme de Condillac, l'utilitarisme de Bentham.
40Non que le Code s'engage dans la voie de la consécration des intérêts ou qu'il résolve les conflits par la méthode de la pesée (on y reviendra). Sur ce point, la thèse traditionnelle reste exacte : le Code est bien celui des droits subjectifs81. Mais précisément, s'il est subjectiviste, ce serait par utilitarisme. Tout comme Bentham lui-même cherchait à garantir au mieux la propriété individuelle et la sûreté personnelle en vue de l'intérêt général et en considération des ressorts réels de la conduite humaine (la recherche du plaisir et l'évitement de la peine) et qu'il s'entendait à faire converger, dans ses projets de législation, l'intérêt et le devoir (à comprendre comme devoir utilitariste de contribution au plus grand bonheur du plus grand nombre)82, de même les rédacteurs du Code civil auraient excellé dans l'art d'attribuer les droits subjectifs - maîtrises, libertés et responsabilités - à des sujets dont ils entendaient orienter très précisément les conduites.
41Telle est du moins la thèse défendue aujourd'hui par X. Martin à l'aide d'une multitude d'extraits, au demeurant fort convaincants, des travaux préparatoires du Code83.
42"C'est surtout par l'intérêt qu'on retient les hommes", expliquait Portalis84 ; c'est qu'il est, comme la crainte, "le commencement de la sagesse"85. Celte opinion est partagée par les autres rédacteurs, ainsi que par bon nombre de magistrats associés à l'élaboration du Code. Ainsi, le Tribunal d'Appel d'Agen rappelle-t-il que "l'intérêt est le puissant mobile des actions humaines"86.
43Sur cette base se met en place ce qu'il faut bien appeler une stratégie benthamienne de législation : programmation rigoureuse des conduites à l'aide de ces puissants ressorts de l'âme humaine que représentent la recherche du plaisir (conçu essentiellement comme appât du gain) et la crainte de la peine. Rompant désormais avec le mythe rousseauiste de la bonté originelle de l'homme, renonçant à restaurer son intégrité supposée naturelle, la législation travaillera, comme l'y invite Treilhard, "non pour un monde imaginaire, mais pour les hommes tels que les a formés la nature"87. Qu'il suffise donc d'aménager, par un encadrement légal adéquat, la pente naturelle des intérêts et, comme l'enseigne le libéralisme économique qui s'affirme à la même époque, de la combinaison des égoïsmes individuels surgira quelque chose comme l'intérêt général. Disciple inconscient ( ?) de Bentham, le tribun Favard s'exprime en ces termes : "Laissons à l'homme les défauts qui tiennent à sa nature ; le grand art du législateur est de les faire tourner au bien de la société"88. Et le tribun Sédillez de lui faire écho : "Le grand secret du législateur est de faire en sorte que le citoyen qui obéit aux lois ne croie obéir qu'à sa propre volonté”89.
44On se limitera ici à quelques illustrations de cette stratégie législative. Le règlement des rapports familiaux, conçus bien plus comme des combinaisons d'intérêts que comme des liens d'affection, en fournil de nombreux exemples. L'idée de base, en ce domaine, est que "l'espoir des bienfaits maintient les égards ; leur réalité les fait trop souvent oublier"90. Il convient donc d'entretenir - par un régime de droits subjectifs, notons-le - une cohésion familiale minimale, au prix d'une menace financière permanente. Ainsi entre époux, la révocabilité des donations sera de règle. De même accordera-t-on la préférence au régime de la communauté (qui assurera aux maris "plus de femmes affectionnées") par rapport au régime dotal (qui, en dissociant les intérêts, leur infligera "plus de froides compagnes")91. Entre parents et enfants, le mobile successoral servira au même dessein et devrait suffire à assurer aux parents une considération que le désintéressement ne leur procurerait sans doute pas. Aussi bien faut-il réserver au père la possibilité de moduler l'égalité successorale. De même, on lui reconnaîtra la faculté d'adoption, non point tant dans l'intérêt de l'adopté, qu'en vue de ménager au père des moyens de pression à l'égard de ses héritiers présomptifs.
45En dehors de la sphère familiale, l'intérêt s'impose plus nettement encore comme règle et mesure des comportements. Martin a bien noté l'incapacité des rédacteurs du Code civil à prendre réellement en compte les marques du désintéressement. D'emblée, la gratuité paraît suspecte : tantôt, elle apparaît comme feinte et, traduisant les détours de l'intérêt, elle sera sanctionnée au titre de manoeuvre frauduleuse ; tantôt, dans des cas exceptionnels, elle passera pour sincère, mais révélera du fait même un dangereux "penchant" dans le chef de son auteur. Sensiblerie, inclination quasi coupable qui pourrait bien entretenir le soupçon de dérangement mental : ainsi, en cas de disposition à titre gratuit, le tribun Jaubert recommande au notaire et aux témoins de "s'assurer du bon état de l'esprit des disposants"92.
46Promoteurs des maîtrises et libertés constitutives de droits subjectifs, mais inspirés par une philosophie utilitariste de l’intérêt, les rédacteurs du Code civil illustrent donc à leur manière le propos qui fut celui de ce chapitre : l'impossible partage du droit et de l'intérêt.
Notes de bas de page
15 Sur cette controverse, cf. J. DABIN, Le droit subjectif, Paris, 1952, p. 5 et sv. On trouvera une bonne synthèse de ce débat dans J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, Traité de droit civil. Introduction générale, Paris, 1977, p. 110 et sv. On pourra également se reporter au tome 9 des Archives de philosophie du droit (1964) : Le droit subjectif en question.
16 En ce sens, cf. notamment F. RIGAUX, Introduction à la science du droit, Bruxelles, 1974, p. 379.
17 B. STARCK, Droit civil. Introduction, Paris, 1972, no 144.
18 J. CARBONNIER, Flexible droit, Paris, 2e éd., 1971, p. 109.
19 Ibidem. On aura noté le retour de l’expression "génération spontanée", comme si ce qui ne dérivait pas de la norme juridique surgissait du néant - expression au demeurant présente dans la citation de B. Starck. Impossibilité pour la dogmatique juridique de donner consistance à une normativié pré-juridique.
20 Ibidem, p. 107 et p. 109110.
21 J. CARBONNIER, Droit civil, t. I, Paris, 10e éd., 1974, p. 182.
22 On trouvera dans l'ouvrage déjà cité de X. DIJON une synthèse critique de ces différentes positions (p. 60-142).
23 K. von SAVIGNY, System des heutigen Römischen Rechts, Berlin, 1840, t. I, § 52.
24 R. von IHERING, L'esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement, trad. O. de Meulenaere, Paris, 1886-1888 (reproduction anastatique Bologna), § 70, p. 327.
25 Ibidem, p. 325. Plus loin, Ihering écrit encore : "Jouir d'un droit sans en disposer peut se concevoir ; disposer sans jouir est impossible" (p. 338).
26 Ibidem, p. 327.
27 Ibidem, p. 328.
28 Ibidem, p. 327-328.
29 Ibidem, p. 329.
30 Ibidem, p. 330. De sorte que "l'argent est la mesure économique de la valeur et de l'intérêt. L'argent est la forme dans laquelle se résolvent tous les objets de valeur ; c'est la substance originaire qui les contient tous". Où nous retrouvons le lien entre l'intérêt et l'argent et, plus fondamentalement, le rôle d'"équivalent universel" de l'intérêt.
31 Ibidem, p. 331.
32 Ibidem, p. 339-340.
33 Ibidem, p. 340-341.
34 Ibidem, p. 349-350.
35 Ibidem, p. 351.
36 J. DABIN, op. cit., p. 85.
37 Ibidem, p. 69.
38 Ibidem, p. 82.
39 Ibidem, p. 83 et sv.
40 Ibidem, p. 82
41 P. ROUBIER, Les prérogatives juridiques, in Archives de philosophie du droit, 1960, p. 128.
42 F. LONGCHAMPS, Quelques observations sur la notion de droit subjectif dans la doctrine, in Archives de philosophie du droit, t. 9, 1964, p. 60.
43 H. COING, Signification de la notion de droit subjectif, ibidem, p. 12. L'auteur précise ainsi sa pensée : "Il y a des domaines dans lesquels la notion de droit subjectif est non seulement inapte à circonscrire les phénomènes donnés, mais son emploi s'avère même néfaste. Cela vaut chaque fois qu'il s'agit de relations de coopération (...) d'autant plus si la collaboration assignée par le contrat est plus intensive et plus prolongée (entreprise, mariage, famille,... institutions supra-individuelles)".
44 F. RIGAUX, op. cit., p. 42-43.
45 P. ROUBIER, op. cit., p. 65-66.
46 Ibidem, p. 67-68.
47 P. ROUBIER, Droits subjectifs et situations juridiques, Paris, 1963. Voyez aussi, du même auteur, Délimitation et intérêts pratiques de la catégorie des droits subjectifs, in Archives de philosophie du droit, t. 9, 1964, p. 86 et sv.
48 Ibidem, p. 297.
49 Ibidem, p. 298.
50 Ibidem, p. 69.
51 Ibidem, p. 313.
52 Cf. notamment G. MICHAELIDES-NOUAROS, L'évolution récente de la notion de droit subjectif, in Revue trimestrielle de droit civil, 1966, p. 216 et sv.
53 F. RIGAUX, op. cit., p. 379.
54 Ibidem, p. 26.
55 Ibidem, p. 202.
56 Ibidem. On lira aussi avec intérêt la thèse déjà citée de X. DIJON qui démontre combien la maîtrise ou la disposition est réduite dans le cas des droits de la personnalité. Savigny et Roubier, on le sait, refusent de les considérer comme des droits subjectifs, alors que, au contraire, Ihering ne voit nul obstacle à les intégrer dans le champ des droits... compris comme "intérêts protégés".
57 Op. cit., p. 132.
58 F. RIGAUX, op. cit., p. 203 (l'auteur parle encore, à propos des "droits créances" contre l'Etat, tel le droit à un travail rémunérateur reconnu à chacun, de "droits sans contenu") et p. 379.
59 Op. cit., p. 227. L'auteur ajoute : "Il s'ensuit que la mise en oeuvre de cette distinction dépend, en dernière analyse, de considérations morales ou idéologiques et des conditions économiques ou sociales qui amènent chaque fois le législateur à prendre telle ou telle décision, c'est-à-dire soit à classer tel intérêt au rang inférieur d'un intérêt protégé, soit à l'élever au rang et à la dignité d'un droit subjectif" (p. 227-228). On se reportera aussi à la définition du droit subjectif que donne V. KNAPP (Le rôle de l'intérêt dans le droit socialiste, in Droit et intérêt, sous la direction de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchovr, Bruxelles, 1990, t. III) : "On pourrait entendre par droit subjectif la possibilité ou bien l'autorisation de se comporter dans son intérêt légitime. (...) On peut donc conclure que le droit subjectif implique par définition l'intérêt".
60 Sur ce point, cf. F. OST et M. van de KERCHOVE, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, 1987, p. 17. L'étude de E. PATTARO publiée dans cette série (Conduite correcte, droit subjectif et intérêt, in Droit et intérêt, op. cit., t. III) défend une thèse radicalement opposée à celle-ci. Reprenant sur ce point les analyses de Hägerström, E. Pattaro soutient l'idée que le droit subjectif est "une idée morale de devoir" qui confère à son titulaire le droit que les autres fassent leur devoir à son égard (et ce, indépendamment de l'intérêt qu'il pourrait éventuellement y trouver). Les diverses solutions juridiques qui semblent s'inspirer du souci d'assurer la balance des intérêts en présence procéderaient en réalité de l'exigence de sauvegarder l'intégrité des droits subjectifs. En définitive, l'intérêt ne serait qu'un phénomène dérivé et secondaire par rapport à l'attribution, par la loi, des droits subjectifs. De plus, l'intérêt, notion de fait empirique et téléologique n'atteindrait pas l'essentiel du phénomène juridique qui relève du registre déontologique ou normatif. Sans entrer, pour l'heure, dans le détail des analyses de droit positif, qu'il suffise de relever, pour s'opposer à ces thèses, que c'est la distinction même des domaines empirique/normatif ou encore téléologique/déontologique qui semble peu pertinente pour penser les rapports du droit subjectif et de l'intérêt. Comment ne pas voir en effet que l’intérêt juridiquement pertinent, l'intérêt légitime, ne se réduit pas à une notion de pur fait ; qu'il bénéficie, au contraire, d'un jugement de valeur (social, pré-juridique ou juridique, c'est selon) positif ? Du reste peut-on seulement concevoir un intérêt absolument "brut", totalement dépourvu de qualification ? A l'inverse, ne faut-il pas noter aussi que le caractère normatif du droit subjectif ne fait évidemment pas obstacle à son analyse en terme d'intérêts protégés et de buts poursuivis ? Aussi bien, la théorie critique du droit développe-t-elle une conception des rapports droit subjectif/intérêt qui est à la fois gradualiste et dialectique : entre intérêt légitime et droit subjectif, il y a continuité et enchevêtrement.
61 A. GERVAIS, Quelques réflexions à propos de la distinction des "droits" et des "intérêts", in Mélanges en l'honneur de Paul Roubier, t. I, Paris, 1961, p. 241 252. On trouvera dans l’étude de Ph. GAUTIER (Quelques considérations sur l'intérêt privé et l'intérêt public dans un ordre juridique sans maître, in Droit et intérêt, op.cit., t. III) une analyse critique des thèses de Gervais. En commentant la sentence arbitrale rendue dans l'affaire du "Lac Lanoux", qui précisément accorde des effets juridiques distincts aux "droits" et aux "intérêts" des parties (on sait que Gervais s'était précisément inspiré de cette sentence pour construire sa théorie), Ph. Gautier déclare ne pas apercevoir la pertinence d'une telle distinction. Il apparaît cependant, de la suite de son étude, que la prise en compte des divers intérêts des Etats, et la balance entre ceux-ci, constituent de plus en plus souvent le principe de régulation des rapports internationaux, notamment en matière d'utilisation des cours d'eau internationaux.
62 Sur tout ceci, cf. A. GERVAIS, op. cit., p. 243-244. Un auteur italien (G. LEROY CERTOMA, The Italian Legal System, Londres, 1985, p. 18-24) propose quant à lui une typologie encore plus diversifiée qui distingue le droit subjectif, l'intérêt légitime, l'intérêt simple, l'autorité ("authority", "potesta"), l'attente ("expectation") et le pouvoir ("power"). Par "autorité", il vise un droit accordé à un sujet en vue de la mise en oeuvre d’intérêts qui ne sont pas siens (autorité parentale) ; par "pouvoir" il vise un droit subjectif qui n'implique ni maîtrise d'un objet, ni prétention à l'égard d'un débiteur (ex : pouvoir de réclamer la sortie d'indivision, pouvoir de demander le divorce).
63 Ibidem, p. 244.
64 Ibidem, p. 248-252.
65 Sur ces deux distinctions, cf. A. GERVAIS, op. cit., p. 245-246. L'auteur relève encore trois autres distinctions qui nous paraissent cependant tantôt secondaires, tantôt discutables.
66 P. ROUBIER, Droits subjectifs et situations juridiques, op. cit., p. 299304. Sur cette question, et pour une relativisation de cette distinction, cf. A. STROWEL, Considérations sur le droit d'auteur à la lumière de la configuration des intérêts sous - jacents, in Droit et intérêt, op.cit., t. 111
67 Cf. notamment P. PESCATORE, Introduction à la science du droit, op. cit., p. 241-242.
68 Cf. J. SALMON, Conseil d'Etat. Contentieux de l'indemnité. Contentieux de l'annulation, Bruxelles, 1987, p. 91.
69 Ibidem, p. 83 et p. 90-91.
70 C.E., 10 mars 1987, in Administration publique, juin 1987, p. 75.
71 G. SAMUEL, "Le droit subjectif" and English Law, in The Cambridge Law Journal, volume 46, part 2, 1987, p. 267. Voyez aussi, ID., La notion d'intérêt en droit anglais, in Droit et intérêt, op.cit., t. IIΙ.
72 Ibidem, p. 286.
73 C. IONESCU, La notion de droit subjectif dans le droit privé, 2e éd., Bruxelles, 1978, p. 141-149.
74 G. SAMUEL, op. cit., p. 277.
75 Ibidem, p. 285.
76 Ibidem, p. 286.
77 J.H. NIEUWENHUIS, Rechl en belang, in Flores debitorum aangeboden aan Prof. R.A.V. Van Haersolte, Zwolle, 1984, p. 65 et sv.
78 R. DWORKIN, Taking rights seriously, Londres, 1977, p. 190.
79 Ibidem, p. 199.
80 Sur cette question, on consultera notamment les nombreuses contributions rassemblées par R.G. GREY sous le titre Utility and rights (Oxford, 1984) : cf. notamment le débat qui oppose J.L. Mackie à R.M. Hare. On se reportera également à l'oeuvre majeure de J. RAWLS : A theory of justice, Oxford, 1971 et aux nombreux commentaires qu'elle a suscités (cf. notamment Individu et justice sociale. Autour de J. Rawls, Paris, 1988).
81 On se reportera par exemple à cette déclaration de Cambacérès qui présentait, au nom du comité de législation, le deuxième projet de Code civil à la Convention, le 9 septembre 1794 : "Trois choses sont nécessaires et suffisent à l'homme en société : être maître de sa personne, avoir des biens pour remplir ses besoins ; pouvoir disposer, pour son plus grand intérêt, de sa personne et de ses biens. Tous les droits civils se réduisent donc aux droits de liberté, de propriété et de contracter". On observera que le plan du Code civil se déduit directement de cette triple priorité.
82 Sur cette question, cf. l'ouvrage précédent du Séminaire interdisciplinaire d'études juridiques des F.U.S.L., Actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham, sous la direction de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, 1987. (notamment les contributions de Ph. Gérard et F. Ost) ; voyez aussi la contribution de A. STROWEL, Λ la recherche de l'intérêt en économie, in Droit et intérêt, op.cit., t. I.
83 X. MARTIN, Nature humaine et Code Napoléon, in Droits, 1985, 2, p. 117 et sv ; ID., De l'incapacité des rédacteurs du Code civil à concevoir le désintéressement, in L'activité désintéressée, réalité ou fiction juridique ?, sous la direction de L. Richer, Paris, 1983, p. 35 et sv.
84 P.-A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1827, t. 12, p. 268.
85 Ibidem, p. 322.
86 Ibidem, t. 3, p. 20. Voyez encore T.A. de Montpellier : "Il faudrait moins connaître l'homme pour ne pas sentir combien son intérêt doit le toucher. La peine ou la récompense sont le puissant ressort de ses actions, plus encore que l'amour de ses devoirs ; on est le plus souvent ramené à ce sentiment par ces deux mobiles (ibidem, t. 4, p. 222 et 471).
87 Ibidem, t. 9, p. 556.
88 Ibidem, t. 12, p. 633.
89 Archives parlementaires, 2e série, t. 5, p. 63.
90 Tribunal d'Appel de Lyon, P.-A. FENET, op. cit., t. 4, p. 169.
91 Conseiller d'Etat Berlier, ibidem, t. 13, p. 666.
92 Ibidem, t. 12, p. 580.
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