II. L’identification et le narcissisme
p. 59-160
Texte intégral
1A mesure qu’avance notre lecture, la problématique de l’identification se complique et se disperse. Les premiers développements du concept, liés au mode particulier de relation que l’hystérique entretient avec ses objets d’amour et de rivalité sexuelle, vont s’élargir pour englober la vie amoureuse de l’homme en général, hystérique, pervers ou normal ; l’analyse du processus d’identification dans le travail du rêve, dont on a vu le rapport avec le travail de formation des symptômes, va s’étendre en l’élaboration d’une métapsychologie, en une théorie systématique de tous ces processus psychiques ; le progrès, enfin, dans la pratique de la cure et l’enrichissement du matériel analytique procuré par l’analyse de phobies, de névroses obsessionnelles et de psychoses vont mêler le travail de l’identification aux problèmes de l’ambivalence, du totémisme, de la castration et de la mort.
2Cette complication rend de plus en plus difficile un simple déploiement chronologique des textes relatifs à l’identification. Les répétitions, les retours en arrière, les hésitations, les anticipations propres à toute réflexion clinico-théorique brouillent considérablement les pistes et rendent dérisoire tout espoir de restaurer une linéarité temporelle bien ordonnée.
3Avec ce chapitre, nous abordons en effet un moment remarquable de la démarche freudienne. Il s’agit de ce virage du « Freud I » au « Freud II »1 d’une transformation de la structure conceptuelle de la théorie psychanalytique imposée par la venue d’expériences, d’hypothèses et de curiosités nouvelles.
4Nous procèderons ainsi à un regroupement de textes parfois éloignés dans la chronologie de leur publication, mais intimement proches dans leur thématique.
1. Identification, pulsion orale et choix de l’objet
5La méditation de Freud sur la vie amoureuse de l’homme a pris un essor particulier dans les « Trois essais sur la théorie de la sexualité » de 1905. Les remaniements nombreux de ce texte dont témoignent les rééditions successives de 1905 à 1925 manifestent l’importance que Freud attachait à ce thème nucléaire de la psychanalyse.
6L’interrogation sur le devenir-sexuel vient proposer un contexte nouveau à la délimitation du concept d’identification : contexte d’une reconstruction génétique du développement des pulsions. En cherchant à ressaisir cette genèse de la sexualité Freud est contraint de se donner des concepts appropriés : il lui faut commencer par définir le concept de pulsion lui-même, définition qui produit un système de notions corrélatives : source, poussée, but, objet. L’épreuve que rencontre cette construction consiste à penser ce qui est de l’ordre de l’entre-deux (le biologique et le psychique) à trouver le langage qui dise dans la meilleure approximation ce caractère « pathique » de la sexualité comme axe de l’historisation du sujet. Le vocabulaire des « stades » ou des « phases » peut occulter ce qui se joue dans l’élaboration de la théorie, à savoir les aléas des mouvements pulsionnels dispersés dans leurs quêtes partielles et parcellaires, la construction d’un corps érogène par bribes et morceaux, l’unification précaire des pulsions dans l’organisation sexuelle adulte. C’est à l’intérieur de cette tentative de restituer en concepts ces temps et ces lieux de la sexualité que va s’opérer l’insertion du concept d’identification dans un autre espace théorique que celui du rêve et de l’hystérie.
A. Une généalogie de l’identification
7Un texte ajouté au deuxième essai (Sur la sexualité infantile) en 1915 précise les contours de cet espace et confirme l’écart en train de se creuser entre le Freud I et le Freud II.
Une première organisation sexuelle prégénitale est celle que nous appellerons orale ou, si vous voulez, cannibale. L’activité sexuelle, dans cette phase, n’est pas séparée de l’ingestion des aliments, la différenciation des deux courants n’apparaissant pas encore. L’objet de la première activité est aussi celui de la seconde, le but sexuel consiste en l'incorporation (Einverleibung) de l’objet prototype de ce que sera plus tard l'identification appelée à jouer un rôle psychique important. La succion peut être considérée comme un résidu de cette phase d’organisation, qui n’a qu’une existence virtuelle et que la pathologie seule nous a fait connaître. En effet, dans la succion, l’activité sexuelle, séparée de l’activité alimentaire, n’a fait que remplacer l’objet étranger par une partie du corps propre. »2
8Ces quelques lignes méritent toute notre attention. Elles viennent sérieusement compliquer la problématique déployée jusqu’ici et elles annoncent le caractère polymorphe, multi-dimensionnel de l’identification. Ce terme qui a été utilisé dans la théorie comme un concept explicatif, un mécanisme parmi d’autres, se trouve à présent considéré en lui-même, dans sa genèse : on lui découvre une généalogie. Or, ce sont bien des questions de genèse qui vont progressivement accaparer l’attention de Freud, et tout particulièrement la genèse du moi. Le texte que nous venons de citer évoque cette hantise des commencements qui se marque par une enquête sur l’enfance : l’enfance de la sexualité, l’enfance de la personnalité, l’enfance des processus. Arrêtons-nous à quelques termes-clés.
9Freud entend par organisation prégénitale de la vie sexuelle, une phase d’organisation où les « zones génitales n’ont pas encore imposé leur primat »3 Il ajoute : « Jusqu’ici nous en connaissons deux qui suggèrent un retour aux formes primitives de la vie animale ». Cette remarque n’est pas sans évoquer des préoccupations biologiques. C’est précisément dans ces Essais que Freud cherche à s’expliquer avec la biologie et c’est grâce à ce débat inéluctablement amené par la prise en considération de la pulsion qu’il réussit à produire l’objet propre de la psychanalyse : la sexualité comme moteur de la genèse psychique, comme écart par rapport au biologique.
10Le problème de la nature de l’identification est mêlé à ce débat ; et sans doute ce débat trouve-t-il avec ce problème de l’identification le lieu privilégié et le terrain stratégique de son analyse. Mais pour nous garder d’une intelligence simpliste de la notion de genèse, Freud s’empresse de dire par quel chemin il en est venu à la postuler.
« En étudiant à l’aide de la psychanalyse les inhibitions et les troubles de ce développement, nous reconnaissons qu’il existe des rudiments (Ansätze) et des préformations (Vorstufen) d’une organisation des pulsions partielles qui ont ainsi réalisé une espèce de régime sexuel (sexuellen Regime) »4.
11Qu’en est-il de l’organisation prégénitale dite orale ? Il s’agit de la première des organisations où une pulsion peut être reconnue comme telle, c’est-à-dire « organisée » en source, poussée, objet, but — termes qui ont été définis dans le premier Essai. C’est le commencement d’une sorte de « régime sexuel » : quelque chose se met à fonctionner, à prendre organe — à s’organiser — à prendre corps, à « prendre » (au sens où l’on dit qu’un ciment prend). Moment mythique où ce qui sera un « corps » s’ébauche dans la dispersion des zones érogènes et les battements du désir. L’activité alimentaire et l’activité sexuelle, distinctes en droit, ne le sont pas en fait. Une seule voie leur est ouverte, la bouche — qui est encore ce canal par où « ça » respire, « ça » crie. Phase « cannibale » car ce qui est consommé, ce dont se nourrit la sexualité apparaissante et ce par quoi se sexualise la nutrition vitale, c’est originellement de la chair : le sein prodiguant le lait. Deux activités ; l’objet de l’une est aussi l’objet de l’autre. Le but alimentaire est certes l’absorption qui supprime pour un temps la tension de la faim ; le but sexuel (Freud ne parle pas du but alimentaire qui va de soi) est l'incorporation (Einverleibung) de l’objet. Y a-t-il quelque différence entre Ces deux buts ?
12Le seul élément de réponse réside dans les quelques mots qui se trouvent glissés en apposition : « ... incorporation de l’objet, prototype de ce que sera plus tard l’identification appelée à jouer un rôle psychique important ». Ce qui est spécifiquement sexuel dans l’incorporation, c’est ce qui s’y prépare de psychique. L’incorporation fonctionne donc à deux « régimes » : un régime alimentaire et un régime sexuel mais qui ne se peut cerner comme tel que par l’appel à ce qui aura lieu plus tard (späterhin). On voit bien ici le statut ambigu de ce régime pulsionnel oral : sexuel et pas-encore-sexuel ; statut, justement, de (Vorbild) : pré-figuration, prototype, modèle. Et Freud lui-même note l’existence toute « virtuelle » (Fiktive) de cette phase d’organisation qui ne se justifie que parce qu’elle donne sens aux phénomènes psychopathologiques.
13Si l’on considère cette même phase à partir du résidu qu’elle laisse, à savoir la succion, on peut mieux mesurer la distance ouverte entre l’alimentaire et le sexuel. Le doigt sucé, fonctionnant comme substitut du sein, ne vient-il pas consacrer la perte définitive de l’objet commun aux deux activités et ouvrir, en désolidarisant ces activités, la série des objets nommément sexuels, à commencer par un morceau du corps propre, etc. Il y a certes étayage (Anlebnung)5 du sexuel sur le non-sexuel, fondé sur une communauté initiale de l’objet, mais il faut que cette communauté se rompe pour que surgisse le sexuel comme tel (sur le mode de l’auto-érotisme), c’est-à-dire le processus de développement psychique dont la production d’un substitut signale l’émergence. En d’autres termes, le « psychique » ou le « sexuel » c’est le jeu de la substitution comme élaboration de la perte de l’objet.
14Ne pourrait-on alors risquer l’interprétation suivante : l’activité psychique consécutive à la phase orale ne reçoit-elle pas de ce premier régime de fonctionnement la marque de son destin « cannibale » ? Aimer, c’est dévorer. Aimer, c’est assimiler l’objet. Telles seraient les formules « orales » de l’amour et de l’activité sexuelle dans son régime primitif. C’est le sens de la relation d’un processus dit « prototypique » à un processus plus tardif. Si toute activité d’aimer reste marquée d’oralité, l’identification apparaît comme une élaboration psychique de la sexualité orale : elle « oralise » ou « cannibalise » l’objet d’amour. Et voir, sentir, toucher, caresser, parler, dans la mesure où ils sont sexualisés obéissent à ce but sexuel incorporatif. Le cannibalisme psychique serait ainsi le but sexuel originaire et permanent à la fois, imprimant au mouvement des phases d’organisation ultérieures sa marque archaïque. Il y aurait dans toute identification ultérieure, relevant de régimes sexuels plus élaborés, cette prétention dévoratrice.
15Mais ce passage du deuxième essai demeure lui-même une anticipation : il indique une direction de recherche comme par fulguration ; rien, dans le contexte théorique des Trois Essais, ne permet d’exploiter efficacement cette idée d’une identification archaïque.
B. Le travail de la puberté
16A l’autre bout du développement libidinal, la puberté a pour fonction d’organiser la structure polymorphe des organisations partielles des pulsions sexuelles. La puberté est le temps où se produisent les transformations décisives, les réorganisations (Umgestaltungen) instauratrices de la sexualité adulte. Freud résume en ces mots le trajet parcouru par la sexualité :
« A l’époque où la satisfaction sexuelle était liée à l’absorption des aliments, la pulsion trouvait son objet au dehors, dans la succion du sein de la mère. Cet objet a été ultérieurement perdu, peut-être précisément au moment où l’enfant est devenu capable de voir dans son ensemble la personne à laquelle appartient l’organe qui lui apporte la satisfaction. La pulsion sexuelle devient, dès lors, autoérotique, et ce n’est qu’après avoir dépassé la période de latence que ce rapport originel se rétablit. Ce n’est pas sans raison que l’enfant au sein de la mère est devenu le prototype (vorbildlich) de toute relation amoureuse. Trouver l’objet sexuel n’est, en somme, que le retrouver (Die Objektfindung ist eigentlich eine Wiederfindung »)6.
17La trouvaille de l’objet est, à proprement parler, une re-trouvaille. Cette formule laconique donne la clé de la compréhension du devenir sexuel. Ce devenir reçoit sa mesure et sa ponctuation dans la scansion du choix de l’objet. Il faut que ce choix se répète : la puberté est le temps de cette répétition différée de l’« origine ». Le choix de l’objet est diphasique : zweizeitig7 Dans un premier temps, l’objet est, pour ainsi dire, « tout trouvé »8 l’enfant prend le sein, l’incorpore ; il s’en dé-prend dans la rupture qu’opère une certaine totalisation fondée sur l’organisation du champ visuel : une image de l’autre se substitue au fonctionnement éparpillé de l’auto-érotisme ; le travail de la puberté consiste à re-prendre l’objet, à retrouver l’objet perdu (objet partiel d’avant la totalisation). La retrouvaille nécessaire met le sujet en travail : regagner l’objet perdu en produisant une série de substituts. Ce choix de l’objet, écrit Freud quelques pages plus loin,
« s’accomplit d’abord dans la représentation (in der Vorstellung) et la vie sexuelle de l’adolescent, ne dispose encore que d’un espace de jeu (Spielraum), celui de la fantaisie (« in phantasien »), c’est-à-dire de représentations déterminées qui n’aboutissent pas à un accomplissement »9
18La fonction sexuelle de la fantaisie (du fantasme ?) est de fournir des objets imaginaires — objets-substituts — à la pulsion sexuelle en pleine réorganisation, La fonction de l’identification s’articule à ce travail du choix de l’objet. Freud cependant ne thématise pas explicitement cette articulation dans ce contexte-ci. Pour le montrer, il nous faut effectuer un détour par plusieurs autres textes.
C. Les deux voies du choix sexuel
19C’est l’objet sexuel que l’on « retrouve » dans le choix amoureux de la période de maturité sexuelle qui révèle la structure même des premières amours infantiles perdues. Ce choix de la maturité peut en effet se faire selon deux voies, deux directions (Wege). Une note ajoutée en 1915 au texte que nous venons de commenter précise cette alternative :
« La psychanalyse nous enseigne qu’il y a deux voies pour trouver l’objet, la première, décrite dans ce texte, consiste en un étayage sur les modèles de la première enfance et la seconde, la (voie) narcissique qui cherche le propre moi et le retrouve dans les autres, Cette dernière a une importance particulièrement grande dans les processus pathologiques, mais n’entre pas en rapport avec ce dont il est question ici »10
20Cette note appelle évidemment le développement essentiel d’un écrit-charnière de 1914 : « Pour introduire le narcissisme ». On y lit ce qui suit à propos des voies du choix de l’objet sexuel :
« On aime : 1) selon le type narcissique : (narzistischen Typus)
a. ce que l’on est soi-même,
b. ce que l’on a été soi-même,
c. ce que l’on voudrait être soi-même,
d. la personne qui a été une partie du propre soi.
2) selon le type de l’étayage : (Anlehnungstypus)
a. la femme qui nourrit,
b. l’homme qui protège, et les séries de personnes substitutives qui en prennent la suite.
21Le cas c. du premier type ne pourra être justifié que par des développements ultérieurs ».
22Et Freud ajoute aussitôt une autre remarque :
« Il restera, dans un autre contexte, à apprécier l’importance du choix de l’objet narcissique pour l’homosexualité masculine »11
23En réalité, il avait déjà pris ce problème en considération auparavant, dans un essai consacré à l’analyse d’un fantasme de Léonard de Vinci. Le troisième chapitre de ce Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci12 est capital pour notre propos. Il présente des thèses qui sont la préparation immédiate du texte sur le narcissisme en intégrant dans la discussion des avatars des choix sexuels de Léonard la relation de l'identification et du narcissisme. Il est surprenant que la notion d’identification n’apparaisse pas une seule fois dans le texte théorique sur le narcissisme, quand on sait que Freud avait déjà reconnu que l’identification est une destinée éclatante de la libido narcissique.
24Nous lisons dans un passage relatif à la genèse de l’homosexualité masculine, passage qu’il faut rapprocher d’une longue note sur l’homosexualité dans le premier des Trois essais13 l’explication suivante :
« Chez tous nos homosexuels hommes, nous avons retrouvé, dans la toute première enfance, période oubliée ensuite par l’individu, un très intense attachement érotique à une femme, à la mère généralement, attachement provoqué ou favorisé par la tendresse excessive de la mère elle-même, ensuite renforcé par un effacement du père de la vie de l’enfant.(...) Il semblerait presque que la présence d’un père énergique assurât au fils le juste choix de l’objet pour le sexe opposé. »
« Après ce stade préliminaire (Vorstadium) se produit une transformation (Umwandlung) dont le mécanisme nous est connu, bien que nous ignorions encore les forces qui le produisent (treibende Kräfte). L’amour pour la mère ne peut participer au développement conscient ultérieur et tombe sous le coup du refoulement. Le jeune garçon refoule l’amour pour la mère, en se mettant lui-même à sa place, il s’identifie à la mère et il prend alors sa propre personne comme le modèle à la ressemblance duquel il fait le choix de ses nouveaux objets d’amour14 Il est ainsi devenu homosexuel, mieux, il est retourné à l’autoérotisme, les garçons, que le jeune homme aime désormais, n’étant que des personnes substituées et des éditions nouvelles de sa propre personne infantile. Et il les aime à la façon dont sa mère l’aima enfant. Nous disons alors qu’il choisit les objets de ses amours suivant le mode du narcissisme, d’après la légende grecque du jeune Narcisse à qui rien ne plaisait autant que sa propre image reflétée dans l’eau, et qui fut métamorphosé en belle fleur du même nom »15.
25Le refoulement de l’amour par l’identification permet de conserver intact cet amour dans l’inconscient. L’homosexuel demeure inconsciemment fidèle à la femme de ses premiers choix. L’oubli de cet amour précoce est la rançon du refoulement.
26Le fantasme du vautour, autour duquel Freud construit toute son interprétation des curieuses contradictions de Léonard, est un signe codé de cet ancien attachement, une manifestation du retour de cet inoubliable refoulé. Il semble bien que cette identification à la mère ait rendu inefficace, sur le plan du développement sexuel, l’identification de Léonard à son père, absent pendant ses cinq premières années et relativement présent dans la suite, mais sans doute « trop tard ».
« Qui convoita, enfant, la mère — écrit Freud — ne peut se défendre d’aspirer à prendre la place du père, s’empêcher de s’identifier à lui dans sa fantaisie et, plus tard, de considérer comme le premier devoir de la vie le triomphe sur le père. Quand Léonard, avant sa cinquième année, fut recueilli dans la maison grand-paternelle, sa jeune belle-mère Albiera supplanta sans aucun doute sa mère dans son cœur, et il se trouva alors, vis-à-vis de son père, dans cet état de rivalité qu’on peut qualifier de normal. C’est aux approches seules de la puberté qu’un être prend parti pour ou contre l’homosexualité. Lorsque Léonard eut atteint ce tournant décisif, l’identification au père perdit toute importance pour sa vie sexuelle, mais se perpétua en d’autres domaines que ceux de l’érotique »16.
27Le biographe dont Freud s’inspire, Vasari, montre en quels domaines portait cette identification au père : goût du luxe, du faste, des habits somptueux, de serviteurs nombreux, des chevaux... Freud voit dans ce mimétisme une véritable compulsion à copier et à surpasser le père17 Il ajoute :
« Tout artiste se sent le père de ses œuvres. Pour les œuvres picturales de Léonard, l’identification avec le père eut une conséquence fatale. Il les engendra, puis ne s’en soucia plus, tout comme son père ne s’était pas soudé de lui-même »...
« Mais si l’imitation (Nachahmung) de son père nuisit à Léonard dans son œuvre d’artiste, la révolte (Auflehnung) contre le père fut sans doute la condition infantile de son œuvre, non moins importante, d’investigateur »18.
28Si Léonard fut le premier depuis les Grecs qui osât toucher aux secrets de la nature, dédaignant l’autorité des Anciens, il faut chercher l’origine de sa furieuse soif de voir et de savoir dans son attitude infantile. Les anciens et les autorités correspondent au père et la nature redevient la bonne et tendre mère qui l’a nourri. Il avait dû se passer du soutien du père pendant ses premières investigations ; il avait appris à renoncer au père. La hardiesse et l’indépendance de sa recherche scientifique ultérieure présupposent une investigation sexuelle infantile que le père ne put entraver ; cette investigation se poursuivit ensuite dans l’éloignement de toute sexualité. Soustrait à l’intimidation paternelle, délivré du complexe parental, il n’eut jamais à trouver un substitut du père dans la croyance en Dieu. Les témoignages de ses contemporains assurent que Léonard était incroyant.
29La particularité de Léonard est d’avoir grandi dans ce rapport clivé aux deux parents : il n’y eut de situation œdipienne que tardivement et cette triangulation « après-coup », déplacée, différée, effectuée avec une autre mère (la mère adoptive ayant remplacé la mère naturelle, délaissée par le père pour son extraction par trop modeste) n’eut pas l’efficace d’une situation œdipienne « normale ». Cet hiatus est responsable des inhibitions sexuelles de Léonard et de ses comportements inconséquents dans son activité d’artiste.
30Livré précocement à l’influence séductrice d’une mère abandonnée dont il était devenu l’objet sexuel unique et « complet »19 la seule consolation, mûri trop tôt à la sensualité par ses baisers passionnés (le contenu oral du fantasme au vautour en fait foi), Léonard dut entrer prématurément dans une période d’activité sexuelle infantile. Un refoulement passif de cette érogénéité explosive conduisit, lors de la puberté, à une aversion pour toute activité sexuelle réelle et à une inclination platonique pour les jeunes garçons qu’il protégeait, rapporte-t-on, comme une mère. Les pulsions sexuelles génitales succombent au refoulement ; mais la recrudescence des pulsions sexuelles partielles, infantiles, échappent à ce sort et grâce à la précoce liberté de la curiosité sexuelle, les pulsions de voir et de savoir se sublimeront en soif de connaissance scientifique. La sublimation apparaît donc comme une autre destinée pulsionnelle que le refoulement. Une très faible partie de la libido restant orientée vers des fins sexuelles représentera sa vie sexuelle atrophiée d’adulte quasi asexué, sous la forme de l’homosexualité consécutive à l’identification-refoulement.
31Ce rapide tableau du « cas Léonard » nous incite à quelques réflexions sur le rôle de l’identification.
32L’identification à la mère comblante et séductrice nous est décrite comme le moyen que s’est donné le refoulement œdipien. En s’identifiant à sa mère, Léonard se débarrasse de sa libido incestueuse... pour la mieux sauvegarder dans l’inconscient. L’amour auquel la dure réalité (le mariage de son père avec Dona Albiera) l’a contraint de renoncer est « oublié » et se mue, par le jeu de l’identification, en position libidinale inconsciente qui le rend fidèle à l’image de la mère perdue, au-delà de tous ses attachements homosexuels. L’identification est le processus qui convertit la libido d’objet orale en libido dont l’objet est le moi travesti, métamorphosé selon le modèle de l’objet abandonné. Ce procès n’est lisible qu’à travers les choix d’objets homosexuels de Léonard : c’est-le second temps, celui de la puberté, qui est révélateur. C’est comme si perdre cette mère adorée représentait une telle catastrophe libidinale, que le sujet, forcé de lâcher prise, ne se résolvait à cet abandon qu’en apparence et conservait la relation perdue en la rejouant sur l’autre scène, dérobée à la censure consciente.
33L’identification se met ici au service du refoulement, elle apparaît comme une manière de sortir du conflit œdipien quand l’identification au rival sexuel n’a pas de quoi se créer, par défaut du père. Cette connexion du refoulement et de l’identification sexuelle, n’est-ce pas ce que nous avons observé à maintes reprises dans le processus hystérique ? L’objet d’amour convoité par l’hystérique s’avère impossible, inaccessible, barré, interdit : cet objet refoulé se maintient cependant, mais ailleurs que dans la rêverie consciente. Et l’hystérique peut vivre toute une activité sexuelle inconsciente, éprouver les satisfactions désirées, jouer sur la scène de la fantaisie les scénarios érotiques tant souhaités ; mais cette activité sexuelle pour être conservée devient symptôme : satisfaction et châtiment. Les objets sexuels persistent, mais dans la consistance précaire de la fiction ; l’érotisme exacerbé se donne libre cours, mais dans l’ombre inquiétante de la méconnaissance.
34L’hystérique s’identifie à l’objet d’amour, au rival sexuel : le modèle trahit la qualité libidinale et le type de choix d’objet qui se répètent en ces symptômes. Freud s’est demandé si le fond de la problématique hystérique ne résidait pas dans une hésitation quant à la position sexuelle, en découvrant l'homosexualité latente, tendance la plus profondément refoulée dans l’inconscient des hystériques. On pourrait dire, partant, qu’il y a une parenté de destin dans l’inversion et l’hystérie, à tout le moins quant aux voies et aux moyens utilisés pour sauver une relation d’objet infantile. Telle est la fonction du processus d’identification : maintenir — mais au prix d’un changement topique — une relation dont la réalité vient priver le sujet.
35Il reste à s’interroger sur la nature de l'identification de Léonard à son père. Son trait principal réside dans le fait qu’elle prend son essor ailleurs que dans le domaine de l’érotique. Le père n’a pas été inclus d’emblée dans les ébats amoureux du jeune Léonard, à titre de tiers, d’interdicteur, d intimidateur. Prendre la place du père ne signifiera pas pour lui le supplanter auprès de la femme, s’identifier à lui dans son rôle sexuel ; on serait tenté de penser qu’il s’agit plutôt d’imitation du père que d’identification, si du moins nous nous en tenons à la terminologie technique délimitée plus haut. Le goût du luxe, etc. est une imitation (Nachahmung) ; la rivalité avec le père, isolée de toute implication avec les premiers émois sexuels envers la mère, demeure pour Léonard révolte pure, esprit d’indépendance, défi à l’égard de toute autorité, a-religiosité.
36Ces notations sont loin d’être satisfaisantes : l’identification au père œdipien demeure inexpliquée. Freud ne nous a parlé clairement que d’une identification à un objet sexuel perdu, de l’identification comme travail de transformation opéré sur la pulsion sexuelle. A quelles conditions la relation de rivalité devient-elle identification sexuelle et pas seulement révolte ? Quelles sont les différences entre l’identification à la mère et l'identification au père ? Dans quels cas leur association ou leur dissociation dans l’organisation de la sexualité infantile s’avère-t-elle pathogène ? Nous voilà devant ce que Freud appellera plus tard la délicate description du « complexe d’Œdipe complet »20 mais il semble que l'appareil conceptuel dont il dispose à ce moment ne suffise pas à ressaisir correctement l’ensemble du processus.
37Ces considérations sur le travail de la puberté et la double voie du choix de l’objet sexuel dans leur relation avec le processus d’identification nous permettent d’avancer les conclusions suivantes : premièrement, l’homosexualité masculine illustre par la nature des choix sexuels pubertaires le type de choix d’objet narcissique ; l'identification à la mère reproduit l’amour infantile perdu, puisque le sujet jouant la mère aime, à travers les rééditions de son propre moi d’antan que figurent les jeunes garçons, son propre moi (le cas b. du type 1. décrit plus haut) ; deuxièmement, une telle identification a une fonction refoulante : l’enfant incestueux le reste, moyennant une auto-transformation sur le modèle maternel : l’inceste continue de se perpétrer sur la scène protégée et méconnue de l’inconscient où les différents rôles se redistribuent : c’est encore moi que elle, devenu moi, aime ; troisièmement, l’identification apparaît comme un mécanisme convertisseur de libido et conservateur de choix d’objets archaïques : dans l’hystérie, la dramaturgie se complique de par l’ambiguïté même de ce choix de l’objet (l’homme et-ou la femme), dans l’homosexualité masculine, l’objet conservé, l’objet aimé, c’est l’inoubliable moi... C’est comme si l’inverti tranchait, par une régression narcissique plus franche, ce que l’hystérique ne se résout pas à trancher ; quatrièmement enfin, la différence entre la relation de Léonard à son père et sa relation à sa mère suggère d’approfondir la distinction qu’il pourrait y avoir entre une identification-sublimation (cfr. l’investigation scientifique, la rivalité, le défi, la création artistique chez Léonard) et une identification-refoulement (cfr. la prise de position homosexuelle à la puberté, le symptôme hystérique, les figures oniriques, etc.). Cette dernière opposition évoque celle qui s’était énoncée après notre discussion des rapports du rêve avec l’hystérie et le mot d’esprit. Dans le premier cas (identification-sublimation) le processus produirait une transformation des pulsions sexuelles et serait la voie d’une désexualisation ; dans le second (identification-refoulement), le processus serait une répétition d’une relation primitive indépassable, réservée et conservée dans la fantaisie inconsciente, le sujet se révélant incapable de surmonter autrement que par ce type de reproduction fictive la perte d’un objet (que cet objet soit le moi, pour le type narcissique, ou les parents, pour le type anaclitique).
2. L’identification « totémique »
38Le texte des Trois essais relatif à l’incorporation nous avait suggéré que l’investigation freudienne sur les origines — origines des perversions, des névroses, de la sexualité et de l’amour en général — s’affirmait du même mouvement comme une investigation sur les origines des processus. Cela entraînait une relativisation des concepts théoriques qui tentaient de ressaisir ces processus. Les écrits de cette période de profonds remaniements, centrés sur la mise en place du concept de narcissisme dans sa connexion avec les concepts de phases d’organisation libidinale, de choix de l’objet, d’identification, s’efforcent de serrer au plus près le problème de la genèse psychique, c’est-à-dire de la genèse du psychique appréhendé comme « sexuel ». La généalogie cannibale de l’identification, simplement évoquée dans le texte en question, occupe en réalité une position stratégique dans cette conquête archéologique.
39La pensée de Freud va sans cesse du temps des origines au temps des effets après-coup que sont les phénomènes pathologiques ; l’analyse n’échappe pas à ce mouvement de va-et-vient de la névrose au temps archaïque que l’interprétation contraint de reconstruire. Cette traversée de l’interprétation, qui prend à chaque fois l’allure d’une descente aux Enfers, n’apparaît nulle part avec plus de force que dans les écrits cliniques et théoriques de ces années extrêmement fécondes de 1912 à » 1917. La productivité de cette période, nous croyons pouvoir l’attribuer à l’élaboration de plus en plus réfléchie d’une chaîne d’équivalences intuitivement conclues de la pratique : la série enfant-névrosé-primitif.
40Si cette série théorique constitue bien l’axe générateur de ce que nous avons convenu d’appeler le Freud II, il faut voir dans Totem et Tabou le paradigme des productions hypothétiques dominées par elle. C’est l’ouvrage même de la transition du Freud I au Freud II, contemporain des premières dissidences et des premières extensions de la psychanalyse hors des limites de la cure21 Nous allons voir qu’il marque un pas décisif dans l’exploration du processus d’identification.
A. Identification et projection. Le modèle de la magie
41L’animisme sert de point de départ. C’est une sorte de théorie « spontanée » de l’identification. De toutes les conceptions du monde élaborées au cours des temps par l’humanité, l’animisme est le plus logique et le plus complet, « celui qui explique l’essence du monde, sans rien laisser dans l’ombre »22 Le noyau primitif du système animiste est de nature psychologique. Les innombrables « esprits » qui peuplent le monde sont des « âmes » devenues indépendantes des « corps » et les « âmes » des animaux, des plantes et des choses sont conçues comme semblables aux âmes humaines. Ce dualisme de l’âme et du corps, fondement du système, est la réponse au problème de la mort.
« La représentation de la mort ne s’est formée que tardivement et n’a été acceptée qu’avec hésitation : pour nous encore, écrit Freud, elle est dépourvue de contenu et difficile à réaliser (inhaltsleer und unvollziehbar). Pour le primitif (et pour nous) l’immortalité, la permanence de la vie, c’est ce qui va de soi (das Selbstverständliche).23
42C’est le besoin pratique de maîtriser le monde et la mort qui a inspiré ce système intellectuel qui s’accompagne d’un ensemble d’indications relatives à la façon dont il faut se comporter pour dominer les hommes, les animaux et les choses ou, plutôt, les « esprits » des hommes, des animaux et des choses. La sorcellerie et la magie constituent ces opérations pratiques, elles sont la technique de l’animisme. C’est la magie qui retient l’attention de Freud, parce qu’elle est la partie la plus primitive et la plus importante de la technique animiste. »
43Le principe de la magie a été formulé par E. B. Tylor : Mistaking an ideal connexion for a real one ; Freud propose de faire abstraction du jugement de valeur impliqué dans cette formule qui devient : prendre un rapport idéal pour un rapport réel24 Dans ce registre, en effet, les catégories du vrai et du faux (mis-taking) n’ont aucune pertinence. L’art magique substitue la pensée au réel en vertu d’une motivation impérieuse et prévalente : la toute-puissance des vœux. La réalité à dominer serait d’abord cette réalité du désir et la magie fournit, grâce à ses techniques, des moyens — des voies — à l’accomplissement des pressantes incitations du désir. Elle y arrive par le biais d’une série de déplacements. Il nous faut examiner ces voies magiques : les techniques de la magie présentent en effet l’intérêt de faire voir à quelle « logique » obéit l’appareil psychique livré à la toute-puissance du désir, « logique » qui subsiste encore dans l’inconscient de ceux qui ont dû rendre les armes devant la toute-puissance de la réalité25 Nous sommes persuadé que le processus d’identification est une technique privilégiée, une voie magique idéale au service du désir. En analysant les techniques en jeu dans la magie, ce sont les « techniques » de la pensée inconsciente que Freud découvre — dont l’identification.
a) homéopathie et télépathie : le vœu, l’acte et la pensée
44Reprenons dans le détail ce que nous venons d’esquisser. Freud attaque le problème de la magie en centrant son interrogation sur l'efficacité de ses techniques.
45Une première variété de techniques magiques tirent leur efficace de ce qu’elles imitent dans leur gestuelle scénique l’événement attendu. Après Frazer, Freud appelle magie imitative ou homéopathique cette première variété. « Si je veux qu’il pleuve, écrit-il, je n’ai qu’à faire quelque chose qui ressemble à la pluie ou qui la rappelle.. »26 Ou encore : « ... dans certaines régions de l’île de Java, lorsqu’on approche le moment de la floraison du riz, paysans et paysannes se rendent la nuit sur les champs pour stimuler par leur exemple la fécondité du sol et s’assurer une bonne récolte »27 : le spectacle des rapports sexuels humains assure par voie magique la fertilité de la terre. En revanche, les rapports sexuels incestueux sont honnis ou redoutés à cause de leur influence néfaste sur la fécondité du sol ; on trouve dans Œdipe-Roi de Sophocle un écho de cette croyance magique. Autre exemple : en fabriquant l’effigie d’un ennemi ou en décrétant que tel objet représentera son image, je pourrai nuire à cet ennemi en frappant la chose qui l’imite.
46Une deuxième variété de pratiques magiques font appel à un autre principe que celui de la similitude.
« Pour nuire à un ennemi, on peut se servir encore d’un autre procédé, qui consiste à se procurer des rognures de ses cheveux, ou même une partie de ses vêtements et à se livrer sur ces objets à des actes d’hostilité. C’est comme si l’on avait sous la main la personne elle-même qui éprouve tous les effets du mal qu’on inflige aux objets lui appartenant. C'est le nom qui, d’après les primitifs, constitue la partie essentielle d’une personne ou d’un esprit, on a par là-même acquis un certain pouvoir sur le porteur de ce nom... La similitude est remplacée dans ces exemples par l’affinité, l’appartenance à un ensemble (Zusammengehörigkeit)... La motivation sublimée du cannibalisme des primitifs peut être déduite de la même façon. En absorbant par l’ingestion des parties du corps d’une personne, on s’approprie (eignet man) également les qualités qui lui appartenaient. C’est pourquoi le régime alimentaire est soumis, dans certaines circonstances particulières, à différentes précautions et restrictions... L’efficacité de l’action magique ne se trouve nullement diminuée du fait de la séparation survenue entre le tout et la partie, ou même du fait que le contact entre la personne et tel objet n’a été qu'instantané »28
47Ces derniers exemples sont des exemples de magie contagieuse. Celle-ci tire son efficace de la contiguïté dans l’espace, ou plutôt de la contiguïté imaginée, représentée (vorgestellte), le souvenir de son existence. Comme si la contiguïté « réelle » elle-même était posée par la pensée magique et ne tirait sa valeur et son efficience que de cette position.
48Mais l’on sait que la similitude et la contiguïté forment les principes essentiels des processus d’association. La magie obéit aux lois de l’association : voilà qui explique l’extravagance, l’absurdité (Tollbeit) des prescriptions magiques. Extravagance familière au psychanalyste qui la reconnaît journellement dans les productions oniriques. Il faut aller plus loin que cette constatation. Similitude et contiguïté ne sont que des voies que suit la magie ; il faut encore chercher l’essence de la magie, c’est-à-dire ce qui nécessite son extravagance même : quelle est cette méprise (das Miβverständnis), cette més-intelligence qui lui fait remplacer des lois naturelles par des lois psychologiques ?
49Ce qui manque dans les théories associationnistes de la magie, c’est, évidemment, le facteur dynamique (eines dynamisches Moments).
50Il suffit, pour déceler cette motivation de la magie, de se laisser conduire par cette même théorie de l’association, mais en l’approfondissant. La magie imitative — plus simple et plus significative que la magie contagieuse — va servir de guide à cette enquête sur les motifs. Pour quelle raison Freud affirme-t-il cette primauté de principe de l’imitation sur la contagion ? Nous devrons en découvrir nous-mêmes l’explication, car Freud va aussitôt au-delà pour conclure :
« Les motifs qui poussent à la pratique de la magie sont aisés à reconnaître, ce sont les désirs (Wunsche) de l’homme »29.
« Tout ce qu’il nous faut supposer, c’est que le primitif a une confiance immense dans le pouvoir de ses vœux. C’est ainsi qu’au commencement l’accent ne porte que sur le Wunsch (So ist anfànglich bloβ sein Wunsch das Betonte)30.
51Il reste à reconstruire la genèse théorique de cette production de magie que Freud vient de définir comme production désirante, comme réalisation de vœux. La compréhension psychanalytique de la magie ajoute un maillon de plus à une chaîne de formations psychiques déjà recensées : elle découvre un rameau nouveau à l’arbre généalogique du désir. Magie, rêve, jeu infantile, pensée névrotique, art, science et religion : c’est une véritable structure anthropologique qui se déploie, laissant percer l’ambition totalisante de Freud.
52Mais suivons le mouvement de cette genèse, à partir de cette phrase qui la situe dans son axe : au commencement l’accent ne porte que sur le désir.
« Pour l’enfant, qui se trouve dans des conditions psychiques analogues (à celles du primitif), mais ne possède pas encore les aptitudes motrices, nous avons admis ailleurs qu’il satisfait primitivement ses désirs de façon hallucinatoire (zunächst halluzinatorisch), en produisant la situation comblante grâce à des excitations centrifuges de ses organes sensoriels. »
« Pour le primitif adulte, une autre voie se présente. A son désir s’attache une impulsion motrice, la volonté, et celle-ci — destinée à changer plus tard la face de la terre au service de l’accomplissement du désir — il l’utilise pour le moment à se présenter cet accomplissement dans la mesure où il est possible de l’éprouver grâce à de telles hallucinations motrices. Une telle présentation du vœu accompli est tout à fait comparable au jeu de l’enfant qui prend la relève de la technique purement sensorielle de satisfaction. Si le jeu et la présentation imitative (imitative Darstellung) suffisent à l’enfant et au primitif, ce n’est pas un signe de modestie telle que nous l’entendons ni de résignation consécutive à la reconnaissance de leur réelle impuissance, c’est bien plutôt la conséquence tout à fait compréhensible de la valeur prépondérante de leurs désirs, de la volonté qui leur est associée et des voies par lesquelles ils opèrent. Avec le temps, l’accent psychique se déplace des motifs de l’action magique aux voies qu’ils prennent, c’est-à-dire à l’acte lui-même. Peut-être serait-il plus correct de dire que ce sont ces voies qui manifestent la surestimation qu’il accorde à l’acte psychique. Il apparaît alors que c’est l’acte magique lui-même qui détermine à lui seul l’événement souhaité, par la force de sa ressemblance avec lui. Au stade de la pensée animiste, il n’y a encore aucune occasion de démontrer objectivement la vérité des faits. Cela devient possible plus tard, au moment où l’on recourt encore à de telles procédures mais où le phénomène psychique du doute intervient déjà comme expression d’une tendance au refoulement... »31
53Ainsi la mise en acte du désir, la réalisation magique — ludique — d’un vœu, la mise en œuvre de méthodes imitatives, sont les élaborations du désir. Au commencement il y aurait du désir, éruption pure de « vœux ».
54Par la magie on s’éloigne de ce moment éruptif initial ; le redoublement magique constitue en mythe la pure production de vœu. On n’accomplit pas le vœu dès son surgissement même : on se le présente, on en mime l’accomplissement. Par ce mime, l’enfant-primitif évite de recourir à d’autres réalités que sa réalité psychique : il fait comme s’il restait le maître des événements. Le désir, le motif, par la grâce (ou la disgrâce) d’une Darstellung, d’une mise en scène imitative, s’est mué en acte. Le désirer est devenu vouloir — vouloir certes encore magique et tout assujetti à l’inflation psychique de la toute-puissance des « vœux ». L’enfant, dans l’hallucination sensorielle — dans un rêve — puis dans l’hallucination motrice du jeu se fait acteur, agent du désir et, parce qu’il cherche des voies et des moyens et que tout l’accent psychique se mobilise sur ces voies, il devient en quelque sorte technicien ou régisseur du vœu. Comme le « primitif » qui se livre à la magie.
55Mais n’est-ce pas là le geste même d’une identification, c’est-à-dire d’une métamorphose par un faire-comme-si ? Métamorphose du vœu en acte qui fait que l’acteur n’est plus comme « auparavant », comme « au commencement », c’est-à-dire pure force désirante. Le mot de Frazer convient parfaitement à ce qui se passe : la magie imitative — l’identification magique — est homéopathique. L’homéopathie consiste en effet à guérir la maladie par la maladie (au dosage près). Dans le jeu et la magie, l’homéopathie consiste à produire le désir, une mimique de son accomplissement. Premier « traitement » de l’impulsion désirante, dans la surestimation psychique, dans le narcissisme du désir.
56On verra que la magie dite contagieuse, distincte par sa technique de la magie homéopathique, obéit finalement aux mêmes principes directeurs. En effet :
« La possibilité d’une magie contagieuse basée sur l’association par contiguïté nous montre que la valorisation psychique du désir et de la volonté s’est étendue à tous les actes psychiques subordonnés à la volonté. Il en résulte une surestimation générale de tous les processus psychiques, c’est-à-dire une attitude envers le monde qui, d’après nos vues sur le rapport de la réalité avec la pensée, doit nous apparaître comme une surestimation de cette dernière. Les choses s’effacent devant leur représentation ; tout ce qui est effectué avec celle-ci doit également toucher celles-là. Les relations existant entre les représentations (Vorstellungen) doivent exister entre les choses (Dingen). Puisque la pensée ne connaît pas les distances, qu’elle réunit facilement dans un même acte de conscience les choses les plus éloignées dans l’espace et dans le temps, le monde magique franchira télépathiquement les distances spatiales et traitera une relation passée comme une relation présente. A l’époque animiste, le reflet du monde intérieur doit rendre invisible cette autre image du monde que nous croyons reconnaître »32.
57Une courte remarque achève ce premier développement de la série génétique ; elle concerne le problème évoqué plus haut de la primauté de la magie imitative.
« Relevons encore que les deux principes de l’association — similitude et contiguïté — coïncident dans l’unité supérieure du contact (in der böheren Einheit der Berührung zusammentreffen). L’association par contiguïté est contact au sens littéral, l’association par similitude est contact au sens métaphorique (im übertragenen Sinne). L’usage du même mot pour les deux sortes de liaison (Verknüpfung) prouve une identité que nous n’avions pas encore aperçue dans le processus psychique en cause. Le concept de contact a la même extension que celle mise en évidence dans l’analyse du tabou33 Pour nous résumer, nous pouvons dire : le principe qui régit la magie, la technique du mode de pensée animiste, est celui de « la toute-puissance de la pensée »(der Allmacht der Gedanken) »34.
58L’accent s’est donc déplacé de la toute-puissance du désir à la toute-puissance de la pensée magique. Homéopathie et télépathie sont les deux modes du contact magique. L’unité supérieure du contact se fonde bien sur la prétention supérieure du désir lui-même qui est désir de contact, dont la magie fait mine de s’éloigner par la double voie de l’association : la ressemblance et la contiguïté. L’allusion finale au tabou est à ce propos tout à fait éclairante : originairement le désir est désir de toucher, de, prendre : désir d’appropriation. L’analyse du tabou avait conclu à l’identité du toucher — du manger — du tuer35.
59Comment comprendre alors l’affirmation de Freud : la magie imitative est plus simple et plus significative que la magie contagieuse ?
60C’est, à notre sens, affirmer le paradoxe de la priorité du sens figuré sur le sens littéral et entendre, finalement, que le sens littéral lui-même ne vaut — ne signifie — qu’une fois accompli le déplacement, l’écart, le transfert de la pensée, c’est-à-dire de ce curieux mime qui écarte le désir de lui-même et qui semble l’acte de naissance du sujet. Pensée qui, à son aurore, est hallucinatoire : ludique, onirique, magique. Volonté de contact toute suspendue au désir. Par conséquent, la contiguïté n’échappe pas au travail de la pensée, de la toute-puissante pensée et son efficacité, comme « méthode » magique, est subordonnée au vouloir de la pensée qui nous semble le premier « traitement » psychique du désir : homéopathie. On n’est pas loin d’une théorie du signifiant : c’est de la vertu de la métonymie propre au langage lui-même qu’il est question36 Là où Freud parle de « pensée » (icste), Lacan situe la chaîne signifiante.
b) magie, hystérie et névrose obsessionnelle
61Mais la construction de la série génétique se poursuit. Les premiers moments en étaient l’« enfant » hallucinant le désir sensoriellement puis ludiquement et le « primitif » hallucinant le désir dans la pensée et la technique magico-animiste. Freud va y articuler un nouveau terme : le « névrosé ». Les guillemets qui encadrent les termes de cette série construite dans le travail de l’interprétation veulent mettre en exergue le caractère absolument « théorique » et, justement, construit de ces termes corrélatifs.
62L’homme adulte névrosé est soumis à deux pensées : l’une, inconsciente, est la pensée toute-puissante de l’enfant qu’il fut et qui ne peut survivre que dans cette méconnaissance et l’autre, marquée par le doute, le jugement c’est-à-dire par le refoulement, qui cherche à se soumettre à la dure nécessité, de la réalité. L’expression « toute-puissance de la pensée », Freud l’a reçue d’un de ses malades souffrant de représentations obsessionnelles : l’Homme aux rats37.
63Si la névrose obsessionnelle manifeste la persistance de la toute-puissance de la pensée avec le plus de netteté, en particulier dans la croyance à l’efficacité télépathique des intentions hostiles, dans la peur qu’il arrive un malheur à des personnes aimées et dans les attentes superstitieuses, il faut se garder de voir dans cette toute-puissance des pensées le caractère distinctif de la névrose obsessionnelle. Car
« qu’elle que soit la névrose à laquelle on ait à faire, ce qui détermine la formation des symptômes n’est pas la réalité de l’expérience (die Realität des Erlebens) mais la réalité de la pensée. Les névrosés, dit Freud, vivent dans un monde à part dans lequel, comme je l’ai exprimé ailleurs38 ne vaut que la seule ‘monnaie névrotique’ (neurotische Währung), ce qui signifie que pour eux n’est efficace que ce qui est intensivement pensé, représenté affectivement, tandis que la correspondance (de ces représentations) avec la réalité extérieure est sans importance. »39
64La psychanalyse décèle donc en toute névrose l’empire d’une pensée magique. On retrouve dans les deux névroses, l’hystérie et l’obsession, les « voies » associatives pratiquées dans les deux modes d’action magique décrits ci-dessus. C’est comme si l’hystérique recourait inconsciemment à une voie homéopathique pour se « guérir » de son désir : une des déterminations majeures du symptôme hystérique, n’est-elle pas, comme on l’a maintes fois remarqué, le désir d’être comme — et le chemin privilégié de la mise en scène de ce vœu n’est-il pas, systématiquement, l'identification ? Dans l’hystérie, l’action, le faire comme-si, se substitue au désir lui-même : véritable efflorescence d’une magie imitative. Quant à l’obsessionnel, on pourrait définir la majorité de ses « obsessions » (la phobie du toucher) comme l’expression méconnue d’une volonté toute-puissante de contact liée à la surestimation de tous les processus psychiques subordonnés à cette volonté. Comme si toute l’activité psychique souffrait d’une contamination gagnée par la contagion (métonymique) du désir, franchissait télépathiquement les distances et le temps. Mais, en définitive, l’œuvre d’une pensée animiste agit dans les deux névroses par tous les moyens, l’imitation ou la contagion.
65Il n’y a pas jusqu’aux formes supérieures de la pensée qui ne soient également marquées du sceau de l’origine magique. Que l’homme religieux attribue aux dieux la toute-puissance, ou que l’homme de science l’attribue à l’esprit scientifique soumis à la réalité, chacun regagne, finalement, ce à quoi il prétend renoncer. L’artiste seul ne désavoue pas sa dévotion envers la toute-puissance de la pensée :
« Dans l’art seulement il arrive encore qu’un homme, tourmenté par les désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction de ces désirs et que ce jeu — grâce à l’illusion artistique — produise les mêmes effets affectifs que s’il s’agissait de quelque chose de réel. C’est à juste titre que l’on parle de la magie de l'art et que l’on compare l’artiste à un magicien. Mais cette comparaison est peut-être encore plus significative qu’il y paraît. L’art, qui n’a certainement pas commencé en tant que « l’art pour l’art », se trouvait originellement au service de tendances qui sont pour la plupart éteintes aujourd’hui. Parmi elles, on peut supposer un bon nombre d’intentions magiques. »40
66La structure générale qui fait de cette série de productions psychiques pourtant diversifiée un ensemble cohérent, c’est le narcissisme. C’est l’importance de ce moment narcissique dans l’économie psychique de chacun de ces termes de la série qui en cause la distribution différentielle. La tâche de l’existence consisterait à faire quelque chose de réel avec le narcissisme — c’est-à-dire avec l’omnipotence des désirs.
67La série théorique enfant-primitif-névrosé vient à présent spécifier et enrichir la manière dont Freud avait proposé une généalogie des tendances libidinales depuis les Trois Essais. L’organisation libidinale s’effectue sous la mouvance du narcissisme.
« Bien que nous ne puissions pas encore donner une caractéristique suffisamment précise de cette phase narcissique, au cours de laquelle les pulsions sexuelles jusqu’alors dissociées se rassemblent dans une unité et investissent le moi comme objet, nous n’en pressentons pas moins que cette organisation narcissique ne disparaîtra jamais complètement. L’homme reste dans une certaine mesure narcissique, même après avoir trouvé des objets extérieurs pour sa libido ; les investissements d’objet qu’il effectue sont également des émanations de la libido demeurée au sein du moi et peuvent s’y replier à nouveau. L’état, psychologiquement si remarquable, de l’énamoration et qui est l’image normale des psychoses manifeste à leur plus haut point ces émanations comparées au niveau de l’amour du moi ».41
68La toute-puissance reconnue à la pensée n’est rien d’autre que sa sexualisation — nous nous risquerions à dire : sa narcissisation. Au commencement la sexualité se fait pensée, le désir se présente comme pensée : imitation de lui-même, magie. On découvre chez le névrosé une bonne part de cette sexualisation primitive des actions psychiques, à cette différence que s’.est produit, dans son chef, un refoulement — corrélatif d’un essor de la pensée dubitative, judicative, réaliste, logique. Ce qui a été refoulé revient hanter cette nouvelle forme de pensée et détermine une nouvelle sexualisation des processus intellectuels : le narcissisme intellectuel, la toute-puissance de la pensée.
69Une note de Freud, glissée sous ces réflexions sur le narcissisme, nous permet de relancer le problème de l’identification magique. Revenant à l’essence de la pensée animiste et de la magie comme par allusion, il cite un auteur anglais :
« It is almost an axiom with writers on this subject, that a sort of solipsism or Berkeleyanism (as Professor Sully terms it as he finds it in the Child) operates in the savage to make him refuse to recognise death as a fact » (Marett, Pre-animistic Religion, Foklore. XI Bd, 1900, p. 178).
70Sauvegarde du narcissisme (solipsisme) et refus de la mort : tel est le nœud de la problématique de la magie. Comme si toute la question était d’inventer la meilleure élaboration possible de ce double impératif. Toute la suite de Totem et tabou nous apparaît comme la tentative de donner une formulation conceptuelle des chemins possibles qui s’offrent au « commençant » (l’enfant-primitif) pour cette difficile élaboration.
c) animisme et paranoïa : les formations projectives
71L’animisme est une théorie psychologique. Les techniques magiques mettent en œuvre les présupposés de cette théorie dont l’axiome de base est le suivant : pour l’animiste, les choses du monde sont exactement comme il se sent être lui-même. L’homme primitif transpose tout naturellement les conditions structurales de sa propre psyché dans le monde extérieur. Il suffit au psychanalyste de renverser le processus et de replacer dans l’âme elle-même ce que la théorie animiste nous dit de la nature des choses. Freud en commençant sa présentation de l’animisme avait cité Hume qui écrivait dans son Histoire naturelle de la Religion :
« Il existe dans l’humanité une tendance universelle à concevoir tous les autres êtres comme semblables à l’homme et à attribuer aux objets toutes les qualités qui sont familières à l’homme et dont il est intimement conscient ».42
72Le primitif lit sur le livre du monde les aventures de sa psychologie. Certains auteurs soutiennent que la magie, technique destinée à imposer aux choses les lois de la vie psychique, est plus ancienne que la théorie animiste elle-même. Celle-ci, en attribuant à des esprits ou démons le pouvoir primitivement décerné par la magie à la toute-puissance de la pensée, serait le signe d’une première renonciation (Verzichtleistung). Le processus producteur de cette renonciation s’appelle projection. La renonciation est une délégation de pouvoir, un mandat, une procuration.
« Les esprits et les démons ne sont, écrit Freud, comme je l’ai montré ailleurs43 que les projections de ses impulsions émotionnelles (Gefühlsregungen) ; l’homme primitif fait de ses investissements d’affect (Affektbesetzungen) des personnes, il en peuple le monde et retrouve alors ses processus psychiques intérieurs en dehors de lui, tout à fait comme l’intelligent paranoïaque Schreber qui trouvait le reflet des attachements et des détachements de sa libido dans les vicissitudes de ses ‘rayons divins confabulés’44 ».
73Un nouveau terme se noue à la série en train de se constituer. Le paranoïaque appartient à ce réseau structural du narcissisme. Son accrochage à cette chaîne ouvre davantage encore le champ de la compréhension psychanalytique. Totem et tabou est bien un carrefour où éclate cette évidence que, pour l’explication psychanalytique, tout se tient. Il nous faut à présent saisir ce que l’articulation du processus paranoïaque aux processus magiques transforme dans notre problématique de l’identification.
74On soupçonne un lien très serré entre projection et identification dans la pratique magique et la théorie animiste. Ce sont deux manières de jeter un pont entre le dedans et le dehors ou, en d’autres termes, deux manières de refuser cette cruelle division. Nous avons vu que l’identification s’offrait comme la voie d’une appropriation, d’une incorporation : un recommencement du mode oral du rapport à l’objet en général. Mime de l’accomplissement de désir, auto-transformation, auto-affection. La projection s’offre de prime abord non comme mime, mais comme la voie d’une sorte d'expropriation, d’une exportation du désir qui est comme prêté à d’autres. Les choses, les êtres deviennent les prête-nom du désir. Et le déchiffrage, la réappropriation, des choses ainsi formées s’appelle la pensée (animiste). Le monde devient habitable parce qu’on l’a d’abord peuplé : il devient du même coup identifiable, manipulable, différencié. On pourrait, curieusement, dire qu’il s’agit une fois de plus d’identification, au sens d’une détermination, d’une nomination. Et, puisqu’il est question de magie, partant, d’une volonté de maîtrise tant par la pensée que par l’action, et qu’en définitive ce que l’on cherche à « maîtriser », c’est le désir (les Wünsche, les Gefühlsregungen), il faut conclure que projection et identification constituent la « méthodologie » croisée, la voie à double sens, de cette maîtrise : expulsion et réappropriation, renonciation et conservation.
75Cherchons à mieux comprendre ce procès à partir du rapprochement qu’opère Freud de la paranoïa et de l’animisme.
76Le processus paranoïaque et la pensée animiste peuvent s’interpréter comme deux tentatives de résoudre un conflit et d’amener par là un allègement psychique. La projection est leur commune stratégie.
« ... la tendance à projeter à l’extérieur les processus psychiques subit un renforcement quand la projection comporte l’avantage d’un allègement psychique. On peut s’attendre à un tel avantage avec certitude dans le cas où les impulsions (Regungen) entrent en conflit pour la conquête de la toute-puissance : elles ne peuvent évidemment toutes conquérir la toute-puissance. Le processus morbide de la paranoïa utilise effectivement le mécanisme de la projection afin de se débarrasser de tels conflits surgissant dans la vie psychique. Or le cas typique d’un pareil conflit est celui qui naît entre les deux membres d’une paire d’opposés, c’est-à-dire le cas d’une attitude ambivalente que nous avons analysée en détail à propos de la situation d’une personne frappée de deuil par la mort d’un parent cher. Un tel cas nous semblera particulièrement propre à motiver la création de formations projectives (Projektionsgebilden). Ici nous nous trouvons de nouveau d’accord avec les auteurs qui considèrent les esprits méchants comme les premiers-nés parmi les esprits et font remonter la croyance à l’âme aux impressions que la mort laisse aux survivants. Le seul point sur lequel nous nous séparons de ces auteurs consiste en ce que au lieu d’accorder la première place au problème intellectuel que la mort pose aux vivants, nous croyons que la force qui pousse l’homme à s’interroger a plutôt sa source dans le conflit affectif dans lequel cette situation jette les survivants ».45
77Ce texte renvoie directement à l’analyse du tabou, développée dans la deuxième partie de l’ouvrage.
78Nous avions utilisé plus tôt cette formule selon laquelle la magie était la manière la plus primitive d’accomplir le désir. Il nous faut compléter cette formule ou mieux, la préciser, en disant que le travail psychique qui produit magie, rêve, névrose ou paranoïa s’effectue sur un matériel éclaté : il n’y a pas « le » désir, mais des Wünsche, des motions pulsionnelles qui sont d’emblée toutes concurrentes, briguant chacune la toute-puissance. Le terme essentiel qui relance l’analyse est certes celui d’ambivalence.
79Le conflit paradigmatique, celui qui permet de montrer les effets de l’ambivalence, c’est ce conflit affectif auquel est confronté tout « survivant ». Le problème de la mort n’est pas, à l’origine, un problème théorique, une question purement intellectuelle. Il n’y a pas « la mort » car : « le squelette, qui représente la forme actuelle de la mort, montre que la mort elle-même n’est qu’un homme mort ».46
« Primitivement, pense Kleinpaul, tous les morts étaient des vampires, tous poursuivaient, pleins de colère, les vivants et ne songeaient qu’à leur nuire, qu’à les dépouiller de leur vie. C’est le cadavre qui a fourni la première notion du ‘mauvais esprit’. »47
80La croyance animiste et les techniques magiques qu’elle se donne ont surgi de ces « impressions que la mort laisse aux survivants » ; ces impressions sont justement contradictoires, mélangées : ambivalentes. Ce que les ethnologues arrivent à mettre au jour sous l’appellation du tabou des morts, le psychanalyste l’aperçoit dans les cas de deuil pathologique et de névrose obsessionnelle.
« Nous savons, dit Freud, que les reproches obsessionnels sont, dans une certaine mesure, justifiés et résistent victorieusement à toutes les objections et à toutes les protestations. Cela ne veut pas dire que la personne en deuil soit réellement coupable de la mort du parent ou ait commis une négligence à son égard, ainsi que le prétend le reproche obsessionnel : cela signifie tout simplement que la mort du parent a procuré satisfaction à un vœu inconscient qui, s’il avait été assez puissant, aurait provoqué cette mort. C’est contre ce vœu inconscient que réagit le reproche après la mort de l’être aimé. On retrouve une pareille hostilité, dissimulée derrière un amour tendre, dans presque tous les cas de fixation intense du sentiment sur une personne déterminée : c’est le cas classique, le prototype de l’ambivalence de l’affectivité humaine (das Vorbild der Ambivalent menschlicher Gefüblsregungen »48
81L’ambivalence est donc originaire. Seulement, l’obsessionnel et le primitif en font une élaboration psychique bien différente. Le sentiment d’hostilité, si pénible à éprouver, le primitif ne le retourne pas contre lui-même, il l’extériorise. La défense contre ce sentiment prend la forme d’un déplacement sur l’objet de l’hostilité, c’est-à-dire le mort lui-même.
« Nous appelons ce processus de défense, aussi bien dans la vie psychique normale que dans la vie psychique morbide, une projection ».49
82Au moment de la mort, les sentiments antagonistes (zwiespältigen) — la tendresse et l’hostilité — cherchent à s’imposer en même temps, comme deuil et comme satisfaction. Entre ces deux opposés doit nécessairement éclater un conflit. Ce dernier se résout le plus souvent non par l’acceptation consciente ou le pardon mais par le jeu du mécanisme de la projection. La perception interne de l’hostilité dont on ne veut rien savoir est rejetée au dehors, détachée de la personne elle-même et poussée vers l’autre (zugeschoben). Et tandis que l’on peut à loisir le pleurer, c’est lui qui est devenu un mauvais esprit. Une oppression intérieure (Bedrückung) fait place à un harcèlement par le dehors (eine Bedrängnis von Auβen).
83Les sentiments hostiles à l’égard des parents les plus proches pouvaient bien demeurer latents tant que ceux-ci étaient encore vivants, mais après leur mort les sentiments longtemps contenus brisent leurs barrières. Le deuil douloureux, né d’un surcroît de tendresse s’impatiente de plus en plus devant l’hostilité latente et ne peut permettre à celle-ci d’engendrer un sentiment de satisfaction. Un refoulement de l’hostilité s’accomplit alors par la voie de la projection (auf dem Wege der Projektion), il s’accompagne d’un cérémonial de deuil et des prescriptions tabou à l’endroit des morts.
84Dans ce cas-ci, la projection rend possible le refoulement. Elle se présente comme un mécanisme de défense, servant à résoudre un conflit insupportable. Mais toute projection n’est pas liée à l’existence d’un conflit.
85La projection est également le chemin de la connaissance : l’image du monde que se construit le primitif résulte ainsi de la projection au dehors de ses perceptions internes. La psychologie elle-même, la théorie des âmes, s’offre en dernière analyse comme le système, intellectuellement élaboré, de formations projectives50.
86C’est précisément en tant qu’elles revêtent ce caractère de système que théorie animiste et paranoïa avèrent leur parenté. La systématicité, pour Freud, résulte d’une exigence de l’appareil psychique que nous avons appris à reconnaître dans l'élaboration secondaire du rêve. En d’autres termes, systématicité et secondarité vont de pair. L’élaboration secondaire que subissent les matériaux fournis par les pensées du rêve après avoir été « travaillés » par le processus du rêve lui-même vise à conférer un « sens » à ce qui autrement apparaîtrait incompréhensible pour la conscience. Voilà un excellent exemple de la manière dont se forme un système avec sa nature et ses exigences.
« Une fonction intellectuelle en nous exige de tout matériel de la perception ou de la pensée dont elle s’empare l’unité (Vereinheitlichung), la cohérence (Zusammenbang) et l’intelligibilité (Verständlichkeit) ; elle ne craint pas à affirmer un rapport incorrect lorsque, dans certaines circonstances, elle ne peut saisir le rapport correct. Nous connaissons de telles formations de système (Systembildungen) qui n’appartiennent pas seulement au rêve mais également aux phobies, aux pensées obsédantes et aux délires. La construction de système est la plus évidente dans les affections délirantes (la paranoïa) où elle domine le tableau morbide ; elle ne doit cependant pas être négligée dans les autres formes de psychonévroses. Nous pouvons, dans tous les cas, démontrer qu’un réarrangement (Umordnung) du matériel psychique s’est opéré selon un nouveau but ; et ce réarrangement peut souvent avoir eu lieu de façon violente et à juste titre, compréhensible si on se place du point de vue du seul système. Ce qui caractérise alors le mieux le système, c’est que chacun de ses produits se laisse ramener au moins à deux motivations : une motivation basée sur les prémisses du système — et qui peut éventuellement être délirante — et une motivation dissimulée mais qu’il nous faut considérer comme la seule efficace, réelle. »51
87Le système est trompeur et arbitraire mais séduisant. La recherche psychanalytique va au-delà de ces constructions qui sont autant d’écrans, des paravents défensifs ; superstition, angoisse, rêve, démon s’écroulent devant l’investigation. Ce sont des produits qui ne doivent pas empêcher d’aller aux forces productives elles-mêmes et aux voies qu’elles empruntent pour se déployer.
88L’identification et la projection sont de telles voies. Voies de dérivation et d’élaboration inconscientes de forces pulsionnelles.
89Ce qu’il y a de commun aux « pensées » animiste, infantile et névrotique, c’est précisément de dispenser l’appareil psychique d’aller jusqu’au bout (dangereux) du travail imposé par la pulsion, c’est-à-dire de la faire aboutir dans la réalité. La pensée animiste rabat sur le plan de l’inconscient, de l’imaginaire où tout est possible mais seulement fictif, le désir et son accomplissement, de telle sorte que le procédé magique, le symptôme névrotique, le jeu infantile tiennent lieu d’activité sexuelle. Leur acte est ici leur « pensée ». La pensée inconsciente est l’espace du « comme si », le mime de la satisfaction. Le champ privilégié de l’identification magique-ludique-névrotique est celui de cette pensée inconsciente où jouent sans obstacle réel toutes les équivalences, toutes les substitutions possibles. Ainsi l’identification, au sein de cette topique, « réalise »-t-elle le désir en l’imitant puisque le mime (magique) est contact (métaphorique). La projection, en revanche, assure un autre traitement du désir : elle en déplace l’incitation du dedans au dehors et de ce transfert inconscient naît une forme de connaissance de l’âme qui est une mé-connaissance de l’inconscient.
90Pour nous résumer, disons que l’identification magique mime la conservation de l’objet du désir, son assimilation ; la projection, quant à elle, mime le renoncement au désir, sa répudiation. Selon deux voies différentes le désir se masque et se métamorphose, soit qu’il se mue en action théâtrale, soit qu’il se transforme en connaissance, puisque cette action et cette connaissance sont frappées du sceau de l’illusion.
B. Totémisme et complexe paternel
91Il arrive que le travail de dérivation et d’élaboration psychiques ne serve pas que l’illusion, je veux dire l’illusion du jeu, de la magie ou du symptôme. Car il y a la réalité de la mort. Celle-ci exige que ce travail modifie non seulement l’économie psychique interne mais l’économie de la relation à la réalité. La question de la mort, et de l’élaboration technique qu’elle réclame, est la question fondamentale de Totem et Tabou.
92Le quatrième chapitre de Totem et Tabou décrit une nouvelle voie d’élaboration, celle de l’identification au totem reconnue par tous les auteurs comme support essentiel du totémisme.
93Cette identification que nous appellerons identification totémique se distingue des formes décrites précédemment car elle produit ici une liaison singulière du désir à la réalité, par l’intermédiaire d’une transformation du lien social. On dirait, grosso modo, que l’intervention de la mort d’un proche exige du psychisme de passer à un autre régime d’élaboration que le régime que nous avions convenu d’appeler « magique ».
94Une remarque théorique s’impose à l’orée de cette discussion sur le totémisme. Les ethnologues et sociologues contemporains n’ont pas manqué de souligner la courtesse d’information voire les erreurs des conceptions utilisées presque naïvement par Freud. On a parlé d’ethnocentrisme, de mythe primitiviste, d’illusion archaïque. Notre propos n’est pas de reprendre un tel débat, car notre problème est d’ordre psychanalytique, non d’ordre ethnologique. Il s’agit pour nous d’analyser les modes de fonctionnement du processus d’identification. Il faut ajouter cependant que Freud n’était pas massivement ignorant de la difficulté qu’il y avait à recourir à la notion de « primitif ». Qu’il suffise de citer cette remarque de Freud qui semble répondre anticipativement aux objecteurs modernes52 :
« L’établissement de l’état originaire demeure ainsi toujours une affaire de construction. Il n’est, finalement, pas facile de se replacer dans le mode de penser des primitifs. Nous les mécomprenons autant que les enfants et nous sommes toujours portés à interpréter leurs actes et leurs sentiments selon nos propres constellations psychiques »53 :
95Interroger le matériel (même lacunaire, faussé et distordu) ethnologique ou infantile selon la constellation psychique du psychanalyste, c’est nécessairement le mal comprendre... mais c’est encore la seule façon d’en dire quelque chose.
a) l’identification, essence du totémisme
96Système à la fois religieux et social, le totémisme se fonde sur deux types de règles dont la solidarité plus ou moins affirmée semble universelle : l’interdit du cannibalisme et l’interdit de l'inceste.
97L’interdit du cannibalisme est proprement « religieux », il règle les rapports des membres du clan entre eux et le totem. Reprenant les descriptions de Frazer, Freud écrit :
« Les membres d’une tribu se dénomment d’après leur totem et croient aussi, en général, qu’ils en descendent. Il résulte de cette croyance qu’ils ne font pas la chasse à l’animal totem, ne le tuent pas et ne le mangent pas et qu’ils s’abstiennent de tout autre usage du totem, lorsque celui-ci n’est pas un animal. L’interdiction de tuer et de manger le totem n’est pas le seul tabou qui le concerne ; parfois il est aussi interdit de le toucher, voire de le regarder ; dans certains cas, le totem ne doit pas être appelé par son vrai nom. La transgression de ces prohibitions de tabou, protectrices du totem, se punit automatiquement par de graves maladies et par la mort ».54
98On voit que l’interdit du cannibalisme repose sur une série d’équivalences symboliques qui forment système : nommer, tuer, manger, toucher, regarder. Le respect des liens totémiques apparaît comme le négatif du désir cannibalique. C’est le refoulement du cannibalisme qui permet à un individu d’avoir à la fois une identité (c’est-à-dire une généalogie) et des relations qui le confirment dans cette identité au sein du clan de ses « semblables ». La transgression individuelle de l’interdit entraîne la mort ; mais il y a des circonstances où la transgression, collectivement perpétrée, confère un sceau de solennité à son geste même :
« Dans les circonstances solennelles de la naissance, de l’initiation à la maturité, des enterrements, l’identification avec le totem est réalisée en paroles et en actes. Des danses, au cours desquelles tous les membres de la tribu se couvrent de la peau de leur totem et accomplissent les gestes et les démarches qui le caractérisent, sont exécutées en vue de certaines fins magiques et religieuses. Il y a enfin des cérémonies au cours desquelles l’animal est tué solennellement ».55
99La naissance, l’initiation, la mort ; autant de « figures » de l’identité d’un homme, autant de passages d’un mode de reconnaissance à un autre, par quoi l’on prend une place comme être individué dans un corps, différencié dans un sexe, éternisé dans la mort comme ancêtre. C’est dans ces cas-là seulement que l’identification peut être jouée, mimée, agie et consommée.
100L’interdit de l’inceste est proprement « social », il règle les rapports sexuels des membres du clan totémique, plus précisément les possibilités de mariages, prescrivant avec rigueur le mode de perpétuation du clan dans la génération de nouveaux membres. Pour Freud, l’exogamie, ce « fameux et énigmatique corollaire du totémisme »56 est un effet de la phobie de l’inceste, analysée dans le premier chapitre de Totem et Tabou.
101L’on sait la fragilité de l’argumentation par trop « psychologiste » de Freud, aux yeux des sociologues et ethnologues d’aujourd’hui. L’intérêt de sa démarche est sa volonté de comprendre l’énigme du totémisme qui est l’énigme du rapport entre la généalogie et l’exogamie. Il se refuse à en demeurer au constat du caractère énigmatique de la chose, car il croit détenir l’appareil d’analyse des « besoins psychiques » (seelischen Bedürfnissen) dont le totémisme est l’expression. Et s’il a mal posé le problème, il est indiscutable qu’il en a clairement aperçu l’enjeu. Pour nous, cet enjeu est la théorie de l’identification et toute la difficulté réside en ce que Freud discute ce problème fondamentalement psychanalytique dans les termes d’une problématique ethnologique désuète. Cela ne doit nous dispenser d’en ressaisir le trajet.
102Toute sa démarche répond à un désir de comprendre — ce qui pour lui a toujours signifié trouver des rapports nouveaux dans des faits observés — désir de comprendre la liaison, au fondement du totémisme, entre l’interdit du cannibalisme (qui concerne l’appartenance totémique, l’identité du clan comme tel) et l’interdit de l’inceste (qui concerne la génération totémique selon les lignes de parenté). Comment les nouer, comment penser leur secrète cohésion, leur Zusammenhang ? On verra que Freud va construire ce lien en regroupant un matériel apparemment hétéroclite, ramassé à sa convenance, mais à ses yeux convergent57.
103A la question : comment les hommes primitifs en sont-ils venus à se dénommer (eux et leurs tribus) d’après des animaux, des plantes, des objets inanimés ? il ne trouve qu’un faisceau de réponses hypothétiques divergentes. Sans s’embarrasser de ce flou des doctrines il va au problème de l’exogamie ; celle-ci ne tient pas à une aversion pour les rapports incestueux mais précisément à la nécessaire répression du désir. Il semble trouver chez Ch. Darwin une complicité qu’il se contente d’évoquer : la jalousie sexuelle de tous les mammifères (donc de l’homme) et la loi du plus fort confisquant les femelles à son profit. Dans cette broussaille d’hypothèses sur les origines du totémisme, la psychanalyse n’est pourtant pas complètement désorientée. L’expérience de l’analyse d’enfants apporte un rayon de lumière, « unique » certes, mais pénétrant.
b) l’enfant et son totem : l’identification zoophobique
104Le rayon de lumière que projette l’analyse, c’est la découverte clinique d’une sorte de totémisme infantile. Plusieurs analystes, dont Abraham, Wulff, Ferenczi et Freud lui-même, ont observé que l’attitude de l’enfant à l’égard des animaux présentait de nombreuses analogies avec celle des primitifs à l’égard des animaux. L’enfant « n’éprouve encore rien de cet orgueil propre à l’adulte civilisé qui trace une ligne de démarcation nette entre lui et tous les autres représentants du règne animal. Il considère sans hésitation l’animal comme son égal (Ebenbürtigkeit) ; par l’aveu franc et sincère de ses besoins, il se sent plus proche de l’animal que de l’homme adulte qu’il trouve sans doute plus énigmatique... »58.
105Cet accord parfait peut subitement se rompre. L’enfant se met à avoir peur des animaux de certaines espèces, et cette peur porte de manière privilégiée sur les animaux pour lesquels il témoignait auparavant le plus vif intérêt. Tels sont les cas de zoophobie : à chaque fois, soutient Freud, lorsque les enfants examinés étaient des garçons, leur angoisse leur était inspirée par le père et s’est déplacée Sur l’animal. Freud invoque, pour montrer ce jeu de substitution de l’objet phobique, le cas du Petit Hans traité, avec sa collaboration, par le père et le cas d'Arpad, traité par Ferenczi.
106Freud voit dans la phobie du Petit Hans une sorte de « totémisme négatif » dominé par la peur. Il considère le cas d’Arpad comme une manifestation de « totémisme positif », où domine l’admiration. Mais si l’on y regarde de plus près, on discerne dans ces deux exemples les deux formes d’attachement privilégié à l’animal-totem, c’est-à-dire Yambivalence. On s’aperçoit que le symptôme phobique fixe cette ambivalence par le truchement d’une identification à sens multiples. L’identification se présente comme le mécanisme de formation du symptôme et comme la voie de sa résolution.
107Examinons la phobie des chevaux du Petit Hans59.
108Si l’on suit la série des énoncés dans lesquels l’enfant formule ses questions et ses peurs, on relève une série de positions à l’égard du père et de la mère marquées par des équivalences et des renversements.
109L’analyse s’appuie sur un matériel composé de rêves, de fantasmes et d’associations relatives aux chevaux. Le symptôme majeur est la peur d’être mordu par un cheval associée à la peur d'en voir tomber ; cette peur, peu à peu, va s’étendre à la peur de voir des voitures tirées par des chevaux, de voir des voitures en mouvement ou se déplaçant rapidement, en particulier les voitures lourdement chargées.
110La période qui précède l’éclatement de la phobie est marquée par une grande activité masturbatoire, un intérêt aigu pour son organe génital mâle qu’il cherche à comparer avec celui de son père et qu’il cherche à apercevoir en observant les petites filles qui sont ses compagnes de jeu, sa mère et sa sœur puinée. Il est fasciné par le « fait-pipi » des chevaux qu’il peut regarder à loisir dans l’entrepôt qui se trouve en face de sa maison ; un de ses jeux favoris est de jouer au cheval avec son père ou ses compagnons. Il trouve également un très grand plaisir à aller au W.C.et à y accompagner sa mère. Il profite de chaque absence du père pour se coucher au lit auprès de sa mère qui n’y fait aucune opposition. Au cours de vacances passées à Gmunden il peut observer les signes d’une grossesse chez sa mère. C’est peu après la naissance du bébé, sa sœur Anna, qu’apparaît la peur d’être mordu par un cheval. Il a spécialement peur des chevaux qui ont quelque chose sur les yeux et au-dessus de la bouche. Il craint que le cheval n’entre dans sa chambre pour le mordre.
« Il se trouvait, écrit Freud, dans la situation typique de l’enfant mâle, situation que nous désignons sous le nom de complexe d’Œdipe et dans laquelle nous voyons le complexe central des névroses en général. Le fait nouveau que nous a révélé l’analyse du petit Hans est très intéressant au point de vue de l’explication du totémisme : l’enfant a notamment transféré sur un animal une partie des sentiments qu’il éprouvait pour le père60. »
111On peut dire qu’un simple déplacement de l’hostilité sur un animal n’est pas encore une névrose. Le caractère névrotique provient du retournement phobique de cette hostilité. C’est donc la peur, comme transformation pulsionnelle particulière, qui permet d’accéder à l’intelligence du totémisme. Une partie des sentiments (Anteil seiner Gefühle) se déplace du père sur un animal (vom dem Vater auf ein Tier verschiebt).
112Freud poursuit le résumé de l’interprétation :
« L’analyse a permis de découvrir les trajets d’association, importants pour leur contenu ou accidentels, selon lesquels s’est effectué ce déplacement (Verschiebung). Elle nous permet aussi de découvrir les motifs de ce déplacement. La haine du père qui naît de la rivalité pour la mère n'a pas pu se développer librement dans la vie psychique du garçon, elle a eu à lutter contre une tendresse et une admiration bien établies envers cette même personne ; l’enfant se trouve dans une attitude émotionnelle ambiguë — ambivalente — à l’égard de son père et se crée un soulagement (Erleichterung) à ce conflit d’ambivalence en déplaçant ses sentiments d’hostilité et d’angoisse sur un substitut du père (ein Vatersurrogat). Mais ce déplacement n’est pas à même de mettre fin au conflit, en opérant une séparation nette entre les sentiments tendres et les sentiments hostiles. Au contraire, le conflit s’installe sur l’objet de déplacement, et l’ambivalence s’accroche à ce dernier. Il n’y a pas de doute que le petit Hans n’ait pas eu seulement peur des chevaux mais qu’il eut aussi pour eux du respect et de l’intérêt. Dès que son angoisse se mit à diminuer, il s’identifia lui-même à l’animal redouté (identifiziert er sich selbst mit dem gefürchteten Tier), se mit à sauter comme un cheval et à mordre à son tour son père. Dans une autre phase de relâchement de la phobie, il n’hésita pas à identifier ses parents avec d’autres grands animaux. »61
113Un passage du texte original éclairera ce changement des positions identificatoires. Hans a vu un jour le cheval de l’omnibus tomber, il était très grand et gros. Son père lui demande : « Quand le cheval est tombé, as-tu pensé à ton papa ? » — Il répond : « Oui, c’est possible ». Cette interprétation ou plutôt cette venue à la conscience du petit garçon qu’il y ait « peut-être » un rapport entre la scène de la chute du cheval et son père libère une partie de son activité ludique. En effet, son père écrit à Freud :
« Hans, depuis quelque temps, joue au cheval dans la chambre, il court et tombe, donne alors des coups de pieds en tous sens, il hennit. Un jour il s’attache un petit sac en guise de musette. A plusieurs reprises il me court sus et me mord ».
114Freud considère ce fait comme une acceptation, par Hans, de l’interprétation surgie du dialogue entre le garçon et son père.
« Il accepte ainsi les dernières interprétations plus résolument qu’il ne le pourrait faire en paroles, mais naturellement en intervertissant les rôles (mit Rollenvertauschung), le jeu étant au service d’une fantaisie de désir (Wunschphantasie). Il est ainsi le cheval, il mord son père et, de cette façon, s’identifie à celui-ci. »62
115En réalité, cette identification au cheval est plus compliquée encore. Ce jeu est surdéterminé, comme le reste de l’analyse nous autorise à le penser. L’interprétation du père et de Freud est juste mais partielle. Car le cheval signifie encore la mère enceinte (chevaux lourdement chargés) et le vœu que le cheval tombe est le vœu d’agresser la mère porteuse d’une petite fille qui menace l’accaparement libidinal de Hans pour sa mère. Ajoutons encore que c’est par un chaînon intermédiaire que la chute d’un cheval peut être associée à la réalisation d’un désir hostile. Au cours d’un jeu un petit compagnon de Hans, Fritzl, était tombé et s’était heurté à une pierre et blessé. Le choix « totémique » du cheval est donc lourd d’une multiplicité de traces et de représentations de vœux.
116Ceci dit, les indications fournies par Freud suffisent à mettre en évidence le fonctionnement de l’identification dans ses différents registres.
117Il est frappant, d’abord, que la phobie consiste en une identification transitive, une position d’identité qui est une transgression, dans l’inconscient, des distinctions de genre et d’espèces. Le cheval est le père (et la mère). Le trait commun nécessaire à cette identification, comme on l’a vu pour le rêve, c’est la dimension considérable de leur fait-pipi ; il y a des traits secondaires : le noir au-dessus de la bouche (moustache du père) et les cillères (le binocle). Il s’agit là de « voies associatives ». C’est la découverte des « motifs » qui délie — en partie — le symptôme, à savoir le vœu de suppression du père et de vengeance contre la mère. Dans le jeu qui proclame gestuellement la reconnaissance de l’inconscient, Hans est le cheval. Il mord et il tombe. Il agresse et il se punit. Le jeu rapproche la pulsion, jusque-là refoulée, de la réalité, par le truchement du masque et du mime : truchement ludique efficace et thérapeutique, puisqu’il a pour effet de diminuer l’angoisse des chevaux (sans la supprimer complètement) et de rendre Hans plus nettement impudent et joyeusement combatif en compagnie de son père.
118— Le symptôme : le cheval est le père immobilise une position inconsciente insoutenable pour Hans qui aime et admire son père, qui le hait et désire son « départ », sa « chute ». La conduite phobique est l’évitement de toute situation où ce cheval fascinant et dangereux peut apparaître.
119— Le jeu : Hans est le cheval mobilise la fantaisie et réalise symboliquement le vœu dangereux. Symboliser se fait pour l’autre (le père), le jeu s’adresse au père. Il fête en quelque sorte l'identification active au totem paternel : Hans est le père — se substitue à Hans hait le père.
120Il est intéressant de tirer tous les enseignements de cet « exemple » clinique, essentiel, dans l’argumentation de Freud, pour démontrer son hypothèse (sa « succession de faits ») sur l’origine du totémisme. Car le totémisme des dits primitifs n’a jamais fait l’objet de l’analyse freudienne ; ses « évidences » lui viennent de la psychanalyse, menée par lui-même ou par ses élèves. Le totémisme infantile, manifeste dans la zoophobie, est donc la clé de voûte de sa construction. Or tout s’y énonce et s’y joue en termes d’identification.
121La formation du symptôme phobique s’opère par une condensation — c’est-à-dire l’identification de plusieurs objets et leur figuration par une image qui masque leur signification commune, qui distrait du sens « propre ». Mais que le cheval soit la « figure » ou la métaphore du père (des parents) ne se motive que par la nécessité de déplacer l’affect de l’un sur l’autre. Le mécanisme principal de défense contre l’angoisse provoquée par la montée des sentiments hostiles est de les dissocier des sentiments tendres qui les contrecarrent et de les transférer sur un objet de substitution. Diviser l’ambivalence pour régner ! Mais il semble que l’ambivalence soit irréductible. Et le conflit se transporte sur le substitut. La « solution » zoophobique comporte un bénéfice : Hans devient par-là agoraphobe et reste ainsi auprès de sa mère qui pourra le câliner. Mais l’animal est envahissant, l’angoisse irrésolue se diffuse. Tant que l’identification cheval=père (= mère) demeure inconsciente, elle hante toute la relation de Hans à la réalité.
122La parole du père-analyste modifie les positions et le jeu du garçon vient en quelque sorte la sanctionner, et dans un ébat joyeux. Un peu comme le mot d’esprit produisant une parole neuve, condensée, insensée et pleine de sens, transforme les positions subjectives : l’empêcheur devient le rieur. « Je suis un cheval » fonctionne comme un trait d’esprit, le jeu de Hans en met en scène la structure. L'échange de la signification inconsciente crée une circulation des positions, des places, des rôles. L’équivalence inconsciente une fois jouée perd de ses pouvoirs fascinants et paralysants : « Je hais le père », « je veux être le père » devient « je suis cheval comme le père ‘est’ cheval ».
123En d’autres termes, la névrose phobique, dans sa formation, procède comme la magie, en créant une solution illusoire à un conflit réel. Le chemin de la réalité, et de la résolution du conflit d’ambivalence, n’est frayé qu’au moment où l’on sort de l’imaginaire de la magie pour le transmuter en paroles ou jeux adressés à un tiers réel. C’est l’identification symbolique (à la fois jouée et déjouée) à l’objet phobique ou totémique qui fait s’évanouir le charme. Si je joue à être le cheval c'est que je ne le suis pas mais qu’il est une figure de ce que je désire être. La « guérison » est dans cet écart de la métaphore. La phobie était la métaphore (la substitution) prise à la lettre, non reconnue, captive du désir non-dit. A présent le cheval prend l’épaisseur métaphorique de l'idéal du moi, du totem symbolique.
124Le cas du petit Arpad est analogue. Nous ne disposons malheureusement pas du détail de l’analyse. L’animal totémique n’est pas le cheval, mais la poule — plus précisément le poussin, la poule et le coq. L’intérêt de ce second exemple réside dans le fait qu’il permet de saisir plus clairement que chez Hans la liaison du complexe d’Œdipe et du complexe de castration. Freud commente ainsi Ferenczi :
« Chez le petit Arpad, les intérêts totémistes s’éveillent, non en rapport direct avec le complexe d’Œdipe, mais sur la base du présupposé narcissique de celui-ci, l’angoisse de castration. Mais en lisant attentivement l’histoire précédente (Hans) on y trouve également de nombreux témoignages de l’admiration que l’enfant éprouvait pour le père, à cause du volume de son appareil génital et parce qu’il voyait en lui une menace pour ses propres organes génitaux. Dans le complexe d’Œdipe comme dans le complexe de castration, le père joue le même rôle, celui de l’adversaire redouté des intérêts sexuels infantiles. La castration ou son substitut, l’arrachement des yeux, est le châtiment dont il le menace63 ».
125Ce que Freud avait appelé « totémisme positif » c’est le très vif intérêt de l’enfant pour son animal et le mimétisme qui l’accompagne. Mais Arpad ne se contente pas de passer des heures au poulailler, ni de piailler et glappir comme les hôtes de la basse-cour ; un de ses jeux préférés est le combat de poule suivi de danses échevelées autour du cadavre des victimes.
« A l’occasion, il savait transposer ses désirs, en remplaçant leur mode d’expression totémique par celui du langage courant. ‘ Mon père est le coq’, dit-il un jour. ‘A présent je suis petit, je suis un poussin. Mais quand je serai grand, je serai une poule, et, plus grand encore, un coq’. Une autre fois, il voulait tout à coup manger de la ‘ mère confite’... Il menaçait très volontiers les autres de castration, ayant lui-même éprouvé des menaces de ce genre par suite des pratiques masturbatoires. »64
126Ce que l’on note comme traits communs de ce cas, de celui de Hans et des observations de Frazer relatives au totémisme, ce sont : l'identification complète (die voile Identifizierung) à l’animal totémique et l’attitude affective (Gefühlseinstellung) ambivalente à son égard. Le jeu d’Arpad est d’être un coq ou une poule (comme son père est le coq) mais aussi d’agresser les autres comme une poule (celle qui lui avait autrefois mordu la verge lorsqu’il urinait dans le poulailler) et comme son père qui le menace de castration. L’identification activement jouée « traite » en quelque sorte et l’intérêt sexuel (avoir un grand pénis) et la haine contre ceux qui menacent cette stature narcissique.
127L’identification ludique chez Hans et chez Arpad apparaît comme une voie plus ouverte à l’expression des désirs ambivalents que la voie phobique.
128La formation du symptôme phobique du petit Hans ne donne pas d’issue au conflit de la tendresse admirative et de la rivalité haineuse. Le désir de mort déplacé sur le cheval s’exprime dans la peur qu’il ne tombe mais cela s’assortit de la punition exprimée dans la peur qu’il ne morde. La phobie met en scène le désir œdipien et l’angoisse de castration qui l’accompagne, c’est-à-dire qu’elle met en scène le « totémisme négatif » dont Freud parlait plus haut. La transposition ludique, par le truchement d’une identification, « réalise » une élaboration non clivée des désirs ambivalents. Hans joue et l’amour et la haine : mué en cheval il a les insignes de la puissance (cette phallicité qui donne accès à la mère) et il mord le rival qui le menaçait (par la voix de la mère ou de ses propres colères). Le cheval devient métaphore de ses désirs œdipiens, métaphore vivante et non plus réalité envoûtante et magique.
129Le jeu est une parole libérée du cercle infernal et quasi paranoïaque de l’enfermement phobique. Il y a véritable médiation totémique (symbolique), bien visible dans cette parole du petit Arpad qui dit non pas « je serai le père » mais « je serai un coq ». L’objet aimé et craint devient l’idéal. Le rapport « objectai » se « réfléchit » : « je fais inconsciemment de mon père un cheval » devient « je me fais consciemment cheval ». L’identification totémique est ce geste même de l’assimilation d’une figure symbolique, elle introduit un écart à l’intérieur du moi, la différence de la métaphore. L’identification phobique est comme l’identification onirique et hystérique : il y a méconnaissance des positions qui y sont interchangeables, et méconnaissance du désir qui est l’artisan secret des substitutions. L’identification phobique « ne change rien », elle demeure fantaisie privée. Tandis que l’identification ludique (totémique, si l’on veut) « réalise » cette fantaisie de désir, elle en fait un désir « déclaré », adressé à quelqu’un. Elle est aussi plus intéressante du point de vue économique, dans la mesure où elle maintient l’ambivalence du désir ; elle fait l’épargne d’un déplacement-refoulement très coûteux et interminable.
130Ces deux observations autorisent à introduire dans la formule du totémisme l’élément manquant dans la série compréhensive. Cet élément c’est — du moins pour l’homme, pour le mâle — le père.
131Mais les « primitifs » nous l’avaient déjà appris, quand ils appelaient leur animal totémique leur ancêtre et leur père archaïque (Ahnherrn und Urvater). La psychanalyse n’a donc rien trouvé de neuf en substituant le père à l’animal totémique.
« Tout ce que nous avons fait, dit Freud, c’est de prendre à la lettre une expression utilisée par ces peuples, expression dont les ethnologues ne savaient que faire et qu’ils ont, pour cette raison, rejetée à l’arrière-plan. La psychanalyse nous engage au contraire à relever ce point et à y nouer une tentative d’explication du totémisme. »65
132Prendre l’expression Ur-vater à la lettre, c’est opérer un rapprochement inouï. Si l’animal totémique n’est autre que le père, ce que la psychanalyse dévoile des fonctions du père éclaire aussitôt les fonctions du totem, et « les deux prescriptions tabou qui constituent le noyau du totémisme, à savoir de ne pas tuer le totem et de n’utiliser sexuellement aucune femme appartenant au totem, coïncident, de par leur contenu, avec les deux crimes d’Œdipe, qui a tué son père et épousé sa mère, et avec les deux désirs archaïques (Urwünschen) de l’enfant dont le refoulement insuffisant ou le réveil forment peut-être le noyau de toutes les psychonévroses. »66
133Si ce rapprochement n’est pas un jeu abusif (ein irreleitendes Spiel !) la naissance du totémisme voire de l’humanité comme telle apparaîtra comme le produit des conditions du complexe d’Œdipe, comme le totémisme des deux garçons analysés ci-dessus...
c) l’identification totémique : le deuil et la fête
134Il y avait un air de fête, un accent de triomphe, dans le jeu du petit Hans. Triomphe d’avoir tué la bête inconsciente ; triomphe qui marquait, dans le processus de la cure, le commencement de la fin d’une oppression. Joie de s’autoriser à vivre la métaphore totémique au lieu de subir la persécution d’une projection inconsciente. Joie de la reconnaissance-naissance de l’idéal du moi.
135Avec une sorte de légèreté, Freud se propulse triomphant vers sa conclusion. Le primitif, l’humanité « in principio », c’est comme l’enfant. L’expérience psychanalytique fournit le fil qui va coudre les pièces éparpillées par les psychologues des peuples, les anthropologues, les historiens de la culture et de la religion. Au jeu totémique de l’enfant correspond la fête totémique des peuples primitifs. Correspondance, analogie, identité de structure, identité des motifs : au commencement il y a le complexe paternel.
136Point n’est besoin de reproduire ici le détail de cette « suite de faits » qui sert à Freud de démonstration des origines. Mais nous trouvons dans les dernières pages de Totem et tabou un développement remarquable de ce que Freud, à travers ces cheminements ethnologiques et préhistoriques, a pu mettre en place pour conceptualiser les procès de l’identification. Déjà pointée à plusieurs reprises au cours de l’analyse de l’animisme et du totémisme, c’est l’élaboration psychique de la mort qui va permettre de donner à la problématique de l’identification ici en jeu son articulation théorique.
137Freud doit au livre de Robertson Smith : La religion des Sémites, cette idée que la cérémonie singulière du repas totémique fait partie intégrante du totémisme. Davantage même : le sacrifice et le repas partagé par tous les membres du clan constituent l’acte qui donne substance et existence au groupe. Hiérourgie, consécration, célébration du lien totémique comme tel. Pour que vive le clan il faut la médiation d’un mort. L’animal tué solennellement n’est pas n’importe qui. Celui qu’on tue, dont on mange la chair et dont on boit le sang dans cette communion sacrée, c’est l’animal totémique lui-même. Le lien social, la communauté de clan, naît de sa mort et de l’absorption de sa substance. La commensalité affirme la consubstantialité des membres du clan et de leur dieu totémique.
« C’est en réalité par la mort et par l’absorption de l’ancien animal totémique, du dieu primitif lui-même que les membres du clan entretenaient et renforçaient leur similitude au dieu (ihre Gottähnlichkeit). »67
« ... Représentons-nous la scène d’un repas totémique (...) Dans une occasion solennelle, le clan tue cruellement son animal totémique et le consomme tout cru : sang, chair, os ; les membres du clan sont vêtus de façon à ressembler au totem, ils en imitent les cris et les mouvements, comme s’ils voulaient accentuer leur identité avec lui. Chacun sait qu’il accomplit une action interdite à chacun individuellement, mais qui est justifiée (gerechtfertigt) du fait de la participation de tous ; personne n’a d’ailleurs le droit de se soustraire au meurtre et au repas. Après l’acte, l’animal abattu est pleuré et regretté. Les plaintes funèbres sont coercitives, imposées par la crainte d’un châtiment ; elles ont pour but principal d’après R. Smith, de se débarrasser de la responsabilité du meurtre. Mais ce deuil est suivi de la fête la plus bruyante et la plus joyeuse avec le déchaînement de toutes les pulsions, la licence pour toutes les satisfactions... »68
138La joie de la fête jaillit de cette levée massive des interdits. Mais pourquoi le deuil ? Pourquoi pleure-t-on la mort de l’animal totem ?
139Nous avons appris, que les membres du clan se sanctifient par l’absorption du totem, et renforcent ainsi leur identification à lui et entre eux. Absorber et consommer la vie sacrée dont l’animal est le porteur produit la joie. Mais la psychanalyse nous révèle que l’animal totémique est en réalité le substitut du père et que l’attitude affective qui caractérise le complexe paternel est l’ambivalence. Le triomphe d’avoir assimilé la puissance du père-totem s’accompagne, de par l’ambivalence qui marque la relation au père, de la culpabilité. Il y eut une « première fois » où le père réel de la horde, « violent, jaloux gardant pour lui les femelles et chassant ses fils à mesure qu’ils grandissaient »69 fut tué et dévoré par ceux-ci. La théorie darwinienne sur l’origine de la société humaine vient donner un indice de réalité à ce père archaïque qu’il a fallu tuer pour que vive la loi totémique.
« La bande des frères, en état de rebellion, était animée à l’égard du père des sentiments contradictoires qui, d’après ce que nous savons, forment le contenu ambivalent du complexe paternel chez chacun de nos enfants et de nos névrosés. Ils haïssaient le père, qui s’opposait si violemment à leur besoin de puissance et à leurs exigences sexuelles, mais tout en le haïssant ils l’aimaient et l’admiraient. Après l’avoir supprimé, après avoir assouvi leur haine et réalisé leur identification avec lui, ils ont dû se livrer à des manifestations affectives d’une tendresse exagérée. Ils le firent sous la forme du repentir : ils éprouvèrent un sentiment de culpabilité qui se confond avec le sentiment de repentir communément éprouvé. Le mort devenait plus puissant qu’il ne l’avait jamais été de son vivant ; toutes choses que nous constatons encore aujourd’hui dans les destinées humaines. Ce que le père avait empêché autrefois, par le fait même de son existence, les fils se le défendaient à présent eux-mêmes, en vertu de ce processus psychique si familier pour nous en psychanalyse de « l’obéissance après coup ». Ils désavouaient leur acte, en interdisant la mise à mort du totem, substitut du père, et ils renonçaient à en recueillir les fruits, en refusant d’avoir des rapports sexuels avec les femmes qu’ils avaient libérées. C’est ainsi qu’ils créèrent à partir du sentiment filial de la culpabilité les deux tabous fondamentaux du totémisme qui, pour cette raison, devaient se confondre avec les deux désirs refoulés du complexe d’Œdipe. Celui qui agissait à l’encontre de ces tabous se rendait coupable des deux seuls crimes qui intéressaient la communauté primitive. »70
140L’élaboration psychique de la mort est l’élaboration psychique de la mort de l’autre, que cette mort ait été désirée ou qu’elle ait été réellement donnée. Dans les deux cas, le « mort » en sort plus vivant que jamais. Les rites du sacrifice, du deuil et de la fête apparaissent donc à l’analyse comme une vaste tentative d’effacement, d’oubli, de désaveu du désir de mort et comme un cri de triomphe de ce même désir.
141Freud cherche à observer la destinée des pulsions œdipiennes dans les formes institutionnelles du totémisme. Ainsi, ce qui se lit sur ces institutions archaïques doit trouver un équivalent dans la vie psychique de « nos enfants et de nos névrosés » d’aujourd’hui. La consommation cannibalique du totem-père, loin qu’elle soit l’assouvissement pur et simple du désir, a pour effet de l’écarter de son objet (le phallus du père, la femme ou les femmes du père).
142Tel est le paradoxe de l’identification totémique.
143On aura beau manger du père autant de fois, autant de fêtes, que l’on voudra, celui-ci en demeurera d’autant plus vif, d’autant plus puissant. Puissance qui se manifeste dans l’obéissance après-coup, dans la compulsion à répéter le rite du meurtre, dans le deuil qui accompagne la joie du triomphe. C’est pourquoi la dévoration demeure magique, fantaisie de désir. En réalité, le deuil et la fête écartent l’homme du désir. Ils sont la voie, ambiguë, d’un renoncement. La licence, l’orgie, la levée des interdits, l’excès et la dépense généralisés ne doivent pas tromper. Parce que, après l’acte, vient la loi.
144Ainsi pour l’interdit de l’inceste, ainsi pour l’interdit du meurtre.
145Une fois supprimé l’obstacle barrant l’accès aux femmes du clan, les voilà plus inaccessibles que jamais. Une fois supprimé le protecteur et le tyran, le voilà plus irremplaçable que jamais. Quand bien même on tiendrait à sa merci la réalité, le corps et la chair du père, on n’aurait pas encore ce qui constitue son « être ». Il ne reste donc qu’à recommencer la relation au père, pour entretenir le désir d’être le père. La reviviscence du rapport au père mort constitue en l’homme ce qu’il y a en lui de « religieux ».
146La religion commémore le repas totémique, elle est la tentative collective de se réconcilier avec le père offensé, elle réalise pour le groupe cette réconciliation (Aussöhnung). La religion de l’individu se déploie, pour suivre l’analogie même de Freud, dans le rapport avec l’Idéal, avec cette part de nous-mêmes transformée en « père » (en cheval, en coq,...) par le jeu de l’identification totémique :
S Dans la situation créée par la suppression du père il y avait un élément qui devait, avec le temps, avoir pour effet un renforcement extraordinaire de l’amour du père (Vatersehnsucht ; attente passionnée, nostalgie). Les frères qui s’étaient réunis pour accomplir le parricide devaient avoir chacun le désir de devenir égal (gleich) au père, et ils cherchaient à satisfaire ce désir en s’incorporant (durch Einverleibung), dans le repas totémique, les parties de son substitut. Ce désir, de par la pression que les liens des frères du clan exerçaient sur chacun devait demeurer inaccompli. Personne ne pouvait ni ne devait plus jamais atteindre à la toute-puissance du père, ce qu’ils avaient tous convoité. C’est ainsi que le ressentiment contre le père, qui avait poussé au meurtre de celui-ci, a pu s’éteindre au cours d’un long développement, pour céder la place à la nostalgie (Sehnsucht) et pour que s’érige un idéal qui eût pour contenu la toute-puissance illimitée du père archaïque qu’ils avaient autrefois battu et l’empressement à se soumettre à lui. »71
147Telles sont les destinées des pulsions œdipiennes, instituées dans les formes culturelles collectives des « primitifs », ou dans les formations psychiques de l’enfant : à travers le geste de l’incorporation s’opère une transformation psychique fondamentale de l’ambivalence propre au désir d’être égal au père. L’admiration et l’amour du père réel se muent en désir d’être comme le père idéal, plus puissant qu’autrefois ; la haine et le ressentiment se muent en culpabilité qui devient « avec le temps » soumission. Freud voit dans cette soumission et dans la nostalgie la voie d’élaboration, la tentative de liquidation, d’effacement, de l’acte criminel.
« C’est ainsi, dit-il, que le souvenir de ce premier grand acte de sacrifice s’est montré indestructible (unzerstörbar), malgré tous les efforts pour l’oublier ; et c’est au moment où l’on voulait s’écarter le plus possible des motifs de cet acte qu’on s’est trouvé en présence de sa reproduction fidèle (unentstellte Wiederholung) sous la forme du sacrifice divin »72.
148Le développement d’une religion correspond donc à une espèce de long travail de deuil, c’est-à-dire à une tentative impossible de nier la responsabilité de la mort du dieu. Freud reprend à son compte l’interprétation que Frazer donne du deuil :
« Le deuil n’est pas une expression spontanée de sympathie pour la tragédie divine mais il est obligatoire et renforcé par la crainte de la colère surnaturelle. Et le but principal de l’homme en deuil est de rejeter la responsabilité de la mort du dieu — un point que nous avons déjà eu à signaler à propos des sacrifices théanthropiques, tel que l’égorgement du bœuf à Athènes »73
149Nous saisissons plus clairement, à présent, la fonction de l’identification totémique. Elle commémore le père mort : elle répète la scène de l’accomplissement du désir en en produisant une substitution idéale ; le père incorporé recommence avec une force accrue son pouvoir de fascination et d’intimidation sur le fils. Cette identification au père mort est donc la reproduction de la relation ambivalente au père, l’accomplissement paradoxal du désir de le supprimer et de l’amour, mais sur une autre scène. La scène du sacré, pour la religion ; la scène de l’idéal, pour l’individu. L’identification a un rôle essentiellement conservateur ; elle conserve le désir en le transposant. Après la « mort du père », il y a toujours un père à aimer, à égaler et à combattre dans un combat perdu d’avance, puisque c’est un combat pour effacer un désir indestructible.
150Nous voyons dans le processus d’identification le mode de travail psychique privilégié pour maintenir la relation à l’objet perdu. La réussite du travail d’identification tient à sa capacité d’élaborer, de « perlaborer », l’ambivalence, — identification que nous avons appelée ici « totémique » parce qu’elle produit cette formation psychique (ou collective, si l’on tient à suivre Freud dans ses explications ethnologiques) que constitue le « totem » c’est-à-dire un « idéal ».
151Mais le chemin de la construction de l’idéal passe par la mort de l’autre. Le travail de formation de l’idéal qu’est l’identification comme incorporation psychique de l’objet perdu nécessite cette « mort ». Dans son acte même l’identification supprime cet objet, elle est substitution, remplacement de l’objet, Ersatzbildung. Le paradoxe est qu’elle réincarne l’objet en le supprimant. L’objet incorporé est plus puissant qu’autrefois.
152Que Totem et tabou s’achève par une interprétation de la production mythique du héros n’a pas de quoi étonner. Elle vient boucler le mouvement de conceptualisation qui nous a intéressé dans cette lecture « orientée », certes, mais éclairante de par cette préoccupation de centrer l’attention sur les fonctions de la notion d’identification. Créer la figure du héros, c’est se donner le moyen, narcissique, de se réconcilier avec le père. L’on peut dire que l’identification totémique est une identification héroïque voire tragique, plus efficace que l’identification « magique ».
153Le héros est le double — le double du chœur, représentant la bande des frères rebelles et coupables — porteur de la faute et rédempteur, figuration grandiose du désir lui-même dans la tension de son accomplissement. L’identification permet de déplacer le désir dans le héros — l’idéal — qui est l’insigne, le symbole, l’impossible exemple. Le triomphe qui monte de cette fête identificatoire, qui est aussi un deuil, un interminable travail de substitution, le triomphe est le triomphe du narcissisme. De ce narcissisme qui parvient à nier la mort par ce tour économique de la formation de l’Idéal74.
C. Clinique et théorie de l’identification
154Totem et tabou est vraiment un texte-carrefour. Il représente un moment privilégié de l’articulation théorique du problème de l’identification. En ses mailles viennent se recroiser mille fils, ces « évidences », tressées au cours de l’investigation clinique. Ce qui confère à cet essai aventureux — peut-être le plus aventureux des écrits de Freud — sa force théorique, c’est précisément son support clinique. La rédaction de Totem et tabou est contemporaine de l’analyse des fameux « grands cas » publiés par Freud. Les problèmes soulevés par ces cas hantent sa recherche de formulation théorique qui trouve une expression singulièrement complexe et problématique dans l’introduction du narcissisme en 1914.
155La référence au Petit Hans a été explicite ; il a été fait allusion à l’Homme aux rats et à « l’intelligent paranoïaque Schreber. Le cas de l’Homme aux loups, le plus touffu de tous, traité par Freud à cette même époque mais rédigé plus tard, après l’achèvement (temporaire) du traitement, est une illustration frappante de ce lent travail d’articulation conceptuelle à partir du buissonnement et des pulsations de la recherche thérapeutique. (Die wissenschaftlicbe Erforschung durch die Psychoanalyse ist ja heurte ein Nebenfolg der therapeutischen Bermühung,..)75.
a) l’identification obsédante de l’homme aux rats
156Une courte note nous suggère le chemin à suivre dans notre tentative de montrer la « présence » des patients dans l’élaboration de la théorie de l’identification découverte dans Totem et tabou. Freud écrit, à propos du conflit où s’enracine et s’enlise la névrose de l’Homme aux Rats, cette remarque :
« (...) la fuite dans la maladie lui fut rendue possible grâce à l’identification à son père. Et celle-ci permit la régression des affects aux vestiges de l’enfance »76
157Cette petite note cerne avec justesse toute la « situation » dramatique du jeune homme, prisonnier d’un scénario dont il n’est pas l’auteur et qui peut recevoir à bon droit l’appellation de « roman familial », de « mythe »77.
158Sa maladie devient un théâtre de substitution à la vie qui exige de lui l’impossible : trancher un lien inconscient au désir de ses parents, plus précisément à la mémoire de son père défunt. Un père mort qu’il se refuse à « enterrer » et à l’égard duquel il est comme les fils parricides de la horde primitive : dans l’état paradoxal de la soumission après-coup, de l’obéissance rétroactive. Avec cette différence qu’ici tout se passe dans l’inconscient : le patient ne sait pas « qui » commande. Le passage suivant dessine les traits essentiels de l’histoire qui se répète sur ce théâtre de l’inconscient :
« Sa mère avait été élevée chez des parents éloignés, une riche famille de gros industriels. C’est à la suite de son mariage que son père avait été employé dans cette maison, de sorte qu’il n’était arrivé à sa situation de fortune, assez considérable, que grâce à son mariage. Par des taquineries entre les époux,... notre parient apprit que son père, quelque temps avant de connaître sa mère, avait courtisé une jeune fille d’une famille modeste, pauvre mais jolie. Tel est le prologue. Après la mort de son père, sa mère lui dit un jour qu’elle avait parlé à ses riches parents de son avenir à lui et qu’un de ses cousins consentirait à lui donner en mariage une de ses filles, dès qu’il aurait terminé ses études ; des relations d’affaires avec cette importante maison lui offriraient ainsi de brillantes perspectives pour son avenir professionnel. Ce plan de famille réveilla en lui un conflit : devait-il rester fidèle à son amie pauvre ou bien suivre les traces de son père et épouser la jeune-fille, belle, distinguée et riche, qu’on lui destinait ? Et c’est ce conflit-là, conflit, au fond, entre son amour et la volonté persistante (fortwirkende Wille) de son père, qu’il résolut en tombant malade ; ou plus exactement, par la maladie, il échappa à la tâche de résoudre ce conflit dans la réalité »78.
159La volonté du père conteste son désir actuel, comme elle empêchait autrefois son activité sexuelle infantile. Par le truchement du transfert, cette véritable « école de souffrance »79 il sera amené à reconnaître l’existence inconsciente de sa haine pour le père. Reconnaissance qui permit d’accéder à la solution de l’obsession aux rats, le symptôme majeur de la névrose. L’identification au père mort qui commande toute cette névrose semble avoir été le « destin » de la haine propre au complexe paternel. Tâchons de repérer le processus de la formation de cette identification névrotique.
160Il y a certes une collection de symptômes typiquement obsessionnels qui bourgeonnent sur ce conflit névrotique et qui sont l’occasion de montrer sur le vif la psychologie singulière des obsédés. Il semble cependant que ce soit la « grande appréhension obsédante » (die groβ Zwangsbefürchtung) formée autour de l’anecdote cruelle du supplice des rats, qui constitue le noyau le plus compact de la maladie. Lorsque le travail analytique aura mis en relation cette grande appréhension (à savoir : l’idée qu’il n’arrive un tel supplice à une personne aimée) avec le « complexe paternel », ce symptôme-clé sera dissous.
161Nous croyons pouvoir considérer ces rats du supplice comme le « totem » névrotique du patient. Que l’appréhension (mélange de désir et de peur) se soit fixée sur ce signifiant « Ratte » n’est évidemment pas fortuit. Les divers courants associatifs manifestent ce qu’il draîne de significations refoulées80 C’est toute la problématique de l’obsessionnel qui s’y trouve condensée. Problématique qu’il est possible de formuler en termes d’identifications, comme si cette obsession disait ses avatars à travers la série des positions imaginaires, — des places que l’Homme aux Rats se refuse à prendre et à occuper dans la réalité, — série résumée dans cette représentation surdéterminée et qu’il faut délier, décomposer, désaffecter.
« Le destin lui avait lancé, pour ainsi dire, dans le récit du capitaine, un mot auquel son complexe était sensible, et il n’avait pas manqué d’y réagir par son idée obsédante »81
162Cette série disparate est celle-ci : rats-érotisme anal-vers intestinaux-théorie sexuelle infantile ; rats = enfant, = lui-même dégoûtant, sale, rageur, sachant mordre et subissant pour cela de terribles punitions de la part de son père ; père cruel comme le capitaine qui lui a ordonné de rembourser une dette ; père endetté (« rat de jeu ») ; les rats = l’argent, l’héritage paternel ; père à la conduite douteuse pendant sa carrière militaire, porteur d’une infection syphilitique ; le rat = le pénis lui-même infecté, comparable à un ver ; rat = animal sale se nourrissant d’excréments et vivant dans les égoûts ; rats-florins = prostitution ; rapport sexuel « peranum » ; mariage (heiraten) ; demoiselle aux rats d’Ibsen, où le rat signifie l’enfant et symbolise, comme animal chthonien, sinistre et inquiétant, les âmes des morts ; rats aperçus furtivement sur la tombe du père.
163La cure apparaît comme une véritable entreprise de « dératisation » c’est-à-dire de décollement des multiples figures masquées et fixées par ces rats dans l’inconscient. Les traits communs fomentant l’unification de ces séries superposées sont des traits de la constellation pulsionnelle de l’érotisme anal : sadisme, cruauté, théorie sexuelle anale, équivalence fèces-argent-pénis-enfant, saleté. Le choix « totémique » des rats n’est pas précisément sublime ni idéal, il ne fait que laisser patauger le patient dans une enfance coupable et dévalorisée et lui faire prendre des positions sexuelles sado-masochiques, ambivalentes, haineuses, compulsives.
164« Je suis un rat, comme mon père en était un (et me « commande » d’en rester un), comme le capitaine en est un ». Voilà bien l’identification à l’agresseur, dont parlera Anna Freud82 (Elle est l’assimilation d’un modèle clivé, tronqué : le rat n’est que la figure du côté détestable du père mort, figure accablante et culpabilisée. Le refoulement de la haine s’opère par cette identification inconsciente et magique ; le sujet est l’objet de sa propre haine, il est volonté cruelle du père de barrer la route aux pulsions onaniques et génitales. Tel est le sort d’une ambivalence non reconnue : l’agresseur auquel le malade s’identifie est incorporé mais y fonctionne comme un corps étranger qui le ronge au lieu de conforter son narcissisme viril. En d’autres termes, l’identification sert ici au refoulement névrotique ; elle n’est pas la voie de la formation d’un idéal par mutation complète de la figure paternelle (à la fois aimée et haïe). Le rapport au père mort n’est pas vraiment consommé tant que la « mémoire » qu’on en garde s’interdit d’admettre la haine. C’est la raison pour laquelle l’Homme aux Rats est le sujet d’un deuil interminable, d’un « chagrin pathologique ». La maladie elle-même est l’expression pathologique de l’impossible mort du père qui n’en finit pas de mourir, tel un funeste « revenant ».
165La formule rituelle de cet obsessionnel : « tue-toi, pour te punir d’avoir de tels désirs » est la forme impérative, retournée, du désir œdipien : « meurs, pour me permettre d’avoir de tels désirs ». La formule « normale » serait : « tu es mort, et, comme toi, je me permettrai d’avoir de tels désirs », dans la mesure où l’identification que nous avons appelée totémique promet le désir (« Je serai un coq »).
b) l’homme aux loups : entre l’identification virile et l’identification féminine
166Le conflit dans lequel se débat l’Homme aux loups83 touche aux racines mêmes de la sexualité et nous conduit, partant, à une interrogation radicale sur le rapport de l’identification et de la position sexuelle, c’est-à-dire sur les conditions psychiques fondamentales du choix sexuel. La dimension nouvelle, relativement aux types de conflit analysés dans le cas de Hans ou de l’Homme aux rats, est précisément celle de la bisexualité. Le champ du conflit n’est pas tant la dramatique œdipienne qualifiée, telle qu’elle apparaît dans l’ambivalence à l’égard du père et dans l’échec de son maniement résolutif, que la dramatique de la « scène primitive ».
167Avec l’analyse infiniment compliquée de ce cas de névrose infantile, toutes les questions rejaillissent et reçoivent une épaisseur accrue : narcissisme, amour, identification, castration : être homme, être femme.
168Ce patient, de par la gravité même des questions qu’il a suscitées chez Freud et ses successeurs, a connu un sort assez singulier, et une célébrité étonnante. On verra que notre propos tirera avantage à se risquer au sein des ravinements et des redans de ce personnage énigmatique. Nous n’avons pas à en résumer l’histoire ni à la commenter mot à mot84 Nous cherchons seulement à relever les indications, les remarques, les problèmes qui font avancer, à notre sens, l’élaboration de la problématique de l’identification, problématique qui coïncide avec la conceptualisation du narcissisme.
169Cette élaboration, nous la pouvons ressaisir dans ces temps de l’analyse où Freud cherche à comprendre les passages d’une « phase » de la maladie à une autre. Sans que Freud le thématise comme tel, parce qu’il focalise son intérêt sur plusieurs points du réseau à la fois, on peut observer que ces fameux passages sont autant de tentatives pour se « guérir » d’un conflit insistant, archaïque, renaissant sans cesse sous de nouvelles formes, et qu’à chaque coup, la chose se dramatise en termes de conflit d’identifications. Freud divise l’enfance du malade en quatre périodes :
« En premier lieu, la phase d’avant la séduction, celle-ci survenue à 3 ans et 3 mois, phase pendant laquelle se place la scène primitive ; en second lieu, la phase du changement de caractère, jusqu’au rêve d’angoisse à 4 ans ; en troisième lieu, la phase de la phobie d’animaux, jusqu’à l’initiation religieuse à 4 ans 12 ; en dernier lieu, la phase de la névrose obsessionnelle qui s’étend jusqu’au-delà de la l0ème année. Un remplacement instantané et net d'une phase par la suivante n’était ni dans la nature des choses (Verhältnisse), ni dans celle de notre patient ; tout au contraire, la conservation de tout ce qui avait précédé et la coexistence des plus divers courants étaient caractéristiques »85
170Examinons donc les voies et les motifs de ces moments de transformation (de remaniement pulsionnel) que sont : 1) l’altération du caractère, sa « méchanceté » — 2) le rêve aux loups, manifestation de la zoophobie — 3) les scrupules et ruminations religieuses « sacrilèges » — 4) les symptômes de la « fin » de l’analyse.
1) L’altération du caractère
171En un premier temps, surgie du souvenir, il y a une scène, diversément répétée, où sa sœur aînée, « alors qu’il était encore très petit, l’avait séduit en l’induisant à des pratiques sexuelles », en lui proposant de se montrer l’un à l’autre leur « panpan » au cabinet, ou, en s’emparant de son membre, en racontant que Nania leur bonne faisait la même chose...
172Le petit garçon réagit à ces séductions par un refus (Ablehnung), refus concernant la personne et non la chose. Il lui substitua Nania, se mit à jouer avec son membre devant elle, ce qui peut s’interpréter comme une tentative active de séduction. Mais la bonne le déçut, elle prit un air sévère et déclara que ce n’était pas bien. Les enfants qui faisaient ça, disait-elle, il leur venait à cet endroit une « blessure ». Abandonnant à contre-cœur sa chère Nania, il se mit à chercher secrètement un nouvel objet sexuel. La séduction par la sœur lui avait fourni le but sexuel passif d’être touché aux organes génitaux. La menace proférée par Nania mit en branle une recherche sexuelle, manifeste dans ses observations des petites filles urinant, mais aussitôt repoussée dans ses découvertes. L’idée de la castration commençait à le poursuivre, sans provoquer pour autant chez lui l’adhésion ni l’angoisse.
173Après avoir été éconduit et dédaigné par Nania et tout à la fois intrigué par sa menace, il abandonne la masturbation.
« La vie sexuelle commençante sous la primauté de la zone génitale s’était ainsi brisée contre un obstacle extérieur et avait été rejetée par-là dans une phase d’organisation prégénitale »86.
174Le changement de caractère date de cette répression de l’onanisme : il devint sadique-anal, tourmentant Nania pour se venger d’elle — et la « séduire », sur le mode anal — et se livrant à des cruautés sur des insectes, et à des cruautés imaginaires sur des chevaux. A ces fantaisies sadiques, actives, s’associaient des fantaisies masochiques, passives : il imaginait que des enfants étaient battus sur le pénis ; ces fantasmes avaient aussi pour fonction de le punir de l’onanisme.
175Ainsi, les aspirations actives-sadiques étaient contemporaires des aspirations passives-masochistes : battre et être battu. Cette ambivalence, manifeste dans le développement égal de deux pulsions partielles, était d’une intensité et d’une ténacité peu ordinaires. Cette double position libidinale marquera toute l’histoire ultérieure.
176Le nouvel objet sexuel de ces aspirations régressives fut son père, alors absent. Ce choix n’était nullement fortuit, car au-delà d’associations relatives à un serpent coupé en morceaux par le père,
« il renouvelait par là son premier et plus originaire choix d’objet qui, en conformité avec le narcissisme du petit enfant, s'était effectué par la voie de l’identification. Nous avons déjà vu que son père avait été son modèle admiré ; quand on lui demandait ce qu’il voulait devenir, il répondait : un ‘ monsieur’ comme mon père. Cet objet d’identification de son courant actif devint l’objet sexuel de son courant passif de la phase sadique-anale. La séduction par la sœur semble l’avoir contraint à un rôle passif et lui avoir donné un objectif sexuel passif. Sous l’influence persistante de cet événement, il parcourut alors un chemin menant de sa sœur par sa Nania jusqu’à son père, de l’attitude passive envers la femme à l’attitude passive envers l’homme, tout en renouant par là avec la phase antérieure et spontanée de son développement. Le père était redevenu son objet, l’identification était, en conformité avec ce développement supérieur, remplacée par le choix d’objet, la transformation de l’attitude active en une attitude passive était la conséquence et l’indice de la séduction ayant eu lieu entre-temps. Il n’aurait naturellement pas été aussi facile de prendre une attitude active envers le père tout-puissant au cours de la phase sadique. Quand le père revint à la fin de l’été ou en automne, les crises de rage et les scènes de fureur acquirent une signification nouvelle. Avec Nania elles avaient servi à des fins actives sadiques, avec le père elles étaient animées d’intentions masochiques. En faisant étalage de sa « méchanceté » il voulait forcer son père à le châtier et à le battre, et obtenir ainsi de lui la satisfaction sexuelle masochique souhaitée. Ses accès de rage et ses cris étaient donc de simples tentatives de séduction En concordance avec la motivation du masochisme, il aurait, par une telle punition, trouvé à satisfaire son sentiment de culpabilité.. »87
177Schématiquement, la séquence des choix sexuels se donne comme suit ;
le premier et le plus originaire choix d’objet (seine erste und ursprüngliche Objektwahl) : le père modèle admiré (bewundertes Vorbild) dans l’identification active à ce père ;
séduction par la sœur, attitude passive ;
tentative active de séduction sur Nania, mais avec but passif ; rage, colères.
tentative de séduction du père devenu objet sexuel, avec but passif. Cette série est établie par reconstruction. Ce qui nous importe, c’est que Freud montre que la forme originelle d’attachement au père est narcissique ; l’identification au modèle admiré est la voie d’accomplissement de ce choix d’objet primordial (Objektwahl, die sich dem Narziβmus des kleinen Kindes entsprechend auf dem Wege der Identifizierung vollzogen batte). Le but ici est actif : être comme le père.
178Le père redevient son objet, après un intervalle de temps marqué par le développement sexuel anal et la transition à la phase génitale dans l’activité masturbatoire exhibée et les attouchements recherchés sur le pénis après la séduction par la sœur ; le refus et la menace de Nania font refluer cette sexualité génitale commençante ; le nouveau choix d’objet suit alors la voie de la sexualité anale : le père re-trouvé est l’objet qui satisfait les pulsions masochiques (être battu, être puni). Le but sexuel devient passif : être « aimé » par le père.
179Mais, comme Freud le fait plusieurs fois remarquer, la caractéristique de ce patient est une manière de conservatisme libidinal : tout conserver des choix sexuels infantiles. La suite de l’histoire montrera le conflit de plus en plus pénible et « coûteux » entre ces deux modes d’attachement au père : l’identification active, narcissique (être comme lui) et la quête d’une satisfaction passive (être-aimé-battu), représentant un courant très puissant et inéliminable. A notre sens, la variété des formes que prendra la « maladie » n’est que la série des efforts pour faire triompher un des deux courants libidinaux concurrents.
2) Le rêve aux loups
180Ce rêve d’angoisse est une réactivation dramatique d’une très ancienne peur des loups, ou plutôt de l’image construite en lui par la superposition, le « collage » de multiples histoires ; légendes, contes illustrés qui hantaient son imagination d’enfant88. On pourrait s’attendre à une interprétation simple de sa terreur des loups, en retenant les enseignements de l’analyse du petit Hans, et voir dans le loup l’objet substitutif du père, objet de l’ambivalence œdipienne. Mais c’est comme si ce drame œdipien, il en faisait l’épreuve désarmé, habité par les conflits libidinaux archaïques irrésolus et fasciné par les traces d’une scène inassimilée, inintelligible, angoissante. Scène « primitive » qui revient, en quelque sorte, dans ce rêve. Scène qui l’installa dans la quête d’un savoir impossible, le « savoir » de la castration. L’observation du coït des parents, dont Freud s’efforce de reconstruire la réalité et d’interpréter la vérité fantasmatique, l’enfant l’a assumé sans la « comprendre » dans une double identification. La figure angoissante du loup est surdéterminée, et le « totem », l’idéal que le loup pourrait constituer ne permet pas une identification héroïque résolutive de l’Œdipe, parce qu’il est loup-femme et loup-homme, bisexué ; l’identification impossible aux partenaires de la scène primitive fait en sorte que « l’Homme » aux loups ne peut renoncer à aucune des aspirations sexuelles ni les assumer non plus dans le choix d'une position sexuelle définie.
181Reprenons la conclusion de l’interprétation du rêve :
« Le rêve se termina par de l’angoisse, angoisse qui ne se calma pas avant qu’il n’eût sa Nania auprès de lui. Il fuyait ainsi son père pour aller à elle. L’angoisse était une répudiation (Ablehnung) du désir d’être satisfait sexuellement par le père, tendance qui avait été ranimée par le rêve. L’expression de cette angoisse, la peur d’être mangé par le loup, n’était qu’une transposition — régressive, comme nous allons l’apprendre — du désir de servir au coït du père, c’est-à-dire d’être satisfait à la façon de la mère. Son dernier but sexuel, l’attitude passive envers le père, avait succombé au refoulement, et la peur du père avait pris sa place sous la forme de la phobie des loups.
Quelle était la force motrice du refoulement ? D’après tout ce que nous savons, ce ne pouvait être que la libido génitale narcissique qui, sous la forme d’une préoccupation concernant le membre viril, se débattait contre une satisfaction pour laquelle il semblait falloir renoncer à ce membre. C’est de son narcissisme menacé qu’il puisait la virilité avec laquelle il se défendait contre l’attitude passive envers le père.
Parvenus à ce point de notre exposé, il nous faut, nous le voyons, changer de terminologie. L’enfant avait, dans ce rêve, atteint une nouvelle phase de son organisation sexuelle. Les contraires sexuels avaient été jusqu’alors pour lui actif et passif Depuis sa séduction, son but sexuel était passif, consistait à avoir les organes génitaux touchés, ce but se transforma, sous l’influence de la régression au stade antérieur sadique-anal, en celui masochique, d’être battu, puni. Il lui était indifférent d’atteindre à ce but par un homme ou par une femme. Sans souci de la différence des sexes, il avait passé de sa Nania à son père, il avait demandé à Nania de toucher son membre, avait cherché à provoquer de la part de son père une fessée. Les parties génitales n’étaient plus prises en considération ; mais dans la fantaisie (le fantasme) d’être frappé sur le pénis un rapport à celui-ci s’exprimait encore caché par la régression. La réactivation de la scène primitive dans le rêve ramenait à présent l’enfant à l’organisation génitale. Il découvrait le vagin et la signification biologique de mâle et de femelle. Il comprenait maintenant qu’actif équivalait à mâle et passif à femelle. Son but sexuel passif aurait dû à présent se transformer en un but féminin et s’exprimer de la sorte : servir au coït du père, au lieu d’être battu par lui sur le membre ou sur le « panpan ». Alors ce but sexuel féminin succomba au refoulement et dut être remplacé par la peur du loup.
(...) Nous devrons ajouter, pour permettre d’apprécier à sa juste valeur la phobie des loups, que le père et la mère devinrent tous deux des loups. La mère, en effet, jouait le loup châtré, qui laisse les autres lui monter sur le dos ; le père, le loup qui grimpe. Mais le malade assurait n’avoir eu peur que du loup debout, c’est-à-dire de son père. Nous sommes de plus frappés par le fait que l’angoisse dans laquelle s’achevait le rêve, trouvait son modèle dans le récit du grand-père. Dans ce récit, en effet, le loup châtré, qui a laissé les autres monter sur lui, est saisi de peur dès qu’on lui rappelle son absence de queue. Il semblerait ainsi qu'au cours du processus du rêve il se fût identifié avec la mère châtrée et se fût alors débattu contre ce fait. ‘Si tu veux être sexuellement satisfait par le père’, se serait-il dit à peu près, ‘il faut que tu admettes, comme ta mère, d’être châtré’. ‘Mais je ne veux pas.’ Bref, une évidente protestation de virilité. En outre, il faut considérer que l’évolution sexuelle du cas que nous étudions a, du point de vue de la recherche scientifique, le grand désavantage d’être perturbée. Elle fut d’abord influencée de façon décisive par la séduction, et ensuite déviée par la scène d’observation du coït, laquelle opérait après-coup comme une seconde séduction »89.
182Le rêve fonctionne donc comme une tentative de guérison, comme un message chiffré d’un savoir inconscient ancien, mais refoulé, sur la castration. Comme l’écrit Freud, ce rêve ramène l’enfant de la phase anale à la phase génitale. La figure des loups, (les associations relatives à la perte de leur queue), représente cette somme de désirs conflictuels éveillés lors de la scène primitive. Il est une forme déguisée de protestation issue du narcissisme viril contre la poussée du désir d’être, « comme sa mère », pénétré par le pénis du père. Etre battu par le père devient, servir au coït du père : changement de « terminologie », passage d’une problématique anale à une problématique génitale. Tentative de passage, plutôt, car si le rêve est l’événement qui fait passer le petit garçon de sa période de méchanceté à sa période névrotique, phobique, il ne résout pas l’ambivalence actif-passif, il y surempile en quelque sorte l’ambivalence châtré – non châtré. Le rêve met en scène un conflit angoissant d’identifications incompatibles.
3) La période « religieuse » : piété et révolte contre le Dieu-père
183L’initiation par sa mère à l’histoire sainte réussit à distraire le garçon de ses angoisses et à « élever son âme » ; en réalité, sans renoncer à aucun des désirs conflictuels anciens, l’inconscient fomenta avec ce nouveau matériel pieux une autre forme de symptomatologie. A la névrose d’angoisse succéda la névrose obsessionnelle.
184C’est, cette fois, la figure souffrante du Christ qui captiva ses fantaisies et qui attira sur elle les aspirations antagonistes toujours insurmontées. Il réagit à cette initiation religieuse par des comportements ambivalents trahissant la permanence inconsciente de l’ambivalence radicale de sa position à l’égard du sexe. Il se fit pieux et dévôt mais, simultanément, rationaliste et critique, révoquant en doute tous les enseignements et dogmes inculqués par sa mère et Nania. Poursuivi par des questions relatives à la réalité physique-humaine du Christ (« Le Christ avait-il eu aussi un derrière ? — Le Christ avait-il aussi chié ? ») il faisait du Fils de Dieu son porte-parole inconscient, son porte-conflit par procuration. Il élevait encore des imprécations révoltées contre Dieu le père, responsable de la méchanceté des hommes, de tout le mal, de tous les tourments du monde, et de la Passion de son Fils.
185Laissons-nous guider, pour comprendre le sens de cette transformation dans l’élaboration de la maladie, par ces observations de Freud :
« Nous comprendrons mieux ces ruminations si nous en appelons à une partie de l’évolution sexuelle de notre patient dont il a déjà été question... Nous savons que sa vie sexuelle, depuis qu’il avait été repoussé par Nania et que par-là avait été étouffée son activité génitale commençante, s’était développée dans le sens du sadisme et du masochisme... Dans le sadisme, il tenait ferme à sa plus ancienne identification (uralte Identifizierung) au père, dans le masochisme, il avait élu ce père comme objet sexuel (Sexualobjekt). Il se trouvait en plein dans cette phase de l’organisation prégénitale où je vois la prédisposition à la névrose obsessionnelle. Grâce au rêve qui l’avait replacé sous l’influence de la scène primitive, il aurait pu évoluer jusqu’à l’organisation génitale et transformer son masochisme envers le père en attitude féminine envers lui, c’est-à-dire en homosexualité. Mais le rêve ne réalisa pas ce progrès (Fortschritt) et aboutit à de l’angoisse. La relation au père aurait dû passer du but sexuel d’être battu par lui (sur le pénis) au but suivant qui était de servir, comme une femme, au coït du père ; mais en vertu de la prétention (Einspruch) de sa virilité narcissique, cette relation au père fut rejetée à un stade encore plus primitif et, par le déplacement sur un substitut du père, elle se détacha, sous la forme de l’angoisse d’être dévoré par le loup, ce qui ne la liquida d’ailleurs nullement »90
186Ainsi la virilité narcissique refoula l’homosexualité, qui aurait dû constituer le destin génital de la passivité anale. Ce refoulement eut l’effet de le faire régresser à une position orale.
187Tout se passe donc comme si, à travers ces avatars que représentent les « solutions » de la méchanceté, du rêve d’angoisse, de la peur des loups et de la piété obsessionnelle, il demeurait impossible de se débarrasser du père. Père sexuellement omniprésent, inéluctable. La relation au père, au cours de ces péripéties pulsionnelles, est pour ainsi dire soumise à tous les traitements possibles, mais à chaque fois, elle s’incruste davantage.
188Tout est mis en œuvre pour conserver la relation sexuelle-passive au père. Ainsi trois aspirations sexuelles restent solidement fixées (festhalten) à cet objet indéracinable :
« A partir du rêve, l’enfant fut, dans l’inconscient, homosexuel ; dans la névrose, au niveau du cannibalisme ; l’attitude masochique précédente demeurait dominante. Les trois courants avaient un but sexuel passif ; c’était le même objet, la même motion pulsionnelle, mais il s’était formé un clivage de celle-ci selon trois niveaux différents »91.
189Une fixation archaïque au père, jamais abandonnée, mais redistribuée, au cours du développement extrêmement « conservateur » de cet enfant, grâce à un clivage (Spaltung) selon les divers régimes sexuels. Cette triple relation au père peut se formuler comme ceci : être battu, être pénétré, être dévoré — selon l’ordre de la reconstruction analytique, le malade faisant fi de la chronologie « normale ».
190L’intérêt théorique de la tentative de résolution par la voie de la névrose obsessionnelle, de « l’élévation de l’âme » par l’initiation religieuse, consiste en ce qu’elle réalise un pas vers une sublimation de cette pulsion indestructible, par le jeu d’une identification. On y pointe une fois encore la connexion entre identification et sublimation. Lisons :
« La connaissance de l’histoire sainte fournit alors la possibilité de sublimer son attitude masochique dominante envers le père. Il devint le Christ, ce qui lui fut singulièrement facilité par le fait qu’ils avaient tous deux le même anniversaire. Par là il était devenu quelque chose de grand et de plus — ce qui jusque-là n’avait été assez accentué — un homme. »92
191Mais c’était là un essai manqué ; cette identification idéale et virile n’arrivait pas à refouler l’homosexualité passive envers le père, parce qu’il ne pouvait s’empêcher de se poser des questions sacrilèges à propos de ce même Christ :
« Dans cette question : ‘Le Christ peut-il avoir un derrière ?’ transparaissait l’attitude homosexuelle refoulée, car une telle rumination ne pouvait rien signifier d’autre que cette autre question : ‘ mon père peut-il se servir de moi comme d’une femme ? comme ma mère dans la scène primitive ?’ »93.
192Ces ruminations s’accompagnaient encore de questions sur la paternité.
« Nania lui avait laissé croire qu’il était l’enfant de son père, tandis que sa sœur était celui de sa mère, et ce rapport plus intime au père lui avait semblé très précieux... »94.
193Mais l’imbroglio des explications de Nania sur le père du Christ (était-ce Joseph ? était-ce Dieu ?) avait instillé le doute : si l’on pouvait discuter là-dessus, c’est que le rapport entre le père et le fils n’était pas aussi intime qu’il ne l’avait cru. Ce doute était le pressentiment d’une ambivalence envers le père et se mua bientôt en révolte, non contre son père, mais contre Dieu lui-même. Il commença à craindre Dieu.
« S’il était le Christ, alors son père était Dieu. Mais le Dieu que la religion lui imposait n’était pas un vrai substitut du père qu’il avait aimé et qu’il ne voulait pas se laisser ravir. L’amour pour son père lui insuffla son sens critique aiguisé. Il résistait à Dieu, pour pouvoir se cramponner à son père, il défendait par-là, en réalité, le père ancien contre le nouveau. Il avait à accomplir une partie difficile de la tâche qui consiste en la « liquidation » du père (Er batte da ein schwieriges Stück der Ablösung vom Vater zu vollbringen) »95.
194Voilà reformulé le problème que nous avons examiné dans Totem et tabou.
195On peut dire qu’il choisit Dieu le père, décrit par la religion, comme « totem », comme figure du père. Mais la réconciliation est impossible. Car cette figure de Dieu n’est que le support d’une partie seulement des sentiments ambivalents du fils. Il rejette cette image et s’identifie au Christ, objet de la méchanceté du Père (et d’un père dont on doute de la paternité). Sur cette scène religieuse, c’est tout un combat inconscient qui se transpose, que Freud résume dans ce mot d’Ablösung. Mot dont l’usage ici dit rigoureusement l’enjeu du conflit œdipien. Car ablösen signifie : 1. détacher, enlever, décoller ; 2. relayer, prendre la relève ; 3. rembourser, racheter...96 Mais comment se détacher du père et prendre sa relève, c’est-à-dire « être le père », quand tout un courant libidinal s’oppose obstinément à cette identification résolutive de l’Œdipe ? En effet :
« Son ancien amour pour le père, qui avait été manifeste dans les premiers temps, lui fournissait l’énergie nécessaire à combattre Dieu et à critiquer, avec un sens aussi aiguisé, la religion. Mais, d’autre part, cette hostilité contre le nouveau Dieu n’était pas non plus un acte original, elle avait eu son prototype dans une pulsion hostile contre le père, pulsion jaillie sous l’influence du rêve d’angoisse et dont elle n’était au fond qu’une reviviscence (Wiederaufleben). Les deux motions affectives contraires, qui devaient régir toute la vie ultérieure du patient, se rencontraient ici dans un combat ambivalent livré sur le terrain religieux. Ce qui découla de ce combat en tant que symptômes, les idées blasphématoires, la compulsion qui s’abattit sur lui de penser Dieu-merde, Dieu-cochon, était ainsi un véritable produit de compromis en connexion avec l’érotisme anal »97
196Un de ces produits de compromis consistait en un symptôme curieux : il se sentait contraint d’expirer à la vue de mendiants, d’infirmes, de gens laids, vieux, misérables. Il se soumettait également à un pieux cérémonial : chaque fois qu’il faisait le signe de la croix, il devait inspirer profondément ou expirer avec force. Il rationalisait ces pratiques en invoquant le rôle du Saint-Esprit dont il aspirait la force, et des mauvais esprits, qu’il fallait rejeter.
197L’analyse parvient à ressaisir le rapport de ces symptômes entre eux : ils sont l’expression d’une identification ancienne au père, identification elle-même refusée : le jeu respiratoire incarne scéniquement ce conflit identificatoire dont on mesure l’omniprésence. Le père avait été en sanatorium, l’enfant avait été lui rendre visite en compagnie de sa mère. Le prototype des épaves humaines devant qui il devait expirer, c’était le père ; mais pas seulement le père malade, mais le père plus ancien de la scène primitive. L’expiration représentait la pitié. Pitié à l’égard du père, identification niée. Deux fragments appuyent cette affirmation :
1. « Le dessein de ne pas devenir comme ces infirmes, et qui motivait l’expiration en leur présence, était bien la vieille identification paternelle (die alte Vateridentifizierung), transformée en négatif (ins Negativ gewandelt). Toutefois, il copiait par là son père au sens positif également, car la respiration bruyante était une imitation (Nachahmung) du bruit qu’il avait entendu émaner de son père au cours du coït... »98
1982. Du temps où il était encore tout petit, il y avait dans la propriété un pauvre journalier, à qui on avait coupé la langue, et qui était sans doute sourd-muet. Le petit garçon l’aimait beaucoup et le plaignait de tout son cœur. C’était là le premier des estropiés dont il ait eu pitié ;... il s’agissait incontestablement d’un substitut du père... A côté de cet homme, d’autres serviteurs sympathiques, maladifs ou juifs, s’associaient dans le souvenir. Tout ce monde appartenait à la période précédant le séjour du père en sanatorium, donc avant la formation du symptôme respiratoire.
199Voici le deuxième fragment d’interprétation de cette pitié :
« Ce symptôme (respiratoire) devait bien plutôt, au moyen de l’expiration, maintenir à l’écart une identification avec l’objet de sa pitié (eine Identifizierung mit den Bedauerten fernhalten). »
200Et Freud poursuit :
« Alors, soudain, à la suite d’un rêve l’analyse fit volte-face et retourna à la période primitive et lui fit poser l’affirmation que, pendant le coït de la scène primitive, il avait observé la disparition du pénis, qu’il avait par suite eu pitié de son père et s’était réjoui en voyant reparaître ce qu’il avait cru perdu. C’était là une nouvelle motion affective (Gefühlsregung) qui surgissait à nouveau de cette scène. L’origine narcissique de la pitié (Mitleid), confirmée par le mot lui-même, est d’ailleurs ici impossible à méconnaître. »99
201Il y aurait mille enseignements à tirer de ces remarques sur la nature de la pitié : elles remettent en cause tout un discours éthique et métaphysique sur la relation à autrui, la sympathie, la compassion que tant de moralistes ont cherché à fonder100
202Pointons seulement ceci : la pitié apparaît, à travers l’analyse de ce cas, comme une défense narcissique : l’expression émotionnelle d’un vœu du moi de « ne pas être comme », motivé par l’angoisse, la terreur, la menace que constituerait l’identification à l’objet de cette pitié. Il s’agit donc bien d’une identification refusée. Nous retrouvons là le foyer même de toutes les discussions sur l’essence de l’effet tragique, définie par Aristote, qui affirme la liaison, au sein de l’effet cathartique, de la terreur et de la pitié. Freud reprend lui-même cette question dans un petit article intitulé : Notre relation avec la mort101.
203Mais, pour en rester à l’Homme aux Loups, observons que cette émotion représente un « contre-courant » (Gegenströmung) : la pitié masque en effet un vœu de mort, perceptible dans sa rebellion contre Dieu-le-père. Si les premières menaces de castration avaient été d’abord proférées par des femmes (Nania puis Grouscha), le père était devenu — selon le « schéma phylogénique » — celui dont il avait à redouter la castration.
« L’identification du père au castrateur acquit une signification importante comme source d’une hostilité inconsciente, allant jusqu’à des vœux de mort contre lui et des sentiments.de culpabilité en réaction à cette hostilité. »102
204C’était là se comporter de façon normalement « œdipienne », comme tout névrosé en proie à un complexe d’Œdipe positif.
« Mais, ajoute Freud, le plus remarquable était qu’il y avait encore chez lui un contre-courant, grâce auquel le père était, au contraire, la personne châtrée et, comme tel, le provocateur de sa pitié. »
205... ce qui émanerait d’un complexe d’Œdipe négatif.
206On pourrait risquer cette formule simple, pour caractériser le conflit où s’enferme l’Homme aux loups : il veut à la fois être et avoir le père. Les deux prétentions inconscientes s’affrontent et se théâtralisent dans la double série des identifications morbides, une série niant l’autre. Ce conflit répétitif se manifeste encore dans ces formations symptomatiques qu’il nous reste à examiner avant de conclure ces « séries ».
4) Quand l’intestin « se mêle à la conversation » : l’identification à la mère
207La constitution sadique-anale fournit à la maladie son terrain et son langage103 Nous avons assisté aux transformations et aux remaniements du sadisme dans les tentatives de solution névrotiques dramatisées, jouées, dans des identifications contradictoires. L’autre versant des pulsions de la phase sadique-anale, à savoir l'érotisme anal, a largement prêté ses modes d’activité et son symbolisme à la formulation du « problème » crucial et crucifiant de l’Homme aux loups.
208C’est même une sorte d’exclusivité accaparée par le langage anal qui perturbe, pour le malade, la reconnaissance — c’est-à-dire la connaissance, l’aperception, l’intelligence et l’acceptation — de la réalité de la castration.
209L’érotisme anal, et toute la problématique inconsciente qui s’y fixait, s’est mis à « parler » à l’approche de la fin du traitement. Le malade avait souffert de troubles intestinaux à la suite de sa maladie et avait contracté l’habitude, pour contrecarrer sa constipation chronique, de se soumettre à des lavements, administrés par son valet de chambre. Freud avait reconnu la nature « fonctionnelle » de ces troubles et décidé de les faire parler : le matériel associatif surgi de l’histoire de ces troubles joua un rôle précipitant dans la conclusion du traitement. Freud écrit :
« Je reconnus enfin de quelle importance pouvaient être les troubles intestinaux en vue de mes desseins ; ils représentaient cette parcelle d’hystérie qui se retrouve régulièrement à la base d’une névrose obsessionnelle. Je promis à mon patient qu’il retrouverait intégralement son activité intestinale et lui permis, par cette promesse, de manifester ouvertement son incrédulité. J’eus alors la satisfaction de voir s’évanouir ses doutes, lorsque l’intestin, tel un organe hystériquement affecté, commença à « se mêler à la conversation » pendant notre travail, et eut recouvré en quelques semaines sa fonction normale si longtemps entravée. »104
210Ce qui livra le sens de ces troubles intestinaux fut un bout de phrase, émergeant du souvenir : à 4 ans 1/2, après une période de plaisir excrémentiel sans retenue (incontinence, plaisanteries, exhibitions anales), il était entré dans sa phase d’angoisse ; il lui arriva de souiller son pantalon, d’en avoir honte et de gémir cette plainte, tandis qu’on le nettoyait : « Je ne peux plus vivre ainsi »... cette phrase s’avéra la reproduction textuelle de paroles prononcées un jour par sa mère. L’enfant lui avait entendu dire au médecin ses plaintes de douleurs au bas-ventre et de pertes de sang, plaintes ponctuées de cette phrase ; « Je ne peux plus vivre ainsi », qu’il s’assimila et répéta lui-même de nombreuses fois au cours de sa maladie. Cette plainte avait donc le sens d’une identification à sa mère.105
211A la même époque, il fut pris de craintes de mourir de la dysenterie et s’inquiéta de trouver (de chercher plutôt !) du sang dans ses selles. Plus tard, il réalisa cette tentative d’identification (Identifizierungsversuch) à la mère, dans le symptôme d’une peur obsédante de la mort.
212C’est ce rapport à la mère-malade-blessée, joué dans une identification morbide, « hystérique », qui libère toute une dimension de son désir et donne la clé de tout le processus névrotique mis en œuvre pour refouler son désir. Il en va, dans cette relation avec la mère — choisie, dans le jeu identificatoire comme « figure » de son désir — comme dans la relation avec le père : elle est irréductiblement ambivalente. Et l’identification dans le symptôme exprime à la fois le vœu d’être comme la mère et le refus, l’horreur, d’assumer sa place, sa position de femme. Identification, encore, impossible. Mais ce symptôme vient après la scène primitive : qu’il soit construit selon une thématique anale (intestinale) — autrefois vécue positivement, après, dans l’horreur — signifie en outre que l’identification joue encore le rôle d’une occultation d’un scénario génital par un scénario anal.
213Telle est bien l’interprétation de Freud :
« Sous l’influence de la scène primitive, il en vint à conclure que sa mère avait été rendue malade par ce que son père avait fait avec elle, et sa propre angoisse d’avoir du sang dans les selles, d’être malade comme sa mère, était la mise à l’écart (Ablehnung) de l’identification à la mère dans cette scène sexuelle, était cette même ‘mise à l’écart’(refus) avec laquelle il s’était éveillé du rêve. Mais l’angoisse était aussi la preuve (Beweis : dé-monstration) que, dans l’élaboration ultérieure de la scène primitive, il s’était mis à la place de sa mère et lui avait envié (geneidet hatte) ce rapport avec son père. L’organe par lequel l’identification à la femme, l’attitude homosexuelle passive envers l’homme, pouvait s’exprimer, était celui de la zone anale. Les troubles dans la fonction de cette zone avaient désormais acquis la signification d’impulsions féminines de tendresse (Zärtlichkeitsregungen) qu’ils conservèrent au long de la maladie ultérieure... »106
« Il aurait compris, au cours du processus du rêve, que la femme était châtrée et qu’elle avait, à la place du membre viril, une blessure qui servait au commerce sexuel ; la castration lui apparaissait ainsi comme étant la condition de la féminité, c’était la perte menaçante de son membre viril qui lui aurait fait refouler son attitude féminine envers l’homme et il aurait passé de sa passion (Schwärmerei) homosexuelle à l’angoisse. Or, comment cette intelligence du commerce sexuel, cette reconnaissance (Anerkennung) du vagin, peuvent-elles se concilier avec le choix de l’intestin pour l’identification à la femme ? Les symptômes intestinaux ne reposent-ils pas sur une conception vraisemblablement plus ancienne et en pleine contradiction avec l’angoisse de castration, conception d’après laquelle les rapports sexuels auraient lieu par l’anus ? »107
214Ce qui s’offre comme une contradiction logique manifeste — on pourrait même dire contradiction épistémologique puisqu’il y a antagonisme de deux « savoirs » — est une coexistence inconsciente de deux prétentions sexuelles concurrentes. Prétentions que le processus de l’identification, « identifie » précisément en représentant l’une — menaçante — par l’autre — ancienne.
215Nous croyons pouvoir soutenir que c’est l’identification qui est la voie inconsciente choisie pour « rejeter » l’angoisse de la castration. C’est l’identification à la femme « par l’intermédiaire de l’intestin » qui permet au petit enfant d’écarter l’explication nouvelle des rôles sexuels de l’homme et de la femme dans le coït ; c’est cette identification « par l’anus » qui lui permit de se cramponner à la vieille « théorie du cloaque » — qui ne met nullement en cause la possession ou le manque du pénis — et de tenir à l’écart (festhalten) la « théorie nouvelle » c’est-à-dire la « castration » de la femme. L’identification sauve tout, du moins il s’en faut de peu !
216Grâce à elle, l’attitude féminine envers l’homme — un des courants majeurs du désir de l’Homme aux loups — est conservée inconsciemment, en prenant refuge, comme dit Freud, dans la symptomatologie intestinale, mais masquée par travestissement anal. Autrement dit : le désir d’être femme pour le père est « réalisé » dans la possession d’un organe commun à l’homme et à la femme : l’anus. Mais il y a un problème : cet anus ne procure pas (plus) de plaisir, il est le lieu d’une honte, d’une angoisse de mort. L’identification ici est du type hystérique : elle consiste en une formation de compromis, en mettant en jeu le désir et la défense. En effet : l’enfant est inconsciemment une femme — mais une femme « qui ne peut plus vivre ainsi », une femme malade.
217C’est encore une identification « anale » qui fut, lors de la scène primitive, la « conclusion » que l’enfant put trouver : on apprend qu’il « interrompit finalement les rapports sexuels de ses parents en produisant une selle, ce qui lui permit de se mettre à crier »108 L’équivalence fèces-cadeau-enfant dans l’inconscient lui permet ainsi de réaliser quasi positivement son désir d’être à la place de sa mère :
« Dans son identification à la femme (sa mère), il est prêt à ‘donner’ un enfant à son père, et il est jaloux de sa mère qui a déjà fait ce don et le fera peut-être à nouveau. »109
218La transposition de toute cette problématique dans le régime sexuel anal assure donc le maintien du désir dans l’inconscient, grâce à cette série d’identifications. La fameuse « Verwerfurg »110 qui semble être une défense d’un autre type que le refoulement, entretient un rapport étroit avec le mécanisme de l’identification qui convertit en symptomatologie anale l’angoisse de castration. Prendre parti pour l’intestin contre le vagin, ou, encore, prendre parti pour le père aimé passivement contre le Dieu castrateur transformé pour les besoins de la cause en « Dieumerde »111 (tel est le résultat de cette conversion. Le système d’identifications anales est la tentative — régressive — de se guérir de l’angoisse liée à la découverte de la différence des sexes ; davantage, de se guérir du désir homosexuel, désir que Freud énonce en ces termes :
« on serait prêt à renoncer à sa virilité, si l’on pouvait en retour être aimé en femme ».
219L’Homme aux loups, au moyen de ses comportements jaloux, avaricieux, revendicateurs et à travers ses idées obsessionnelles outrageantes à l’égard de Dieu (Dieu-cochon, Dieu-merde) exprimait en langage anal ce qu’exprimait en termes non ambigus le Président Schreber dans son système délirant. Avant de préciser l’analogie du complexe paternel propre à ces deux cas, efforçons-nous de rassembler les éléments théoriques disséminés dans les fragments de cette geste identificatoire conflictuelle de l’Homme aux loups.
220Sur un fond indestructible d’ambivalence pulsionnelle, définie ici comme le développement égal de deux pulsions partielles, l’une à but passif, l’autre à but actif, s’édifient deux séries d’identifications antagonistes. L’identification, on l’a souligné, est un processus inconscient de conservation de l’objet. Freud insiste sur le caractère éminemment conservateur de la libido de l’Homme aux loups, incapable de lâcher une position libidinale acquise. L’identification apparaît donc comme le processus tout indiqué pour consolider les positions acquises.
221Première série de choix sexuels : un même objet, le père, mais plusieurs formes d’attachement. Choix d’objet, narcissique, effectué par la voie de l’identification qui réalise imaginairement le désir d’être comme le père. Choix d’objet sexuel anal, effectué par la recherche d’une satisfaction homosexuelle : être pénétré par le père. Cette péripétie pulsionnelle est le lieu d’une lutte : avec le développement génital, l’activité masturbatoire et la recherche sexuelle se déploie la libido génitale narcissique, l’investissement narcissique du membre viril. Cette virilité narcissique cherche à se confirmer dans l’identification à une figure masculine idéale : le Christ. Identification symptomatique du désir ambigu : être le Christ qui a souffert à cause du père. Triomphe, dans cette série, l’attachement au père sur l’hostilité à son endroit, hostilité justifiée par son rôle d’interdicteur de l’onanisme, de castrateur, d’ennemi de la virilité naissante. Des « figures » du père : les serviteurs « châtrés » (vieux, estropiés, juifs, malades) et positivement : le précepteur « Mr. Wolf ».
222Deuxième série de choix sexuels : les femmes : la mère, la sœur, Nania, et d’autres femmes choisies en fonction d’un « trait » particulier (la répétition de la posture de la mère lors de la scène primitive). Jalousie à l’égard de la sœur, rivale dans l’amour du père mais aussi séductrice qui satisfait en l’éveillant le désir sexuel passif : être touché, être regardé. Nania, plus maternelle en vérité que la mère elle-même, et qui à la fois tendre et sévère, le menace d’une blessure pour lui faire renoncer à ses pratiques masturbatoires et exhibitionnistes. La mère, souffrant de troubles intestinaux et gynécologiques, choisie, pour ce trait-là, d’ordre sexuel, comme objet d’identification hystérique ; le désir qui motive cette identification : avoir la même relation sexuelle qu’elle avec le père. Ce qui domine, dans cette série de choix, c’est l’identification à la femme, en tant qu’elle est l’objet passif du père.
223Le conflit pulsionnel n’est pas ici amour du père contre amour de la femme, mais : être viril contre être l'objet femelle du père. Mais pour réaliser le désir homosexuel du père, il faut en payer le prix : la castration.
224L’identification à la femme qui prend le relais de la position anale passive et masochique, sert donc à la fois à accomplir — sur la scène de l’imaginaire, du fantasme — le désir homosexuel passif et en même temps, en tant qu’elle suscite l’angoisse, elle est au service du désir viril narcissique puisqu’elle « rejette » en le couvrant d’analité le désir homosexuel. L’angoisse insurmontée suffit à montrer que ce masquage régressif est un compromis manqué : le narcissisme viril se rebelle contre le désir homosexuel passif. Le combat ambivalent s’éternise dans la variété des formes de la maladie de ce patient anal impénitent et opiniâtrement conservateur.
c) le président schreber
225Freud avait retrouvé dans l’Homme aux loups, un conflit analogue, à la source de la maladie, à celui qu’il avait cru dépister en lisant les Mémoires d’un névropathe, en 1911. Ce conflit résidait dans la protestation virile contre le désir homosexuel. L’intérêt théorique du rapprochement de ces deux cas consiste à montrer comment le processus paranoïaque, d’une part, et le processus de la névrose obsessionnelle, de l’autre, se présentent comme deux voies différentes de « guérison ».
226Contentons-nous, pour évoquer l’analogie du conflit pathogène, de ce résumé de la phase initiale de la maladie de Schreber :
« (...) Au cours de l’incubation de la maladie (c’est-à-dire entre la nomination de Schreber, en juin 1893, et son entrée en fonctions, en octobre 1893), il rêva à plusieurs reprises que sa vieille maladie nerveuse était revenue. Une autre fois, pendant un état de demi-sommeil, il eut tout à coup l’impression qu’il devait être beau d’être une femme soumise à l’accouplement. Schreber raconte à la file ces rêves et ce fantasme ; si, à notre tour, nous les rapprochons quant à leur contenu, nous pourrons en déduire que le souvenir de la maladie éveilla aussi celui du médecin et que l’attitude féminine manifestée dans le fantasme se rapportait à l’origine au médecin. Ou peut-être le rêve : ‘La vieille maladie est revenue’, exprimait-il en somme cette nostalgie : ‘Je voudrais revoir Flechsig’. Notre ignorance du contenu psychique de la première maladie nous empêche d’aller plus loin en ce sens. Peut-être un état de tendre attachement avait-il subsisté en Schreber à titre de reliquat de cet état morbide, attachement qui à présent — pour des raisons inconnues — s’intensifia au point de devenir inclination érotique. Contre ce fantasme féminin — qui restait encore impersonnel (unpersönlich) — il s’éleva aussitôt un rejet indigné (entrüstene Abweisung) de la part de la personnalité consciente de Schreber ; il lui opposa une véritable « protestation mâle », pour parler comme Alfred Adler, mais pas dans le même sens que celui-ci. Cependant, dans la psychose grave qui éclata bientôt après, le fantasme féminin s’affirma irrésistiblement, et il n’est besoin de modifier que fort peu l’imprécision paranoïde des termes employés par Schreber pour deviner que le malade craignait que le médecin lui-même n’abusât sexuellement de lui. La cause occasionnelle de cette maladie fut donc une poussée de libido homosexuelle ; l’objet sur lequel se portait cette libido était sans doute, dès l’origine, le médecin Flechsig, et la lutte contre cette pulsion libidinale produisit le conflit générateur des phénomènes morbides. »112
227Et un peu plus loin :
« Le sentiment de sympathie éprouvé pour le médecin peut très bien être dû à un phénomène de transfert (Ubertragungsvorgang), transfert par lequel un investissement affectif du malade fut transposé d’une personne qui lui importait fort à la personne du médecin indifférente en elle-même, de telle sorte que le médecin semble avoir été choisi comme substitut de quelqu’un d’autre, tenant de beaucoup plus près au malade. En termes plus concrets, le médecin ayant rappelé d’une manière quelconque son frère ou son père au malade, celui-ci a retrouvé dans le médecin son frère ou son père, et alors il n’y a plus rien de surprenant à ce que, dans certaines circonstances, la nostalgie (Sehnsucht) de cette personne substituée se réveille et exerce une action d’une telle violence que seules son origine et son importance originelle permettent d’expliquer. »113
228Commence alors la lutte défensive pour résister à ce fantasme de désir féminin (homosexuel passif). Cette lutte prit d’abord la forme d’un délire de persécution ; elle subit ensuite une série de transformations. Elle se mua en effet en délire mégalomaniaque, issue narcissique à une persécution devenue intolérable :
« Il était impossible à Scbreber de se complaire dans le rôle d’une prostituée livrée à son médecin ; mais la tâche qui lui est à présent imposée, de donner à Dieu lui-même la volupté qu’il recherche, ne se heurte pas aux mêmes résistances de la part du moi. L’émasculation n’est plus une honte, elle devient conforme à l'ordre de l’univers, elle prend place dans un grand ensemble cosmique, elle permet une création nouvelle de l’humanité après l’extinction de celle-ci. Une nouvelle race d’hommes, nés de l’esprit de Schreber... »114
229La mégalomanie dédommage le moi, elle rend du même coup manifeste et acceptable le désir d’être transformé en femme.
230C’est la transformation du délire de persécution en délire mégalomaniaque — qui fournit une sorte de solution au conflit pulsionnel — qui nous intéresse ici. On va voir que le processus de la formation du délire paranoïaque suit à rebours un chemin jalonné d’identifications. La régression paranoïaque éclaire donc, parce qu’elle l’émiette, le processus d’identification qui est, comme on l’a observé, la manière de conserver les objets aimés perdus.
231La question que Freud cherche à élucider est la suivante : par quelles voies et par quels moyens s’effectue l’ascension de Flechsig à Dieu ?
232Dans un de ses fantasmes Flechsig se trouve qualifié de Dieu-Flechsig ; mais si l’on tient compte de l’ensemble de la formation délirante, si, autrement dit, on s’efforce de suivre l’écriture qui en transforme le texte, on aperçoit une série de divisions, de clivages, de décompositions. De telle sorte que le signifiant « Flechsig » subit un réel démontage de sa surdétermination.
« ... le persécuteur se divise (zerlegt) en ‘Flechsig’et ‘Dieu’, de même, Flechsig se divise lui-même (spaltet sich) plus tard en deux personnalités, le Flechsig ‘ supérieur’ et le Flechsig ‘moyen’, comme Dieu en Dieu ‘inférieur’et en Dieu ‘supérieur’. Pour Flechsig cette décomposition (Zerlegung) va plus loin encore dans les phases ultérieures de la maladie. Une telle division est tout à fait caractéristique de la paranoïa. La paranoïa décompose exactement comme l’hystérie condense (Die Paranoïa zerlegt, so wie die Hystérie verdichtet). Ou plutôt, la paranoïa dissout à nouveau les condensations et les identifications effectuées dans la fantaisie inconsciente (die Paranoïa bringt die in der Unbewufiten Phantasie vorgenommenen Verdichtungen und Identifizierungen wieder zur Auflösung). Si, chez Schreber, cette division se reproduit plusieurs fois, il faut y voir, d’après C.J. Jung, la preuve de l’importance que possède pour lui la personne en question. Toutes ces divisions (Spaltungen) de Flechsig et de Dieu en plusieurs personnes signifient la même chose que la division (Zerteilung) du persécuteur en Flechsig et en Dieu. Ce sont des doublets (Doublierungen) d’une seule et même importante relation ; O. Rank a aussi trouvé, dans la formation des mythes, de tels doublets. Et l’interprétation de tous ces traits singuliers (Einzelzüge) sera encore facilitée si nous ne perdons pas de vue la bipartition originelle du persécuteur en Flechsig et Dieu, ni son explication comme la réaction paranoïde à une identification établie antérieurement entre les deux ou leur appartenance à une même série. Si le persécuteur Flechsig fut à l’origine une personne que Schreber aimait, alors Dieu ne serait lui-même que le retour (Wiederkehr) d’un autre être semblablement aimé, mais vraisemblablement plus important. »115
233Ce personnage qui « revient », c’est Schreber père, célèbre dans toute l’Allemagne pour ses théories éducatives — théories, à notre sens, plus dangereusement folles et plus étrangement inquiétantes que le délire du fils !116 Par ce que nous en savons, ce père devait être terriblement sévère et sa transfiguration divine dans le souvenir du fils auquel il fut, comme dit Freud, si tôt ravi par la mort, n’est certes pas le seul fait de la tendresse filiale. L’ambivalence du fils se lit dans le conflit — déplacé — de Schreber fils avec son Dieu.
234L’on se retrouve donc sur le terrain familier du complexe paternel. Et le délire de Schreber est le transport, sur la scène du délire, de l’ambivalence œdipienne.
« Vers la période finale de son délire, la sexualité infantile connaît chez Schreber un triomphe grandiose : la volupté devient ‘emplie de la crainte de Dieu’, Dieu lui-même, (le père) ne se lasse jamais de l’exiger de lui. La menace la plus redoutée que puisse faire le père : la castration, a elle-même fourni la matière du fantasme de désir de la transformation en femme, fantasme d’abord combattu, puis accepté. »117
235Nous ne pouvons-nous empêcher de rappeler ici un texte ancien de Freud, datant de la correspondance avec Fliess que nous avons parcourue dans notre premier chapitre. On y lit déjà l’opposition, quant au processus et aux voies choisies, entre l’hystérie et la paranoïa ; on y trouve aussi le souci de situer la régression morbide dans une théorie — certes inchoative — du développement psychosexuel. Cette lettre à Fliess que nous allons lire apparaît comme une préfiguration étonnante de tout le propos théorique de Freud dans son-étude du cas Schreber.
« Parmi les couches sexuelles, la plus profonde est celle de l’autoérotisme qui n’a aucun but psychosexuel et n’exige qu’une sensation capable de le satisfaire localement. Plus tard, l’alloérotisme (homo- ou hétéro-) s’y substitue, mais il continue certainement à subsister sous la forme d’un courant indépendant. L’hystérie (...) comme sa variété la névrose obsessionnelle, est allo-érotique et se manifeste principalement par une identification à une personne aimée. La paranoïa redéfait les identifications, rétablit les personnes que l’on a aimées dans l'enfance (...) et scinde le Moi en plusieurs personnes étrangères. »
(Lettre no°125 du 9.12.1899).
236Ces textes témoignent du souci permanent, à travers les années, de penser les processus psychiques des formations morbides, de les différencier, par d’autres moyens que ceux de la psychiatrie qui « donne des noms aux symptômes », alors que Freud cherche les « voies et les motifs ».
237Le concept d’identification, si l’on tire la leçon des textes cités, peut ainsi servir à différencier deux modes d’entrée dans la maladie : le mode hystérique et obsessionnel — deux maladies « allo-érotiques » (homo-ou hétéro : c’était même la question de Dora, et celle de l’Homme aux loups) — serait le mode névrotique d’attachement à l’être aimé : par l’identification qui maintient la relation dans l’inconscient ; la paranoïa — qui sert un peu de modèle pour penser les psychoses, notamment dans le texte sur Schreber — serait le mode psychotique de démembrement du moi, par décomposition de ce dont s’est constitué le moi : les personnes aimées. Ces personnes aimées, le paranoïaque précisément ne peut s’y identifier, c’est-à-dire grossir son moi de leur substance imaginaire, il les rejette de lui, il les défait et elles reviennent au dehors, « en série ». L’hystérique condense dans le symptôme la série de ses amours impossibles en se prenant pour l’autre (aimé, jalousé) dans l’identification inconsciente ; le paranoïaque se scinde, en déliant la série. Tout ce que Freud construit grâce au concept de projection, dans la suite du texte, montre comment se transforme, dans la paranoïa, l’amour homosexuel ancien réveillé, et qu’il faut refouler118.
238Mais l’ensemble s’articule autour du concept de refoulement.
239Le problème auquel la « maladie » cherche à répondre est toujours le même : comment refouler la pulsion dangereuse ; comment détacher la libido de l’objet qui se dérobe ? Les symptômes témoigneront du sort laissé à ces investissements libidinaux « détachés ». Freud dit clairement, en effet :
« Le processus de refoulement au sens propre consiste dans le détachement de la libido des personnes — et des choses — auparavant aimées (der eigentliche Verdrängungsvorgang besteht in eincr Ablösung der Libido von vorher geliebten Personen — und Dingen). »119
240La « tentative de guérison » réside dans la suppression du refoulement. Mais alors que le détachement de la libido se fait « en silence », les efforts pour la ramener se déploient « à grand bruit ».
241Le processus qui ramène la libido aux personnes qu’elle avait délaissées par suite du refoulement s’accomplit, dans la paranoïa, par la voie de la projection ; dans l’hystérie et la névrose obsessionnelle, par la voie de l’identification. Ainsi, par la projection, « ce qui avait été aboli au-dedans revient du dehors » (das innerlich Aufgehobene von Auβen Wiederkehrt). Par l’identification, ce qui avait été aboli (interdit, refusé, refoulé), au-dehors revient au-dedans, par métamorphose du moi sur le modèle de l’objet. Mais ces deux types de solution échouent, finalement, à maintenir la relation avec l’objet : car, dans un cas, le prix payé est la perte de la réalité ; dans l’autre, la culpabilité. C’est la raison pour laquelle la tentative de restauration de la relation, ici et là, demeure « pathologique ». Freud avait déjà dit, dans le « Mot d’esprit » : l’homme ne renonce à rien, il ne peut que trouver des substituts. Il reprend cette même idée pour différencier le procès normal du procès psychotique ou névrotique :
« Dans la vie psychique normale (et pas seulement dans les périodes de deuil) nous retirons sans cesse notre libido de certaines personnes ou de certains objets, sans pour cela tomber malade... Le détachement de la libido (die Libidolösung) ne saurait ainsi être en lui-même et pour lui-même le facteur pathogène de la paranoïa, il faut qu’il présente en outre un caractère spécial permettant de distinguer le détachement paranoïaque de la libido des autres sortes du même processus. Il n’est pas difficile de mettre en évidence un tel caractère. Quel est en effet le nouvel emploi de la libido devenue libre par ce détachement ? Normalement, nous cherchons aussitôt un substitut à cet attachement aboli (aufgehobene Anhef Anhef-tung) : jusqu’à ce que réussisse le substitut, nous maintenons flottante dans la psyché cette libido, elle y produit des tensions et influence l’humeur ; dans l’hystérie, la charge de libido libérée se transforme en innervations corporelles ou en angoisse. Dans la paranoïa, par contre, un indice clinique nous fait voir à quel usage particulier est employée la libido retirée de l'objet. Rappelons-nous que dans la plupart des cas de paranoïa il y a un élément de délire de grandeur, et le délire de grandeur peut constituer à lui seul une paranoïa. Nous en conclurons que, dans la paranoïa, la libido libérée se fixe sur le moi, qu’elle est employée à l’agrandissement du moi. Il y a par-là retour au stade du narcissisme, connu comme un stade de développement de la libido, et dans lequel le moi propre était l’unique objet sexuel. Ces déclarations cliniques nous font soutenir que les paranoïaques ont emporté avec eux une fixation au stade du narcissisme, et nous pouvons affirmer que la marche rétrograde de l'homosexualité sublimée au narcissisme donne la mesure de la somme de régression caractéristique de la paranoïa. »120
242Par reconstruction, la théorie produit une séquence évolutive : autoérotisme, narcissisme, homosexualité, sublimation de l’homosexualité dans les relations sociales, hétérosexualité. A cette séquence de positions libidinales correspond la série des objets. Les objets ont pour destin normal d’être abandonnés et remplacés ; les objets indestructibles, les objets auxquels la libido se cramponne, les objets irremplaçables deviennent la chose problématique de la maladie, le ver dans le fruit. L’identification névrotique, la projection psychotique, se donnent comme deux voies désespérées de conserver ou de restaurer la série des objets perdus. Le refoulement — le détachement — impossibles sont alors l’envers même de ce qu’on appelle un renoncement ou un deuil, lesquels sont toujours, pour la psychanalyse, la trouvaille heureuse de substituts. L’échec de la substitution se motive, dans chaque cas, par une fixation auto-érotique (orale, anale) ou narcissique (protestation mâle, homosexualité).
243Ces remarques sur les destins différentiels de la libido « détachée » de ses objets anciens nous permettent de conclure notre élucidation de ce que nous avons convenu d’appeler, avec la lecture de Totem et tabou l’identification totémique ou symbolique (formatrice d’idéal).
244L’identification « totémique » est celle qui réussit la substitution, substitution que l’identification hystérique, phobique, obsessionnelle ou magique ne peut mener à bien. Ces dernières formes d’identification attestent l’impouvoir, pour le névrosé, de « faire son deuil » de l’objet pourtant irrémédiablement perdu.
245L’association de la fête et du deuil, dans le rite totémique, indiquait l’existence d’une voie possible d’achèvement du travail nécessaire, pour les survivants, de trouver un substitut au père mort. C’était là une solution collective — religieuse — au conflit d’ambivalence. Le triomphe ludique du petit Hans, indiquait, pour sa part, une possibilité d’assumer individuellement l’ambivalence, dans une identification idéale qui avait pour effet le détachement d’avec le père, détachement dont témoignait le jeu identificatoire qui accompagne d’une négation, celle du « comme si », le désir d’être le père, symbolisé par le cheval.
246Cette identification permet une sublimation et de l’amour et de la haine. Elle trace au petit Hans, dans ce mince indice de sa guérison, le chemin d’un avenir, d’une promesse : à lui, « plus tard », quand il sera grand, d’être comme le père. Cette forme d’identification a une fonction narcissisante, elle produit une instance idéale avec laquelle une nouvelle rivalité s’instaure. La production de cette instance idéale semble la seule voie heureuse de la substitution : c’est « soi-même », mais transformé, qu’il faut substituer à l’objet. Cette identification au totem entendu comme idéal a l’avantage de réassurer le moi dans son narcissisme sans le soustraire aux exigences de la réalité, puisque c’est en quelque sorte sur lui-même qu’il a à faire le travail d’égaler le père, travail qui coïncide avec la réconciliation. Les « solutions » névrotiques ne réconcilient pas avec l’objet.
247Les formes d’identification névrotique sont également des variations narcissiques, mais d’un narcissisme qui ressemble à celui du rêve plutôt qu’à celui, triomphant, du jeu. Cela signifie que dans le rêve, comme dans la magie ou la névrose, la mise en scène du désir par les identifications multiples, demeure strictement confinée sur le théâtre de l’inconscient ; le désir reste méconnu de la conscience et le moi ne peut vraiment se l’approprier. C’est donc le clivage topique, la non-circulation entre l’inconscient et le conscient des représentations des vœux, qui caractérise les identifications décrites dans le rêve, l’hystérie, la phobie, la névrose obsessionnelle. Un modèle « esthétique », certes limité et partiel, continue donc à s’imposer dans la construction d’un mode d’identification non névrotique : nous l’avons aperçu dans le mot d’esprit, la production artistique (chez Léonard de Vinci), la fête totémique (religion) et le jeu. A chaque fois, cette identification permettait de conserver quelque chose du désir mais dans la différence de ce qui reste encore à élucider, et qui n’a jusqu’ici été que nommé : la sublimation.
3. L’identification narcissique
248Les textes dits « métapsychologiques » rédigés pendant les années de guerre, s’inscrivent dans le sillage de la théorie du narcissisme, instaurée dans Totem et tabou. Aux grands textes cliniques qui donnaient son épaisseur à l’essai de Freud sur l’origine du totémisme, viennent s’ajouter des textes théoriques qui les doublent et les réfléchissent. Nous venons de voir que le problème de la mort — essentiellement, à travers tous les cas présentés, la mort du père — constitue le matériau psychique dont l’identification « totémique » offre une élaboration « idéale ». Il faut rappeler que le problème de la mort du père est un problème parce que cette mort est prise dans les fomentations du désir de mort. Il n’y a de problématique de la mort de l’objet, en psychanalyse, que parce qu’il y a collusion de la mort et du désir. La possibilité de tomber malade, de par cette sourde collusion, trouve de pathétiques témoignages dans le « chagrin pathologique », le « deuil insurmontable », la « nostalgie » de névrosés comme l’Homme aux rats et l’Homme aux loups, ou de paranoïaques comme Schreber.
249Dans le système des élaborations morbides de cette problématique de la mort — de la perte — de l’objet œdipien que sont la phobie, l’obsession, la paranoïa, il manque encore une pièce importante, qui en permettrait une intelligence différentielle achevée ; cette « pièce » clinique, c’est la mélancolie. On passe ainsi de la mort du père à la mort de l’objet d’amour en général, et du premier objet : le sein de la mère. Centrée sur la perte de l’objet, sur le travail psychique qu’elle impose au moi, sur l’élaboration de l’irréductible ambivalence, cette réflexion se scande dans quelques écrits dont Deuil et Mélancolie forme le noyau.
250On sait que Freud, durant ces années 1914-1918, avait rédigé un nombre d’essais métapsychologiques plus important que ce qu’il en a laissé. Par sa correspondance121 on connaît le titre de ces manuscrits qu’il a détruits. Notre propos serait de rassembler ici les éléments qui auraient pu constituer cette métapsychologie de l’identification, en réunissant les indices de son fonctionnement dans la topique, la dynamique et l’économie psychiques.
A. Le sort de l’objet perdu : deuil ou mélancolie
251C’est à K. Abraham que Freud doit le point de départ de cet essai sur un sujet rarement abordé, jusque-là, dans les études psychanalytiques122 Dans un article de 1912, Abraham traçait la voie à l’investigation analytique de la « folie maniaco-dépressive et des états voisins ». Ces « états voisins » consistaient, en réalité, en l’état de deuil d’une part, et en l’état de dépression typique de la névrose obsessionnelle, d’autre part. Le renversement maniaque et la parenté de la manie avec l’excitation enfantine complétaient le tableau. Il s’agissait là, surtout, d’indications cliniques, précieuses pour Freud qui n’avait pas la pratique élargie du psychiatre, mais qui ne proposaient guère d’explication en termes de processus. C’est le texte de Freud qui relancera Abraham123 dans la poursuite de sa recherche, axée, pour sa part, sur l’étude détaillée du développement de la libido. Lisons donc Deuil et mélancolie124.
« A diverses occasions nous pourrons faire l’expérience de l’avantage qu’il y a, pour notre recherche, à établir des comparaisons avec certains états et phénomènes que l’on peut considérer comme prototypes normaux d’affections pathologiques. Parmi ceux-ci on peut compter des états comme le deuil et l’état amoureux, mais aussi l’état du sommeil et le phénomène du rêve... »125.
252Si le rêve a servi de modèle normal aux troubles psychiques narcissiques que sont les hallucinations psychotiques, l’essence de la « névrose narcissique » qu’est la mélancolie s’éclaire, ici, de sa comparaison avec l’affect normal du deuil. Le rapprochement paraît justifié par le tableau d’ensemble de ces deux états. Sans en reprendre le détail, tâchons de retenir, de ce tableau clinique comparé, ce qui permet de pointer l’énigme de la mélancolie dont le déchiffrement, comme on le verra, prend appui sur le travail inconscient de l’identification.
« Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. L’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses personnes pour lesquelles nous soupçonnons de ce fait l’existence d’une prédisposition morbide, une mélancolie au lieu du deuil... »126.
253Une alternative psychique s’ouvre lors de la perte de l’objet d’amour : une réaction de deuil ou, s’il existe une « prédisposition morbide », une réaction mélancolique. Le deuil accapare la personne pendant un certain laps de temps (Zeitraum) avant que celle-ci n’en vienne à bout ; il serait inopportun et même nuisible de perturber ce déroulement. Les deux réactions ont en commun certains traits :
une dépression (Verstimmung) profondément douloureuse ;
la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur — dans la mesure où il ne rappelle pas le défunt ;
la perte de la capacité d’aimer, c’est-à-dire de choisir un nouvel objet d’amour qui remplacerait l’objet perdu ;
l'inhibition de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du disparu.
254La mélancolie présente un trait supplémentaire qui lui est propre : la diminution du sentiment d’estime de soi (Selbstgefühl) qui se manifeste par des auto-reproches, des auto-injures et qui va jusqu’à l’attente délirante du châtiment.
255Qu’est-ce qui accapare aussi profondément, aussi douloureusement, la personne qui s’adonne à son deuil ? En quoi consiste ce travail que produit le deuil ?
256C’est un travail commandé par l’épreuve de réalité : l’objet aimé n’est plus, il faut donc retirer toute la libido des liens (Verknüpfungen) qui la retiennent à l’objet. Contre cette exigence se lève une rebellion, — un hérissement (Sträuben) — compréhensible : ce n’est pas volontiers que l’homme abandonne une position libidinale, même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe. Cette révolte peut aller jusqu’à provoquer un délaissement (Abwendung) de la réalité et au maintien de l’objet (Festhaltung) par une psychose hallucinatoire de désir. Normalement, le respect de la réalité l’emporte ; mais son ordre n’est pas exécuté immédiatement. Cette tâche s’accomplit, dit Freud,
« en détail (im einzelnen), avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement et, pendant ce temps, l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs qui attachait la libido à l’objet est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur lui. »127
257Freud parle d’une production de compromis (Kompromiβleistung) pour caractériser l’accomplissement du commandement édicté par la réalité. Qu’elle s’avère aussi douloureuse, cela semble, à la fois, aller de soi et demeurer inexplicable du point de vue économique. Ce problème de la douleur restera posé tout au long de cet essai, sans recevoir de réponse, pas même le principe d’une explication128 Le problème se posera, du reste, mais à l’envers, lorsqu’il s’agira d’expliquer la « joie » triomphale du maniaque.
258Le moi, à qui incombe cette production de compromis entre épreuve de réalité et revendication libidinale, redevient libre et dégagé une fois achevée ce travail du deuil.
259Appliquons à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Quel est le travail psychique que produit le mélancolique ?
260Le système des traits comparatifs va quelque peu bouger. Il y a une différence dans le tableau clinique, certes, à savoir ce trouble du sentiment de soi ; mais cette différence dérive d’une différence bien plus décisive et qui est, elle, topique. Elle concerne le statut même de « l’événement » que constitue cette « perte de l’objet aimé ». L’homme en deuil sait ce qu’il a perdu à la mort de la personne aimée. Le mélancolique réagit, pour sa part, à une perte inconnue (unbekannt Verlust), une perte de l’objet soustraite à sa conscience (auf einen dem Bewuβtsein entzogenen Objektverlust). « Il sait sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne »129 La perte du deuil est réelle ; la perte de la mélancolie semble de nature plus « morale », plus « idéelle » (von mehr ideeller Natur).
261Le travail du deuil était compréhensible, se passant, pour ainsi dire, à ciel ouvert. Mais le travail de la mélancolie est tout intérieur et, s’il inhibe et absorbe le moi, comme le travail du deuil, il fait, en revanche, une impression d’énigme, du fait que ni le mélancolique ni l’observateur n’accèdent à ce qui absorbe si complètement le moi. Il en résulte que, dans le deuil, c’est le monde, privé de la présence de l’être aimé, qui est devenu vide et pauvre ; tandis que dans la mélancolie, ce vide et cette pauvreté affectent le moi lui-même, travaillé par un manque inconscient !
262Ce qui permettra la compréhension de ce trait énigmatique, c’est d’écouter les plaintes, les auto-reproches et les auto-accusations du mélancolique, en les prenant au sérieux. Car, précise Freud,
« il serait scientifiquement aussi bien que thérapeutiquement infructueux de contredire le malade qui porte de telles plaintes contre son moi. Il doit bien avoir, en quelque façon, raison (...). Nous sommes bien forcés de confirmer immédiatement et sans réserves quelques-unes de ses allégations. Il est effectivement aussi dépourvu d’intérêt, aussi incapable d’amour et d’activité qu’il le dit ; mais, comme nous le savons, cela vient secondairement ; c’est la conséquence de ce travail intérieur, inconnu de nous, comparable au deuil, qui consume son moi. Dans certaines de ses autres plaintes contre lui-même, il nous semble également avoir raison, et ne faire que saisir la vérité avec plus d’acuité que d’autres personnes qui ne sont pas mélancoliques... Il pourrait bien, selon nous, s’être passablement approché de la connaissance de soi, et la seule question que nous nous posions, c’est de savoir pourquoi l’on doit tomber malade pour avoir accès à une telle vérité. »130
263Cependant, le mélancolique ne se comporte pas tout à fait comme quelqu’un qui reconnaîtrait lucidement ses insuffisances et serait accablé de remords. C’est à grand bruit que le mélancolique se proclame le plus monstrueux des hommes : il s’exhibe, il s’épanche, il jouit même à importuner autrui de ses lamentations. Pas de honte, au contraire !
264Il a perdu le respect de soi (Selbstachtung) et doit avoir pour cela une bonne raison. Mais alors, contrairement à ce que pouvait suggérer l’analogie avec le deuil, ce n’est pas une perte de l’objet qu’il aurait subie, mais — comme cela ressort de ses dires mêmes — une perte concernant son moi.
265Une écoute attentive et patiente de ses propos mène à penser que les plaintes les plus sévères qu’il profère s’appliquent souvent très mal à sa propre personne, tandis qu’avec « de petites modifications » elles peuvent s’appliquer à une autre personne. Une personne qu’il aime, a aimée ou devait aimer. Cette écoute analytique donne la clé du processus mélancolique : l’énigme se résout si l’on reconnaît que les auto-reproches sont des reproches adressés à un objet d’amour, reproches renversés de celui-ci sur le moi propre.
266Si les plaintes du mélancolique sont des plaintes portées contre (« ihre Klagen sind Anklagen »131 on comprend qu’il n’ait pas de honte à les proférer, qu’il témoigne de si peu d’humilité, de discrétion et de soumission à l’égard de l’entourage. Tracassier au plus haut point, comme s’il avait été lésé, comme s’il avait été victime d’une immense injustice, son comportement est bien celui d’un révolté. Freud écrit :
« ... une constellation psychique qui était celle de la révolte (...) un certain processus l’a fait ensuite évoluer vers l’accablement mélancolique. »132
267Nous voilà au nœud du débat. D’un tableau clinique comparatif, Freud tire une interrogation sur le ressort différentiel, il s’inquiète du processus producteur du tableau mélancolique.
268Il reconstruit le processus et se demande quelles conditions le rendent possible. Ce processus est une identification inconsciente ; l’étude de ses conditions requiert une pensée radicale de la relation du moi avec l’objet. L’identification mélancolique apparaît comme le révélateur après-coup non seulement du choix de l’objet mélancolique mais encore de l’étoffe même dont est tissée son moi, et le « moi » de tout homme en général. Suivons de près ce développement théorique décisif pour notre enquête.
« Il existait d'abord un choix d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l'influence d’un préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation d’objet (Objektbeziehung) fut ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait (Abziehung) de la libido de cet objet et son déplacement (Verschiebung) sur un nouvel objet, mais un résultat différent, qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée (zurückgezogen) dans le moi. Mais là elle ne fut pas utilisée de façon quelconque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné (eine Identifizierung des Ichs mit dem aufgegebenen Objekt). L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon la perte de l'objet s’était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission (Zwiespalt) entre la critique du moi et le moi modifié par identification. »133
269Nous retrouvons dans ces lignes les concepts avancés dans Pour introduire le narcissisme : la problématique du choix de l’objet, le retrait de la libido dans le moi, la division du moi en instance critique et en instance jugée. Il s’y articule, cette fois, le concept d’identification.
270Le processus énigmatique de la mélancolie est donc une identification, définie ici comme un mode de transformation d’un investissement d’objet « peu résistant ». Mais un tel investissement qui fait retour dans le moi manifeste sa nature originellement narcissique. Cette régression nous renvoie à la théorie du double choix d’objet (par étayage et narcissique) énoncée dans le texte théorique de 1914. Le bénéfice de cette opération narcissique est le suivant : la relation avec l’objet n’a pas à être abandonnée134 Ainsi, la première condition du processus mélancolique (l’identification) réside en cette faible résistance de l’investissement d’objet, c’est-à-dire en un choix d’objet narcissique. La deuxième condition, par contre, est une forte fixation à l’objet d’amour : en effet, l’identification n’est pas la cessation de la relation avec l’objet, mais sa conservation ; par elle, l’objet — ou plutôt la relation à l’objet — est maintenue, moyennant une modification d’une partie du moi.
271Le mélancolique, paradoxalement, est à la fois très dépendant de son objet, de ce quelque chose de l’objet qui est inconscient (et dont la perte entraîne rebellion et accablement) et très fortement narcissique. Si, comme Freud l’écrit, « l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut de l’investissement d’amour »135 c’est que l’objet était originellement un double narcissique du moi. Cependant le trait qui avait motivé son élection comme objet d’amour demeurait inconscient.
272Le terme d'« identification narcissique » (narziβlische Identifizierung) est neuf. Son inscription dans la théorie produit un remaniement conceptuel et entraîne l’explicitation expresse de distinctions qui couraient dans certains textes que nous avons lus, sans faire l’objet d’une thématisation. Originairement, nous tenons le concept d’identification de l’analyse du processus hystérique, modèle des identifications rencontrées dans la névrose. Mais notre notion d’identification « totémique » laissait soupçonner un registre de fonctionnement plus radical que celui du registre de l’hystérie. Les bribes et les morceaux de théorie recueillis jusqu’à présent trouvent ici leur articulation. Lisons ces deux pages où s’opère cette articulation.
« L’identification narcissique avec l’objet devient le substitut de l’investissement d’amour, ce qui a pour conséquence que, malgré le conflit avec la personne aimée, la relation avec l’objet n’a pas à être abandonnée. Une telle substitution de l’objet d’amour par identification est un mécanisme important dans les affections narcissiques. K. Landauer a pu la découvrir récemment dans le processus de guérison d’un cas de schizophrénie136 Elle correspond naturellement à la régression à partir d’un type de choix d’objet, jusqu’au narcissisme originaire (auf den ursprünglichen Narzi βmus). Nous avons ailleurs137 émis l’idée que l'identification est le stade préliminaire du choix d’objet (die Vorstufe der Objektwahl) et la première manière, ambivalente dans son expression, selon laquelle le moi élit son objet. Il voudrait s’incorporer cet objet et cela, conformément à la phase orale ou cannibalique de la libido, par le moyen de la dévoration. Abraham a sans doute raison de rapporter à cette relation le refus d’alimentation qui se manifeste dans les formes sévères de l’état mélancolique138.
« La conclusion qu’exige la théorie, et selon laquelle la prédisposition réside dans la prédominance du type narcissique de choix d’objet, n’est malheureusement pas encore confirmée par nos investigations (...). Si nous pouvions admettre que l’observation s’accorde avec nos déductions, nous n’hésiterions pas à intégrer dans les traits caractéristiques de la mélancolie la régression à partir de l’investissement d’objet jusqu’à la phase orale de la libido qui appartient encore au narcissisme. Dans les névroses de transfert non plus, les identifications avec l’objet ne sont pas rares du tout ; elles sont au contraire un mécanisme bien connu de la formation de symptôme, particulièrement dans l’hystérie. Mais nous pouvons saisir la différence entre l’identification narcissique et l’identification hystérique ; dans la première, l’investissement d’objet est abandonné tandis que, dans la seconde, il persiste et exerce une action, qui habituellement se limite à certaines actions et innervations isolées. En tout cas, l’identification est, dans les névroses de transfert également, l'expression d’une communauté (Gemeinschaft) qui peut signifier l’amour. L’identification narcissique est la plus originaire et elle nous ouvre l'accès à la compréhension de l’identification hystérique qui a été moins bien étudiée »139
273Il nous revient, en résonance avec ce texte, ces très anciennes remarques de Freud que nous avions relevées en commençant ce travail. Dans le manuscrit N, joint à la lettre du 31 mai 1897, il fait part à Fliess de ses réflexions sur le sort des pulsions hostiles à l’endroit des parents (désir de leur mort) qui, dit-il, font partie intégrante des névroses. Il fait alors cette comparaison :
« Dans le deuil, les sentiments de remords se manifestent, alors on se reproche leur mort (c’est ce que l’on décrit sous le nom de mélancolies) ou bien l’on se punit soi-même sur le mode hystérique, en étant malade comme eux (idée de rachat). L’identification n’est alors, comme on voit, qu’un mode de penser et ne nous délie pas de l’obligation de rechercher les motifs ».
274Il avait déjà pressenti à ce moment que l’identification, que l’on pouvait appliquer aux deux cas (mélancolie et hystérie) ne constituait qu’une notion (un « mode de penser »). Ce qu’il cherche à produire maintenant, quelques vingt ans plus tard, ce sont les motifs qui seuls permettent la différenciation des processus à l’œuvre dans ces deux affections.
275De tels motifs, pour être mis à jour, ont réclamé la révision de la théorie de la libido et la radicalisation du concept de « moi ». Nous avons appris que l’identification hystérique (« la plus mal étudiée ») manifestait dans un mime condensé, le désir de l’hystérique (désir inconscient d’une identité sexuelle : sexuelle Gemeinsamkeit) et la défense contre ce désir (refus — Versagung, auto-punition). Dans l’hystérie, la relation d’objet se maintient, mais c’est une relation interdite et seuls le symptôme et le rêve portent la trace des prétentions inconscientes de l’hystérique. L’identification hystérique, de toute manière, n’altère pas radicalement le « moi », elle le protège bien plutôt de l’angoisse devant la montée du désir. L’identification hystérique conserve et préserve le moi.
276Il en va tout autrement dans la mélancolie, où l’on assiste à une énigmatique incandescence du moi, intérieurement dévoré (et non plus extérieurement fasciné), par l’objet. L’identification mélancolique transforme le moi en important la relation perdue et son conflit à l’intérieur de ce moi ; il s’ensuit un clivage douloureux, l’instauration d’un tribunal intériorisé avec le verdict de l’impardonnable culpabilité du moi. L’identification narcissique altère le moi en préservant l’objet auquel il ne renonce pas, pour son malheur.
277En quoi peut-on soutenir que l’identification mélancolique est, à présent, mieux étudiée que l’identification hystérique ?
278Il nous semble, en retournant à la longue citation que nous avons faite, que ce soit la théorie du choix d’objet conjuguée à celle du développement de l’organisation de la libido qui fondent cette assertion de Freud. La question décisive est évidemment la postulation d’un état « originaire ». Freud tient le langage de l'originaire (ursprunglich revient plusieurs fois sous sa plume) : narcissisme originaire, identification-stade « préliminaire » du choix de l’objet, phase orale cannibalique de la libido... L’utilisation d’un tel langage s’accompagne, il faut le souligner, de précautions et de réserves : Freud parle de « conclusion (Schluβ) qu’exige la théorie », de « déductions » (Ableitungen). Faplanche et Pontalis, dans leur remarquable essai Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme, ont bien circonscrit cette problématique et défini ses enjeux140.
279Dans ce passage de Deuil et mélancolie comme dans celui des Trois Essais qu’il écrivit, en rajout, en 1915, Freud, manifestement influencé par la tournure d’esprit d’Abraham, cherche à lier le type de « choix de la maladie » et une étape de développement libidinal. La phase dont il est question, pour la mélancolie, est la phase orale ou cannibalique qui, spécifie-t-il, appartient encore au narcissisme.
280Si l’identification est le stade préliminaire (Vorstufe) du choix d’objet, ou, comme il l’écrit ailleurs, son prototype (Vorbild), si elle est la première manière, ambivalente, dont le moi élit un objet, elle est l’œuvre d’un narcissisme constitué puisqu’il existe un « moi » qui élit son « objet ». A cette phase aimer l’objet, c’est le dévorer, l’incorporer, l’introduire dans le moi ou, si l’on peut risquer le terme, le « narcissiser », le transformer dans du moi. Mais une telle incorporation (fantasmatique) n’entraîne pas pour le nourrisson une mélancolie — tout au plus, comme l’affirmera Mélanie Klein, un état dépressif141 —, il doit donc y avoir, dans la relation narcissique, incorporative, du mélancolique à l’objet, un caractère en plus ; il doit s’ajouter, à la condition de choix d’objet narcissique et à sa régressibilité en narcissisme, une autre condition.
281Cette seconde condition du processus mélancolique, qui se joint à l’identification narcissique, c’est l’intensité de l’ambivalence.
282La perte de l’objet d’amour est un événement bien révélateur. Elle peut affecter normalement le survivant, dans le deuil ; la durée et la douleur de celui-ci manifestent après-coup la force de l’attachement qui liait la personne en deuil et le défunt. Une réaction pathologique à cette perte trahit, également dans son après-coup, le caractère inconsciemment problématique de l’attachement qu’elle vient trancher. C’est le cas de ce que Freud appelle le « deuil pathologique » de la névrose obsessionnelle. C’est le cas de la mélancolie.
283La dépression névrotique-obsessionnelle est bien connue de la psychanalyse. Elle permet de comprendre une nouvelle composante de la mélancolie qui se présente comme le trouble dépressif le plus grave. Le deuil pathologique de l’obsessionnel est marqué par les auto-reproches selon lesquels on s’impute à soi-même la responsabilité de la mort de l’objet, on s’accuse de l’avoir voulue. C’est un état intermédiaire entre le deuil et la mélancolie.
« Dans ce genre de dépression, écrit Freud, survenant après la mort de personnes aimées, nous sommes en présence de ce que le conflit ambivalentiel produit à lui seul lorsque ne s’y ajoute pas le retrait de la libido »142 (
284Les auto-reproches obsessionnels procèdent d’un retournement des pulsions sadiques et haineuses sur le moi. Ce retournement s’opère, certes par une identification avec l’objet, mais il le fait sur le mode hystérique, c’est-à-dire qu’il n’entame pas le moi. Nous reviendrons plus loin sur ce destin particulier de pulsion qu’est le retournement sur la personne propre et ses rapports avec l’identification.
285Dans la mélancolie, le déclenchement du processus se produit par des causes qui débordent le cas bien clair de la perte due à la mort de l’objet. Ces causes comprennent toutes les situations où le moi subit un préjudice, une humiliation, une désillusion qui instillent dans la relation une opposition d’amour et de haine ou renforcent une ambivalence déjà présente. Mais le retournement de cette haine sur le moi a des effets catastrophiques, suicidaires, destructeurs du moi. Le facteur « constitutionnel » anal, qui jouerait ici comme dans la névrose obsessionnelle143 (s’allie dans la mélancolie avec la régression narcissique. Cette alliance donne à cette affection sa dangereuse démesure.
286L’explication freudienne est celle-ci :
« Si l’amour pour l’objet, qui ne peut être abandonné tandis que l’objet lui-même est abandonné, s’est réfugié dans l’identification narcissique, la haine entre en action sur cet objet substitutif en l’injuriant, en le rabaissant, en le faisant souffrir et en prenant à cette souffrance une satisfaction sadique. La torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente la satisfaction de tendances sadiques et haineuses qui, visant un objet ont subi de cette façon un retournement sur la personne propre... Ainsi l’investissement d’amour que le mélancolique avait fait sur son objet a eu un double destin : pour une part, il a régressé sur l’identification, pour une autre part, il a été reporté, sous l’influence du conflit d’ambivalence, au stade du sadisme qui est plus proche de celui-ci »144.
287Ce déplacement du sadisme fournit la solution de l’énigmatique tendance au suicide :
« Le moi ne peut se tuer que lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-même comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre lui-même l’hostilité qui vise un objet et qui représente la réaction originaire du moi contre des objets du monde extérieur »145.
288Si des formes de dépression névrotique sont une manière de maintenir l'objet, par identification magique, dans le moi, la névrose narcissique qu’est la mélancolie, en cherchant à maintenir le mode de relation à l’objet perdu dans le moi, détruit à la fois le moi et l’objet. Il n’y a pas, dans les névroses de transfert, un si formidable raté du conservatisme narcissique du moi.
289L’avatar mélancolique du narcissisme, marqué dans les effets ruineux de l’identification narcissique, nous oblige à revoir le concept même de narcissisme originaire. Il semblerait, en effet, que la représentation habituelle du narcissisme serait celle d’une sorte de monade auto-suffisante, de solipsisme libidinal clos, de cellule indifférenciée mais impénétrable à toute incursion du dehors146 Or, à lire sérieusement les implications et les effets de l’identification narcissique, force est de reconnaître qu’il en va peut-être autrement et que, originairement, le narcissisme est un mode de relation. Si l’identification cannibalique est la première manière d’aimer un objet, originellement ambivalente, si, en d’autres termes, « in principio » amour et identification coïncident, alors il faut se représenter le narcissisme comme une relation du moi à lui-même comme objet « cannibalisé » ; « lui-même », étant, identiquement, l’objet cannibalisé, approprié narcissiquement. Freud dit que la relation orale appartient au narcissisme ; il faut en tirer cette conséquence que le narcissisme originaire n’est pensable que comme cannibalisme et que, finalement, le narcissisme n’est autre chose que le fonctionnement de l’identification narcissique147.
290Ce problème du statut du narcissisme originaire — de l’identification originaire (ou primaire) — appelle un travail théorique de clarification ; nous aurons à l’effectuer nous-mêmes, après Freud, parce que dès Deuil et Mélancolie, la question la plus radicale de la théorie du moi devient solidaire de la question de l’identification comme relation originaire du moi à « l’objet ». Il n’y a pas de « moi » sans investissement d’objet. Les notions de moi et d’objet forment un couple indissociable. La démarche analytique montre qu’il n’est possible de parler de la structure et des modes de fonctionnement du moi qu’à partir des péripéties de ses investissements libidinaux. La possibilité pour le moi de devenir malade est intimement liée à ce destin libidinal. La problématique de « l’objet » est à l’œuvre dès l’origine, dès le narcissisme. Deuil et mélancolie contraint donc à revoir les concepts de moi et d’objet, en traçant une voie cependant : qu’il se pourrait bien qu’à un moment donné, ce qu’on appelle « objet » et ce qu’on appelle « moi » fussent la même chose. Avec ce texte, le problème de l’identification ne se limite plus à celui de la compréhension des processus de formation de symptômes mais se creuse comme par-dessous, en une interrogation sur l’origine du « moi » et de ses institutions »148.
B. Note additive à « Deuil et mélancolie » : à propos de K. Abraham
291Il n’est pas hors de propos, surtout si ce propos se soutient méthodologiquement des seuls textes freudiens, de compléter notre commentaire sur la mélancolie par quelques remarques sur les travaux de Karl Abraham, auxquels il a été fait plusieurs fois allusion.
292Ce dernier a cherché à approfondir certaines directions de recherches esquissées par Freud. Ces recherches, on le sait, se sont portées sur les relations d’objet précoces, dans le sens d’un149 « fignolage » — pour reprendre l’expression de J. Laplanche — de la théorie du développement de la libido. Nous ne retenons ici que ce qui peut avoir valeur suggestive pour notre propre questionnement. Abraham prolonge la pensée de Freud ou la nuance sur les points suivants :
La mélancolie est la forme archaïque du deuil. Il y aurait dans tout deuil normal un moment introjectif, cannibalique. Les rituels de fêtes funéraires chez les peuples « primitifs » en témoignent. Les recherches anthropologiques contemporaines de même que les études psychanalytiques portant sur le champ de la dépression150 le confirment. Disons qu’il y a quelque chose comme une introjection du mort dans tout deuil normal, introjection, identification partielle, qui assure la pérennité du mort à l’intérieur du moi ; l’objet aimé survit, mais métabolisé dans le moi. Le moi, constitutivement, ne dispose que de cette ressource narcissique là pour se maintenir en vie : il se constitue de la série des objets « morts » ou abandonnés, en n’en conservant en lui que la bonne part. Ce qu’il y avait de haïssable dans l’objet sombre, du fait d’une ambivalence « normale », dans l’oubli. Nous allons voir que Freud lui-même verra dans le processus mélancolique un modèle du processus normal de liquidation d’une relation d’objet. L’alternative n’est donc pas aussi tranchée qu’il le prétend entre le deuil et (ou) la mélancolie.
Le mélancolique frappe, à première vue, par ses discours auto-dépréciatifs ; Freud a repéré la signification de cette bruyante forme de « délire de petitesse » (Kleinbeitswahn). Mais il faut discerner une part notable, chez le mélancolique, de surestimation de soi : la part du moi qui hait est monstrueuse, la haine est incommensurable, gigantesque, effroyable. Cette démesure en négatif, démoniaque, laisse percer le narcissisme invétéré du mélancolique. Ajoutons que l'identification au Diable n’a jamais été rare parmi les cas de délires mélancoliques. Freud lui-même l’a remarquablement souligné dans son essai de 1923 : « Eine Teufelsneurose im siebzehnten Jahrhundert » (une névrose démoniaque au XVIIème siècle)151. Nous y reviendrons.
La tendance à la répétition caractérise singulièrement la vie du mélancolique. Il tend à répéter dans le choix inconscient de ses objets la condition qui précipite ses échecs amoureux et, partant, sa mélancolie : cette condition c’est l’identification narcissique, inconsciente, ambivalente, à l’autre qui possède le trait singulier qui le rend « le même ». Quand l'objet vient à « manquer » de ce qui soutenait cette identification, donc son amour narcissique, surgit la rebellion et la tragédie (Trauerspiel) mélancolique. Il faudra quelques années de latence à la pensée de Freud pour mettre en évidence la connivence de la « pulsion de mort » et de la répétition. On aperçoit déjà que le lieu de la répétition c’est le narcissisme et que dans le cas du mélancolique, la compulsion à répéter le traumatisme se joue dans son choix sexuel, c’est-à-dire, précisément, dans l’identification narcissique.
L’ambivalence envers l’objet et, par suite du retournement, envers le moi, est pour Abraham la condition du renversement de la mélancolie en manie. Nous ne discuterons pas ici le problème de la manie, repris par Freud dans « Psychologie des masses et analyse du moi » (1920).
Enfin, Abraham, homme systématique, a rassemblé les facteurs spécifiques qui provoquent l’avènement d’une mélancolie à la place d’un simple deuil.
L’érotisme oral : ce serait le facteur constitutionnel ;
Fixation de la libido à cette étape orale où fut excessif le plaisir à sucer, à mordre, à mastiquer, à manger : insatiabilité dans la demande de preuves orales d’amour ;
Blessure grave du narcissisme infantile par déception amoureuse, sentiment d’abandon de la part du père et de la mère ;
Survenue de la première grande déception amoureuse avant la maîtrise des désirs œdipiens, c’est-à-dire à un moment où la libido n’a pas dépassé le stade narcissique ; c’est « incorporativement » qu’il doit maîtriser (refouler) ses désirs incestueux et la révolte contre le père. Il y a association durable entre le complexe d’Œdipe et le cannibalismelibidinal (pulsions sadique-orales).
La répétition de la déception primaire au cours de la vie ultérieure occasionnera la survenue d’une dépression mélancolique, et l’hostilité contre ceux qui ont blessé si malencontreusement les aspirations amoureuses narcissiques. La déception primaire serait, comme le soutient Stärcke152, l’expérience du sevrage, qui serait une Urkastration, une castration primaire, engendrant une soif inextinguible de vengeance par morsure (des seins de la mère ou de son pénis fantasmatique).
293Citons, pour finir, le résumé que fait Abraham de ses conceptions sur l’introjection et ses conséquences :
« Chez nos patients, une déception intolérable par l’objet d’amour donne lieu à la tendance à l’expulser comme un contenu corporel et à le détruire. L’introjection s’ensuit, c’est-à-dire la récupération par dévoration de l'objet, forme spécifique de l’identification narcissique dans la mélancolie. La vengeance sadique s’assouvit alors sous les espèces d’une auto-mortification donnant un certain plaisir. Nous pouvons admettre qu’elle dure jusqu’à ce que, le temps aidant, il y ait une saturation des besoins sadiques, ce qui éloigne le danger de destruction de l’objet d’amour. Dès lors, l’objet d’amour peut en quelque sorte quitter sa cachette ; le patient peut lui redonner une place dans le monde extérieur.
« Il me semble, conclut-il, intéressant de constater que cette libération de l’objet a également valeur inconsciente d’une exonération. A l’époque où sa dépression s’atténuait, un patient fit un rêve au cours duquel il poussait un bouchon hors de son anus avec un sentiment de délivrance. Cette poussée vers le dehors clôt le déroulement de ce deuil archaïque que nous considérons être la maladie mélancolique. On peut dire à juste titre qu’au cours de la mélancolie, l’objet d’amour subit pour ainsi dire le métabolisme psycho-sexuel du patient »153.
C. L’identification et la métapsychologie
294De Totem et Tabou aux écrits métapsychologiques dont les Leçons d’introduction à la psychanalyse sont la conclusion provisoire, le matériel clinique et théorique nécessaire à la construction du concept d’identification s’est considérablement accru. L’identification appartient désormais à une série de problématiques entrecroisées et son infiltration dans les textes devient universelle. Il convient, semble-t-il, en achevant ce chapitre deuxième de notre travail, de formuler brièvement les différentes questions jaillies au cours de ce trajet. Plusieurs directions de recherche, toutes issues de la théorie du narcissisme qui constitue le centre de gravité de tout l’appareil en marche, s’esquissent et permettent de tracer les linéaments d’une « métapsychologie » de l’identification.
2951) L’identification est une opération fondamentalement narcissique, dans son origine et dans sa fin. Elle est le travail incorporatif du moi, le transformateur d’investissements libidinaux d’objet en investissements du moi : le jeu même de cette régression narcissique. Elle sert d’abord et avant tout les intérêts libidinaux du moi ; elle est le narcissisme au travail.
296Elle est le processus même de la Selbsterhaltung du moi : incorporer pour survivre.
2972) Elle assure donc cette auto-conservation (Selbsterhaltung)154 du moi, mais, paradoxalement, en s’étayant sur les objets pulsionnels. Processus essentiel de la conservation du moi elle est foncière conservation de l’objet : cet « objet », originairement, c’est quelque partie du moi, un « incorporé » primordial, prototype du moi, figure originaire de l’objet. L’identification est une « moïfication » de l’objet. Cet objet, le problème permanent qu’il impose au moi, c’est sa dérobade, sa « perte ». Ainsi, le moi est, originairement, l’objet secondaire : l’après-coup, le reste de quelque chose d’irrémédiablement perdu, l’objet éclaté et innommable de l’auto-érotisme, l’objet grandiose et mythique du narcissisme infantile originaire, l’objet de la passion amoureuse...155.
2983) C’est l’identification mélancolique qui a servi d’index à cette problématique de la relation originaire du moi à l’objet. Objet qui s’avère narcissique, qui se manifeste comme un « double » du moi archaïque et qui se trouve pris dans le fonctionnement pulsionnel ambivalent de l’oralité, du cannibalisme. L’analyse de la mélancolie se joint à celle de la paranoïa, à celle du délire des grandeurs de la paraphrénie156 et du délire de surveillance157 de la schizophrénie pour démonter la structure composite de ce qu’on appelle le « moi normal » et en révéler son origine plurielle. Structuré d’identifications que masquent des relations actuelles aux objets d’amour, le moi peut, suite à la perte (réelle ou imaginaire) de l’objet, se perdre lui-même, se décomposer, se cliver, se refendre, se déconstruire, se détruire. Les psychoses donnent les figures cliniques des démembrements possibles du moi, figures inversées de sa structuration, de son organisation, de ses « institutions » : idéal, censure, conscience morale, conscience de soi. La formation de « Doubles » dans la fiction littéraire illustre ces processus158.
2994) Élaboration négative et parfois suicidaire de la perte (impossible) de l’objet, la mélancolie montre pourtant la voie de tout travail de renoncement à l'objet. Forme « archaïque » de tout deuil, l’identification narcissique révèle le processus de survivance du moi non pathologique, à savoir la formation de l’idéal-, l’identification que nous appellions « totémique » ne semble pas radicalement différente de l’identification mélancolique — c’était, positivement, la voie de résolution du conflit d’ambivalence œdipien.
300La formation de l’idéal (Idealbildung) est sans doute le procès constitutif du moi lui-même en tant qu’originairement divisé. Nous avons déjà remarqué que cette mesure de « prise d’idéal » constituait pour le moi affronté au conflit de la culpabilité après la mort du père une issue résolutive possible : ainsi l’identification des fils au père dans le rite du repas totémique met fin au deuil et à la culpabilité en instaurant la puissance interdictrice et exemplaire du père dans le moi des survivants. Les exemples de totémisme infantile (Hans, Homme aux rats, Homme aux loups, Arpad) allaient dans le même sens pour montrer que l’identification au père mort (ou abandonné comme objet libidinal) produisait l’idéal. Il reste à penser ce processus de formation d’idéal en le situant dans le système des concepts voisins (identification, idéalisation, sublimation ; Moi idéal, idéal du moi, surmoi).
3015) Si l’on cherche à formuler verbalement la voie que suit le processus d’identification, il faut l’énoncer dans la forme grammaticale de la voix moyenne réfléchie. Plus originaire que la division de l’actif et du passif, l’identification comme jeu narcissique met en scène une auto-affection du « sujet » — auto-affection ambivalente, affectueuse ou destructrice. L’identification c’est l’auto-érotisme maintenu, développé.
302Nous ne nous arrêtons pas à commenter de près le texte initial de la Métapsychologie : Pulsions et destins de pulsions (Triebe und Triebschicksale). Il nous faut pourtant donner ici un étayage à ce que nous affirmons dans ces conclusions. Il s’agit des réflexions de Freud sur les transformations pulsionnelles (en particulier des pulsions partielles : sadiques, masochistes, voyeuristes, exhibitionnistes). Les destinées pulsionnelles envisagées sont :
le renversement dans le contraire (die Verkehrung ins Gegenteil),
le retournement sur la personne propre (die Wendung gegen die eigene Person).
303Les deux autres formes majeures de transformation ou de destinée de pulsions sont la sublimation (déjà étudiée dans les Trois essais) et le refoulement qui requiert un examen séparé. Ce qui a capté notre attention est cette incidente de Freud dans son texte sur le refoulement :
Le refoulement n’est pas un mécanisme de défense présent à l’origine, (qu’) il ne peut s’instituer avant qu’une séparation marquée entre les activités psychiques consciente et inconsciente se soit produite, et (que) l’essence du refoulement ne consiste qu'en ceci : mettre à l’écart et tenir à distance du conscient. Cette conception du refoulement pourrait être complétée par une hypothèse : avant que l’organisation psychique ait atteint un tel stade, ce sont les autres destins pulsionnels, comme la transformation dans le contraire, le retournement sur la personne propre, qui s’acquittent de la tâche de défense contre les motions pulsionnelles. »159
304La division psychique instaurée par le refoulement originaire et dans le régime de laquelle opère-le « refoulement proprement dit » qui est un refoulement après-coup (ein Nachdrängen) serait ainsi seconde par rapport à un régime de fonctionnement où la défense contre les dangers pulsionnels est assurée par des processus précoces de défense. Nous voyons dans ces processus conjoints, qui, parfois même, se confondent, une relation très étroite avec le processus d’identification lui-même. Processus primaires de défense narcissique, ces deux destins de pulsions que sont le renversement dans le contraire (de l’activité à la passivité) et le* retournement contre la personne propre (l’objet de la pulsion active devient le moi lui-même qui s’en trouve divisé en sujet de cette activité et en objet de celle-ci) nous semblent très proches d’une identification.
305En effet, il semble que ces processus soient intimement solidaires du régime de l’auto-érotisme qu’ils contribuent à maintenir. Car leur résultat, qui est la transformation du moi en objet masochiste ou exhibitionniste est finalement le mime de l’état originaire auto-érotique. La passivité est en effet le maintien de l’objet narcissique originaire des pulsions. Dans ces renversements, on aboutit à un changement de sujet et à une conservation de l’objet auto-érotique.
306L’auto-érotisme, plus originaire que la séparation sujet-actif et objet-passif, est bien, comme le dit Freud, l’équivalent de ce qu’est, grammaticalement, la voix moyenne par rapport à l’opposition de l’actif et du passif qui en dérivent. La pulsion active nécessite l’abandon du narcissisme ; la pulsion passive sauvegarde le narcissisme.
307Or, l’identification apparaît bien comme une re-production d’une relation auto-érotique où sujet et objet de la pulsion se confondent. Elle reproduit sur la scène du fantasme une relation sado-masochiste originaire, ou une relation voyeuriste-exhibitionniste originaire. L’ambivalence pulsionnelle est primaire ; Freud définit lui-même la pulsion comme un déferlement de vagues (et pas comme une vague unique), une succession de flux ; il écrit :
« L’éruption pulsionnelle première, la plus originaire, se perpétuerait sans changement et ne subirait aucun développement. Une vague suivante serait soumise, dès le début, à une modification, par exemple le renversement en passivité, et s’ajouterait alors, avec ce nouveau caractère, à la vague antérieure et ainsi de suite. (...) Le fait qu’à un moment avancé de l’évolution on puisse observer, à côté d’une motion pulsionnelle, son contraire (passif) mérite d’être mis en valeur par l’excellent terme qu’a introduit Bleuler, celui d'ambivalence. »160
308Et plus loin, dans ce même texte :
« Nous avons pris l’habitude d’appeler narcissisme cette phase du début du développement du moi, pendant laquelle ses pulsions sexuelles trouvent une satisfaction auto-érotique, sans soumettre d’abord à discussion la relation entre auto-érotisme et narcissisme. Il faut donc dire que le stade préliminaire de la pulsion de regarder, pendant lequel le plaisir de regarder a pour objet le corps propre, appartient au narcissisme, est une formation narcissique (eine narziβtische Bildung). À partir d’elle, la pulsion de regarder active se développe, en abandonnant le narcissisme ; mais la pulsion de regarder passive, elle, maintiendrait l’objet narcissique. De même, la transformation du sadisme en masochisme, signifierait un retour à l’objet narcissique, tandis que dans les deux cas le sujet narcissique est échangé par identification avec un autre moi, étranger. »161
309C’est ce principe d’une position ambivalente originaire auto-érotique qui contraint à postuler dès ce moment un masochisme originaire que Freud n’ose pas affirmer ici, comme s’il refusait une « passivité » originaire, ayant une conception « active » de la pulsion. Le problème en jeu ici est, au fond, la jouissance. Freud dit lui-même que c’est par identification avec l’objet souffrant que l’on jouit soi-même, dans le sadisme. Ce qui signifie, en clair, si l’on veut tenir à la logique régressive de l’identification, qu’un masochisme originaire rend possible la jouissance sadique.
310La discussion, annoncée seulement dans ce texte, sera reprise en 1919 par Freud dans son étude clinique Ein kind wird geschlagen (Un enfant est battu) et, plus tard, en 1924, dans un article métapsychologique : Das ökonomische Problem des Masochismus (Le problème économique du masochisme). Également dans jenseits das Lustprinzip (1920). Quand on dit que l’identification sert le narcissisme, l’on comprend mieux encore à présent, que c’est parce qu’elle restaure à partir d’une relation à un objet (qui a dû être choisi pour son « trait » narcissique comme un double inconscient du moi) la primitive jouissance auto-érotique, où le moi protéiforme naissant est à lui-même son propre objet d’amour ambivalent. Tout régime sexuel « pervers » tend à reproduire ce mode narcissique de jouissance où l’autre ne compte pas comme tel, mais comme double partiel du moi, comme apparence d’objet extérieur162.
311Pour terminer ces remarques, spécifions qu’il ne faut pas faire du sujet de la pulsion une subjectivité, pas plus que du sujet de l’identification. Il nous semble que cette subjectivité soit corrélative de la formation d’idéal qui dépendrait de cette énigmatique « nouvelle action psychique qui s’ajoute à l’auto-érotisme pour donner forme au narcissisme », c’est-à-dire à un moi opposable à un dehors, et donc à d’autres moi » ; « il n’y a pas, au commencement, une unité comparable au moi163 Nous croyons pouvoir soutenir que cette action psychique (psychische Aktion) qui donne forme (Gestalten) nouvelle à l’auto-érotisme pour fonder le moi réside dans une identification « idéale » et que celle-ci doit avoir quelque rapport avec le dit refoulement originaire.
3126) Si c’est le narcissisme qui motive tout refoulement, le rapport de l’identification et des mécanismes de refoulement doit être explicité. L’identification semble constituer une forme archaïque de « défense » du moi, plus ancienne que le refoulement. Nous y voyons la mise en œuvre des processus conjoints du « retournement sur la personne propre » et du « renversement dans le contraire » décrits par Freud comme les plus anciens destins de pulsions164 Nous avons rencontré, en lisant le cas Schreber, cette définition du refoulement : « le processus de refoulement au sens propre consiste dans le détachement de la libido des personnes — ou des choses — auparavant aimées », c’est-à-dire une Ablösung qui est un retrait, une tentative de retrait, plutôt, de cette libido. On sait que cette tentative échoue dans les névroses de transfert, qui maintiennent la relation fantasmatique avec l’objet ; les psychoses qui réalisent ce retrait amènent, avec l’abandon de l’objet, la décomposition du moi. L’identification névrotique et l’identification narcissique, dont la mélancolie a fourni le paradigme, sont les voies de cette Ablösung qui, dans les deux cas, aboutissent à l’impasse. Les textes ultérieurs de Freud qui thématisent le concept de refoulement, mettent davantage l’accent sur le sort des représentants pulsionnels — la représentation (Vorstellung) et l’affect (Affekt)165 et laissent de côté cet aspect narcissique de la question. C’est pourtant cet aspect narcissique qui rend l’opération du refoulement compréhensible ; ce qui en est dit dans Schreber et dans Pour introduire le narcissisme suffisent à la montrer166.
313Ces dernières considérations sur le rapport refoulement-identification-narcissisme laissent ouvertes de nombreuses questions qui rejoignent des questions suscitées plus haut :
La question de la composition du moi, de sa différenciation en instances, en institutions ;
La question du rapport primaire à l’objet et de l’abandon primaire de cet objet (identification primaire, refoulement primaire) ;
La question des critères de réussite ou d’échec du refoulement et, corrélativement, des identifications pathogènes ou « structurantes » (névroses, perversions, psychoses, formation de la personnalité).
Notes de bas de page
1 Ce virage du Freud I au Freud II a été amené pour des raisons convergentes d’ordres divers : la dissension d’Adler (1911) et de Stekel (1912), puis de Jung (1913) ont obligé Freud à préciser, à réaffirmer clairement l’importance de la théorie de la sexualité, de l'étiologie sexuelle des névroses, du complexe d’Œdipe, de la réalité de l’inconscient ; les apports des nouveaux élèves venus de la psychiatrie d’asile (Bleuler, Abraham, Jung, Ferenczi, etc.) nécessitent une révision de la théorie de la libido et une réflexion sur la genèse et la structure différenciée du « moi » permettant une compréhension des affections « narcissiques », c’est-à-dire des psychoses ; le texte sur le Narcissisme, de 1914, est la charnière théorique de ce remaniement doctrinal lointainement préparé par l’appropriation du terme de narcissisme, dès l’essai sur Léonard de Vinci (1910). Cf. Ernest JONES, La vie et l’Œuvre de S. Freud, Tome II, trad. fr. pp. 113-161.
2 GW V, p. 98-99.
3 GW V, p. 98.
4 ibidem
5 « Anlehnung » : Jean Laplanche a proposé le terme français « étayage », ou « appui » pour traduire ce concept que d’autres traducteurs ont parfois rendu, notamment dans la combinaison « Anlehnungstypus », par l’expression : type (de choix d’objet) anaclitique. L’ouvrage de J. LAPLANCHE, Vie et mort en psychanalyse, Nouvelle bibliothèque scientifique, Flammarion Paris, 1970, développe une interprétation approfondie de cette problématique de l’étayage et de la recherche de l’objet. Le chapitre I nous intéresse tout particulièrement pour ce thème de l’oralité (voir les pages 17 à 43). Voir également : Nouvelle Revue de psychanalyse, no°6, Destins du cannibalisme, Gallimard, Paris, Automne 1972.
6 GW V, p. 123.
7 GW V, p. 135. Freud a poursuivi cette explication de la diphasie de la vie amoureuse de l’homme dans ses Contributions à la psychologie de la vie amoureuse ; le deuxième article est intitulé « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1912) : GW VIII pp. 78 à 91. Il évoque les deux courants (le tendre et le sensuel) qui doivent normalement se rejoindre lors de la puberté.
« De ces deux courants, le plus ancien est le courant tendre. Il provient des toutes premières années de l’enfance ; il s’est formé en se fondant sur les intérêts de la pulsion d’auto-conservation et il se dirige sur les personnes de la famille et celles qui donnent les soins à l’enfant. Il a entraîné dès le début des apports des pulsions sexuelles, des composantes de l’intérêt érotique, qui déjà dans l’enfance sont plus ou moins évidentes et que la psychanalyse découvre ultérieurement chez les névrosés, dans tous les cas. Il correspond au choix d’objet infantile primaire. Il fait voir que les pulsions sexuelles trouvent leurs premiers objets en étayage sur les évaluations des pulsions du moi, exactement comme les premières satisfactions sexuelles sont éprouvées en étayage sur les fonctions corporelles nécessaires à la conservation de la vie. » (S. FREUD, La vie sexuelle, P.U.F., Paris, 1969, p. 57 ; GW VIII p. 79.)
8 Cette thématique de l’objet trouvé et retrouvé ne doit pas être comprise de façon simpliste : il est bien évident qu’on ne retrouve jamais le sein. Cependant cette idée fonde certaines conceptions du désir défini comme mouvement de retour nostalgique à cet objet perdu. Voir J. L., op. cit., p. 37 :
« L’objet à retrouver n’est pas l’objet perdu mais son substitut par déplacement, l’objet perdu c’est l’objet d’auto-conservation, c’est l’objet de la faim, et l’objet que l’on cherche à retrouver dans la sexualité est un objet déplacé par rapport à ce premier objet. D’où, évidemment, l’impossibilité de finalement jamais retrouver l’objet puisque l’objet qui a été perdu n’est pas le même que celui qu’il s'agit de retrouver c’est là le ressort du « leurre » essentiel qui se situe au départ de la recherche sexuelle ».
9 GW V, p. 127.
10 GW V p. 123 note 1.
11 GW X p. 157.
12 GW VIII pp. 127-211.
13 « Dans tous les cas observés, nous avons pu constater que ceux qui seront plus tard des invertis passent pendant les premières années de l’enfance par une phase de courte durée où la pulsion sexuelle se fixe d’une façon intense sur la femme (la plupart du temps la mère) et qu’après avoir dépassé ce stade, ils s'identifient à la femme et deviennent leur propre objet sexuel, c’est-à-dire que, partant du narcissisme, ils recherchent des adolescents qui leur ressemblent et qu’ils veulent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes. » S. FREUD, Trois Essais, tr. fr. p. 168 ; GW V p. 44-46.
14 Freud signale des traces de ce processus en deux temps dans le choix de l’objet sexuel chez Léonard. Citant le biographe Vasari, il écrit :
« Modelant, dans sa jeunesse, quelques têtes de femmes qui riaient, d’abord en terre, puis reproduites en plâtre, et aussi quelques têtes d’enfants, qui semblaient sorties de main de maître. »
« Ainsi nous apprenons que l’activité artistique de Léonard débuta par la représentation de deux sortes de sujets, qui nous rappellent les deux objets auxquels s’attacha d’abord sa libido infantile, et que nous avons appris à connaître de par l’analyse du fantasme au vautour. De même que les belles têtes d’enfants sont les reproductions de Léonard enfant (Vervielfältigungen seiner eigenen kindlichen Person), de même les femmes souriantes ne sont rien autre que des répliques de Catarina, sa mère (Wiederholungen der Katarina) et nous commençons à en entrevoir la possibilité : ce fut sa mère qui posséda ce mystérieux sourire, qu’il avait perdu et qui le captiva si fort quand il le retrouva sur les lèvres ne la dame florentine (Mona Lisa — la Joconde) ». GW VIII p. 182-3.
15 GW VIII p. 170. Trad. franç. M. Bonaparte, NRF Paris 1927, p. 112.
16 GW VIII p. 192.
17 « La sollicitude ultérieure de son père ne put plus modifier chez Léonard cette compulsion (Zwang) car celle-ci dérivait des impressions de la toute première enfance, et ce qui est refoulé et demeure inconscient ne peut plus être corrigé par des impressions ultérieures. » GW VIII p. 193 ; tr. fr. p. 172.
18 GW VIII p. 193.
19 Nous reprenons l’expression même de Freud dans ce passage des Trois essais : « L’objet sexuel dans la période d’allaitement. Toutefois, de ce rapport sexuel qui est le premier et le plus important de tous, il subsiste, même après la séparation effectuée de l’activité sexuelle d’avec l’absorption des aliments, un résidu important qui contribue à préparer le choix de l’objet, et ainsi à retrouver le bonheur perdu... Les rapports de l’enfant avec les personnes qui le soignent sont pour lui une source continue d’excitations et de satisfactions sexuelles partant des zones érogènes. Et cela d’autant plus que (la mère) témoigne à l’enfant des sentiments dérivant de sa propre vie sexuelle, l’embrasse, le berce, le considère, sans aucun doute, comme le substitut d’un objet sexuel complet (zum Ersatz für ein vollgültiges Sexualobjekt). » GW V p. 124 ; tr. fr. p. 132-3.
20 La formule du complexe d’Œdipe complet ne sera explicitée que dans « Le Moi et le Ça », en 1923.
21 Cf. E. JONES, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome II : Les années de maturité (1901-1919), p. 372-383.
22 GW IX p. 96. Trad. fr. Petite bibliothèque Payot, Paris 1965, p. 92.
23 GW IX p. 95 ; tr. fr. p. 91.
GW IX p. 97 ; tr. fr. p. 93.
24 « ... men mistook the order of their ideas for the order of nature, and hence imagined that the control which they have, or seem to have, over their thoughts, permitted them to exercice a corresponding control over things ». FRAZER, The magic Art I, p. 420 ff, cité par Freud GW IX p. 103.
25 Voir Formulierungen über die zwei Prinzipen des psychischen Geschehens, 1912, GW VIII p. 230-238.
26 GW IX p. 100 ; tr. fr. p. 96.
27 GW IX p. 99 ; tr. fr. p. 95.
28 GW IX p. 101 ; tr. fr. p. 96-97.
29 GW IX p. 103 ; tr. fr. p. 99.
30 GW IX p. 103-4 ; tr. fr. p. 99.
31 ibidem
32 GW IX p. 105 ; tr. fr. p. 99-100.
33 Voir le deuxième chapitre de Totem et tabou : Le tabou et l’ambivalence des sentiments.
34 GW IX p. 106 ; tr. fr. p. 101.
35 « Die Berührung ist der Beginn jeder Bemächtigung.. » GW IX p. 44.
36 Nous nous référons ici aux travaux de Lacan et aux explications qu’en a données A. ZENONI : Métaphore et métonymie dans la théorie de Lacan in Cahiers internationaux du symbolisme, n°31-32, 1976 p. 187-198.
37 « Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose » (1909). En étudiant les caractéristiques de la pensée obsessionnelle et l’attitude de l’obsédé envers la réalité, la superstition et la mort, Freud relie la « Toute-puissance qu’il attribuait à ses pensées, à ses sentiments et aux bons et mauvais souhaits qu’il pouvait faire... » à la « mégalomanie infantile ». GW VII p. 450 ; tr. fr. p. 251 dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1966.
38 Dans l’article évoqué plus haut « Formulierungen über die zwei Prinzipen des psychisches Geschehens », Freud caractérise le mode de pensée névrotique comme suit : « Il est un caractère tout à fait surprenant des processus inconscients (refoulés) auquel le chercheur ne s’habitue qu’au prix d’un grand effort sur lui-même : il consiste dans leur mépris total pour l’épreuve de réalité, la réalité de la pensée est mise à égalité avec la réalité extérieure, le désir avec son accomplissement, exactement comme cela se passait, sans plus, sous le règne du vieux principe de plaisir. D’où la difficulté de distinguer les fantaisies inconscientes des souvenirs qui sont devenus inconscients. Il ne faut toutefois pas se laisser induire à l’erreur qui consisterait à appliquer aux formations psychiques refoulées la valeur de réalité et à sous-estimer par exemple l’importance des fantaisies pour la formation des symptômes sous prétexte que ce ne sont pas des réalités ; ou encore à faire découler un sentiment de culpabilité névrotique d’une autre source parce qu’on ne peut fournir la preuve d’aucun crime réellement commis. On est tenu d’employer dans le pays que l’on visite, la monnaie qui y a cours, dans le cas qui nous intéresse, c’est la monnaie névrotique qui importe. » (nous soulignons) GW VIII p. 237-8.
39 GW IX p. 107 ; tr. fr. p. 102.
40 GW IX p. 111 ; tr. fr. p. 106.
41 GW IX p. 109 ; tr. fr. p. 105.
42 GW IX p. 95-6 ; tr. fr. p. 91.
43 « Ni l’angoisse ni les démons ne peuvent être considérés en psychologie comme causes premières. Il faut remonter plus loin encore. Il en serait autrement si les démons avaient une existence réelle ; mais nous savons que, tout comme les dieux, ils sont des créations des forces psychiques de l’homme, et il s’agit de connaître leur provenance et la substance dont ils sont faits. » S. FREUD, Totem et tabou, tr. fr. p. 36 ; GW IX p. 34.
44 GW IX p. 113, tr. fr. p. 108 (il manque cette phrase dans cette traduction très peu rigoureuse de Jankélévitch).
45 ibidem
46 GW IX p. 75 ; tr. fr. p. 72.
47 GW IX p. 75 ; tr. fr. p. 73.
48 GW IX p. 76-7 ; tr. fr. p. 74.
49 GW IX p. 79 ; tr. fr. p. 75.
50 « L’esprit (der « Geist ») d’une personne ou d’une chose se réduit en dernière analyse à leur propriété de devenir objet d’un souvenir ou d’une représentation lorsqu’elles échappent à la perception directe ». GW IX p. 115 ; tr. fr. p. 110.
51 GW IX p. 117 ; tr. fr. p. 11-112.
52 C’est Claude Lévis-Strauss qui a dénoncé avec le plus de vigueur « l’illusion archaïque » qui régit la démarche de Freud dans Totem et tabou. Il a discuté les thèses psychanalytiques relatives à l’origine du totémisme et de l’exogamie dans les ouvrages suivants : Les structures élémentaires de la parenté (voir surtout l’introduction théorique), Paris, P.U.F., 1949. Le totémisme aujourd’hui, Paris, P.U.F., 1962. La pensée sauvage, Paris, P.U.F., 1962. Voir également : Yvan SIMONIS : Lévi-Strauss ou la « passion de l’inceste », Introduction au structuralisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1968. Roger BASTIDE : Sociologie et psychanalyse, Paris, P.U.F., 1950. Marie-Cécile et Edmond ORTIGUES : Œdipe Africain, Paris, Plon, 1966 ; édition revue et corrigée, Paris, Union générale d’édition, (10-18, n° 746), 1973. Edmond ORTIGUES : Les quiproquos du désir dans Problèmes de psychanalyse, Recherches et débats, Paris Desclée de Brouwer 1973, p. 41-59. Sami ALI : De la projection, Paris Payot 1970 ; critique et commente Totem et tabou, p. 38-42.
53 GW IX p. 125 ; note 1 ; tr. fr. p. 120.
54 GW IX p. 127 ; tr. fr. p. 122.
55 GW IX p. 128 ; tr. fr. p. 122-3.
56 GW IX p. 128 ; tr. fr. p. 123.
57 Dans un texte autobiographique écrit en 1925 : Selbstdarstellung, Freud explique le chemin qu’il a suivi dans l’élaboration de Totem et tabou. Il dit y avoir cherché le « noyau central » du totémisme qui consiste dans le meurtre du père ; la réaction au meurtre du père a engendré chez les fils l’institution des règles du totémisme. Dans cet écrit proche de la troisième réédition du livre, il ne prétend pas, comme il l’avait peut-être cru dans l’enthousiasme de sa trouvaille, avoir fourni une « hypothèse » explicative mais plutôt la « vision d’une suite de faits » (die Vision des folgendes Hergangs...) c’est-à-dire la vision d’une mise en série d’évidences qui acquièrent, de par leur enchaînement, un pouvoir semblable à la logique d’un récit. Cf. GW XIV p. 93 ; tr. fr. Marie BONAPARTE : Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1928, p. 106-108.
Dans les dernières pages du Moïse et le monothéisme, il redit sa conviction d’avoir montré un enchaînement éclairant : GW XVI p. 239-246.
58 GW IX p. 154 ; tr. fr. p. 146-7.
59 Analyse d’une phobie d’un garçon de 5 ans, GW VII pp. 241-377, tr. fr. M. Bonaparte et R. Loewenstein dans Cinq psychanalyses, 2è édit. Paris, P.U.F., 1966, p. 93-198.
On trouvera un commentaire fouillé de ce cas dans le travail de Michel DE WOLF, La castration dans l’œuvre et l’expérience freudiennes, thèse présentée pour l’obtention du grade de Docteur en psychologie, Louvain Institut de Psychologie, 1973. Voir en particulier les pages 107 à 199. Freud a plusieurs fois repris des éléments de ce cas de phobie pour illustrer sa théorie du refoulement de l’angoisse : voir Le refoulement (GW X pp. 248-261), l'Inconscient (GWXp. 264-303), Inhibition, symptôme et angoisse (GW XIV p. 113-205) en particulier les chapitres IV et VIL
60 GW IX p. 157 ; tr. fr. p. 149.
61 GW IX p. 157 ; tr. fr. p. 150.
62 GW VII p. 287 ; tr. fr. p. 128, dans Cinq psychanalyses.
63 GW IX p. 157 ; tr. fr. p. 150
64 GW IX p. 159 ; tr. fr. p. 151
65 GW IX p. 160 ; tr. fr. p. 152
66 ibidem.
67 GW IX p. 167 ; tr. fr. p. 159
68 GW IX p. 170 ; tr. fr. p. 170 ; tr. fr. p. 161.
69 GW IX p. 171 ; tr. fr. p. 162
70 GW IX p. 173 ; tr. fr. p. 166
71 GW IX p. 179 ; tr. fr. p. 170. Cf. Antoine VERGOTE : » La religion du père face à la raison et à la nécessité « Psychanalyse et anthropologie philosophique, dans La psychanalyse, science de l’homme, Bruxelles, Dessart, 1964, p. 223-255.
Également Paul RICŒUR, De l’Interprétation, Essai sur Freud, Paris, Le Seuil, 1965, p. 232-249. Ces deux ouvrages proposent une analyse critique des positions de Freud à l’égard de l’origine psychique et historique de la religion ; ils montrent que ce qui, à leurs yeux, fait la limite de l’interprétation freudienne réside dans sa négligence à tenir compte de l’expérience vécue du croyant.
72 GW IX p. 182-183 ; tr. fr. p. 170.
73 J. FRAZER : Religion of the Semites, p. 412-413, cité par Freud, IX p. 185 note 1 : tr. fr. p. 174, note 1.
74 La formation mythologique du héros et du double dans les productions littéraires a fait l’objet des études d’Otto Rank dont Freud connaissait les thèses. Voir Otto Rank, Der Mythus von der Geburt des Helden, Wien und Leipzig, 1909 ; Der Doppelgänger, Wien, Imago III, 1914 ; Rank ne fait, au fond, que mettre en évidence la problématique du narcissisme et de son rapport à la mort. Freud utilisera encore ces recherches mythologiques et littéraires dans son article Das Unheimliche, (L’inquiétante étrangeté) de 1919 (GW XII p. 246-248).
75 GW VII p. 428.
76 GW VII p. 420, note 1 ; tr. fr. dans Cinq psychanalyses, p. 228, note 1.
77 La prégnance d’un tel « mythe » dans le processus névrotique de l’Homme aux rats a été spécialement décrite par Jacques Lacan dans un commentaire (inédit) « Le mythe individuel du névrosé » (1953). Il voit dans la singularité de ce cas une forme universelle dont Freud a pu manifester la vérité. Il écrit :
« On peut dire que la constellation originelle d’où est sorti le développement de la personnalité du sujet — je parle de la constellation au sens où en parleraient les astrologues — ce à quoi elle doit sa naissance et son destin, sa préhistoire, à savoir les relations familiales fondamentales qui ont présidé à la jonction de ses parents, ce qui les a amenés à leur union, c’est quelque chose qui se trouve avoir un rapport, et un rapport dont on peut dire qu’il est peut-être définissable dans la formule d’une certaine transformation à proprement parler mythique, un rapport tout à fait précis avec quoi, avec la chose qui apparaît la plus contingente, la plus phantasmatique, la plus paradoxalement morbide, à savoir le dernier état de développement de ce qu’on appelle, dans cette observation, la grande appréhension obsédante du sujet, c’est-à-dire le scénario auquel il parvient, scénario imaginaire, comme étant celui qui doit résoudre pour lui l’angoisse provoquée par le déclenchement de sa grande crise... » (nous soulignons).
Voir chez FREUD, Le roman familial des névrosés, GW VII.
78 GW VII p. 420 ; tr. fr. p. 228.
79 GW VII p. 429 : « in solcher Schule des Leidens... » ; tr. fr. p. 235.
80 Quelques pages rassemblent le fouillis des associations en parcourant la série des significations symboliques qu'avait acquises cette représentation obsédante des rats. Voir GW VII p. 432-438 ; tr. fr. p. 238-242.
81 GW VII p. 455 ; tr. fr. p. 240.
82 Anna FREUD : Das Ich und die Abwehrmechanismen, London, Imago, 1946 ; tr. fr. A. Berman, 3è édition, Paris, P.U.F., 1964. Voir spécialement chap. IX.
83 Aus der Geschichte einer infantilen Neurose, GW XII p. 27-157 ; Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups), trad. fr. dans Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1966.
84 Le destin psychanalytique de ce patient qui a contribué, de par les questions qu’il a suscitées chez Freud, à faire avancer la théorie, a fait l’objet d’études approfondies. L’état de la question nous semble avoir été exhaustivement décrit dans le travail récent de Michel DE WOLF : La castration dans l’œuvre et l’expérience freudiennes. Dissertation en vue de l’obtention du grade de Docteur en Psychologie, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, Université catholique de Louvain, 3 vol., 1972 — sous la direction du Professeur J. Schotte. Cf. le chapitre IV : « La castration dans l’analyse de l’homme aux loups ». Voir également le numéro spécial de la Revue française de Psychanalyse, À propos de l’homme aux loups, Tome XXXV, janvier 1971.
Freud résume ce qui constitue l’originalité de ce cas au chapitre IX de son étude, en ces termes :
« On croit en effet ici toucher du doigt qu’il s’agit d’un conflit entre les aspirations mâles et les aspirations femelles, donc de la bisexualité qui engendre le refoulement et la névrose. Cette conception, cependant, est incomplète. De ces deux aspirations sexuelles contraires, l’une est acceptée par le moi, l’autre blesse les intérêts du narcissisme, c’est pourquoi celle-ci succombe au refoulement.... Les conflits entre la sexualité et les tendances morales du moi sont bien plus fréquents que les conflits ayant lieu à l’intérieur de la sexualité elle-même. Un tel conflit moral fait défaut dans notre cas. Affirmer que la sexualité soit le mobile du refoulement serait une conception trop étroite ; dire qu’un conflit entre le moi et les tendances sexuelles (la libido) le conditionne, voilà qui englobe tous les cas ». Tr. fr. p. 410.
85 GW XII p. 91 ; tr. fr p. 368.
86 GW XII p. 50 ; tr. fr. p 339.
87 GW XII p. 52 ; tr. fr. p. 341.
88 Il s’agir de ce livre d’images dont les histoires de loups l’effrayaient et que se sœur s’ingéniait à lui mettre sous les yeux pour le taquiner ; du conte du Petit Chaperon Rouge, de celui du Loup et des sept Chevreaux ; et de l’histoire racontée par le grand-père, où un tailleur surpris par un loup sautant par sa fenêtre, le saisit par la queue et la lui arrache...
89 GW XII p. 73 ; tr. fr. p. 357.
90 GW XII p. 94 ; tr. fr. p. 371.
91 GW XII p. 95 ; tr. fr. p. 372.
92 GW XII p. 95 ; tr. fr. p. 372.
93 ibidem
94 GW XII p. 96 ; tr. fr. p. 373.
95 GW XII p. 97 ; tr. fr. p. 373.
96 D’après le dictionnaire : Langenscheidts Grosswörterbuch Französisch, Langenscheidt, Berlin-München-Zürich, 1968.
97 GW XII p. 97 ; tr. fr. p. 374.
98 GW XII p. 98 ; tr. fr. p. 375.
99 GW XII p. 121 ; tr. fr. p. 392.
100 Nous pensons ici aux travaux de phénomènes tels que : Max SCHELER sur le « Mitgefübl » dans Nature et formes de la sympathie, tr. fr. par M. Lefebvre, Patot, Paris, 1971. Kurt SCHNEIDER, Pathopsychologische Beiträge zur psychologiscben Phänomenologie von Liebe und Mitleid (Dissertation, Cologne, 1921 — cité par M. Scheler, op. cit.). Ludwig BINSWANGER, Manie und Melancholie, Günther Neske, Pfüllingen-Stuttgart, 1960. A. DE WAELHENS, La philosophie et les expériences naturelles, Phaenomenologica, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961. Pierre KAUFMANN, L’expérience émotionnelle de l’espace, Paris, J. Vrin, 1967. Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, Phaenomenologica, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961. Maxime CHASTAING, L'existence d’autrui, Paris, P.U.F., 1951. On y trouve une référence à la problématique formulée par Edmund Husserl dans la Cinquième des Méditations cartésiennes, Introduction à la phénoménologie, traduit de l’allemand par G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin 1953. Dans l’horizon psychanalytique, on trouve les travaux de L. Jekels, Psychologie des Mitleids, Imago, I, 1930, S. 5-22 ; de A. Hesnard, Psychanalyse du lien interhumain, Paris, P.U.F., 1957.
101 « Unser Verhältnis zum Tode », GW X p. 341-355, tr. fr. in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1963. Voir supra, au chapitre I de ce travail, le commentaire de l’article de FREUD, Psychopathic characters on the stage, St Ed. VII, p. 305-310.
102 GW XII p. 119 ; tr. fr p. 391. Le père est identifié, dans le processus phobique, au loup, puis au lion ; il y avait un point d’ancrage de cette équivalence père dévorateur dans des jeux oraux effectués autrefois avec son père : voir GW XII p. 58 ; tr. fr. p. 345. Le processus de déplacement phobique, qui produit non la peur du père mais la peur du loup, entraîne une régression au stade du « substitut totémique du père » : GW XIIp. 148 ; tr. fr. p. 414.
103 « La névrose obsessionnelle prit naissance dans le terrain d’une constitution sadique-anale » GW XII p. 103 ; tr, fr. p. 378. La liaison entre organisation pulsionnelle anale et névrose obsessionnelle avait déjà été repérée dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1904) ; elle a fait l’objet d’une étude, en 1906 : Caractère et érotisme anal (GW VII) ; en 1913 : La prédisposition à la névrose obsessionnelle (GW VII) ; plus tard, le problème sera encore repris, en 1916, Sur les transformations des pulsions, particulièrement dans l'érotisme anal (GW X).
104 GW XII p. 107 ; tr. fr. p. 381.
105 GW XII p. 108 ; tr. fr. p. 382.
106 GW XII p. 109 ; tr. fr p. 383.
107 GW XII p. 110 ; tr. fr. p. 384.
108 GW XII p. 11 ; tr. fr. p. 385.
109 GW XII p. 112 ; tr. fr. p. 387.
110 La traduction et la compréhension du terme freudien de Verwerfurg soulève quelques difficultés. Il est malaisé de saisir, dans le texte ici commenté, si Freud a vraiment voulu en faire un concept théorique à distinguer de celui de refoulement. Puisqu’il est utilisé tantôt comme synonyme, tantôt comme distinct de ce terme de refoulement. Lacan y a entrevu un mécanisme spécifique, producteur de la psychose comme telle en proposant le terme français de forclusion, pour souligner la différence d’avec le refoulement névrotique. La discussion d’ensemble a bien été rendue par Michel DE WOLF, op. cit. pp. 41-88. Voir également Alphonse DE WAELHENS, La psychose. Essai d’interprétation analytique et existentiale, Louvain, Paris, Nauwelaerts, Pathei Mathos, 1972.
111 GW XII p. 116 ; tr. fr. pm 388.
112 GW VIII p. 277 ; tr fr. dans Cinq psychanalyses, p. 290-1.
113 GW VIII p 22 ; tr. fr p. 294.
114 GW VIII p 282 ; tr. fr. p. 295.
115 GW VIII p. 285, note 1 ; tr. fr. p. 297. Dans la note (1) Freud revient sur la fonction des doublets aperçue par JUNG,dans Ein Beitrag zur Psychologie des Gerüchtes (Contribution à la psychologie des faux bruits), Zentralblatt fur Psycho-analyse, n° 3, 1910. “Jung, écrit-il, a probablement raison quand il dit encore que cette division, conforme en ceci à la tendance générale de la schizophrénie, dépouille par l’analyse les représentations de leur puissance, ce qui a pour but d’empêcher l’éclosion d’impressions trop fortes... ». Freud reviendra encore sur ce processus de redoublement dans un passage de Das Unheimliche (1919) où il fait allusion aux travaux de Rank sur le Double en littérature.
116 On dispose aujourd’hui d’ouvrages qui fournissent des éléments permettant de mieux saisir le rapport du Président Schreber à son père réel. Maud Mannoni dans Education impossible, (Le champ freudien), Le Seuil, Paris 1973, résume les théories éducatives du Docteur Schreber et examine des travaux récents sur le Président Schreber, en particulier ceux de W.C. Niederland, Fr. Baumeyer, M. Katan, Ph. Kitay, M. Schatzman, E. Sylvester.
Voir également l’article non signé : Une étude : la remarquable famille Schreber dans Scilicet no 4, 1973, p. 287-322.
117 GW VIII p. 291 ; tr. fr. p. 302.
118 GW VIII (Uber den paranoïschen Mechanismus) p. 299-302 ; tr. fr. p. 308-9. La proposition à nier, à contrer (widersprechen) est la suivante : « moi (un homme) je l’aime (lui, un homme) ». Les différentes manières de la contredire donnent les différentes formes de délire paranoïaque, lesquelles reviennent à quatre types de formules défensives :
1° Celle du délire de persécution : « je ne l’aime pas, je le hais », transformée, par projection, en « il me hait » (ou me persécute).
2° Celle du délire érotomaniaque : « Ce n'est pas lui que j’aime, c’est elle », transformée, par projection, en « elle m’aime ».
3° Celle du délire de jalousie : « ce n’est pas moi qui aime l’homme — c’est elle qui l’aime » (forme du délire de jalousie chez l'homme alcoolique) ou encore, chez la femme : « Ce n’est pas moi qui aime les femmes — c’est lui qui les aime ».
4° Celle du délire des grandeurs : « Je n’aime pas du tout — je n’aime personne », avec le retour de la libido sur le moi : « je n'aime que moi ».
Freud approfondira encore les relations entre ces diverses formes de défense dans Sur quelques mécanismes névrotiques, dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité (tr. fr J. Lacan dans Revue française de psychanalyse, 1932, vol. VI, p. 391-401) Cf. GW XIII.
119 GW VIII p. 308 ; tr. fr. p 315.
120 GW VIII p. 309 ; tr. fr. p. 316.
121 Cf. Ernest JONES, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, tome II, p. 197-199.
122 K. ABRAHAM, Préliminaires à l’investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins. Conférence prononcée au 3e Congrès de psychanalyse le 21 septembre 1911, publiée dans le Zentralblatt für Psychoanalyse, 2 année, Cahier 6, 1912 Tr. fr. par Ilse Barande et Élisabeth Grin. Œuvres complètes, tome I (1965) Paris, Payot, p. 99-113.
123 K. Abraham dans Œuvres complètes, tome II (tr. fr. 1966) : Les états maniaco-dépressifs et les étapes prégénitales d’organisation de la libido (1924), p. 255-297. Les travaux de K. Abraham trouvent leur poursuite et leur prolongement originaux dans ceux de Mélanie KLEIN, Contribution à l’étude et à la psychogenèse des états maniaco-dépressifs (1934) et Le Deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs (1940), dans Essais de Psychanalyse, tr. fr. par M. Derrida, Introduction par N. Abraham et M. Torok Paris, Payot, 1967.
124 S. FREUD, Trauer und Melancholie, GW X p. 428-446 ; tr. fr par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, (Idées), 1968, dans le recueil de textes intitulé « Métapsychologie », p. 147-174.
Notre lecture de ce texte doit beaucoup au commentaire proposé par J. Laplanche dans son cours à l’Université de Paris, d’Initiation à la théorie psychanalytique (1972-1973) ; « Les normes morales et sociales, leur impact dans la topique subjective », in « Bulletin de Psychologie », Paris, 1973.
125 S. FREUD, Metapsychologische Ergänzung zur Traumlehre, GW X p. 412 ; tr fr. dans Métapsychologie, p. 125.
126 Nous soulignons. GW X p. 428-9 ; tr. fr. p. 148.
127 GW X p. 430 ; tr. fr. p. 150.
128 L’énigme de la douleur, tant psychique que physique, double celle qui préoccupe Freud tout au long de sa démarche, l’énigme du plaisir. Il a toujours cherché à aborder cette double problématique du point de vue « économique ». Cette problématique se reformule à partir de 1920 mais ne trouvera pas de solution définitive.
129 GW X p. 431 ; tr. fr. p. 151 : « ... er zwar weiẞ ? wen, aber nicht, was er an ihm verloren hat ».
130 GW X p. 432 ; tr. fr. p. 152.
131 Les traducteurs français notent ceci à propos du terme allemand « Anklage » : « ancien terme juridique signifiant : mise en accusation, plainte portée contre quelqu’un ».
132 GW X p. 435 ; tr. fr p. 157.
133 ibidem
134 GW X P-436 ; tr. fr. p. 158-9.
135 GW X p. 436 ; tr. fr. p. 158.
136 Freud signale en note la référence à la contribution clinique de LANDAUER, Internationale Zeitschrift für ärtzliche Psycho-analyse, II, 1914.
137 « Ailleurs », c’est-à-dire, dans ses Trois essais (II, chapitre VI, ajouté en 1915). Nous avons commenté plus haut cette formule qui reviendra très souvent dans les définitions ultérieures de l’identification, principalement dans « Massenpsychologie und Ichanalyse » (1920) et « Das Ich und das Es » (1923).
138 Cf. K. ABRAHAM, op. cit.. Tome II, p. 250. Nous lisons :
« Deux symptômes prennent rang parmi les manifestations les plus importantes et les plus marquantes des manifestations dépressives. Ils ont rapport à la prise de nourriture. Ce sont : le refus alimentaire et la peur de mourir de faim...
139 Nous soulignons. GW X p. 436-7 ; tr. fr p. 158-60. Freud reprend cette comparaison entre identification hystérique et narcissique (mélancolique) dans un texte de la même époque, la 26e Leçon d’introduction à la psychanalyse : Théorie de la libido et narcissisme-, cf. GW XI p. 443 ; tr. fr. par S. Jankelevitch, Introduction à la Psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1962, p. 404. Cette opposition de l’hystérie (des névroses de transfert) et de la mélancolie (les névroses narcissiques) permettra, dans les textes théoriques ultérieurs, une articulation très éclairante du concept d’identification.
140 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, dans Temps modernes, avril 1964, no°215, p. 1833-68. La reconstruction de l’originaire fait également l’objet du livre de J. LAPLANCHE, Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970.
141 Plus exactement, il faudrait dire : la « position » dépressive. M. Klein justifie elle-même ce choix terminologique dans cette remarque :
« J’ai décrit dans mes ouvrages précédents, les angoisses et les mécanismes psychotiques de l'enfance en termes de phases de développement. Il est vrai que cette description rend pleinement compte du rapport génétique qui relie ces phases et de la fluctuation que la pression de 1'angoisse maintient entre elles avant qu’une plus grande stabilité ne soit atteinte ; mais comme les angoisses et les mécanismes psychotiques ne prédominent jamais tout seuls dans le développement normal (fait que j’ai, bien entendu, souligné), le terme de phase psychotique n’est pas véritablement satisfaisant. J’utilise maintenant le terme de « position » quand il s’agit des angoisses et des défenses psychotiques du développement de la petite enfance. Ce mot me semble exprimer, mieux que celui de « mécanisme » ou de « phase », les différences entre les angoisses psychotiques infantiles dues au développement et les psychoses de l'adulte ; pensons à la mutation rapide, par exemple, qui fait passer d’une angoisse de persécution ou d’un sentiment de dépression à une attitude normale — mutation si caractéristique chez l’enfant. » dans Essais de Psychanalyse, p. 325-6.
142 GW X p. 437 ; tr. fr. p. 161. Cette forme intermédiaire de deuil a fait l’objet d’un intéressant travail clinique de Daniel LAGACHE, Deuil pathologique, dans La Psychanalyse, no 2, Paris, P.U.F., 1956, p. 45-74.
143 S. FREUD, Die Disposition zur Zwangneurose (GW VIII) ; Charakter und analerotik (GW VII) ; Bemerkungen über einen Fall von Zwangneurose (GW VII) — voir notre commentaire du cas de l’Homme aux rats, Chapitre II § 2, c.
144 GW X p. 438 ; tr. fr. p. 161-2.
145 GW X p. 439 ; tr. fr. p. 163. Dans Triebe und Triebschicksale (Pulsions et destins de pulsions), cette hostilité originaire du moi contre les objets du monde extérieur est à l’origine de la haine tandis que les pulsions sexuelles partielles sont à l’origine de l'amour. Voir Métapsychologie pp. 42-44.
La question du suicide fut le thème d’une discussion de la Société Psychanalytique de Vienne les 20 et 27 avril 1910. Freud y donna une conclusion qui annonçait Deuil et mélancolie : cf. GW VIII. Voir à ce propos E. JONES, La vie et l'œuvre de S. Freud, Tome II, p. 261.
146 Ainsi dans « Pour introduire le narcissisme » :
« Ce narcissisme qui est apparu en faisant rentrer les investissements d’objet, nous voilà donc amenés à le concevoir comme un état secondaire construit sur la base d’un narcissisme primaire que de multiples influences ont obscurci (...) Nous nous formons ainsi la représentation d’un investissement libidinal originaire du moi ; plus tard une partie en est cédée aux objets, mais, fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a émis, dans La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1969, p. 83.
Dans « Pulsions et destins de pulsions » :
« Il y a une situation psychique originaire dans laquelle deux d’entre les trois polarités se rencontrent. Originairement, tout au début de la vie psychique, le moi se trouve investi par les pulsions et en partie capable de satisfaire ses pulsions sur lui-même. Nous appelons cet état le narcissisme et nous qualifions d’auto-érotique cette possibilité de satisfaction (note 1).
(...) Si, pour commencer, nous définissons l’amour comme la relation du moi à ses sources de plaisir, la situation dans laquelle il n’aime que lui-même et est indifférent au monde éclaire la première des oppositions dans lesquelles nous avons trouvé ‘aimer’ ».
Voici la note 1, qui montre d’emblée la limite du modèle « solipsiste » du narcissisme : « Une partie des pulsions sexuelles est apte à cette satisfaction auto-érotique et se prête donc à être le porteur du développement, décrit plus loin, qui s’opère sous la domination du principe de plaisir. Quant à celles des pulsions sexuelles qui exigent d’emblée un objet, et aux besoins des pulsions du moi, qui ne peuvent jamais être satisfaits de façon auto-érotique, ils ne peuvent que troubler cet état et préparer la progression. De fait, l’état originaire narcissique ne pourrait connaître ce développement si chaque être individuel ne passait par une période de détresse et de soins pendant laquelle ses besoins pressants sont satisfaits par l’intervention de l’extérieur et ainsi préservés de tout développement », dans Métapsychologie p. 36-7.
147 J. LAPLANCHE, Les normes morales et sociales.... dans Bulletin de Psychologie, 1973, p. 884.
148 « Die Ichinstitutionen ». Freud compte parmi les grandes institutions du moi la conscience morale (instance qui peut se séparer du reste du moi et devenir autonome, comme dans la mélancolie), la censure de la conscience et l’épreuve de la réalité. Il reviendra sur cette question plus tard, dans les Nouvelles leçons de psychanalyse (1933) (voir infra).
149 J. LAPLANCHE., art. cit. p. 884.
150 La thématique du cannibalisme et ses rapports avec le deuil et la mélancolie a été très suggestivement décrite dans un ensemble d’articles ethnologiques et cliniques, dans le numéro 6 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse : Destins du cannibalisme, Gallimard, Paris, automne 1972. En particulier, pour ce qui touche notre propre interrogation, les articles suivants : André GREEN, Le cannibalisme : réalité ou fantasme agi ? (p. 27-54). Nicolas ABRAHAM et Maria TOROK, Introjecter-Incorporer. Deuil ou Mélancolie (p. 111-122). Pierre FEDIDA, Le cannibale mélancolique (p. 123-128). D’inspiration Daseins-analytique, l’étude de Roland Kulm met également en évidence l’aspect cannibalique du deuil : voir De la dépression nerveuse, trad. et notes par J. Schotte et M. Legrand dans Revue de Psychologie et des Sciences de l’éducation, Louvain, 1969, Vol. 4, n° 2, p. 129-154. La thématique de la perte de l’objet constitue le sujet du numéro 7-8 de la Revue « Topique », Paris, P.U.F., 1972 : L’objet perdu.
151 Il s’agit de l'histoire d’un peintre autrichien, Christophe Haitzmann, miraculeusement délivré d’un pacte avec le diable. Le manuscrit provenant du pélerinage de Mariazell arriva à la connaissance de Freud grâce à un de ses amis directeur de la Bibliothèque « autrefois impériale et royale des Fidei-commis à Vienne ». Nous évoquerons ce cas de possession démoniaque dans le chapitre III de notre travail, en connexion avec le problème général de la liquidation de l’Œdipe et de ses avatars.
152 J. STARCKE, cité par Freud, Intern. Zeitschrift für Psychoanalyse, vol. III, 1919.
(152) On trouvera une discussion élargie de cette conception d’un prototype oral de la castration dans le travail de Michel DE WOLF, op. cit., p. 319-330. Signalons d’autres travaux de J. Starcke sur ce thème : Der Kastrationkomplex, Intern. Z. Psychoanalyse, 1921, VII, p. 9-32 ; Het probleem der alimentaire castratie, Psych. en Neur. Bl. 1929, 33 (4), p. 225-228.
153 Karl ABRAHAM, Œuvres complètes, tome II, p. 286.
154 Auto-conservation rend imparfaitement les connotations du mot allemand « Selbst-crhaltung » dans lequel figure le radical « halt » signifiant ce qui est de l’ordre de la « tenue ».
155 L’élaboration du concept de l’objet en psychanalyse suscite de nombreuses difficultés. On peut observer, à travers toute notre discussion, que ce concept est indissociable de celui, tout aussi problématique, de moi. Il faut remarquer, en outre, que Freud ne parle pas de « sujet » (au sens de la subjectivité des philosophes modernes) mais de ce faisceau pulsionnel, de cet objet pulsionnel encore mal défini (mal délimité, mal différencié) qu’est le moi de la nouvelle théorie de la libido.
Ajoutons que ce que nous avons circonscrit ici, dans notre commentaire des écrits de 1912-17, tous articulés au problème du narcissisme, n’est pas étranger aux recherches de Lacan sur la position décernable à « l’objet petit a ».
156 Pour introduire le narcissisme, dans La vie sexuelle, p. 82 (GW Xp. 139).
157 Nous traduisons par délire de surveillance le terme allemand de « Beachtungswahn » ou encore de « Beobachtungswahn ». Laplanche le traduit par délire d’observation. Voir sa note de traducteur dans Pour introduire le narcissisme dans La vie sexuelle, p. 99 note 1. (GW X p. 162).
158 Tel est bien le mouvement général de la démarche psychanalytique : on n’accède à une connaissance réelle de la psychologie « normale » qu’en s’attachant d’abord à l’étude des manifestations pathologiques qui en sont l’exagération, la distorsion ou l’amplification. Ainsi :
« Comme les névroses de transfert nous ont permis de suivre la trace des motions pulsionnelles libidinales, de même démence précoce et paranoïa nous fourniront l’accès à l’intelligence de la psychologie du moi. Une fois de plus, il nous faudra retrouver l’apparente simplicité du normal par conjecture à partir des distorsions et exagérations pathologiques... ». S. FREUD, Pour introduire le narcissisme, op. cit. p. 88 ; GW X p. 148.
Ou encore :
« Nous savons que la pathologie est capable, en amplifiant les manifestations, en les rendant pour ainsi dire plus grossières, d’attirer notre attention sur des conditions normales qui, sans cela, seraient restées inaperçues. Là où la pathologie nous montre une rupture ou fêlure (einen Bruch oder Riβ), il n’y a peut-être normalement un clivage (eine Gliederung). Si nous jetons par terre un cristal, il se brise, mais pas n’importe comment, il tombe en morceaux suivant ses lignes de clivage (Spaltrichtungen), morceaux dont la délimitation, quoique invisible, était cependant déterminée auparavant dans la structure du cristal ». S. FREUD, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, tr. fr. par Anne Berman, Gallimard, (Idées), 1971, p. 80 ; GW XV p. 64.
Les dissociations psychotiques du moi s’accompagnent souvent de l’expérience angoissante du dédoublement, de l’hallucination du Double. La paranoïa, dont le processus défait les identifications et restitue les personnes aimées auparavant (voir notre lecture de Schreber plus haut), fournit un indice à la compréhension de ces dédoublements. La projection paranoïaque rejette au dehors les objets autrefois incorporés, pour tenter de résoudre le conflit d’ambivalence qui ronge le moi dans ses rapports avec l’objet. La formation de double (ou de plusieurs doubles) comme « réalisation » de ces courants psychiques conflictuels constitue un motif très insistant en littérature (romans, contes, mythes). La puissance de ces fictions qui provoquent fréquemment le sentiment de l’inquiétante étrangeté et qui constituent sans doute le paradigme de toute fiction littéraire, tient évidemment au fait qu’elles jouent avec une redoutable possibilité d’angoisse pour le moi, possibilité qu’actualise le psychotique. Ce thème du double mériterait un examen à part, comme révélateur de la problématique pulsionnelle narcissique. Voir S. FREUD : Das Unheimliche, GW XII (1919) ; Otto RANK : Der Doppelgänger, Imago, III, 1914 ; tr. fr. « Une étude sur le Double », Paris, Denoël et Steelc, 1932 (rééd. Payot, 1973) ; Tzvetan TODOROV : Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil (Poétique), 1970.
Pour l’étude systématique de ce procédé littéraire du dédoublement, on lira : Robert ROGERS, A psychoanalytical study of the doubling in Literature, Wayne State Univ. Press, Detroit 1970.
159 GW X p. 249-50 ; tr. fr. dans Métapsychologie, p. 47-8).
160 Pulsions et destins de pulsions p. 31-2, GW X p. 223-4.
161 p. 32-3 ; GW X p. 224.
162 On trouve une discussion de la conception freudienne de la perversion masochiste dans l’ouvrage philosophico-littéraire de Gilles DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967. Jean Laplanche nous paraît limiter avec justesse les critiques de Deleuze, qui portent d’ailleurs sur la description clinique (entomologique !) — ce qui n’a jamais vraiment intéressé Freud —, en soulignant que le souci de Freud est de mettre en évidence une structure fantasmatique où s’échangent des « positions » libidinales. Voir dans Bulletin de Psychologie, le Cours d’introduction à la théorie psychanalytique, 1972-73, op. cit., pp. 723-726. Également J.-F. LYOT ARD, Discours, Figure, Paris, Klincksicck, 1971, p. 327-360. J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire, livre XI, Seuil 1973.
163 Cf. Pour introduire le narcissisme, dans La vie sexuelle ; p. 84, GW X p. 142.
164 GW X pp. 249-50 ; tr. fr. pp. 47-8. Voir note (186).
165 S. FREUD, Die Verdrängung, GW X ; Das Unbewuβte, GW X. La distinction de la représentation et de l’affect comme représentants pulsionnels s’annonce dès les premiers écrits de Freud. On trouve une étude approfondie de ce problème dans le travail d’André GREEN, Le discours vivant. La conception psychanalytique de l'affect. Paris, P.U.F. 1973, (Le fil rouge). Dans une brève étude de Michel TORT, Le concept freudien de « Représentant », dans Les Cahiers pour l’Analyse, Paris, ENS, no 5, Novembre-Décembre 1966, p. 37-63, la traduction du terme de « Triebrepräsentanz » est l’occasion d’une discussion théorique sur la pulsion, dans l’optique de Lacan.
166 « Le refoulement provient du moi ; nous pourrions préciser : de l’estime de soi (Selbstachtung) qu’a le moi. (...) La formation d’idéal serait du côté du moi la condition du refoulement. » GW X p. 160-1 ; tr. fr. La vie sexuelle, p. 98.
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