La proximité, art (délicat) d’enquêter sur l’action publique
p. 123-152
Texte intégral
Introduction
1Pourquoi donc s’occuper de proximité ? Sensiblerie, compassion maladroite, défaut de distance, tels seront, peut-être, les sentiments traversant certains lecteurs. Le monde de la science, et les représentations que l’on peut s’en faire, se caractérise plutôt traditionnellement par une distance avec les phénomènes analysés, par une rupture épistémologique avec le sens commun, par une certaine neutralité. Pourtant, on sait que plusieurs enquêtes de science studies ont montré comment la science « dure » se fait en actes, loin de cette pureté présumée et de cette seule objectivité dans (et de) la distance1. Pourtant, depuis plusieurs années, les sciences politiques, plus encore que la sociologie historiquement ancrée dans le souci de l’empirie, sont traversées par un souci de l’enquête2 ; les débats sur les forces et faiblesses des méthodes pour analyser les faits sociaux et politiques, ainsi que l’importance des publications de manuels, de thèses de doctorat, de numéros de revues attestent de cette inflexion plus ample et d’un questionnement non plus tant sur les conditions de la distance avec l’objet que sur celles liées à son rapprochement.
2Se rapprocher et savoir (comment ? selon quelles modalités ? jusqu’où ?) se rapprocher des acteurs, des situations, des dispositifs d’action publique n’est pas un slogan de plus. Notre argument est autre : la proximité, comme la distance que le rapprochement n’excommunie pas mais complexifie, constitue un ressort puissant de tout travail d’enquête. L’entretien, l’observation, l’analyse documentaire, les archives, l’entretien collectif, donnent au chercheur, à chaque fois, des modes de proximité différents avec les phénomènes sociaux et politiques qu’il cherche à décrypter. En complément, mais aussi souvent en discussion critique avec la « boîte à outils » de la distance, nous souhaitons plutôt mettre en forme nos rencontres, parfois différentes, souvent convergentes, avec la proximité, ses divers aspects, ressorts et dimensions qui ont joué dans nos enquêtes de terrain respectives explorant l’action publique en Belgique. Le lecteur saisira également comment nos enquêtes, se rapprochant délibérément pour mieux saisir l’action publique, tout en cherchant à éviter le risque de la « proximité pour la proximité », sont solidaires avec une approche particulière du social, avec une certaine sensibilité pragmatique qui sera également déclinée çà et là, sans nous empêcher, modestement, quelques incursions sur le terrain politique voisinant avec d’autres d’ordre plus théorique ou épistémologique.
3Nos rencontres, différentes, avec la proximité sont congruentes avec une série d’épreuves, d’aventures imprévisibles et avec un arc émotionnel large, avec des gammes variées, et d’ailleurs pas toujours réussies, ou même saisissables, de compétences et de capacités de chercheur ; bref, ce que l’on pourrait appeler, en suivant le beau titre qualifiant l’œuvre d’Isaac Joseph, des « enquêteurs modestes3 ». Notre argument mérite d’être précisé davantage : chercher à décrire et donc à mettre des mots sur des formes différentes de proximité – souvent de l’ordre de ces transformations silencieuses magistralement explorées par François Jullien4 – et mettant en lien des enjeux d’intensité variable, dessine en creux le tissu complexe fait d’engagements, d’attachements, de tiraillements, qui traversent certes le cœur de nos enquêtes, mais qui déclinent en propre les qualités de n’importe quelle enquête. Le lecteur ne croisera pas des sommations, des invocations emphatiques et des rappels à l’ordre sur ce que doit être la science « sur papier », mais plutôt un travail toujours en cours de réflexivité critique sur les pratiques souvent instables de deux chercheurs aux prises avec ce que l’on appellerait volontiers « l’art délicat de l’enquête ».
4La présentation de récits croisés d’expériences issues de nos enquêtes de terrain sera la forme privilégiée de ce chapitre plus précisément articulé autour de quatre questions :
- La première tient à contextualiser les propos des deux auteurs. A quelles occasions, lors de quelles recherches et dans quel cadre méthodologique, la proximité avec les sujets de recherche a-t-elle été éprouvée ?
- La deuxième question se propose de décortiquer la notion de proximité. Quand on l’a nommée on n’en a pas encore dit grand-chose. Elle peut se décliner de différentes façons. A quels types de proximité les auteurs ont-ils été soumis ?
- La proximité du chercheur avec les sujets de recherche est délibérément ancrée au cœur de la méthode ; elle n’en constitue pas un avatar mais bien le centre. A moins d’imaginer un chercheur masochiste cette proximité est pensée pour permettre d’accumuler du matériau scientifique qui n’aurait pas émergé sans son recours. Qu’est-ce que la proximité permet de voir ?
- Se rapprocher des sujets de recherche n’est cependant pas de tout repos. Se rapprocher c’est en accepter l’inconfort, les atermoiements et les inquiétudes5. Quelles sont les épreuves que la proximité suscite et les compétences à mettre en œuvre pour les adoucir ? Nous proposerons de proche en proche ce qui renvoie, selon nous, aux ressorts du métier.
5Cet article est issu d’une communication faite lors du séminaire « Proximité » qui s’est tenu dans le cadre des activités de l’Institut de recherches interdisciplinaires sur Bruxelles en février 2008. Nous avons tenu à y respecter le mode conversationnel et narratif que nous avions opté. Autrement dit, comme alors, nous nous passons la parole ou, plutôt, le stylo. Plutôt que d’en lisser le style et l’écriture, nous avons fait le choix de conserver les tonalités différentes, le mieux à même, nous semble-t-il, d’explorer toutes les facettes de l’enquête par proximité.
I. A quelles occasions de recherche la proximité a-t-elle été éprouvée ?
6Christine Schaut :
7Certaines méthodes plus que d’autres engagent le chercheur à se rapprocher de différentes manières de son « objet » de recherche. En sciences humaines, l’on pense bien évidemment aux méthodes qualitatives et compréhensives. Quels que soient les sujets abordés au cours de ma carrière de recherche, j’ai toujours privilégié la méthode d’enquête de terrain appelée encore enquête ethnographique. L’enquête de terrain consiste à se déplacer au cœur des situations que l’on veut étudier. Elle « se veut au plus près des "situations naturelles" vécues par les sujets6. » Ce déplacement suppose une plongée de longue durée dans le terrain, dans la vie quotidienne des acteurs locaux qui permette l’établissement de relations de confiance entre eux et le ou les chercheur(s) ; l’objectif étant, au travers de l’observation participante et de conversations informelles, de « produire des connaissances in situ, contextualisées, transversales, visant à rendre compte du point de vue de l’acteur, des représentations ordinaires, des pratiques usuelles et de leurs significations autochtones7 ».
8On le voit, dans ma pratique, la proximité est indispensable à la construction d’un contexte d’échange favorable à la production de connaissances sociologiques. Mais elle ne l’est pas uniquement pour des motifs instrumentaux : recueillir des informations de première main, encore « chaudes » non déformées et « naturelles », mais aussi parce que au-delà du choix d’une technique de recherche, comme le souligne l’introduction, je m’inscris volontairement dans une posture épistémologique voire politique que je vais tenter de préciser.
9Aller voir sur place car a priori on ne sait pas comment ça se passe s’inscrit clairement dans une démarche inductive, laquelle suppose que le chercheur n’y va pas pour confronter la solidité de ses hypothèses avec l’empirie, mais qu’il est prêt à s’y laisser surprendre et, comme l’affirme Becker, à prendre au sérieux les cas, quitte à se voir ébranlé dans ses certitudes scientifiques8. S’engager dans une telle attitude, c’est aussi, on l’a dit, prêter aux acteurs locaux des compétences à dire leur monde, le monde à partir de la place qu’ils y occupent, et à le dire de manière parfois inattendue pour le chercheur. Sans cela, nul besoin de se rendre sur place. Ce sont les acteurs locaux qui peuvent, mieux que quiconque, rendre compte, raconter, agir. Michel de Certeau l’affirme : « La Raison technicienne croit savoir comment organiser au mieux les choses et les gens, assignant à chacun une place, un rôle, des produits à consommer. Mais l’homme ordinaire se soustrait en silence à cette conformation. Il invente le quotidien grâce aux arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon. Tours et traverses, manières de faire des coups, astuces de chasseurs, mobilités, mises en récit et trouvailles de mots, mille pratiques inventives prouvent, à qui sait les voir, que la foule sans qualité n’est pas obéissante et passive, mais pratique l’écart dans l’usage des produits imposés, dans une liberté buissonnière par laquelle chacun tâche de vivre au mieux l’ordre social et la violence des choses9. »
10C’est parce qu’ils en savent beaucoup qu’il faut se rapprocher, c’est parce qu’ils ne font jamais ce qui est attendu d’eux qu’il faut partir à leur écoute. Ce souci de mettre au jour ces compétences quotidiennes, qui ne sont pas seulement verbales mais aussi sensibles, engage aussi une certaine conception de la posture du chercheur. Il ne s’agit pas pour lui de dévoiler ce qui aveugle les acteurs, de mettre au jour les mécanismes de domination et d’aliénation auxquels ils sont soumis et qu’ils ne voient même pas parce que ces mécanismes ont pour objet de s’autonaturaliser et d’entretenir le voile de l’ignorance, mais bien, comme le suggère M. Callon10, de les accompagner dans la production et l’élucidation des connaissances qu’ils ont d’eux-mêmes et du monde, ne serait-ce qu’en leur posant des questions qu’ils ne se posent pas nécessairement, non parce qu’ils sont ignorants de ce qui leur arrive, mais tout simplement parce qu’ils ont autre chose à faire que de se la poser11. Il doit aussi les traduire dans des termes sociologiques afin de leur donner un surcroît d’intelligibilité et les rendre audibles et compréhensibles dans d’autres espaces publics. C’est donc au cœur de la tension entre proximité (attachement) et distance (détachement) que se construisent toute la richesse de la posture et tout son inconfort.
11Presque naturellement une telle posture suppose que le chercheur accepte cet inconfort que crée la proximité avec les sujets de recherche. Aller sur le terrain implique des engagements, au-delà de la professionnalité et des techniques de recherche apprises, il implique d’assumer cette part d’inconfort et d’inquiétude12 due à la rencontre avec l’altérité. On est loin de l’idée de l’observation naturaliste qui est supposée n’ébranler personne, ni l’observateur ni les observés.
12Concrètement, mes dernières recherches, comme celles de Fabrizio Cantelli, ont comme objet général l’action publique. Elles portent sur l’analyse des conditions de réception par les usagers de dispositifs publics chargés de lutter contre les effets de la question urbaine, la désaffiliation, les difficultés de vivre-ensemble, l’insécurité ou encore de promouvoir la participation. Dit autrement, ce qu’il m’intéresse de savoir c’est comment « les gens » font avec ces dispositifs et surtout ce qu’ils en font. Mes recherches consistent en l’implication à long terme auprès des acteurs locaux, bénéficiaires et équipes d’intervenants sociaux essentiellement, dans des activités initiées dans le cadre de ces dispositifs.
13Ces manières de faire la recherche accompagnent les inflexions de l’action publique à l’égard des populations précaires13, laquelle se territorialise en se mettant en œuvre dans leurs espaces de vie et traite davantage les effets de la précarité que ses causes14. L’action publique se rapproche de ses bénéficiaires et les chercheurs l’accompagnent. J’y vois pour ma part un risque : celui de ne regarder que ce que l’action publique regarde, tourner soi-même son regard et son analyse vers les figures de la précarité, les pauvres, les miniméxés, les sans-abris, les menaçants et les menacés, et, du même coup, oublier les processus qui ont conduit à leur production. C’est encore courir le risque du présentisme qui conduit à n’étudier que ce qui est repérable à l’œil de l’ethnographe au cours de son travail de terrain, faisant fi du passé, de l’histoire et des acteurs absents. Ce double risque doit nous obliger à constamment penser l’intégration de l’enquête ethnographique dans une histoire et un espace plus larges15.
14Fabrizio Cantelli :
15En lisant le travail de Christine Schaut, je peux dire que mon travail est proche du sien. Un regard rétrospectif a tendance à lisser les aspérités, à glisser sur les errements et les bifurcations de l’enquête. Toutefois, mon intention était de comprendre et d’analyser diverses formes d’action publique16 destinées à prévenir la transmission du VIH/sida en Belgique francophone, depuis des lieux et des dispositifs généralement peu reliés : le travail associatif et les formes de subjectivation, opérées à l’égard de quatre types d’usagers vulnérables (usagers de drogues, personnes prostituées, homosexuelles et/ou bisexuelles et migrantes en situation de vulnérabilité), d’une part, et, d’autre part, le travail de concertation avec les acteurs composant désormais le « secteur VIH/sida ». Relier observation des modalités de coordination de l’action concrète et travail d’analyse à partir de modèles d’État (gendarme, social, réflexif) s’est progressivement mué en défi principal. Des entretiens ont été conduits pour comprendre les formes variées de subjectivation des associations quand elles rencontrent des usagers : capaciter, responsabiliser et mettre en confiance. Les entretiens ont permis de détailler les méthodes utilisées et les contraintes de la situation, de l’action de prévention même, de son architecture. C’est par le langage que les travailleurs ont présenté leurs modes d’action et leur dynamique interne, en soulignant le rôle cardinal des objets (préservatifs, cartes de visite, brochures, etc.). L’entretien, focalisé sur des cas singuliers, a donc constitué un outil précieux pour se rapprocher de l’action publique17 et décrypter les méthodes de travail des associations. La grille d’entretien était conçue pour approfondir la qualité descriptive, m’apparaissant aujourd’hui comme quasi phénoménologique, du travail pratique réalisé par les associations. L’enquête, et donc la forme de l’entretien en tant que telle, n’ambitionnaient pas de traiter les représentations, les valeurs, ou les normes. D’autres questions ont guidé ma démarche. Que font-elles quand elles disent « agir » et faire de la prévention sur le terrain ? Et surtout, par quelles coordinations ? Comment le font-elles dans les interstices qui leur sont laissés par des situations, des environnements et des publics qui n’offrent pas des prises et des contacts d’emblée évidents ? Le lien de proximité avec ce que, chemin faisant, l’on a bon gré mal gré qualifié, avec d’autres collègues, de « sensibilités pragmatiques18 », éclairera plus loin les ressorts d’une enquête centrée sur l’action et la coordination.
16J’ai aussi observé un dispositif de concertation – les ateliers de lutte contre le sida –, en enregistrant les situations et les arguments de manière à saisir la dynamique des échanges ainsi que les déroutes (par la notion de défaillance de cadre). A nouveau, l’observation a permis de me rapprocher des compétences argumentatives déployées dans ce type d’action publique. Plus concrètement, ma proximité, congruente avec une démarche de type ethnographique, ne s’est pas posée de manière uniquement théorique. J’ai d’abord présenté mon enquête à l’Observatoire du sida qui organisait le dispositif. Puis, par l’intermédiaire de l’Observatoire, si je me souviens bien, j’ai demandé au cabinet ministériel si je pouvais distribuer un questionnaire aux participants et si je pouvais être présent et enregistrer l’entièreté des prises de parole. Pour le questionnaire, la réponse a fusé : c’était non car « risquant de court-circuiter le processus de négociation et de concertation », pour reprendre à la lettre le mail du cabinet. Pour mon travail d’ethnographie et d’enregistrement, par contre, j’avais le feu vert. On perçoit bien que la proximité ne se décrète pas du haut d’un protocole, mais qu’elle se pratique, et se négocie, voire échoue parfois. C’est ainsi que je me souviendrai longtemps que mes appels téléphoniques et mes rappels de mails ne sont pas parvenus à établir ni la promesse ni la date d’un entretien avec un membre d’une association.
17D’un point de vue plus théorique à présent, notre rapprochement interne vers l’action et les compétences déployées par les acteurs va de pair avec une sensibilité pragmatique, soucieuse de saisir de près comment s’accomplissent et se mettent en œuvre les politiques publiques sans les réduire d’emblée à des clivages (curatif-préventif par exemple) ou à des variables politico-institutionnelles préétablies (la logique des « piliers » en Belgique par exemple). Ce rapprochement a été lui-même un processus traversé de lectures importantes et de rencontres décisives. C’est le temps qui met plus clairement en sens nos proximités de chercheur avec certains acteurs, approches et méthodes. Mon autonomie dans le choix de mes proximités a été facilitée par mon statut d’assistant, par les conditions de recherche au sein du Groupe de recherche sur l’action publique de l’Université libre de Bruxelles et par l’ouverture théorique et interdisciplinaire – et humaine, mais faut-il seulement le préciser ? –, de son directeur, Jean-Louis Genard. Et ma proximité avec les débats et considérations dits « éthiques » trouve probablement une de ses sources dans le commerce exigeant avec le dernier nommé. Cette recherche sur les politiques de prévention du VIH est achevée à présent, en tout cas sur le plan formel. Je me suis lancé dans une nouvelle recherche sur les plaintes des patients et les dispositifs de « médiation » en Belgique et au Québec, à partir d’entretiens avec plusieurs nouveaux professionnels de la santé, et d’une ethnographie de comités d’usagers à Montréal et de services de médiation dans un hôpital à Bruxelles19 ; certainement, j’ai eu d’une certaine manière envie de prendre mes distances avec cette première recherche et de me rapprocher d’autres terrains. Les choses ne sont pourtant pas si simples ; l’enquête actuelle creuse en fait là où la précédente n’a pas été, à savoir l’espace des hôpitaux. Mais c’est une autre histoire. Voyons à présent quels étaient les proximités et les attachements auxquels nous avons été confronté au cours de nos recherches.
I. Les différentes formes de proximité
18Fabrizio Cantelli :
19A y réfléchir sérieusement, le chercheur ne se situe pas face à une seule forme de proximité, qui serait sa proximité avec son étude de terrain. La proximité déclinée au singulier est une catégorie grossière, qui ne décrit que maladroitement les dynamiques d’engagement de l’enquêteur. Quatre types de proximité seront évoqués ici, qu’il faudrait assurément compléter. Deux liminaires s’imposent avant d’aller plus loin. D’abord, le caractère de ce travail réflexif est de type rétrospectif. Il s’agit donc d’une reconstruction, pas toujours aboutie, des jeux de proximité/distance que le chercheur parvient à reformuler au travers d’un langage interprétatif. Ce regard rétrospectif aura tendance, nous le savons d’emblée, à enfouir l’histoire des inflexions et des oscillations et à ne pas assez mettre l’accent sur les vecteurs des modifications dans le type de proximité, dans le type de distance, ou même dans le type d’équilibre que le chercheur maintient entre les deux, et cela tout au long de son travail de terrain. Ensuite, plutôt que d’établir une énumération plate des proximités, il serait plus subtil d’en proposer une version plus exigeante au travers des liens et des interactions qu’un type de proximité a pu avoir sur un autre. Pour le dire simplement, le chercheur se rapprochant sur un pôle, sera amené à se distancier sur un autre pôle. Par exemple, mon rapprochement, progressif, des sensibilités pragmatiques aura eu pour effet, dans une certaine mesure, de focaliser mon attention sur comment se fait et s’accomplit l’action publique préventive, et impliquera une mise en suspens temporaire d’une réflexion sur la portée plus directement politique et sur la force critique de l’enquête menée, question qui reviendra toutefois en chemin.
20Proximité d’existence. Ce type de proximité a été particulièrement compliqué à nommer. D’ailleurs un doute persistant s’installe encore aujourd’hui sur sa capacité à représenter et à qualifier le type d’engagement en tant que chercheur, sans céder ni à une pente métaphysique ni à une lecture psychologique. On aurait pu imaginer un travail plus « froid20 » (plus institutionnel, formel ou administratif) sur les politiques de prévention, non pas que mon travail ait été « chaud » mais plutôt dans le sens qu’il a cherché précisément à saisir les gestes, parfois les plus infimes, se déployant dans le travail moral et politique de responsabilisation, de capacitation et de confiance. Il ne s’agit pas ici de « faire retour » sur des impensés. Ce type de proximité, je peux malgré tout le désigner simplement : à la manière d’un souci d’explorer et de mener des enquêtes qui scrutent le politique à partir de sa capacité, plus ou moins forte, à faire tenir un projet à destination des êtres fragiles, des populations vulnérables et précaires. Cette proximité qualifiée de la sorte peut donc se traduire comme un double questionnement anthropologique sur la subjectivité et sur le politique, piste que nous avons explorée en profondeur avec d’autres compagnons de route et sur d’autres domaines d’action publique (justice, social, management, agriculture, etc.)21.
21Proximité politique et éthique. C’est étrange parce qu’avant même de se plonger dans l’enquête, j’avais d’abord rédigé un texte discutant les enjeux éthiques et épistémologiques. Cela n’est pas vraiment recommandé, c’est un fait. Toutefois, au-delà de ce souci mal placé de se situer dans les débats pointus sur les postures et les courants de recherche, ma proximité avec les enjeux éthiques dans l’enquête, avant même que celle-ci ne se déploie totalement, a été vite l’objet de conversations et de discussions. Mener une telle enquête et se rapprocher de petites associations s’occupant de « petits » usagers, c’est donner à voir dans le domaine public les compétences d’acteurs, peu présents sur la scène médiatique et politique. Ces acteurs développent une série de méthodes et de dispositifs qui essaient de ne pas « écraser » les usagers et que peu connaissent dans le détail. Se rapprocher d’elles constitue un adjuvant méthodologique pour comprendre en pratique leurs proximités avec les usagers. Certains lecteurs pourraient avoir l’impression qu’il s’agirait soit d’un habillage idéologique d’une proximité politique déjà endossée par le chercheur soit d’une sociologie hyper-réaliste qui portraiture à souhait, mais sans aller plus loin sur le plan théorique. Dans le premier cas, le chercheur est non seulement soupçonné d’« être avec » mais aussi d’« être pour » les acteurs qu’il analyse ; dans le second cas, le chercheur semble vissé à une démarche de stricte observation dégagée de toute portée théorique.
22Notre réponse transitera par une interaction avec un collègue. A l’occasion d’une discussion à bâtons rompus, Lilian Mathieu, que j’avais sollicité pour relire certains chapitres de la thèse, m’apostropha ainsi : aurais-je eu autant de scrupules sur la parole des informateurs et aurais-je éprouvé la même proximité éthique si l’enquête avait porté cette fois sur les militants du Front national ? La question a fait mouche, et concerne l’ensemble des sciences politiques et sociales. Finalement, ce souci éthique autour des acteurs vaut-il toujours le coup et tient-il toujours ses promesses à l’égard de tous les types d’enquête et d’informateurs ? Derrière la question, on sent poindre l’idée, qui n’a pas été formulée certes, que la proximité voisinant avec des tonalités éthiques peut et doit céder au profit d’une critique bien pe(n)sée politiquement à l’égard de forces aussi peu démocrates et progressistes. Sur un terrain comme le FN, pour ne prendre que ce cas-ci, je pense que la visée descriptive et le degré d’attention à ce qui est dit par les acteurs seraient les mêmes. Une telle enquête ne devrait pas brader ses exigences méthodologiques et éthiques sous couvert d’une critique politique plus puissante. Et la description réaliste, en ce qu’elle porte sur l’action publique et ses coordinations, implique une attention fine tant aux compétences qu’aux incompétences, tant aux coordinations effectives qu’aux coordinations défaillantes22. Toutefois, et c’est bien là un des défis posés par l’objectivité dans la proximité (au cœur du point suivant), la question de la « limite » et donc de la bonne distance n’est pas seulement de l’ordre de l’interrogation théorique, mais elle est une mise à l’épreuve, une tension constante, une question pratique pour le chercheur, souvent placé sur le fil ; cela pousse l’enquêteur à constamment penser les implications et les limites de son travail, ce qu’il accepte ou non, etc. L’objectivité dans la proximité procède par une attention aux dynamiques concrètes d’engagement et par une pratique des limites et des frontières – là où l’objectivité dans la distance partirait plutôt d’un modèle où la rupture épistémologique constitue le seul horizon à suivre.
23Proximité générationnelle. Cette proximité est particulière en ce que le chercheur est en phase à la fois avec les chercheurs de l’Observatoire et avec les travailleurs associatifs au cœur de l’enquête. Ce type de proximité a pu faciliter l’immersion, une certaine complicité grâce à des référents communs. Le chercheur se rapproche ainsi de la figure connue du stagiaire, ou de celle du chercheur de l’Observatoire. C’est d’ailleurs parfois sous cette catégorie que l’on a cru pouvoir m’identifier, d’autant que la prise de notes soutenue, la non-intervention dans la concertation, un souci d’écoute pouvaient nourrir cette interprétation. N’ayant pas connu de situations proches de l’amitié avec les informateurs de cette enquête23, mon enquête n’a pas posé de dilemmes aussi forts que ceux connus par Christine Schaut.
24Proximité esthétique. Questionner les enjeux reliant sexualité, mortalité et politique m’intriguait fortement ; cela a contribué à aiguiser cet œil anthropologique discuté plus haut, avec un engagement pour décrypter ce que fait le politique pour ces personnes souvent aux frontières de l’existence, sans faire dans l’exotique ou dans l’encanaillement. Pour le dire vite, c’est peut-être quelque chose d’assez littéraire, ou de cinématographique en fait. La littérature – plus que le cinéma – a été mobilisée par la sociologie, par Pierre Bourdieu notamment. Ce lien n’est pas neuf et des travaux anglo-saxons ont même approfondi cet abord. En faisant un petit effort, on pourrait, de proche en proche, établir des affinités entre certaines orientations littéraires et catégories de films et certains courants en sciences sociales. Mon enquête ressemblerait plus au film Elephant du réalisateur Gus Van Sant24 qu’à Bowling for Columbine de Michael Moore, film apprécié et reconnu, à juste titre, pour sa verve critique, sa qualité pédagogique et sa force militante. Pour autant, s’ils explorent chacun à leur manière les adolescents américains et le phénomène des armes en vente libre, le premier prend le temps de suivre ses personnages-clés de la tuerie, de les écouter, de les sentir près, de les voir marcher le long des couloirs sans partir d’une hypothèse lourde et écrasante sur les adolescents, la culture politique américaine, sur les jeux vidéos ou sur la vente publique d’armes. Si le geste esthétique est réaliste, si la focale réduite à quelques personnages, eux-mêmes situés dans un lycée, il n’en est pas moins critique : la violence des adolescents est décrite à partir des interactions quotidiennes et de l’environnement, les armes en vente libre à partir de leur voisinage avec une culture de jeux vidéos violents, d’une mise à disposition sur Internet et de leur maniement et culmine dans la scène du massacre. Le cinéaste échappe ainsi au trope du donneur de leçons, à son simplisme, ou à son paternalisme sans renoncer à avoir une réelle portée politique. Le pouvoir critique de ce film est d’autant plus fort qu’il est parvenu à se rapprocher esthétiquement des adolescents tueurs et de leur déambulation, de leurs coordinations inquiètes si l’on voulait traduire cela dans un langage sociologique proche de Laurent Thévenot25. Fermons cette parenthèse cinématographique qui est une manière – oblique – de situer la proximité esthétique dans notre enquête.
25Christine Schaut :
26Je voudrais ajouter à la déclinaison proposée par Fabrizio Cantelli une autre forme de proximité dont découle, pour ma part, la proximité éthique qu’évoque Fabrizio avec les personnes issues de milieu populaire, situées aux marges. Je veux parler d’une forme de proximité biographique ou, à tout le moins, construite par familiarités. Le choix de tel ou tel sujet de recherche n’est pas dû au hasard. Certes, il n’est sans doute pas totalement libre, seulement constitué par ses propres affinités personnelles, il est avant tout affaire de conjoncture de recherche, de commanditaires, d’appels d’offres et de politiques du laboratoire de recherche dans lequel le chercheur est intégré, mais il y a fort à parier qu’à l’intérieur de l’univers des possibles et des contraintes, le chercheur se tourne vers les mondes avec lesquels il a, sinon des affinités, du moins des familiarités. Connaître déjà le monde populaire ou n’en être pas trop éloigné, avoir déjà traîné ses guêtres dans les cités populaires, en rend sans doute l’accès plus aisé, moins étranger. Les pas sont plus assurés : « Il est douteux que l’on puisse devenir un bon témoin de la réalité sociale si l’on a été incapable d’observer dans cet esprit l’univers social dans lequel on a été élevé26. » Si cette familiarité biographique peut produire un « excès de proximité27 » et n’est pas sans risque pour la recherche, pour le chercheur et les acteurs locaux, elle permet une plus rapide affiliation du chercheur à son terrain.
27Par ailleurs, sachant que de nombreuses recherches en sciences humaines portent effectivement sur des thématiques liées à la précarité, le risque est grand de ne parler que des terrains dont on est proche ou qui sont accessibles, car les précaires ont moins que d’autres la possibilité de créer des barrières à l’entrée de leur espace de vie et d’ignorer du même coup les terrains trop lointains d’eux, trop incertains, et dont ils ne connaissent pas, ou moins bien, les codes d’accès.
III. Ce que la proximité permet de voir
28Christine Schaut :
29On l’a dit, le rapprochement n’a de sens que si on veut et si on est prêt à se laisser surprendre par le terrain, si l’on entend conférer aux acteurs locaux des compétences à (se) raconter et à agir. C’est donc à cela qu’il faut s’attacher : à assister, au plus près, au quotidien en train de se faire, aux activités qui le structurent et le rythment, aux commentaires et aux interactions que celles-ci suscitent, à la manière dont les uns et les autres construisent une situation donnée et l’interprètent28. Ce rapprochement est d’autant plus important qu’il permet d’appréhender ce qui ne se dit pas nécessairement lors d’entretiens ou d’administrations de questionnaires, par exemple parce que l’interviewé l’estime sans importance, n’y pense même pas, logé qu’il est dans son infraquotidien, ou encore parce qu’il a l’impression que le dévoiler mettrait en péril son image sociale29 ou pourrait lui nuire30. Surtout si elle s’inscrit dans la durée, la proximité du chercheur autorise encore l’établissement de relations de confiance avec des personnes qui ont, a priori, toutes les raisons de se méfier et de ne pas s’en laisser compter.
30L’enquête ethnographique permet aussi au chercheur de ressentir par lui-même certaines situations parfois peu dicibles, d’éprouver par exemple l’ennui, la lassitude, les petits et grands plaisirs, les tristesses. A ce propos voilà ce que mon carnet de bord indiquait au sujet d’un groupe de mamans vivant dans une cité sociale. Cet extrait illustre toute cette « bonne chair du social31 » saisie grâce à l’approche ethnographique :
Il y a la présence presque au quotidien de C. et des autres, la tasse ou plutôt les tasses de café, les fous rires à cause d’un sauret pas assez cuit mais tellement odorant, l’humour de M., le seul homme du groupe qui travaille à la régie de quartier d’à côté, les coups de gueule pleins de tendresse de B., qui n’a pas la langue en poche, la gentillesse de Z., de V., d’A. et des autres ; malgré la trahison d’un homme qui vous exclut du minimex, malgré la perte d’un autre parti trop tôt, d’un fils tué à mobylette pour un tournant mal pris. Il y a la solidarité instantanée, le partage des courses faites à la banque alimentaire, l’aide plus technique que C. apporte quand les paperasses débordent, les conseils éducatifs, sentimentaux qu’elle octroie, le couscous, le ventilateur assourdissant, la chaleur qui parfois endort, la démoralisation des unes et des autres parce que les problèmes reviennent lancinants, parce que l’on vient de changer pour la xième fois de coordinateur et que dans ces conditions, il est difficile de rester motivé.
31Au-delà de ce qui peut en être dit, participer à une situation, c’est s’en imbiber, se mettre au ras des expériences, c’est aussi pouvoir en saisir les contours matériels qui ne cessent de les nourrir. Ainsi la proximité permet-elle de saisir l’esprit d’un lieu, d’en évaluer le poids sur les situations sociales et sur les interactions entre ses usagers. Le lieu est loin d’en être le réceptacle passif et neutre, il contribue à les construire, à rendre possibles certaines d’entre elles, tandis qu’il en rend d’autres improbables. Certaines cités sociales, des barres et des tours construites selon les principes modernistes, installées à la périphérie des villes, ne favorisent guère les rencontres entre les habitants dont certains vivent leur présence comme un signe de relégation et la coexistence avec d’autres groupes sociaux comme un signe de déchéance sociale. L’esprit du lieu, son histoire, sa matérialité renforcent à leurs yeux et aux yeux des « autres » les manifestations de leur propre indignité sociale.
32Être proche des sujets de recherche c’est aussi accepter de constituer une ressource dont ils pourront se servir à leurs propres fins, pour écrire une lettre, pour visibiliser une cause à laquelle ils tiennent, pour lire ensemble un lettre un peu obscure de l’administration, pour obtenir un peu de reconnaissance via la gratification symbolique que la présence d’un chercheur peut octroyer... Cette « instrumentalisation » est de bonne guerre, on ne fait rien d’autre, nous sociologues, quand on investit un terrain. Si elle n’est pas toujours aisée et peut donner lieu à des conflits d’usage des enseignements de la recherche et s’il est donc impératif de ne pas faire preuve d’excès de naïveté et d’envisager dès lors les intérêts pas toujours ni tout le temps congruents de l’ensemble des partenaires de la recherche, elle n’en n’est pas moins nécessaire à l’établissement d’un échange pas trop inégalitaire entre ces différents acteurs.
33Fabrizio Cantelli :
34Christine Schaut a déjà approfondi ce que la proximité permet de voir et de faire. Ce point va compléter l’argument, en nous situant cette fois au niveau des approches et des théories de l’action publique. Pour le dire brièvement, la proximité peut s’articuler à un cadre théorique qui explore les transformations des politiques publiques, nombreuses, parfois imperceptibles, souvent problématiques, en procédant à un examen de type interne. Il ne s’agit donc pas d’être proche pour être proche, mais plutôt d’arrimer les différentes formes de proximité déclinées par l’enquêteur à une sociologie politique dont l’esprit est marqué par plusieurs considérations. Cela implique un travail particulier de description et d’analyse, qui est décalé par rapport aux approches, pourtant nombreuses, de l’action publique, que ce soit la littérature de type néo-institutionnaliste, celle sur la nouvelle gestion publique ou celle sur la participation de manière générale. Soulignons un axe important de notre perspective. Être attentif aux ressorts internes de l’action publique suppose que l’enquêteur se départisse de variables lourdes et omnipotentes pour cheminer sur son terrain et se déplace en son sein, d’une arène32 à l’autre, en fonction de ce qui progressivement s’apparente à l’intrigue principale33. Cette conduite postule un chercheur qui mène l’enquête, qui est étonné, surpris, voire ébranlé34 par son exploration35 de l’action publique, et qui, le cas échéant, est capable de traduire ces états dans son écriture sociologique.
35Dans notre enquête de terrain, nous ne sommes pas partis d’un modèle univoque qui traiterait la politique de prévention VIH/sida, comme une variable déterminée par le modèle politico-institutionnel propre à la Belgique ou qui la réduirait à une forme de normalisation des comportements des usagers vulnérables. Nous avons plutôt cherché à décrire et analyser le travail politique sur la subjectivité de publics vulnérables à la fois dans sa singularité pratique (gestes, ambiances, situations) et dans sa pluralité en approfondissant plusieurs manières d’agir et de responsabiliser les publics (mettant l’accent sur le devoir, sur le pouvoir et sur la confiance des usagers). Le rapprochement plus grand de l’enquête avec ce qui est fait et dit par les acteurs de terrain a également rendu compte d’une manière plus ancrée les effets et les tensions entre plusieurs régulations politiques. Notre typologie, se basant sur trois modèles d’État (gendarme, social et réflexif), que nous ne pouvons pas ici approfondir, a été élaborée, puis discutée et critiquée à partir d’une « épaisseur » descriptive. Ce type de sociologie politique offre un début de réponse à la critique selon laquelle les idéaux-types et les modèles perdent en qualité empirique (et en profondeur microsociologique) ce qu’elles gagnent en capacité de généralisation. Se rapprocher et s’ouvrir aux ressorts internes de l’espace politique implique aussi que l’enquêteur, dans son ethnographie, pénètre les environnements, compare les cadres matériels, considère les espaces, comme cela a été souligné plus haut par Christine Schaut. Dans notre enquête, nous avons constamment mis en relation et confronté la phase de mise en œuvre de la politique préventive (par les associations) et la phase de l’élaboration (par le dispositif de concertation mis en place par le ministre). On le voit bien, explorer l’action publique de l’intérieur ne traduit pas une volonté de percer les mystères du politique ou d’aller voir les coulisses ; il s’agit d’une sociologie politique qui cherche à comprendre comment se coordonne l’action publique en assumant une distance avec des perspectives plus fermées, voire parfois déterministes (et/ou réductionnistes) où les rapports de force semblent parfois connus à l’avance, où les acteurs paraissent comme des entités figées, où les argumentaires sont totalisés, où les conduites sont écrasées par des mobiles déjà-là.
36Une précision s’impose afin d’éviter tout malentendu. Le rapprochement opéré ici par l’enquêteur dans son exploration de l’action publique, de ses institutions, des instruments et des publics lui permet de détailler, de décrire, de comprendre et d’analyser des réalités politiques inédites, et des jeux institutionnels dynamiques. Mais ce souci de proximité comporte également une portée critique qu’il ne faudrait pas écraser sous couvert d’être tout près de l’action publique. Les inégalités, les asymétries, les pouvoirs des acteurs, les processus de domination, ou les conflits n’ont pas purement et simplement disparu de nos enquêtes36. Disons plutôt que ces « facettes obscures » (et leur déclinaison possible) ne sont pas déjà là, toutes prêtes, dans une combinaison qui serait déjà connue par le chercheur. Il faut encore les découvrir, à chaque fois, au cas par cas. Et la portée critique de telles enquêtes se situe dans leur capacité, armée empiriquement, ancrée dans l’expérience à saisir non seulement les bougés, les déplacements des inégalités, parfois très bas, les redéploiements des injustices, des vulnérabilités, des écrasements, mais aussi, dans le même temps, à mettre en lumière à la fois les apories, les abus et les (in)conséquences pratiques parfois insupportables et aussi les ouvertures, les effets émancipateurs d’une action publique qui cherche des solutions, qui lance des dispositifs, qui ouvre certaines pistes. En un mot, l’ouverture et la proximité affinent et affûtent une critique ajustée à la réalité même de l’action publique, à distance d’une critique trop sûre de son savoir, et qui dès lors finirait par se répéter, et s’émousser dans un geste routinier en passant à côté de ce que fait l’action publique.
IV. Les épreuves de la proximité et les compétences à mettre en œuvre pour les adoucir. Autour des ressorts d’un métier
37Fabrizio Cantelli :
38Le rapprochement opéré par le chercheur dépasse la question de l’échelle d’observation de l’action publique. Plus près du politique, il ne voit pas la même chose que s’il était plus distant. La concertation, ou la responsabilisation des usagers vulnérables, appréhendés à distance, par exemple à partir des seuls procès-verbaux ou des communiqués de presse, ont peu de choses à voir avec la concertation une fois l’enquêteur sur place, qui saisit les ambiances, les gestes, les attentions, les mouvements, les compétences et les gammes d’erreurs, de défaillances, d’asymétries, de problèmes37. Étant plus près, et cherchant à examiner les ressorts internes de l’action publique, peu congruents avec le discours médiatique souvent tenu sur la politique, la proximité comporte son lot de mésaventures, de chocs, de tiraillements, de défauts. Et les enquêteurs préfèrent parfois taire ce qui peut se rapprocher d’autant d’épreuves de proximité. Plusieurs cas liés à nos enquêtes de terrain vont être présentés en même temps que certaines pistes pour adoucir, atténuer le potentiel ébranlement de l’épreuve.
39Face à des histoires difficiles de prostituées, d’usagers de drogues ou de décès de personnes devenues des amis pour l’association, l’enquêteur apprend à écouter, à parler, à décrire, à détailler. On absorbe et on encaisse aussi. C’est délicat. Essayer de restituer sur un mode maximaliste le récit dans les publications, via une proximité dans l’écriture (qui est une politique aussi), qui prenne soin des histoires et récits des travailleurs se comprend comme un refus de l’invisibilisation des expériences dans le domaine public. Dans un chapitre de l’ouvrage L’État à tâtons38, j’ai travaillé dans le détail l’histoire d’un usager de drogues telle qu’elle m’a été restituée par le travailleur associatif d’Espace P (en charge de la prévention auprès des personnes prostituées) ; les formules, les mots, les métaphores de ce dernier ont permis de découvrir les ressorts variés du travail sur le pouvoir, le devoir et la confiance d’usagers vulnérables et, plus globalement de mieux saisir les formes et les limites de cette action publique en voie d’individualisation et de subjectivation. Face à des descriptions, des actions et des coordinations avec l’usager, on apprend aussi à ne pas suivre jusqu’au bout l’informateur, à ne pas approfondir certaines thématiques, mais plutôt à séparer pendant l’entretien et la narration faite par les acteurs, les supports, pistes, ouvertures par rapport à notre travail de compréhension de l’action publique. Il est important de « garder le cap » de l’enquête ; cette compétence à gérer les limites est éprouvée par la proximité, ce qui peut aussi engendrer certains méfaits tels que la confusion, l’immixtion, l’intrusion, voire la capture du chercheur par son terrain et ses informateurs.
40Christine Schaut :
41L’approche ethnographique n’est pas toujours de tout repos. Différentes épreuves émaillent le parcours empirique emprunté par l’ethnographe.
42Tout d’abord une épreuve physique : « Le début de l’observation est toujours une torture39. » Ce malaise est bien présent, surtout quand on y va pour faire des premières observations, pour tenter de saisir la configuration des lieux et les activités que les individus y mènent. Il est encore plus palpable quand on visite un quartier refermé sur lui-même, en rupture avec la continuité urbaine comme peuvent l’être les cités sociales. On a envie de s’enfuir, de prendre ses cliques et ses claques. Il fait toujours trop froid ou alors trop chaud. Tout est trop désert pour découvrir quoi que ce soit. (Mais on sait aussi que l’on se cherche des excuses, car le désert et l’absence de choses à observer disent tout autant que la foule). Parfois, au contraire, il y a trop de gens qui vous regardent bizarrement (dans des quartiers peu habitués aux déambulations d’étrangers qui, en plus, s’arrêtent, font demi-tour et hument l’air sans apparemment de but précis, cette impression ne relève pas toujours de la paranoïa). On ne voit rien, plus grave, on ne comprend rien et on se demande quelle mouche nous a piqué de venir. Mais après ce brouillard, on se met à voir, à laisser flotter son attention qui se fixe sur certains lieux et certaines interactions40.
43Les premiers contacts avec les sujets de recherche sont aussi l’occasion pour eux de vous tester. Ils organisent à votre intention des rites de passage qui autorisent ou barrent l’accès au terrain. Comme l’affirme Hughes on peut parfois se demander « qui étudie qui41 ». Si vous les passez, des relations de confiance peuvent s’établir. En quoi consistent-ils ? Ce sont des petites choses, des rendez-vous oubliés, des mises en garde l’air de rien, mais qui fixent des balises qu’il ne faut pas dépasser, des épreuves chargées de voir de quel bois vous vous chauffez. Ainsi, quand les membres d’un groupe de paroles consacré à l’insécurité dans le cadre d’un contrat de sécurité bruxellois me remercient de « m’intéresser à eux », ils ne cessent à la fois d’être polis et courtois, de me remercier tant il vrai que l’on s’intéresse peu à eux et d’établir, d’entrée de jeu, les codes de l’échange : il faut que je m’intéresse effectivement à eux et que je ne les trahisse pas. De la réaction du chercheur à de tels rites dépendent la mise en place de la relation de confiance et l’instauration des règles de l’échange. Reste à savoir combien de temps la confiance peut durer. Il n’y a pas de réponse univoque et définitive à cette question. Parfois, avec certains groupes, on a l’impression que l’engagement dans l’échange sociologique est à chaque fois mis à l’épreuve. Le désengagement alterne avec l’engagement. Cette instabilité de l’engagement des acteurs rend plus difficile le travail du sociologue car elle l’oblige constamment à faire ses preuves. Il ne peut y échapper.
44Il existe aussi des épreuves liées à l’excès de proximité dont parlent M. Breviglieri et J. Stavo-Debauge à propos des travailleurs sociaux. Le rapprochement de longue durée est parfois engluant. Le chercheur ne peut se situer dans la tension proximité-distance, il est tout entier dans la proximité et risque de s’y perdre, par exemple en ne pouvant plus écrire42. Cependant on peut se demander si cela ne fait pas partie du « jeu ethnographique », comme le suggère D. Céfaï : « Le sociologue consent à une forme de dépossession de soi qui culmine, parfois, en une forme de dépersonnalisation ; il se laisse imbiber par le sens des situations avant de reprendre ses marques et d’en parler avec ses mots43. » Il faut en accepter le risque, accepter de se faire, à certains moments, malmener, voire aveugler par le terrain et par ses usagers, accepter d’être soumis à leur temporalité, à leur mauvaise foi ; l’essentiel étant, comme le suggère Céfaï ci-dessus, de se donner des balises pour pouvoir à un moment donné se « ressaisir », « réobjectiver sa proximité » pour reprendre l’expression de Fabrizio, par exemple en tenant à jour vaille que vaille son carnet de bord, en écrivant, en en parlant à ses collègues ou en se mettant parfois en congé du terrain.
45Un autre type d’épreuve, une sorte d’ébranlement éthique, surgit quand le rapprochement laisse apparaître quelques « défauts » aux personnes auprès desquelles on s’engage, au nom par exemple de leur précarité. On pense ici à certaines personnes qu’évoque aussi Liban Mathieu lors de sa conversation avec Fabrizio, exprimant des opinions d’extrême-droite dont, sans les justifier, on comprend les termes du malaise. Il s’agit, dit M. Avanza, de prendre au sérieux leurs propos, sans pour autant les approuver, simplement en « prenant leur existence en considération44 ».
46Une autre épreuve engage l’identité des protagonistes de l’échange, le sociologue comme les acteurs, épreuve d’autant plus aiguë qu’elle a lieu dans un contexte de grande précarité. Au yeux des habitants des quartiers populaires la présence, à leur côté, d’un sociologue peut être perçue comme un vecteur de reconnaissance au moins à deux niveaux : tout d’abord au cœur des relations interpersonnelles qui les lient à lui et au travers desquelles ils se sentent reconnus comme sujets d’intérêt et de respect. Ensuite le sociologue, en organisant le passage entre eux et l’espace public, peut, aider à la reconnaissance, publique celle-là, de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent. Cependant, une relation basée sur un tel enjeu peut être ambiguë. Quant elle se noue avec des personnes particulièrement vulnérables, elle peut s’apparenter à une demande de protection et d’amour, à un échange qui devrait durer toujours, que ne peut donner le sociologue et qu’il n’a d’ailleurs jamais promis. La bonne distance éthique en devient malaisée. Les attentes à son égard sont parfois à ce point grandes qu’elles risquent de déstabiliser tout le monde, sociologue compris. En tout cas, elles doivent obliger celui-ci à constamment questionner sa posture et à se demander ce qu’il fait là et quels sont les effets de sa présence sur les individus. Cet ébranlement identitaire somme toute fort « luxueux » pour le sociologue, montre aussi qu’il est loin d’être maître de son enquête et qu’il ne peut, et c’est heureux, la mener à sa guise.
47Une autre épreuve de l’engagement du sociologue consiste, paradoxalement, à réussir sa sortie du terrain et à s’en détacher. La sortie de terrain n’est pas aisée, elle peut s’apparenter à une forme de trahison aux yeux des acteurs locaux. Comment en atténuer les effets si ce n’est en s’engageant à assurer au mieux, dans les espaces publics auxquels il a accès, son rôle de transporteur et de traducteur des expériences locales et des savoirs ordinaires qu’il y a recueillis ? A ce titre, à côté de l’engagement, ce moment de détachement, pour parler comme Michel Callon, fait lui aussi partie intégrante de la posture méthodologique. En quoi consiste-t-il ? La compétence proprement sociologique se mobilise à ce moment, lors du « transport » des savoirs produits localement vers d’autres lieux dans le souci, tout en sauvegardant leur complexité, de les généraliser, de les confronter à d’autres savoirs locaux, à des éléments de contexte et à de la théorie. « En s’attribuant ce travail d’abeille butineuse, le sociologue fabrique du général à partir du particulier, tisse des équivalences et construit des similitudes... il crée aussi des liens inattendus entre deux situations jusque là indépendantes45 » dit Callon. Ce travail de frottement des savoirs locaux entre eux et avec des savoirs théoriques et contextuels assure la traduction des expériences locales et des constructions ordinaires en connaissances sociologiques et leur montée en généralité dans l’espace public. Mais en les transportant et en les traduisant il fait plus qu’en rendre compte. Il en offre une nouvelle intelligibilité y compris et au premier chef aux acteurs locaux qui ont largement contribué à leur production. En les accumulant et en les comparant il les transforme un par un. Du coup chaque acteur lit autrement ce qu’il a dit et fait. Et cela peut parfois le troubler. Ainsi, si on ne peut établir une césure radicale entre savoirs locaux et savoirs sociologiques tant « les acteurs développent une sociologie spontanée sur leur propre compte », tant aussi l’engagement sur le terrain suppose un croisement entre eux, les savoirs sociologiques n’en demeurent pas moins spécifiques et autonomes.
48Le détachement suppose aussi un ou des moments de restitution des enseignements de la recherche aux acteurs qui y ont participé. Moment difficile, périlleux s’il en est, où se côtoient indifférence (quel chercheur n’a pas été soumis à ce grand moment de désespoir devant une salle presque vide au moment de la restitution ?), incompréhension obligeant, et c’est heureux, le sociologue à chercher encore et toujours les bons mots pour le dire, voire colère quand les enseignements déplaisent. C’est à ce moment-là qu’il faut singulièrement avoir confiance en sa recherche (à condition qu’elle ait été bien menée) et en soi pour tenir bon, accepter de faire déplaisir et mettre en avant les spécificités du métier de chercheur. Ce tenir bon n’empêche pas le souci de ne pas nuire lors de la diffusion des enseignements de recherche.
49La traduction des expériences locales passe aussi et enfin par l’écriture qui se doit d’en être au plus proche y compris en s’engageant dans des formes stylistiques généralement éloignées du langage sociologique, on pense ici à la forme narrative laquelle paraît bien adaptée au souci de traduction, au travail de « mise en intrigue » des actions » par les acteurs locaux46 et, toujours, à cette intime conviction sociologique de n’être pas le seul détenteur de savoirs.
Conclusion
50Cet article est la formalisation inachevée d’un dialogue entamé lors du séminaire du RIB47 entre deux chercheurs analysant l’action publique par des méthodes qualitatives qui favorisent le rapprochement avec l’objet de recherche. Celui-ci du coup, acquiert une autre dimension. Il devient concret, singulier, éprouvant, agissant, réagissant à l’enquête. Il acquiert de proche en proche le statut de partenaire de recherche. Non pas qu’il soit amené à devenir par rapprochement politologue ou sociologue, à chacun son métier, ses manières et arts de faire, mais qu’il participe, là où il est, par ce qu’il dit et par ce qu’il fait, pleinement à la production des savoirs scientifiques.
51Ce dialogue ne demande qu’à se prolonger, à s’étoffer, à s’ouvrir à d’autres expériences de recherche et à se confronter à d’autres perspectives épistémologiques, notamment celles qui revendiquent plus nettement la position distanciée. En effet, il n’est pas ici dans notre intention de revendiquer la supériorité d’une posture sur d’autres. Notre article le dit et le répète, la proximité n’est possible que parce qu’il y a des reprises de distance ; la distance, quant à elle, se nourrit également des moments où elle se déprend et où des rapprochements s’opèrent avec l’objet de recherche. Il n’en est pas moins vrai que les inclinaisons sont différentes, que dans notre cas, la proximité, les épreuves à « chaud », les expériences sensibles vécues par le chercheur lui-même, et les attachements qu’elle produit, ne sont pas le résultat d’une défaillance du dispositif méthodologique, de l’impossibilité, incompétente, du chercheur à garder la tête froide et haute. Au contraire, elles en sont les conséquences, même si, dans leurs contenus et leurs effets sur la recherche, elles sont souvent surprenantes.
52Notre texte aborde la proximité sur un terrain particulier, celui de l’action publique, ou plutôt celui des formes contemporaines de l’action publique qui s’attachent, elles aussi, à se rapprocher des singularités de leurs usagers et de leurs espaces de vie. Les usagers que nous avons rencontrés et qui sont en quelque sorte les cibles privilégiées de cette nouvelle action publique ont en commun d’être des « acteurs faibles48 », vulnérables, aux « marges » et fortement soumis à des dénis de reconnaissance dans les différentes sphères de leur vie49. Le travail entamé avec eux impose, nous semble-t-il, un surcroît de vigilance et d’attention. Les chercheurs ne peuvent se permettre d’ajouter par leur travail un surplus de déni aux situations vécues. Ils se doivent de dire bien, de rendre compte au mieux et au plus près des expériences locales. Cette qualité de la description emporte également avec elle un souci de découverte des ressorts variés et des effets multiples du travail politique face à ces publics et, chemin faisant, peut s’ouvrir à une théorie renouvelée du politique, enracinée dans le travail de l’enquête et inscrite en même temps dans un geste critique s’inquiétant des instruments politiques porteurs de nouvelles exigences, ou de la qualité même des dispositifs face aux nouveaux visages de l’indignité. Ainsi ce souci « compréhensif » doit aussi s’accompagner de l’impérieuse nécessité de faire déborder les voix des acteurs faibles de leur contexte d’émission. Notre travail à tous deux, qui est aussi un travail critique, est de mettre en écho, d’établir des équivalences entre les situations locales étudiées et d’autres situations, de frotter les savoirs locaux repérés lors de l’enquête avec d’autres savoirs de même nature, ou plus théoriques, et donc aussi de désubjectiver, de désingulariser pour montrer l’ampleur des injustices et des dénis et mettre en lumière ce que fait l’action publique pour y remédier. Sans doute le travail le plus difficile et qui ne peut se réaliser qu’au prix de nombreux allers-retours entre l’analyse et le terrain et au prix d’une écriture qui ne refoule pas le sensible, l’expérientiel et l’inattendu. C’est en tout cas notre pari.
Notes de bas de page
1 Les notions d’objectivité dans la distance et d’objectivité dans la proximité ont été travaillées par Nicolas Dodier dans son enquête sur l’évolution des conceptions de la médecine. Voir N. Dodier, « Les mutations politiques du monde médical. L’objectivité des spécialistes et l’autonomie des patients », in V. Tournay (éd.), La Gouvernance des innovations médicales, PUF, Paris, 2007, p. 127-154.
2 Voir notamment P. Favre, O. Fillieule et F. Jobard (dir.), L’atelier du politiste, La Découverte, Paris, 2007 ; M. Boumaza et A. Campana (coord.), « Enquêter en milieu "difficile" », in Revue française de science politique, vol. 57, no 1, 2007 ; M. Bachir, Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, PUF, Paris, 2000. Pour une discussion sur les profondeurs à la fois sociologiques et politiques de l’enquête appréhendée par les auteurs issus du pragmatisme américain, voir B. Karsenti et L. Quere (dir.), La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Éditions de l’EHESS, Paris, 2004. Dans la littérature anglo-saxonne, un foisonnement de perspectives (« interprétatives », « critiques », « post-positivistes », ou « ethnographie politique ») a donné lieu à un programme original de science politique intégrant en propre l’enquête de terrain (« fieldwork ») et ses différents ressorts. Voir particulièrement E. Schatz (ed.), Political ethnography. What immersion contributes to the study of power, University of Chicago Press, Chicago, 2009 ; E. Pader, « Seeing with an Ethnographic Sensibility : Explorations Beneath the Surface of Public Policies », in D. Yanow et P. Schwartz-Shea (ed.), Interpretation and Method : Empirical Research Methods and the Interpretive Turn, Armonk, M.E. Sharpe, 2006, p. 161-175 ; J. Auyero, « Politics under the Microscope : Special Issue on Political Ethnography », in Qualitative Sociology, 29, 2006.
3 I. Joseph, L'athlète moral et l'enquêteur modeste, Economica, coll. « Études sociologiques », Paris, 2007.
4 F. Jullien, Les transformations silencieuses, Grasset, Paris, 2009.
5 D. Fassin, « Introduction. L’inquiétude ethnographique », in D. Fassin et A. Bensa, Les politiques de l’enquête, La Découverte, Paris, 2008, p. 6-16.
6 J.-P. Olivier De Sardan, La rigueur du qualitatif, Académia-Bruylant, Bruxelles, 2008, p. 41.
7 J.-P. Olivier De Sardan, ibidem.
8 H. Becker, Les ficelles du métier, La Découverte, Paris, 2002, p. 198.
9 M. De Certeau, L'invention du quotidien. Tome I. Arts de faire, Gallimard, Folio Essais, Paris, 2004 (quatrième de couverture).
10 A la manière aussi de Gus Van Sant dans Elephant, voir ci-dessous.
11 M. Callon, « Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’attachement et du détachement », Sociologie du travail, 41, 1999, p. 65-78.
12 D. Fassin, op. cit.
13 C. Schaut, « Se rapprocher des usagers pour mieux les aider ? Le cas des politiques sociales et urbaines en Belgique francophone », p. 153 et s. du présent volume.
14 Voir à ce sujet les ouvrages incontournables de R. Castel, de L. Boltanski et d’E. Chiapello. R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, Paris, 1995 ; L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
15 M. Burawoy, « L’étude de cas élargie. Une approche réflexive, historique et comparée de l’enquête de terrain », in D. Cefaï, L’enquête de terrain, La Découverte-Mauss, Paris, 2003, p. 425-464 et p. 426.
16 Pour plus de détails empiriques et théoriques, voir F. Cantelli, L’État à tâtons. Pragmatique de l’action publique face au sida, P.I.E Peter Lang, Bruxelles/Berne 2007.
17 P. Bongrand et P. Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique ? », Revue française de science politique, vol. 55, no 1, 2005, p. 73-111 ; G. Pinson et V. Sala Pala, « Peut-on vraiment se passer de l’entretien en sociologie de l’action publique ? ».
18 La notion même de sensibilité, au pluriel, n’est pas anodine : elle désigne une constellation large d’affinités dans l’appréhension du politique plutôt qu’une approche, une école ou encore un paradigme. Trois axes transversaux ont toutefois été repérés : un travail ethnographique, une attention aux équipements et au plura-lisme. F. Cantelli, M. Roca, L. Pattaroni et J. Stavo-Debauge, « Introduction », in Sensibilités pragmatiques. Enquêter sur l’action publique, P.I.E Peter Lang, Bruxelles/Berne, 2009.
19 Cette enquête étant en cours, je ne la développerai pas dans cette contribution.
20 On s’inspire d’une typologie en termes de « bureaucratie froide » et de « bureaucratie chaude », voir J.-M. Weller, « Une controverse au guichet : vers une magistrature sociale ? », Droit et Société, no 44/45, 2000, p. 91-109.
21 F. Cantelli et J.-L. Genard (dir.), Action publique et subjectivité, Paris, LGDJ, no 46, 2007.
22 D’ailleurs, nous ne présumons pas un modèle d’acteur hyper compétent. La portée critique d’une telle approche, loin d’être amputée, sera davantage précisée dans le point suivant. Pour une critique des sociologies centrées sur la capacité à agir, voir M. Breviglieri, « Penser la dignité sans parler le langage de la capacité à agir », in J.-P. Payet et A. Battegay (dir.), La reconnaissance à l’épreuve, Presses du Septentrion, Lille, 2008, p. 83-92.
23 Par contre, les choses sont très différentes dans notre enquête de terrain actuelle, croisant Montréal et Bruxelles. Par exemple, faut-il ou non mettre une blouse blanche ? Faut-il (et si oui, en suivant quelles procédures) faire signer un formulaire de consentement éclairé à un patient très affaibli ? Comment décrire les termes de l’enquête à la direction de l’hôpital ?
24 Sur le plan littéraire, le travail stimulant de Jean-Philippe Toussaint devrait être discuté de manière plus ample.
25 L. Thevenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, La Découverte, Paris, 2006, p. 12.
26 E. Hughes, Le regard sociologique, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1996, p. 275.
27 M. Breviglieri, L. Pattaroni et J. Stavo-Debauge, « Quelques effets de l’idée de proximité sur la conduite et le devenir du travail social », Revue suisse de sociologie, 29 (1), 2003, p. 141-157.
28 Nous faisons ici référence à la notion de « définition de la situation » de W. Thomas (1923 et 1928) cité par A. Coulon. Voir A. Coulon, L’école de Chicago, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 1992.
29 J.-M. Weller, « Le mensonge d’Ernest Cigare. Problèmes épistémologiques et méthodologiques à propos de l'identité », Sociologie du travail, 1, 1994, p. 25-42.
30 Il en est ainsi des « ruses du faible » évoquées par D. Memmi (D. Memmi, « L’affichage corporel comme ruse du faible : le cas des SDF parisiens », Cahiers internationaux de sociologie, no 113, 2002, p. 213-232.), et toutes ces tactiques et bricolages quotidiens (de Certeau, op. cit.) qui permettent aux personnes vivant la précarité d’adoucir leur quotidien, parfois en cachant certaines choses aux institutions avec lesquelles elles ont à faire, et aussi de faire comme si, d’adopter l’image que l’on attend d’elles tout en n’en pensant pas moins, ce qui leur permet de sauvegarder leur quant-à-soi.
31 B. Latour cité par François et Neveu (B. Francois et E. Neveu, « Pour une sociologie politique des espaces publics contemporains », in B. Francois et E. Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques, Res Publica, PUR, Rennes, 1999, p. 13-58.)
32 D. Cefaï, « Qu’est-ce qu’une arène publique ? Quelques pistes pour une approche pragmatiste », in D. Cefaï et I. Joseph (éd.), L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, Éditions de l’Aube, Paris, 2002, p. 51-81.
33 Cela se rapproche des travaux de l’historien Carlo Ginzburg (et, dans une certaine mesure, de Bruno Latour). Voir C. Ginzburg, « Morelli, Freud, and Sherlock Holmes : Clues and Scientific Method », in U. Eco et T.A. Seboek, The Sign of Three, Dupin, Holmes, Peirce, Indiana University Press, Bloomington, 1983, p. 81-118.
34 Cet arc de qualités de l’enquêteur (surprise, étonnement, ébranlement, etc.) a été mis en lumière dans plusieurs enquêtes de Marta Roca. Voir M. Roca i Escoda, « Enquêter sur le processus juridico-politique de la reconnaissance des couples homosexuels à Genève », Carnets de bord, no 9, 2005, p. 67-77. Pour une discussion récente au sein de la littérature nord-américaine, voir E. Schatz (ed.), Political Ethnography. What Immersion Contributes to the Study of Power, op. cit.
35 On oublie souvent que cette exploration minutieuse gagne à s’ouvrir à un travail de type comparatif, à partir de publics différents, de cadres institutionnels ou de contextes nationaux variés.
36 Plus généralement, les relations entre pragmatisme, critique et politique ont déjà été explorées par une abondante littérature anglo-saxonne. Voir notamment P. Baert et B. Turner (ed.), Pragmatism and European Social Theory, Barnwell Press, Oxford, 2007 ; J. Garrison, Reconstructing Democracy, Recontextualizing Dewey, NY University Press, New York, 2008.
37 La belle thèse de doctorat de Mathieu Berger le démontre avec force. Voir M. Berger, Répondre en citoyen ordinaire. Enquête sur les « engagements profanes » dans un dispositif d’urbanisme participatif à Bruxelles, thèse de doctorat en sociologie, Université libre de Bruxelles, 2009 (chapitre 5 : « Tristes tropiques, rôles intenables et formules défectueuses. Les infortunes du citoyen représentant », p. 302-416).
38 F. Cantelli, L’État à tâtons, op. cit, p. 223-224.
39 E. Hughes, op. cit., p. 268.
40 C. Petonnet, « L’observation flottante. Le cas d’un cimetière parisien », L’Homme, 1982, vol. 22, no 4, 1982, p. 37-47.
41 E. Hughes, op. cit., p. 301.
42 D. Bizeul, « Des loyautés incompatibles », Sociologies, Dilemmes éthiques et enjeux scientifiques dans l’enquête de terrain, mis en ligne le 27 juin 2007, URL : http://sociologies.revues.org/document226.html.
43 D. Cefaï, L’enquête de terrain, La Découverte-Mauss, Paris, 2003, p. 547.
44 M. Avanza, « Comment faire de l’ethnographie quand on n’aime pas "ses indigènes ?" », in D. Fassin et A. Bensa, op. cit., p. 54.
45 M. Callon, op. cit., p. 66.
46 L. Boltanski cité par G. Truc, « Une désillusion narrative ? De Bourdieu à Ricœur en sociologie », Tracés. Revue de sciences humaines, no 8, L’illusion, avril 2005 [en ligne], mis en ligne le 3 février 2009. URL : http://traces.revues.org/index2173.html. Consulté le 27 juin 2009.
47 Réseau interdisciplinaire d’études sur Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis (Académie Louvain), Bruxelles.
48 Voir J.-P. Payet, F. Giuliani, D. Laforgue, La voix des acteurs faibles, PUR, Rennes, 2008.
49 A. Honneth, « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance », traduit par H. Pourtois, Merkur, no 501, 1990, p. 1043-1054.
Auteurs
Chargé de recherches FNRS, Université libre de Bruxelles
Sociologue, Facultés universitaires Saint-Louis (IRIB/CES) et Université libre de Bruxelles (Faculté d'architecture La Cambre Horta)
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