Symptômes, transferts, identifications
p. IX-XXVI
Texte intégral
1. Recommencements
1Le point d’origine de la psychanalyse n’est en réalité situable ni dans la phénoménologie d’une scène primordiale que l’on pourrait dater ni dans la logique intemporelle d’une coupure épistémologique ; l’analyse nous apprend que ce point d’origine ne peut se saisir qu’au moment où s’ouvre une nouvelle analyse. Toute analyse répète nécessairement l’inimitable origine — la naissance de la psychanalyse et de Freud psychanalyste — ; toute analyse repose, de manière imprévisible, la question de la spécificité du travail analytique par rapport à la médecine. Ce retour nécessaire de l’origine met donc en jeu l’identification du psychanalyste en tant que tel. Cette identification demeure une question, à soutenir effectivement ; aussi, je ne parle pas d’identité de l’analyste. C’est une question, intimement nouée à d’autres : à des questions d’éthique, d’abord puisque cette identification règle la manière de rencontrer la demande et le symptôme, à des questions d’école, ensuite, s’il est vrai que l’identification assure, au singulier et au pluriel, la transmission de l’objet, sa métamorphose en cause et sa pérennisation en idéal.
2Si l’on tient que l’origine de la psychanalyse se répète et même se décide nouvellement dans toute analyse, il en découle que, à chaque fois, se rejoue sa différence d’avec la médecine, sa différenciation faudrait-il dire plutôt, puisque, là encore, rien n’est fait une fois pour toutes. L’idée s’est installée, en effet, chez les analystes, que la psychanalyse s’est détachée de la médecine comme elle s’est débarrassée de l’hypnose et de la suggestion. Pourtant le médical ne cesse de « faire retour », que ce soit dans le langage des analystes, jamais délié des déterminations psychiatriques ou que ce soit dans leurs visées, qu’ils ne peuvent sérieusement définir sans interroger l’idée de guérison, sans se prononcer sur la levée des symptômes, sans discuter les effets thérapeutiques de ce qu’ils appellent, encore, la « cure ». Le médical, enfin, revient, insistant, dans les sujets eux-mêmes, analystes comme analysants, tout au long du travail analytique dont le propre est d’opérer une division du sujet quant au désir de « médecine », à recevoir ou à donner.
3J’ai poursuivi, en vue de la production d’une thèse, un long travail de lecture, dans le détail, de la conceptualisation de ce processus d’identification dans l’ensemble de l’œuvre freudienne ; avec une sorte de mot d’ordre : suivre le texte original, pas à pas, et tenir à distance respectueuse (ou respectable ?) les théories constituées, dans une sorte de « docta ignorantia ». L’objectif lointain était de ressaisir ce que Lacan avait élaboré sur cette question, en particulier dans un Séminaire auquel je n’ai eu accès qu’après la rédaction de mon travail. Je n’ai réalisé qu’après-coup les enjeux réels d’une théorie de l’identification, en pratiquant l’analyse. Il fallait articuler l’imposant réseau conceptuel patiemment reconstruit à la clinique analytique elle-même, il fallait autrement dit articuler identification et transfert.
4Me revoilà donc, une fois de plus, aux recommencements. Je voudrais m’attacher ici à repérer quelques moments remarquables où les difficultés voire les échecs du traitement imposent un rebroussement aux premiers choix où se décident une pratique et une théorie.
5Je me propose d’aborder ces questions par le biais de la pratique initiale de Freud. Contraint, par les ruses de la névrose, à se laisser enseigner par le symptôme et par le rêve les voies de l’interprétation, Freud s’est laissé comme malgré lui déporter de son identification de médecin. Il a dit combien le surprenait, au cours du travail thérapeutique, son identification à ses patients, combien il éprouvait dans toutes sortes d’inhibitions ou de somatisations l’effet en retour de cette « école de souffrance » qu’est le transfert. Il offrait ces symptômes à la perspicacité de Fliess : dans les lettres qu’il lui a adressées nous pouvons apercevoir comment la mutation de sa position subjective modifie son abord des symptômes névrotiques, et comment, au fond, un processus d’identification œuvre dans toute formation de symptôme. Nous ne pouvons donc pas faire l’économie de la clinique du transfert si nous voulons saisir ce qu’a de spécifique la théorie psychanalytique du symptôme, originellement soudée à la théorie de l’identification.
2. Des symptômes aux transferts
6Le traitement inachevé de Dora me semble illustrer parfaitement l’enseignement que l’on peut recueillir d’un retour aux commencements. Cette analyse s’étend d’octobre à décembre 1899. Freud en fait un premier compte rendu pour W. Fliess au cours de l’année suivante. Il le lui présente comme un fragment d’analyse d’hystérie ; le travail d’interprétation y est mobilisé par deux rêves ; c’est donc la suite clinique au livre sur les rêves.
7« C’est, confie-t-il, le travail le plus subtil que j’aie jamais écrit et qui effrayera les gens plus encore que de coutume... »1. Peut-être avons-nous à prêter une attention spéciale à cette remarque amusante, en nous comptant parmi ceux que ce texte pourrait effrayer, comme ces confrères sceptiques sinon hostiles à la psychanalyse auxquels Freud faisait allusion.
8Freud attend cinq années avant de publier cette observation dans une revue de psychiatrie et de neurologie (en 1905). Il écrit dans son avant-propos : « Cet ouvrage fut primitivement appelé Rêve et hystérie, parce qu’il me semblait particulièrement propre à montrer de quelle manière l’interprétation des rêves s’entrelace à l’histoire du traitement, et comment, grâce à elles peuvent se combler les amnésies et s’élucider les symptômes ». « Je soutiens, ajoute-t-il, qu’une condition indispensable pour comprendre les processus psychiques dans l’hystérie et dans les autres psychonévroses est d’approfondir le problème du rêve. Personne n’aura de chance d’avancer, même de quelques pas, dans ce domaine s’il veut s’épargner ce travail préparatoire ».... « Le traitement n’a pas été poursuivi jusqu’au but projeté, il a été interrompu par la volonté de la malade, un certain résultat ayant été obtenu... »2
9Les psychanalystes considèrent généralement que ce résultat fut plutôt mince comparativement au problème réel de l’hystérie, savoir la question de la féminité, au-delà de ce que Freud lui-même a pu reconnaître après-coup, dans les termes de l’attachement homosexuel, « gynécophile », de Dora pour Mme K. Il ne l’aurait reconnu, semble-t-il, que plus tard encore, bien après cette publication : en 1923.
10L’importance de l’homosexualité refoulée dans la formation des névroses a pris, dans les recherches ultérieures de Freud, une place grandissante, en liaison étroite avec une vieille idée de Fliess sur la bisexualité. On sait combien de secousses sismiques cette question a provoquées dans les milieux psychanalytiques, du temps de Freud et après, surtout lorsqu’elle touchait à la définition de la féminité. Cette question fait donc symptôme pour les analystes ; c’est qu’elle met en jeu leur identification, c’est-à-dire leur sexuation même, que le transfert, dans la cure, vient interroger, sans cesse, inéluctablement. C’est précisément la relation de la sexualité avec le symptôme et avec le transfert qui fait l’objet des dernières pages du récit du traitement.
11Freud observe que la sexualité n’intervient pas d’une façon isolée, comme un « deus ex machina », dans l’ensemble des phénomènes caractéristiques de l’hystérie, mais qu’elle est la force motrice (Triebkraft) de chaque symptôme particulier et de chaque manifestation particulière d’un symptôme. Le symptôme est, pour ainsi dire, l’activité sexuelle du névrosé. C’est une loi générale : la sexualité est la clé du problème de la névrose. Rien encore n’est venu contredire cette proposition ni en limiter la portée. « Toutes les critiques que j’ai entendu faire jusqu’à présent étaient l’expression d’un déplaisir ou d’une incrédulité personnels, auxquels il suffit d’opposer les paroles de Charcot : « Ça n’empêche pas d’exister »...3
12L’analyse consiste à transformer le matériel psychique pathogène en matériel normal, c’est-à-dire à transformer des représentations sexuelles inconscientes en modes d’expression « normaux » et dont le contenu devient conscient. On arrive à des résultats satisfaisants si les symptômes sont formés et maintenus par le seul conflit interne opposant des tendances qui se rattachent à la sexualité. Mais la cure se déroule tout autrement si des symptômes se sont mis au service des motifs externes relatifs à la vie du sujet (songeons aux symptômes que montrait Dora depuis les deux années qui précédaient le traitement). On est surpris et déconcerté en voyant que son état ne se modifie pas beaucoup, même par une analyse très avancée. En réalité, la situation n’est pas si grave ; les symptômes ne disparaissent pas pendant l’analyse, mais quelque temps après, lorsque les rapports avec le médecin sont rompus. Le retard apporté à la guérison ou à l’amélioration n’est en réalité dû qu’à « la personne du médecin ».
13C’est ici que Freud fait une observation dont il faut mesurer toute la portée pour le problème qui nous occupe. Il écrit : « La production de nouveaux symptômes cesse généralement pendant la cure psychanalytique. Mais la productivité de la névrose n’est nullement éteinte, elle s’exerce en créant des formations de pensée particulières (Gedankenbildungen) pour la plupart inconscientes, auxquelles on peut donner le nom de transferts (Übertragungen). »
14« Que sont ces transferts ? Ce sont de nouvelles éditions, des copies de tendances de fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients dans le déroulement de l’analyse et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue par la personne du médecin... ». Certains transferts sont en quelque sorte des rééditions stéréotypées, des réimpressions de leur modèle ; d’autres sont comme des œuvres artistiques, leur contenu est atténué, sublimé et même capable de devenir conscient en s’étayant sur une particularité réelle et habilement utilisée, de la personne du médecin ou des circonstances qui l’entourent. Ce sont alors des éditions revues et corrigées, et non plus des réimpressions.
15« Si l’on considère la théorie de la technique analytique on se rend compte que le transfert est quelque chose qui en découle nécessairement. Pratiquement du moins, on s’aperçoit qu’on ne peut l’éviter par aucun moyen et qu’il nous faut combattre cette nouvelle création de la maladie comme toutes les créations précédentes. Mais cette partie du travail est de loin la plus difficile. L’interprétation des rêves, l’extraction des pensées et souvenirs inconscients à partir des associations du malade ainsi que d’autres procédés de traduction sont faciles à apprendre ; c’est le malade lui-même qui en donne toujours le texte. Le transfert, par contre, nous devons le déchiffrer par nous-mêmes d’après des points de repère minuscules (auf geringfügige Anhaltspunkte) et sans nous rendre coupables d’arbitraire. Il n’en reste pas moins que le transfert est utilisé à la construction de tous les obstacles qui rendent inaccessible le matériel de la cure et que le sentiment de conviction à l’égard de la justesse des contextes reconstruits par le malade ne devient évident qu’après la résolution du transfert. »4
16Ce passage nous donne une très vive lumière sur la spécificité de l’expérience analytique. Un peu plus loin, Freud viendra à la différencier de la pratique médicale. S’il compare le travail de l’interprète à celui d’un traducteur et si, davantage, il utilise des métaphores issues des techniques d’imprimerie et d’édition pour définir les transferts, il nous avertit aussitôt des limites de ces figurations en marquant très rigoureusement l’originalité du travail analytique. La névrose n’est pas un texte, un énoncé que des techniques de traduction permettraient de rendre intelligible. Le déchiffrement passe par la mise en cause du déchiffreur, par ces mille points d’arrêt ou d’appel que le sujet qui énonce le texte des associations adresse à l’analyste. Points d’appel à l’autre qui sont autant de « transferts ». Impossible à éviter, le transfert doit être nécessairement défait, déconstruit.
17Les transferts sont les nouvelles formations de symptômes de la névrose pendant la cure, ils sont la forme même de sa « créativité », ils sont, comme les symptômes, l’activité sexuelle inconsciente du névrosé. Le névrosé ne peut accéder au texte « normal » des représentants pulsionnels qu’en passant par les voies de la répétition, c’est-à-dire, littéralement, par les réitérations de ses demandes sexuelles. L’analyse devient le lieu même du déplacement de la question du névrosé. La résistance qui tend à différer l’élucidation de cette question vise, en tant qu’elle agit dans le transfert, à maintenir le déplacement de la question qu’est la névrose elle-même. Transformer un texte inconscient nécessite ce passage, ou cette passion, incontournable ; les points remarquables de cet itinéraire sont à repérer par l’analyste, qui doit les deviner à temps (erraten) et qui, pour ce travail, est seul : l’analysant ne l’y aide pas. Mais ce n’est que si le transfert est analysé que le travail de l’analysant lui-même prend, rétrospectivement, sa valeur opérante et que peut être reconnue la justesse des remaniements « textuels ». Ainsi la fin de l’analyse opère dès son commencement.
3. Les transferts et les identifications
18Poursuivons le commentaire de l’Avant-Propos.
19D’aucuns objecteront que le transfert, cette réalité nouvellement créée par le traitement, ne peut qu’ajouter un inconvénient de plus au procédé analytique, déjà très incommode comme cela : son maniement ne fait qu’accroître encore le travail thérapeutique puisqu’il provoque des formations pathologiques d’un nouveau type. On pourrait même aller jusqu’à penser que l’analyse, en créant le transfert, porte préjudice au malade, déjà bien encombré de sa névrose. A ces objections de médecins Freud répond : le travail de l’analyste n’est pas accru par le transfert, car de toute façon, il doit vaincre une certaine tendance du sujet, que celle-ci se manifeste par rapport à lui ou par rapport à une autre personne. En outre, la cure n’impose pas au malade, du fait du transfert, des efforts qu’il n’aurait pas eu à fournir pour guérir autrement. Il y a des névroses qui guérissent dans les maisons de santé où il n’est pas question de psychanalyse, et si l’on a pu dire que des hystériques guérissent non par la méthode mais par le médecin, si une sorte de dépendance aveugle et d’attachement perpétuel lie d’ordinaire le malade au médecin qui l’a délivré par la suggestion hypnotique, l’explication scientifique en réside dans ces « transferts » que le malade effectue régulièrement sur la personne du médecin. La cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle ne fait que le dévoiler. C’est ici qu’il faut différencier la psychanalyse des autres formes de thérapeutique. Au cours d’un traitement médical, le malade ne fait spontanément appel qu’à des transferts affectueux et amicaux en faveur de sa guérison ; si ce ne peut être le cas, il s’en va aussi vite que possible, se soustrait à l’influence du médecin qui ne lui est pas sympathique. Dans le traitement psychanalytique, en revanche, en liaison avec une structure de motivation transformée, toutes les incitations, même les tendances hostiles, sont réveillées et utilisées pour l’analyse en les rendant conscientes, et par là se détruit (wird vernichtet) toujours à nouveau le transfert. Et Freud conclut cette réponse aux objections par ces mots : « Destiné à être le plus grand obstacle à la psychanalyse, le transfert devient son plus puissant allié, si l’on réussit à le deviner chaque fois (erraten) et à le traduire (übersetzen) au malade. »5
20L’analyse de Dora doit son intérêt quasi didactique à cette réalité singulière du transfert.
21C’est précisément l’échec de Freud à manier le transfert qui explique le départ précipité de la jeune fille ; échec éclairant pourtant, puisqu’il motive la publication du récit détaillé du traitement. « Je ne réussis pas à maîtriser le transfert au bon moment (rechtzeitig), dit-il ; l’empressement de Dora à mettre à ma disposition une partie du matériel pathogène me fit oublier de prêter attention aux premiers signes du transfert qu’elle préparait au moyen d’une autre partie de ce même matériel, partie qui me restait inconnue. Au début, il apparaissait clairement que dans son fantasme je remplaçais le père, ce qui s’explique aussi par la différence d’âge entre elle et moi. Aussi me comparait-elle toujours consciemment à lui, cherchait anxieusement à s’assurer de ma sincérité envers elle, parce que son père, disait-elle, préférait toujours la cachotterie et les détours tordus... »6.
22Lors du premier rêve (l’incendie dans la maison, le père qui la réveille, la mère qui veut sauver sa boîte à bijoux), l’interprétation de Freud s’organisait pour ainsi dire autour de son identification au père. Ce que Freud aurait dû plutôt relever, c’est l’adresse même du rêve qui fonctionnait comme un avertissement : le désir d’abandonner le traitement comme, autrefois, la maison des K. Il formule l’interprétation qu’il aurait dû communiquer à Dora comme ceci : « Vous venez de faire un transfert de M. K. sur moi. Avez-vous remarqué quoi que ce soit vous faisant penser de ma part à de mauvaises intentions analogues à celles de M. K. (de façon directe ou plutôt une sublimation) ou bien avez-vous été frappée par quelque chose en moi, ou encore, avez-vous entendu dire quelque chose de moi qui force votre inclination comme jadis pour M. K... ? Cela aurait déplacé son attention sur quelque détail de nos relations, de ma personne ou de ma situation, qui eût masqué une chose analogue, mais bien plus importante, concernant M. K., et par la solution (die Lôsung) de ce transfert, l’analyse aurait trouvé accès à du matériel nouveau, sans doute constitué de souvenirs réels. Mais je négligeai ce premier avertissement, je me dis que j’avais encore largement le temps, puisqu’il ne se présentait pas d’autres signes de transfert et que le matériel de l’analyse n’était pas encore épuisé. Ainsi je fus surpris par le transfert et c’est à cause de cet X, en quoi je lui rappelais M. K., qu’elle se vengea’ de moi, comme elle voulait se venger de lui ; et elle m’abandonna comme elle se croyait trompée et abandonnée de lui. Ainsi elle mit en action (Sie agierte) un morceau essentiel de ses souvenirs et de ses fantasmes au lieu de les reproduire (reproduzieren) dans la cure. Ce que pouvait être cet X, je ne peux naturellement le savoir : je pense que cela se rapportait à l’argent, ou bien c’était de la jalousie à l’égard d’une patiente restée en relation avec ma famille depuis sa guérison. Là où l’on arrive de bonne heure (frühzeitig) à insérer les transferts dans l’analyse, celle-ci se déroule plus lentement et elle devient moins claire, mais elle est mieux assurée contre de soudaines et invincibles résistances ».7
23J’ai retranscrit mot à mot ce texte parce qu’il mérite toute notre attention. Le travail analytique y est méticuleusement montré, dans ses exigences spécifiques. Nous n’avons pas manqué d’entendre l’insistance répétée sur le temps du repérage du (ou des) transferts : « rechtzeitig, frühzeitig ». Il s’agit d’intervenir à temps dans le transfert qui peut revêtir mille figures. Celle d’un rêve par exemple. Ainsi du premier rêve de Dora.
24Curieusement, c’est un rêve où elle se réveille, avec son père auprès d’elle, dans une maison en feu. Freud s’est identifié à ce père. Le discours conscient de Dora l’encourageait en ce sens. Or, c’est justement cette identification à un personnage réel, identification doublement entretenue (par Freud et par Dora) qui fait manquer la part d’énigme encryptée dans le rêve. Il lui faudra produire un second rêve pour tenter d’en faire entendre quelque chose, mais là encore, Freud sera pris dans le jeu de masque des identifications.
25On saisit là que la résistance au travail analytique vient de l’identification de l’analyste aux objets du transfert.
26En se figurant à la place de quelqu’un, l’analyste perd de vue la fonction de ce que Freud appelle cet X, ce trait énigmatique, inconnu, ce détail qui, méconnu, fait de l’analyse un agir du souvenir et du fantasme. En manquant cet X, — si l’on reprend ce qui a été dit plus haut — on fait du transfert symptôme, activité sexuelle inconsciente, répétition sans remémoration, demande éternisée et non transformée. Inanalysé, le transfert, tout ponctuel qu’il soit (tout « unaire » qu’il soit), transforme la cure en un rêve continué, en un fantasme réalisé où peut se poursuivre le défilé de personnes déplacées, le cycle des figures mythiques, sans rien qui fasse arrêt, réveil.
27Ce texte renferme, à mon sens, toute la problématique de l’identification en psychanalyse. J’ai évoqué tantôt la névrose comme le déplacement d’une question ; le transfert qui dans l’analyse prend la relève du processus de formation de symptôme (la productivité de la névrose), est rigoureusement parlant, un déplacement de discours se présentant à la fois comme le risque de sa fermeture et la chance de sa transmutation.
28Dans le transfert, le déplacement de la demande s’effectue de par l’adresse à l’autre, dans une sorte de discours aveugle, où l’autre n’est pas tant une personne (Freud parle souvent de la « personne du médecin »), qu’une figure interchangeable, substituable selon la logique d’un « trait », d’un X, qui la constitue, cette figure, comme signifiant de la question immémoriale. L’analyste est poussé à devenir figurant, comme le moi lui-même, qui, selon l’expression connue, se figure pas mal de choses sur son propre compte et celui des (petits) autres. Le discours névrotique assigne à l’autre et au moi des places déterminées. Les identifications du rêve, redoublées dans les formations symptomatiques et le transfert, sont autant de mises en place d’une question dramatisée, plantée sur la scène du fantasme.
29Les figures fantasmatiques qui trouvent à se métaphoriser dans les rêves et le transfert tendent précisément à s’y fixer. Si le discours de Dora met Freud à la place du père, Freud se rend compte, après coup, qu’il n’avait pas, lui, à s’y mettre, qu’il aurait dû faire en sorte que Dora ne pût comme on dit, être « fixée » quant à la place de l’analyste. Les concepts de fixation et de régression s’articulent à la réalité du transfert. Analyser le transfert, c’est assurer la mobilité des figures, c’est défaire les identifications. Elles sont, tout à la fois des tentatives d’épingler l’autre en s’épinglant : il n’y a pas identification transitive sans identification réfléchie ; pas d’énoncé sans énonciation.
4. Le psychanalyste à sa place
30Si l’on considère le second rêve offert à Freud par Dora, rêve au cours de l’interprétation duquel elle s’en ira, le transfert s’y représente par plusieurs allusions claires. Rêve extrêmement touffu, tissé de multiples identifications signifiées chacune par des traits singuliers : substitutions de lieux (ville étrangère, gare, maison, forêt, cimetière), substitutions de temps (cinq minutes, deux heures et demie, deux heures), substitutions de personnes (la mère, le père mort, le jeune homme, la femme de chambre, le concierge), substitutions de verbes (errer, entrer, demander, pénétrer, questionner, voir et ne pouvoir atteindre...).
31« Lorsqu’elle me raconta ce rêve, écrit Freud, j’ignorais encore et ne l’appris que deux jours plus tard, que nous n’avions plus que deux heures de travail devant nous : le même laps de temps qu’elle passa devant la Madone Sixtine et qu’elle prit pour mesure (en se corrigeant : deux heures au lieu de deux heures et demie) du chemin qui lui restait à parcourir autour du lac. Le désir d’arriver et l’attente, apparus dans un rêve (un jeune homme, en Allemagne) s’expliquaient par ce qu’elle éprouvait à attendre que M. K. vint à l’épouser. Or, cela s’était manifesté dans le transfert depuis quelques jours déjà. La cure, disait-elle, durait trop longtemps, elle n’aurait pas la patience d’attendre si longtemps, alors que, dans les premières semaines, elle était assez raisonnable pour ne pas protester quand je lui disais que le temps nécessaire à son rétablissement serait d’environ une année. Le refus d’être accompagnée dans le rêve — avec le désir d’aller seule, évoquant la visite au Musée de Dresde — je devais me l’entendre adresser au jour marqué par elle. Ce refus avait le sens suivant : « Puisque tous les hommes sont si abominables, je préfère ne pas me marier, voilà ma vengeance ». En 1923, Freud ajoute ici une note, essentielle et qui témoigne de la perlaboration de l’analyse du transfert chez l’analyste, et de la lenteur du temps pour comprendre...
32« Plus je m’éloigne du temps où je terminai cette analyse, plus il me semble que mon erreur technique consista dans l’omission suivante : j’ai omis de deviner à temps (rechtzeitig zu erraten) et de communiquer à la malade que son amour (Liebesregung) homosexuel (gynécophile) pour Madame K. était le plus fort des courants inconscients de sa vie psychique. J’aurais dû le deviner : personne d’autre que Madame K. ne pouvait être la source principale de ses connaissances sexuelles ; Mme K. que Dora accusa ensuite d’avoir trop d’intérêt pour ces sujets. Il était en effet frappant qu’elle connût tout ce qui était scabreux, mais ne sût jamais où elle l’avait appris. J’aurais dû prendre cette énigme (Rätsel) pour point de départ et chercher le motif de ce singulier refoulement. Le deuxième rêve l’aurait alors dévoilé. La vengeance sans retenue qu’exprimait ce rêve était plus que tout propre à masquer la tendance contraire, la générosité avec laquelle elle pardonnait la trahison de la tendre amie avec laquelle elle cachait à tout le monde que c’était cette amie elle-même qui lui avait fait connaître les choses employées plus tard à la noircir. Avant que je reconnusse l’importance (Bedeutung) des tendances homosexuelles chez les névrosés, j’échouais souvent dans les traitements ou bien je tombais dans un désarroi complet. »8.
33Le transfert, comme le rêve, est régi par les lois de la pensée primaire : la condensation, l’identification, le déplacement... Il est, comme toute formation symptomatique, surdéterminé — synchroniquement et diachroniquement. L’interprétation du transfert coïncide avec l’interprétation du rêve.
34Le transfert, comme le rêve, est une manière de se ressouvenir. Mais l’analyse crée un lieu où le rêve et le symptôme peuvent s’articuler dans un dire qui, s’il est entendu, révèle la place d’objet qu’il prescrit inconsciemment à l’autre. Place à laquelle l’analyste est appelé à s’identifier, mais qu’il ne s’agit d’occuper que le temps d’en « deviner » la fonction d’appel ; place à laisser vide pour que s’effectue le réveil. Un tel réveil ne va jamais sans l’angoisse ni la haine envers cet « objet » qui n’est pas à la place attendue pour la jouissance.
35Ce que Freud a manqué d’entendre, c’était la surdétermination du transfert, en tant que condensation, constellation de figures contradictoires, vecteur d identifications, émergence de noms et, par conséquent, d’adresses. Pour lui, l’enjeu de ce traitement était l’amour, l’amour pour l’homme (père, K., Freud, jeune homme) ; ce qu’il a méconnu, c’était le désir, masqué dans les figures non défaites, dans les identifications inanalysées préservant le refoulement. À la demande de Dora de remplacer le père, Freud a répondu en s’identifiant à l’objet œdipien retrouvé ; sa théorie de l’amour l’a rendu sourd à l’idée que le lieu de l’analyse, sa « maison », pouvait tout aussi bien être pour la jeune fille la maison des K... L’analyse n’est pas une re-trouvaille. Or, dans l’amour, dit-on couramment, on s’est trouvé. Formule qui laisse à l’amour toute son ambiguïté. Si l’on prend Freud à la lettre de son texte sur « L’analyse finie et non-finie », on saisit la portée de cette phrase : « L’analyse est terminée, dit-il, quand l’analyste et le patient ne se retrouvent plus (à l’heure fixée pour la séance)... »9.
36L’analyste ne peut échapper absolument ni aux leurres narcissiques, effets de l’introjection ni à l’angoisse d’être pris pour un autre et, de fonctionner pour le sujet comme un signifiant énigmatique de sa demande pulsionnelle. S’il est « à l’heure » de ces transferts il est à même de les interpréter comme des « formations de pensée » qui de réminiscences deviennent remémoration. S’identifier au père, ou à M. K., c’était pour Freud aller du côté de la tromperie, du côté de l’amour pris comme solution de la névrose et comme impossible dissolution du transfert.
37L’élucidation freudienne du processus d’identification, à travers les enseignements du transfert, mène à reconnaître que le sujet en tant qu’il est inconscient n’est pas quelqu’un de cernable. Il n’est pas rigoureux de dire qu’il s’identifie à quelqu’un, à une « personne » mais à des signifiants qui le représentent. Le jeu du transfert névrotique, qui est la névrose même, consiste à substituer l’imaginaire de l’amour (avec ses figures parentales) aux signifiants du désir). Et le désarroi de Freud montre que l’analyste n’est pas à l’abri de la bévue qui lui indique, mais toujours trop tard, par où il reste, à son insu, un fervent de la névrose et de la personne.
5. De l’analyse des symptômes à la théorie de l’identification
38Ces dernières considérations nous reconduisent à la spécificité de la psychanalyse. Derrière ces questions de « personne » se profile en effet ce que nous appelons désormais, après Lacan, la « subversion du sujet »10 Il y a pourtant de quoi nous étonner quand nous entendons Freud parler de la personne du médecin, du malade, etc. Il utilise ce langage au moment même où il renverse complètement la psychologie, et justement la psychologie de la relation médecin-malade. On se cogne ici aux limites de la langue de Freud, qui n’est dépassable que si on change de langue. Nous devons à Lacan l’introduction de cette sorte de « méta langue » (et non d’un métalangage), précisément dans la production des concepts différenciés du moi et du sujet, de l’autre et de l’Autre, solidaires de la théorie du signifiant.
39La théorie de l’identification spéculaire, formative du moi, se fonde rétrospectivement, chez Lacan, sur sa théorie de l’identification du sujet au signifiant. Pour asseoir cette théorie, Lacan exploite ingénieusement un texte où Freud rassemble les éléments de sa doctrine de l’identification. Un texte qui, justement, reprend les enseignements de l’analyse de Dora. Un des symptômes les plus insistants et les plus surdéterminés de la jeune fille consistait, on s’en souviendra, en une toux nerveuse également appelée catarrhe. Ce symptôme condense de manière étonnamment signifiante l’imbroglio de son « roman » familial » et les points vifs de son « mythe individuel ». Par un côté, Dora contracte le même symptôme que sa mère. Cette identification issue du complexe d’Œdipe signifie le désir hostile de remplacer la mère et le symptôme en mime l’accomplissement et exprime l’amour d’objet pour le père : il réalise le remplacement de la mère sous l’influence du sentiment de culpabilité (« tu as voulu être ta mère, tu l’es à présent au moins dans la souffrance »). D’un autre côté, le symptôme est le même que la personne aimée, ainsi Dora imitant la toux du père. Dans ce cas, l’identification est substituée au choix d’objet, le choix d’objet a régressé à l’identification. Si l’on sait que l’identification est la forme la plus originaire du lien affectif, les conditions de la formation de symptôme, c’est-à-dire le refoulement, soumettent le moi au règne des processus psychiques inconscients pour lesquels aimer c’est primitivement assimiler, dévorer. L’hystérie a ceci de particulier, c’est que l’identification y est extrêmement limitée, elle emprunte à la personne-objet (Objektperson) un unique trait (einzigen Zug). La question de Dora s’articule donc entre deux « traits » de ses objets œdipiens, traits qui sont les signifiants sur lesquels oscille son désir. Or ces traits sont des symptômes (toux, catarrhe) c’est-à-dire ce qui marque une faille chez ces autres, par quoi Dora leur dénie en même temps leur fonction de « modèle »11.
40Si l’on s’en tient à ces seules notations, on s’aperçoit déjà de la complexité de la formation d’un symptôme et de ses rapports avec l’identification. Pour la pensée inconsciente, le désir est son interprétation, il s’accomplit dans le mime de ses représentants — les traits « uniques », singuliers, prélevés sur les objets selon des lois de découpage qui sont loin de respecter l’intégrité des « personnes ». Ce découpage (ou démembrement) s’effectue selon les lois du signifiant (le processus primaire). Les lois du désir ne sont pas celles de l’image ; l’énigme de Dora ne se résout pas dans le refoulement de son amour pour l’homme parce qu’il serait amour coupable du père inégalable, pas non plus dans son amour homosexuel inconscient pour la femme ; ce que la névrose tente de préserver, c’est l’espace d’un « ni l’un ni l’autre », scène où douloureusement se prolonge l’impossible rêve d’être et l’un et l’autre.
6. Le sens du symptôme et la fin de l’analyse
41Pour boucler notre parcours sur ces lieux des commencements et des recommencements de la psychanalyse, revenons à la question qui se posait initialement : qu’en est-il, dans l’abord du symptôme, du médecin et du psychanalyste ?
42Rappelons un des principes heuristiques et éthiques de l’analyse : le symptôme névrotique n’est pas un signe mais détient un sens : il est en acte le savoir inconscient du sujet. Freud précise : « Il faut plusieurs mois, voire plusieurs années de travail assidu pour montrer que les symptômes d’un cas de trouble névrotique possèdent leur sens (Sinn), qu’ils servent une intention (Absicht) et qu’ils prennent leur source dans le destin (Schicksal) de la personne souffrante. Il ne faut, en revanche, qu’un effort de quelques heures pour obtenir le même résultat avec la formation d’un rêve se présentant tout d’abord comme confus et incompréhensible. »12 (Il faut plus de temps pour sortir d’une névrose que d’un rêve, mais ils sont l’effet des mêmes mécanismes psychiques — la relation thérapeutique fonctionne selon les mêmes lois qu’un rêve. Voilà un autre principe qui nous écarte davantage de la conception médicale du traitement. Mais Freud va plus loin encore : l’intention formatrice du symptôme est toujours l’accomplissement de fantasmes sexuels. Les symptômes servent à la jouissance sexuelle des malades, ils sont le substitut d’une telle satisfaction qu’ils fuyent dans la vie. Le « sens » du symptôme échappe à la conscience : il faut précisément que ce sens soit inconscient pour que le symptôme se réalise. Les symptômes disparaissent quand le névrosé sait leur sens. Mais de quel savoir ? D’un savoir qui doit avoir pour base un changement intérieur, changement qui est l’effet du travail analytique dont le but est de combler les lacunes de la mémoire et de supprimer les amnésies (hystérie), ou de rétablir les liens entre les souvenirs (obsession).
43« Le sens (Sinn) d’un symptôme doit s’entendre de deux manières : son origine (Woher) et son but (Wohin oder Wozu) ; autrement dit, il faut considérer, d’une part, les impressions et les expériences d’où il provient et, d’autre part, les intentions qu’il sert. L’origine d’un symptôme se résout à des impressions issues de l’extérieur, qui ont nécessairement été conscientes à un moment donné mais qui sont ensuite devenues inconscientes par oubli. Le but (Wozu) du symptôme, sa tendance (Tendenz), est, dans tous les cas un processus endopsychique, qui a pu d’abord être conscient, mais qui peut tout aussi bien n’avoir jamais été conscient et être demeuré inconscient. Peu importe donc que l’amnésie porte sur les origines comme pour l’hystérie ; c’est le but, la tendance du symptôme qui ont pu être inconscients dès le début qui fondent la dépendance du symptôme à l’égard de l’inconscient,... »13
44Au lieu de se souvenir, le névrosé reproduit des attitudes et des sentiments de sa vie par le biais du transfert. Ces matériaux psychiques commencent toujours par se mettre au service de la résistance et par ne laisser apparaître que leur façade hostile au traitement.
45L’analyse de la résistance de transfert constitue la base de la conception psychanalytique des névroses et justifie l’abandon de l’hypnose qui maintient dissimulée, refoulée, la résistance. Les symptômes se sont formés à la suite d’un processus psychique qui n’a pu aboutir à sa fin : nous ne pouvons reconstituer ce processus qu’au moment de la dissociation du symptôme (Lôsung), lors de l’interprétation du transfert. Le refoulement soustrait le processus à son aboutissement, le maintient en dehors de la réalité ; le symptôme remplace la modification du monde extérieur par une modification du corps : comme le rêve il procure une satisfaction à la manière infantile, il fait retour au principe de plaisir, à une sorte « d’autoérotisme élargi ».
46L’analyse est donc le lieu où se construit un « nouveau savoir » à la place de la formation de symptôme. On ne peut apprendre quelque chose de ses symptômes que si on laisse se mettre en jeu les transferts qui en sont des fomentations, des réinterprétations.
47La « fin » de l’analyse n’est pas un terme, mais un processus de construction d’un savoir régulier (il y a dit Freud savoir et savoir, comme il y a fagot et fagot !) ; ce savoir nouveau se substitue à une jouissance ignorée qui est le « savoir » du symptôme.
48La fin de l’analyse n’est pas, comme l’a fait maintes fois observer Lacan, l’identification à l’analyste ; ni l’identification à l’inconscient : celui-ci reste l’Autre, cet Autre porteur des signifiants de ce qu’on appelle le sujet. Mais alors, en quoi consiste ce repérage qu’est l’analyse ? Lacan propose, dans le Séminaire « L’insu qui sait... » : « Est-ce que ce serait ou ça ne serait pas s’identifier, s’identifier en prenant ses garanties, une espèce de distance, s’identifier à son symptôme ? J’ai avancé que le symptôme, ça peut être le partenaire sexuel... le symptôme pris dans ce sens c’est ce qu’on connaît, et même ce qu’on connaît le mieux, sans que ça aille très loin... Alors qu’est-ce que ça veut dire connaître ? Connaître veut dire savoir-faire avec ce symptôme, savoir le débrouiller, le manipuler ; savoir, ça a quelque chose qui correspond à ce que l’homme fait avec son image : c’est imaginer la façon dont on se débrouille avec son symptôme. Il s’agit ici, bien sûr, du narcissisme secondaire, le narcissisme radical, le narcissisme qu’on appelle primaire étant dans l’occasion exclu. Savoir y faire avec son symptôme, c’est là la fin de l’analyse... »14
49La fin de l’analyse, pourrait-on dire, c’est de changer l’écriture du symptôme ; est-ce la portée de ce que Lacan introduit dans le changement d’orthographe, en passant du symptôme au « sinthome » ? Comparée à la médecine, l’analyse ne vise pas, si l’on se réfère à ce dont Freud et Lacan témoignent, une suppression du symptôme analogue à l’extraction d’un corps étranger ; l’analyse n’est pas un exorcisme. Il y s’agit, bien plutôt, d’une mutation de savoir telle que le savoir inclus dans le symptôme, dans les rêves, dans le transfert, soit déchiffré et que le désir qui s’y profile s’accomplisse : dans la « réalité », dit Freud, dans un « savoir y faire », dit Lacan — bref, dans un acte, qui produit de l’Autre.
50Ainsi la pratique analytique du symptôme met-elle en cause l’analyste. Qu’il ait une place en tant que « supposé savoir », en tant que recélant tous ces « X » que sont les « points d’arrêt » du transfert, cela ne peut que soulever chez lui de la résistance et même de la répugnance. « Les médecins, note Freud (« Psychanalyse et psychiatrie »,16e leçon), répugnent à entrer en relations trop étroites avec leurs patients atteints de névrose et, ne prêtant pas une attention suffisante à ce que ceux-ci leur disent, ils se mettent dans l’impossibilité de tirer de leurs communications des enseignements précieux et de faire des observations intéressantes... »
51Prêter attention à ce que disent les patients, rétorque-t-on, c’est ce que fait tout bon médecin. L’analyse se distingue d’une écoute bienveillante, par la manière de « s’y prendre » avec ce dire, de se prendre à l’intérieur de sa structure d’énonciation déjà transférentielle. Le dire n’y est pas seulement information subjective sur la maladie : il est déjà formation substitutive, invention d’un mode renouvelé de la demande. De s’y laisser prendre, cela produit des effets d’angoisse, d’horreur disent certains... Mais ce ne serait dire que l’envers nécessaire d’une activité de découverte qui ne s’opère jamais sans une joie singulière : celle qui naît du lien de la recherche et de la « guérison ». Il n’est pas possible de conduire une analyse sans apprendre quelque chose de nouveau...
Notes de bas de page
1 S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Correspondance avec W. Fliess Paris P.U.F., 1956, p. 290.
2 S. Freud, Fragment d’une analyse hystérie (Dora), in Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1967 p. 4 (ici comme pour les autres passages du texte cité, nous proposons certaines modifications à la traduction faite par M. Bonaparte) ; Gesammelte Werke V. Bruchstück einer Hysterie-Analyse.
3 Loc. cit., p. 86.
4 C2 Loc. cit., p. 86.
5 Loc. cit., p. 88.
6 Loc. cit., p. 88.
7 Loc. cit., p. 89.
8 Loc. cit., p. 90.
9 S. Freud, Die endliche und die unendliche Analyse, G.W. XVI, 63.
10 J. Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, Le champ freudien, (pp. 793-827). Dans ce texte qui donne forme écrite au Séminaire sur les « Formations de l’inconscient », Lacan, en prenant appui sur le graphe de la question du sujet, montre l’articulation du double processus de l’identification : l’identification symbolique, constitutive de l’idéal du moi, ancrage du sujet dans le signifiant (le champ de l’Autre) et l’identification imaginaire, dont le moi comme forme (ou Gestalt) est un précipité en même temps qu’il y manifeste son statut d’objet, symétrique du petit autre. On peut prendre la mesure de la fécondité de la distinction nécessaire entre le « sujet » et le « moi » — dont on trouve chez Freud l’anticipation (par exemple dans la différenciation du « sujet » du moi et du moi comme objet — voir notre lecture) — au cours du travail analytique. Il reviendrait à une étude nouvelle de montrer combien l’effort de Lacan a été de maintenir rigoureusement ce qui constitue l’enjeu non seulement théorique de la psychanalyse (elle n’est pas une psychologie du moi) mais éthique : le sujet est le mouvement d’une question. Le transfert s offre comme la possibilité de saisir cette question dans son déplacement même. Les identifications sont comme les petits cailloux laissés sur son chemin.
11 Cette double identification de Dora à des traits de ses objets œdipiens apporte une illustration clinique à la formule de Lacan : « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ».
12 S. Freud, Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, GW XVI, 63.
13 Loc. cit., 294 (fin de la 18e leçon d’introduction à la psychanalyse).
14 J. Lacan, « L’insu qui sait de l’une bévue s’aile à montre », Séminaire inédit, séance du 16 novembre 1976.
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