Le pari de Pascal, une allégorie du principe de précaution ?
p. 449-494
Texte intégral
Introduction1
1Le « principe de précaution » est une expression souvent galvaudée. Il se trouve au cœur des plus vifs débats scientifiques, technologiques et éthiques actuels. F. Ewald2 introduit cette logique de précaution comme l’héritière des trois grandes questions relatives aux problèmes contemporains de sécurité : les problèmes environnementaux dans leur dimension de menaces globales (Tchernobyl, AZF à Toulouse, etc.), les problèmes de santé liés aux accidents médicaux (risques en série liés aux transfusions, aux greffes et aux transplantations) et les problèmes qui relèvent de la responsabilité des producteurs en cas de défaut d’un produit eu égard au délai apparaissant entre la production elle-même et l’apparition du défaut, jusqu’alors imprévisible, insoupçonné et insoupçonnable. Le principe lui-même est entré dans le droit, en France, par la loi Barnier de 1995. La malignité de l’incertain devient alors une pétition du droit. Cependant, l’usage et la réglementation en ont consacré une conception étroite ; celle d’une réhabilitation du politique à la suite d’une démythification du savoir expert. Désormais, l’expert n’est plus considéré comme celui qui sait nécessairement : il ne sait pas, il n’est pas exempt de préjugés et peut-être même, y met-il une charge idéologique. Ce principe de précaution étant institué, force est de constater qu’il envahit toutes les sphères de la vie, bien au-delà de celles, fondatrices, de l’environnement et de la santé. Le principe de précaution lorsqu’il est évoqué dans ce papier, n’est pas le principe de précaution juridico-politique associé aux modes de décisions dans l’action publique et même privée. Il s’agira plutôt de la question de la société et, plus précisément, de l’homme convoqué par cette attitude particulière face à l’incertitude qu’est la logique de précaution.
2Dans ce sens, F. Ewald3 questionnait la pertinence d’une nouvelle anthropologie du précautionneux et, en particulier, d’une nouvelle éthique : l’éthique est à comprendre comme le questionnement pour tous dans sa conduite individuelle. Quel type d’homme se construit sous ce paradigme de précaution ? Quelle en est la nature exacte ? Quelle est sa subjectivité ? Le précautionneux, si l’on s’autorise à l’appeler ainsi, est l’enfant puîné de la science. L’homme de la science était persuadé d’un hasard à comprendre comme un défaut d’explications et a fortiori d’explications causales : l’homme était voué à tout connaître des lois déterministes de la Nature et des paramètres qui régissent son univers. Aujourd’hui, la mécanique quantique, la théorie du chaos, le concept de turbulence etc., intègrent le hasard au cœur de la science et attestent du fait que la Nature joue le plus grand des jeux de hasard ; elles introduisent une véritable rupture épistémologique4. L’être semble désormais de plus en plus inintelligible : l’inflation méthodologique et l’invasion de l’évaluation, surtout quantitative, d’aujourd’hui servent-elles d’antidote contre cette inintelligibilité ? L’incertain serait alors une offense faite à la raison, celle-là même par laquelle l’homme espérait plier la réalité à un ordre intelligent. La logique de précaution se nourrit d’ambivalences par rapport à la science : le constat du retour des grandes catastrophes associées aux « progrès » de cette même science – à moins qu’il ne s’agisse de la technologie – fonde « la société du risque5 », à moins qu’il ne s’agisse de « la société de la peur6 ». Le précautionnisme, dans son néologisme, se soutient de l’illusion du risque zéro : celle d’un savoir absolu, commente F. Ewald. Dans un apparent paradoxe, il génère des situations de risque maximal de l’ordre d’un pari ; un tel risque semble surgir, en dernier recours, comme un mode de décision auquel on se sentirait aculé dans ce monde qui expose trop, générant peur et indécidabilité. Parallèlement, on assiste au retour d’un discours moral qui s’apparente, à certains égards, à un discours religieux. Le discours religieux soutient-il les peurs comme son instrument de pouvoir privilégié ? Le savoir jusqu’à l’absolutisme, si cher au précautionneux, n’est précisément pas sans lien avec la peur7. Le réenchantement par le risque – et non le désenchantement du monde dont témoignait M. Gauchet – évoque la structure de pensée de la religion. Vu de là, on peut se demander si le risque ne soumettrait pas, dans un apparent paradoxe, à un pouvoir magique, non sans une sorte de ravissement et d’émerveillement ?
3Développer la métaphore du pari pascalien en éclairage du paradigme de précaution, c’est tenter de contribuer – certes modestement – à une compréhension du type de soi que le précautionneux se construit comme sujet ; c’est questionner cette nouvelle anthropologie du précautionneux. Ce pari, comme chacun sait, plaide en faveur de la nécessité de parier sur l’existence de Dieu, sur fond de doutes, et fonde un raisonnement tout à fait nouveau. Il ne tente pas de donner une preuve quelconque de l’existence de Dieu ; l’argument de ce pari se fonde même sur l’impossibilité d’en fournir la preuve.
4C’est dans un glissement métonymique admis que le fragment 4188 des Pensées – « Infini-Rien » – devint le pari de Pascal. Ce pari est un objet qui s’offre à de multiples éclairages. Il intéresse bien entendu le philosophe – il y est question de Dieu, de la vie, du néant et de la contingence –, mais aussi l’épistémologue pour le retournement de la conception de la connaissance, libérée de son exclusive considération de la certitude avec laquelle le pari pascalien rompt9 –, le probabiliste dans « l’union paradoxale de la rationalité et de la contingence10 » dont il témoigne, le mathématicien, notamment, pour le traitement qu’y fait Pascal du concept de l’infini, l’économiste pour la théorie de la décision du xxe siècle que le pari inaugure en tant que première demande d’aide à la décision dans un monde incertain, l’anthropologue quant au modèle du jeu autorisant une sorte de levée mentale des contradictions, le psychanalyste, pour ces multiples raisons et, en particulier, pour le rapport du sujet à l’Autre que Pascal institue dans son pari, etc.
5Biaise Pascal (1623-1662) est cet apologiste mathématicien du xviie siècle à l’origine du calcul des probabilités11 : ses fondements sont « ludiques » puisqu’ils partent d’une interrogation sur les jeux de hasard. Le xviie siècle est celui de la transformation de la raison occidentale : c’est aussi l’époque de J. Kepler (1571-1630), de G. Galilée (1564-1642), de R. Descartes (1596-1650), où va naître une certaine manière de penser, de raisonner – de calculer aussi – à laquelle Pascal ne sera pas étranger. Ce n’est pas tant Pascal qui m’intéresse que sa pensée, tant dans le courant de cette nouvelle façon de raisonner et de calculer du xviie siècle qu’en rupture avec elle, d’une certaine manière. Plus précisément encore, la préoccupation prégnante chez Pascal du hasard et de l’incertitude que ce hasard génère, rejoint celle, plus contemporaine, qui préside au principe de précaution à l’œuvre depuis la fin du xxe siècle. La pensée pascalienne qui annonçait le siècle des Lumières laissait-elle déjà présager de celle du précautionneux dans sa nouvelle anthropologie contemporaine ? Ce papier s’articule autour de trois propositions, trois arguments qui plaident en ce sens :
a) La validité logique12 du pari de Pascal
6Dans le monde précautionneux, comme dans l’univers pascalien du pari, le recours à l’outil mathématique pour mesurer et comparer la certitude avec l’incertitude relève d’une tentative de domestication du hasard. Dans les deux univers, on retrouve, au fond, le même refus du hasard ; c’est à croire que pour Pascal, comme pour le précautionneux, le hasard constitue la seule vraie nature des choses. Afin d’illustrer ce premier constat, l’étude de la validité logique du pari de Pascal montrera en quoi ce pari constitue une première demande d’aide à la décision dans un contexte d’incertitude, inaugurant ainsi la théorie de la décision du xxe siècle. Les concepts de l’espérance mathématique (sous-jacente à la fameuse règle des partis de Pascal) et de probabilité qui en découlent sont paradigmatiques d’une façon de penser et de raisonner très actuelle.
b) Le pari, la religion : une union paradoxale ?
7Pour beaucoup, il y avait de l’incongruité à allier le pari à la question de Dieu. A partir d’une critique de l’Avenir d’une illusion de S. Freud (1927) et des textes « Religion, Psychanalyse » de J.-A. Miller13 (2003-2006), l’incongruité apparente cède le pas à une alliance indéfectible entre ce qui génère un risque maximal de l’ordre d’un pari et le « religieux », version édulcorée de la religion. Par sa production de sens « comme narcotique », le discours religieux apparaît comme une réponse salvatrice dans cette fiction de précaution où la peur du futur, mobilisée et valorisée, est le moteur du savoir ; le « religieux » est un opérateur de bien-être avec son effet de thérapisation.
c) La figure du précautionneux, plus mélancolique qu’obsessionnelle ?
8P. Pinel14 est un des premiers grands psychiatres français. Il écrivait sur la mélancolie de Pascal à partir de sa nouvelle Nosographie philosophique. La mélancolie de Pascal, en tant que telle, m’importe peu ; sa pensée novatrice, marquée de traits mélancoliques, offre une tournure d’esprit toujours actuelle. C’est à travers cette nouvelle façon de penser qu’inaugure Pascal qu’il s’agit d’interroger le type d’homme qui se construit sous le paradigme de précaution15. La mélancolie pascalienne dans le rapport à l’Autre qu’elle institue, nous enseigne-t-elle sur le rapport à l’Autre du précautionneux d’aujourd’hui ? Pascal est un joueur, même si à l’heure où il écrit ses Pensées, il fréquente désormais plus les Jansénistes de Port Royal que les salles de jeu de sa jeunesse : le modèle du jeu est un modèle réduit de la société. Le joueur16 lacanien a ceci de mélancolique qu’il tente de faire exister l’Autre comme réponse au néant où il est plongé de ne pas exister lui-même, comme réponse à l’Autre qui n’existe pas, somme toute, en faisant appel à la Providence, sa bonne étoile de joueur.
9Certains concepts de la psychanalyse devraient pouvoir nous apporter un éclairage sur l’univers du précautionneux et sur les questions qu’il pose : j’énumèrerai, sans prétention d’exhaustivité, le rapport du sujet au hasard et au jeu, son recours grandissant au « mesurable » et au « quantifiable », sa capacité – ou son incapacité mélancolique – à vivre dans le hic et nunc, son rapport à l’Autre et sa corrélative question du désir de l’Autre, ses illusions et ses semblants, ses compulsions à vouloir tout maîtriser, son empathie religieuse, etc.
I. La validité logique du pari de Pascal17
10Dans un univers très aléatoire où l’indécidable règne – c’est aussi l’univers du précautionneux – le pari pascalien fonde un raisonnement tout à fait nouveau sur la question de la décision : les trois arguments logiquement valides du pari ont chacun la forme d’un argument du type de ceux soigneusement répertoriés et caractérisés par la théorie de la décision du xxe siècle
11Il y a deux paris dans le fragment 418 des Pensées : un pari existentiel18 et un pari mathématique qui, d’une certaine façon, revisite le premier : deux paris, deux temps dans l’argumentation de Pascal, deux formulations successives du même pari au cours desquelles apparaissent les concepts de probabilités et d’espérance mathématique19 ainsi que les trois formes argumentatives logiquement valides : celles de dominance, d’espérance et d’espérance dominante.
A. Le pari existentiel ou la dominance
12Le pari existentiel20 pourrait se résumer par la table de décision suivante, si tant est que l’on concède l’anachronisme de l’usage de la terminologie de la théorie de la décision du xxe siècle :
États du monde → | Dieu existe | Dieu n’existe pas |
Vous croyez en Dieu | Vous allez au paradis (+∞) | Vous retournez au néant (0) |
Vous ne croyez pas en Dieu | Vous allez en enfer21 (-∞) | Vous retournez au néant (0) |
13Il s’agit d’une table de décision qui confronte les différents états du monde ventilés en une partition (au sens mathématique du terme) des situations possibles aux décisions ou actions possibles : les deux situations exhaustives et mutuellement exclusives – Dieu existe ou n’existe pas – sont confrontées aux deux actions possibles « croire ou ne pas croire en Dieu ». Les signes (en gras) à l’intérieur de la table sont les utilités22 d’accomplir chaque acte dans chacune des situations possibles : ces utilités quantifient les conséquences de chacune des actions dans chacun des états du monde.
14Dans ce premier pari, Pascal nous dit qu’il faut appliquer la règle de dominance23 : agir de telle sorte que l’on croie en Dieu car, dans au moins une des situations possibles (celle où Dieu existe), l'utilité de croire en Dieu (+∞) est supérieure à celle (-∞) de ne pas croire en Dieu et il n’existe pas de situation où l'utilité de l’acte de croire soit moindre que celle de ne pas croire.
15L. Thirouin24 interprète le pari existentiel comme un changement de paradigme en réponse au constat de l’infirmité de la raison qui désespère Pascal. Le pari consiste à dire que lorsqu’on a perdu espoir d’accéder à une connaissance et qu’il faut néanmoins agir, on doit agir dans son seul intérêt. Et l’intérêt de l’homme est clair dans la mesure où il est sommé de choisir entre Dieu et le néant. Pascal ne cherche nullement à prouver l’existence de Dieu, on le sait : l’auteur nous dit que la substance de ce pari réside dans le passage du savoir à l’intérêt ou du rationnel au raisonnable. Un glissement donc qui consiste à fonder en raison, ce renoncement même de la raison. En ce sens déjà, le pari de Pascal est une ruse.
B. Le (début du) pari mathématique ou l’Espérance
« Oui il faut gager, mais je gage peut-être trop » (fr. 418)
16C’est par cette objection que s’amorce le pari mathématique qui fait suite au pari existentiel : il faut jouer et cette obligation mène Pascal à recourir aux mathématiques et, en particulier, au calcul de l'espérance mathématique25 (en lien avec la règle des partis26) sur lequel se fonde l’argumentation de l’espérance. Jusqu’ici, l’argument du pari existentiel ne s’interroge pas sur la mise de départ, autrement dit, sur le risque que constitue le sacrifice de la vie temporelle réellement donnée, seul véritable bien que nous possédons concrètement, quand bien Dieu existerait.
17Pour Pascal mathématicien, tout comme le titre du fragment « Infini-Rien » le suggère, aucune réalité ne peut être prise en compte si l’infini est en balance ; cette réalité est, sans concession aucune, anéantie à rien. C’est précisément cette loi sans appel que traduit le raisonnement mathématique dans son langage formel. Mais le fini27 certain (la mise de la vie) doit-il continuer à se réduire à rien devant un infini incertain (le gain d’« une infinité de vies infiniment heureuses» (fr. 418), si Dieu existe) ? Pour y répondre, Pascal utilise son nouvel outil conceptuel : la règle des partis. Elle permet justement de comparer la valeur respective d’événements n’ayant pas le même degré de certitude (mise certaine28 contre gain incertain). Dans son « parti pris » de ne pas se soumettre au hasard, Pascal tente ainsi un comportement rationnel à son encontre. Par la raison, la règle des partis va évacuer « le problème de ce qui va réellement se produire29 », précisément là où la raison était impuissante. Ce qui est nouveau pour l’époque, quant au mode de raisonnement, c’est l’application de cette règle des partis au règlement de la vie quotidienne.
18Mais qu’est-ce que cette règle des partis30 ? Il serait faux de confondre le concept de parti avec celui de probabilité, même s’il n’est pas sans lien. Le parti, « c’est le partage ou la répartition des mises quand le jeu est interrompu avant sa fin naturelle31 ». Sous cette forme simple, le problème des partis représente une des premières demandes d’aide à la décision dans un monde incertain, adressé à la science mathématique. Le parti cherche à comparer et à égaler deux types de données apparemment hétérogènes et incompatibles ; établir une équivalence entre tenter sa chance et conserver ce qui a été acquis, entre l’incertitude du gain et la certitude de la mise, entre « hasards » et possession. Le moment du parti est le moment précis où l’équilibre est réalisé ; le parti est donc un partage parfaitement juste32. La règle des partis est une règle de décision qui enseigne comment il faut agir dans le doute quand on est incapable de le lever. Qui ne reconnaît dans ce doute qui inhibe jusqu’à l’indécidable l’envers du principe de précaution ?
19Pour établir son parti, Pascal a recours au concept de base de l’espérance mathématique, somme des valeurs d’attentes, sans l’écriture formelle qu’on lui connaît :
E(jeu) = (ce que l’on peut gagner x la probabilité de gagner) + (ce que l’on peut perdre x la probabilité de perdre)
20Il définit alors la valeur d’attente de tous les résultats possibles : il y en a deux selon que l’on perde ou gagne. L’espérance mathématique peut ainsi prendre une valeur nulle, positive ou négative qui déterminera si le jeu est équitable, avantageux ou désavantageux, respectivement.
21Cette première partie du pari mathématique33 peut alors s’écrire à partir d’une seconde table de décision où apparaissent les utilités – formellement U (.,.) – des différentes actions en fonction des différentes situations possibles :
États du monde → | Dieu existe (D) | Dieu n’existe pas (N) |
Vous ne croyez pas en Dieu (A) | U(A,D) = - ∞ | U(A,N)> 0 |
Vous croyez en Dieu (B) | U(B,D) = + ∞ | U(B,N) <0 |
22Selon l’argument de la dominance, si Dieu n’existe pas (N), il y a le même intérêt – la même utilité – à vivre comme un croyant (B) ou comme un non croyant (A). Ce pari mathématique prend en considération que le libertin, oserais-je dire, perdrait quelque chose à vivre comme un croyant ; la valeur qu’il donne aux plaisirs séculiers. La dominance s’en trouve mise en question : l’acte de croire a bien une utilité supérieure (+ ∞) à celle de ne pas croire (-∞) dans la situation où Dieu existe mais son utilité (<0) par rapport à celle de ne pas croire (>0) est inférieure, même négative, dans la situation où Dieu n’existe pas. On a besoin de recourir à l’argument de la maximisation de l’espérance.
23Pascal va ajouter cette information que la chance que Dieu existe est égale à la chance qu’il n’existe pas, comme au jeu de « Croix ou pile ».
24Formellement, compte tenu des probabilités, ces espérances34 peuvent s’écrire :
E(A) = ½ x U(A,D) + ½ x U(A,N) = (½ x (-∞)) + (½ x “+”) = - <0
E(B) = ½ x U(B,D) + ½ x U(B,N) = (½ x (+ ∞)) + (½ x “-”) = +> 0
25« Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? » (fr. 418).
26L’argument qui s’appuie sur la règle de l’espérance invite à agir de telle sorte que l’on croit en Dieu parce que l’espérance y est maximale.
C. Suite et fin du pari mathématique ou l’espérance dominante
27C’est le temps d’aboutissement de la démonstration qui fera apparaître « la capacité allégorique d’exprimer mathématiquement des questions métaphysiques35. »
28En réponse à cette « ahurissante prémisse » commentera J. Lacan – celle où il y a une chance sur deux que Dieu existe et une chance sur deux qu’il n’existe pas – Pascal va envisager le cas défavorable où il y aurait bien moins de chances que Dieu existe qu’il n’y aurait de chances que Dieu n’existe pas. Avec (un entier naturel quelconque) n>1, la probabilité que « Dieu existe » vaut 1/(n+l)36 alors que la probabilité que Dieu n’existe pas vaut son complément, n/(n+l)37.
E(ne pas croire en Dieu) = (l/(n+l) x (-∞))+(n/(n+l) x “+”) = -<0
E(croire en Dieu) = (l/(n+l) x (+ ∞)) + (n/(n+l) x “-”) = +> 0
29Dans ce cas, Pascal introduit une gamme de probabilités (non nulles et différentes de 1). Si l’on considère que la probabilité que Dieu existe n’est pas nulle, l’« utilité » finie que l’on attribue à la vie temporelle est de peu de poids car E(croire en Dieu) avec son choix de vie pieuse, sera toujours infiniment supérieure à celle de ne pas croire en Dieu. Cet argument est celui de l’espérance dominante. Pour Pascal38, la conclusion de son troisième argument est d’accomplir l’acte de croire en Dieu car son espérance est dominante39.
30Ce raisonnement prend « une valeur a fortiori40, » puisqu’il nous donne les conditions du pari en faveur de l’existence de Dieu quand bien même les chances que Dieu existe seraient infimes ; si déjà dans ce cas, il y a avantage à parier, alors, à plus forte raison, il faut parier si la probabilité que Dieu existe augmentait41.
31C’est évidemment une ruse42 de Pascal : le raisonnement est construit pour qu’on ne puisse trouver aucun parti, c'est-à-dire aucune juste répartition entre avantages et désavantages. Pascal présente un jeu qu’aucun être sensé ne refuserait puisque l’enjeu est de l’ordre de l’infini que rien, jamais, ne pourra compenser. Si l’on accepte que l’infini n’apparaisse que du côté où Dieu existe et que tous les enjeux du côté où Dieu n’existe pas soient finis, cela équivaut d’emblée à ne reconnaître de valeur qu’à cette seule situation où Dieu est et à négliger l’autre ; la question est résolue dès qu’elle est posée. Tout dépend donc des enjeux (« utilités43 » en théorie de la décision) choisis. Il conclut donc :
« cela ôte tout parti » et « vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine » (fr. 418).
32Exit le hasard...
33La règle des partis grâce à l’espérance mathématique qui permet son calcul, « s’est transformée en principe abstrait, presque philosophique [car] elle désigne une position générale sur les actions des hommes44. » J. Lacan commente cette découverte pascalienne de la règle des partis comme ayant « été ressentie si profondément dans le champ où ça pense45. » Une position générale sur les actions des hommes, certes, puisque, depuis la règle des partis, tous les événements aléatoires ne sont plus équivalents ; ils ont des degrés différents de vraisemblance qu’il faut évaluer correctement. C’est évaluer un événement à l’aulne de sa probabilité. Ainsi voit-on émerger la probabilité comme une nouvelle catégorie. Pour apprécier valablement le cas qu’il faut faire d’un événement futur, il faut tenir compte de l’importance intrinsèque de l’événement et de la probabilité plus ou moins forte qu’il ait lieu. Cette façon de penser un événement futur en fonction de son degré de vraisemblance s’est instillée quasiment dans tous les domaines de nos vies, qu’ils soient publics ou même privés. Cette façon de penser s’oppose ainsi à la psychanalyse ; celle-ci est à l’opposé de l’illusion du risque zéro et proche de la prudence aristotélicienne qui n’exclut pas le risque. La psychanalyse invite à ne pas renoncer à l’impossible46, à l’improbable. L’attitude plus que frileuse du précautionneux par rapport au risque n’est pas étrangère à sa façon de penser, en évaluation permanente, ce qui est le plus vraisemblable ; et ce jusqu’au plus intime de sa vie. Que dire des compagnies d’assurance qui évaluent, à partir de données réelles, l’espérance de vie du couple en tant que couple en vue d’accepter ou non leur demande d’assurances, par ailleurs obligatoires ? Que penser de la mésaventure de Me Mayfield, avocat sans histoire de Portland, qui a passé 15 jours au secret, suspecté à tort d’être l’un des auteurs des attentats de Madrid, en mars 2004, sur la foi d’une de ses empreintes digitales ? On justifie qu’il existe « une chance sur 17 milliards (autant dire pratiquement aucune) pour que deux individus aient les mêmes empreintes digitales en définissant celles-ci par seulement 17 points caractéristiques 47 » appelés « minuties ». Depuis cette histoire qui a fait grand bruit aux États-Unis, le FBI a annoncé le réexamen des cas de condamnation à mort où le relevé des empreintes digitales a joué un rôle déterminant dans le jugement...
34Y a-t-il encore une place pour la contingence ? Le concept de probabilité, c’est l’union paradoxale de la rationalité et de la contingence, union scellée dès sa naissance : I. Hacking48, F « archéologue49 » des probabilités, nous apprend que l’idée du probable s’enracine dans la conviction qu’il existe, à côté du domaine de la science noble – de ce qui est démontrable par des causes ou des raisons certaines – un règne de l'opinio où ces causes ou raisons – au siècle des raisons, la causalité devient synonyme de raison – font défaut, le résultat des raisonnements ou des arguments relevant dès lors d’autre chose que de la certitude. Le concept de probabilité correspond à la convergence de deux notions hétérogènes ; l’une, épistémique, concerne la croyance, la crédibilité, la confiance de la survenance d’événements qui donnera lieu à des interprétations subjectives et intersubjectives des probabilités et l’autre, statistique, plus phénoménologique, concerne les fréquences d’événements type, leur tendance, leur propension à se réaliser. Le concept de probabilité tient sa spécificité de cette dualité et de la tension récurrente qui en résulte. Au lieu de relever le défi de continuer à penser à travers cette contradiction interne, c’est la rationalité qui prend le pas sur la contingence : on finit par ne plus croire qu’en ce qui est le plus fréquent associé au plus vraisemblable, au plus probable. Cette contingence battue en brèche par la rationalité pourrait bien se comprendre au sens lacanien du terme ; à la contingence sur son versant de la mauvaise rencontre, J. Lacan associera la tukè sur son autre versant de la recherche de la bonne chance par laquelle il définira la psychanalyse.
35Comment ne pas replacer cette inflation méthodologique50 à laquelle nous assistons, ce retour en force du positivisme51, dans la logique de précaution qui nous préoccupe ? Le titre que donne F. Ewald à son chapitre – « Le Retour du Malin Génie52 » – pour stigmatiser l’univers de la logique de précaution53, évoque ce retour en force du positivisme qui collabore au refus du hasard. L’auteur ne dit rien de ce titre, sans doute à cause de son évidence première. Le principe de précaution génère, se soutient même, d’une ambiance lourde d’un danger imminent, ou du moins, d’une menace permanente. Le Malin Génie est le mauvais génie cartésien, menace permanente qui trompe l’homme sur l’existence du monde extérieur. Le Malin Génie de R. Descartes (1596-1650) est associé à son cogito, premier principe qu’il rencontre dans l’itinéraire qui conduit du doute généralisé à la constitution d’une science certaine. Ce Retour du Malin Génie dans le contexte du principe de précaution annonce le retour du rationalisme de R. Descartes en réponse à son souci d’éluder tout ce qui ne serait pas de l’ordre de la certitude. Dans la logique même de précaution, l'inflation méthodologique à laquelle nous assistons aujourd’hui, le retour en force d’un positivisme disqualifiant toute spéculation qui ne serait pas réductible à un raisonnement formalisable, sont autant de tentatives de nous prémunir de ce Malin Génie ; celui-là même qui, déjà, inquiétait R. Descartes au point qu’il entreprit de définir et d’appliquer, dans sa Mathesis Universalis54, les mathématiques aux certitudes irréfutables à bien d’autres disciplines. Le Retour du Malin Génie emmène dans son sillage, par la peur qu’il génère, ce recours à cette façon de penser, de raisonner et de calculer, héritage de la Renaissance, et dont la pensée de Pascal ne fut pas des moindres. La probabilité est bien le dernier refuge du savoir. Pascal, dans son pari, participe à sa manière à l’itinéraire cartésien du doute généralisé à une science plus certaine, non en rejetant de ses considérations ce qui serait de l’ordre de l’incertain comme le fait R. Descartes, mais par une ruse de l’intelligence ; si l'évidence du cogito – il est certain que j’existe lorsque je pense – est si forte pour Descartes que même l’hypothèse d’un Dieu trompeur – le Malin Génie – ne peut pas la remettre en question, pour Pascal, il n’y a pas cette évidence. Le pari pascalien questionne « l’existence du "Je55 " en pariant sur l’incertitude fondamentale – y a-t-il un partenaire ou non, par le biais de la question de Dieu ? » – dans l’espoir d’un « "Je" divisé enfin rejoint à lui-même56 ».
36En paraphrasant F. Ewald, cette logique de précaution qui s’applique « à l’incertain, c’est-à-dire ce que l’on peut redouter sans pouvoir l’évaluer57 », invite à prendre en considération l’hypothèse du pire et requiert un exercice actif du doute ; elle invite à faire du Malin Génie, le compagnon de tous les instants. Cette logique, on le sait, n’est pas sans lien avec l’illusion du « risque zéro », revendication d’un savoir absolu, dans une maîtrise qui ne l’est pas moins. Cette attitude mène à de l’indécidable, à une inhibition d’entreprendre, dit encore F. Ewald. Ce besoin de maîtrise corrélative du principe de précaution est en lien avec la peur que H. Jonas présente dans sa valeur heuristique ; cette peur, même si elle est d’abord une émotion, consiste aussi en un exercice intellectuel où il s’agit de faire peur et de se faire peur ; la substance éthique du précautionneux, comme aurait pu l’appeler M. Foucault, est très intellectuelle.
37De ce contexte de peur et d’indécidabilité émane la quête d’un principe de « véridiction », dans l’illusion d’un grand Autre consistant, et qui, évidemment, fait défaut. Dans la préface de la Société du risque, U. Beck dénonce une société où tout est « comme si c'en était fini de l'Autre » ; société sans Autre, donc, où l’insupportable du réel fait retour, précisément là où apparaît l'idéal d'un sujet qui n'en pâtirait plus. Après les logiques de responsabilité et de solidarité, celle de sûreté correspond à une tentative de « forclusion du risque ». Il existe un risque au-delà du risque. Ce risque forclos ferait ainsi « retour dans le réel58 » comme une irruption dans le champ de la réalité, comme une image totalement étrangère. « Notre figure du destin, non pas un destin renvoyant aux Dieux comme dans l’antiquité, est un destin à figure humaine ; notre figure du tragique appartient au monde de la technologie59. »
38Ne peut-on voir ce recours au quantitatif, au positivisme, en suppléance de ce principe de « véridiction » ? Les chiffres, le mesurable, l’évaluable, le plus vraisemblable comme production de vérité – dès sa naissance, la statistique avait un but de production de vérité60 – comme vérité vraie, comme ultime réponse, celle du dernier mot comme un décret de certitude.
39La probabilité est-elle devenue « le guide de la vie », comme le prétendait déjà J. Butler, évêque anglican du siècle des Lumières ? Elle permet désormais de transformer la perspective du hasard grâce au constat d’une certaine régularité – de lois – au-delà du « chaos infini » où « la raison n’y peut rien déterminer (fr. 418) ».
II. Le pari, la religion : une union paradoxale ?
40Associer pari et religion, c’est interroger bien sûr cette association pascalienne du jeu et de Dieu souvent critiquée par les contemporains de Pascal ; c’est surtout questionner le retour du religieux dans ce contexte de « risque qui serait de l’ordre d’un pari » à l’œuvre dans la logique de précaution et partant, le réenchantement que connaît la « société du risque », dans un apparent paradoxe. F. Ewald ajoute que « le discours sur le risque est en même temps une morale61. » Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, titre de l’ouvrage de B. Latour62, n’évoque-t-il pas ce paradoxe ? Même si certains auteurs comme l’anthropologue C. Geertz63, remettent en question cette idée d’un « retour du religieux » parce que la religion n’aurait jamais disparu et que l’« hypothèse de la sécularisation » d’une sortie de la religion comme vague de l’avenir en occultait la réalité, force est de constater que « la religion est de plus en plus devenue – devient de plus en plus – un objet flottant, dépourvu de tout ancrage social dans une tradition et dans une institution64. »
A. Le pari
41Mais d’abord qu’est-ce qu’un pari ? Un « quitte ou double » qui ramène à une pensée binaire et à un choix dichotomique ? Un jeu parmi d’autres dans un univers fictif à l’écart de la vie réelle ? Un jeu avec l’insignifiance des objets qu’il propose, l’arbitraire des règles qu’il met en place pour atteindre ces objets, le plaisir que procure l’ensemble du processus, son sens qui ne lui vient que par sa fin inéluctable – la mort dans le pari pascalien –, sa capacité à appréhender simultanément des vérités contradictoires ? J. Lacan, dans son séminaire XVI, dit que « Tout manque dans le pari des conditions recevables en un jeu65 » même s’il ajoute un peu plus loin que « c’est au regard du jeu que le pari prend sa portée ». Et s’il s’agissait d’un jeu de solitaire où le pari pascalien questionne « l’incertitude fondamentale – y a-t-il un partenaire ou non, par le biais de la question de Dieu66 ?»
42Concernant le pari, L. Thirouin67 nous dit qu’il n’est ni une loterie68, ni un jeu de hasard comme les autres. Bien sûr, il ne saurait être question de pari sans hasard ni incertitude ; c’est là une de ses conditions fondamentales. Il concerne des événements à la teneur ou à la réalité incertaine. Mais ce qui est essentiel au pari, c’est qu’il permet de sortir de l’indécidable – situation emblématique et limite du principe de précaution et de l’attitude particulière par rapport à l’incertitude qui en résulte – en transformant une analyse incertaine en action. Il permet de donner à une opinion, une sanction matérielle et objective en sortant du domaine de la pure spéculation intellectuelle. C’est d’ailleurs par ce biais-là que le pari de Pascal inaugurera la théorie de la décision. Cette transformation de l’incertain en action, c’est bien là l’essence d’un pari. C’est cette même volonté de transformer l’incertain en action qui, à l’univers qui expose à un risque de l’ordre d’un pari comme une épée de Damoclès, disait F. Ewald, fera apparaître le principe de précaution.
43Le pari est un acte qui exclut de rester dans la neutralité ; il y a pari chaque fois qu’une décision doit être prise sans qu’on possède les informations suffisantes pour la prendre en toute sécurité, mais une décision telle qu’on ne puisse s’y soustraire et qui amène des conséquences nettes de perte ou de gain. C’est sur le versant de la perte, à l’aulne du réel de l’objet « a »69 – lequel est bien du registre de la perte – que J. Lacan analyse le pari pascalien : il commente ce qui permet à Pascal « de triompher des résistances qu’il rencontre [quant à ses choix de vie] et de trancher [...][c’est que] ce qui est misé au départ [c'est-à-dire la vie], est perdu. [Le jeu] est [déjà] réglé70. »
44Si le jeu de hasard requiert constitutivement la présence d’un ou de plusieurs adversaires, le pari s’apparente souvent à un jeu solitaire : dans ce cas, « je suis à moi-même mon propre adversaire et je parie contre un moi théorique qui aurait fait l’analyse inverse71. » Ce n’est un pari avec soi-même qu’à la condition d’être divisé ; pari donc avec l’autre de sa propre division puisque « l’homme est lui-même et ce qu’il se cache72. » Lacan, nous l’avons vu, dira du pari pascalien, qu’il questionne « l’existence du "Je" en pariant sur l’incertitude fondamentale – y a-t-il un partenaire ou non, par le biais de la question de Dieu73. » C’est poser la question de l’existence de l’Autre, au-delà du rapport imaginaire spéculaire à l’autre du même où le sujet se laisse engloutir et duper. C’est (re)connaître le sujet de l’énonciation à l’œuvre, en sous-main du sujet de l’énoncé, dans sa division. J. Lacan parle d’une tentative d’« un "Je" divisé enfin rejoint à lui-même74. »
45Le joueur lacanien est mélancolique et tente ainsi de faire exister l’Autre comme réponse au néant dans lequel il est plongé de ne pas exister, comme réponse à l’Autre qui n’existe pas, somme toute, en faisant appel à la Providence, sa bonne étoile de joueur. L’« individualisme sécuritaire75 » du précautionneux sacre cette société sans Autre où il se retrouve livré à lui-même, ou à l’autre spéculaire du même, dans un jeu de solitaire.
46Quel type d’événements suscite un pari ? C’est un événement déjà décidé dont les causes sont déjà en place et que l’on ne peut rien faire pour modifier. Le pari est une action de type très spécial qui implique qu’aucune intervention directe sur les causes n’est possible. L. Thirouin énonce trois conditions nécessaires et suffisantes pour qu’un événement conduise à parier. A l’évidence, ces trois conditions se retrouvent dans l’interrogation sur l’existence de Dieu du pari de Pascal mais aussi, y reconnaît-on la description des événements du type de ceux dont le principe de précaution fut l’héritier.
47Il s’agit que l’événement soit douteux et impossible à prévoir avec certitude par la raison, que l’événement soit définitif et irréversible – sans prise possible sur les causes, le parieur est pris dans une intemporalité intermédiaire (à la fois trop tôt et trop tard). Enfin, il s’agit que l’événement soit lourd de conséquences : il détermine une perte ou un profit.
48Ces trois conditions se retrouvent en effet dans les problèmes dont le principe de précaution fut l’héritier : les problèmes environnementaux dans leur dimension de menaces globales, les problèmes de santé liés aux accidents médicaux et les problèmes qui relèvent d’un défaut de causalité entre une action et ses effets, le facteur temps prenant ainsi toute son importance. Tous ces événements avaient, de fait, un caractère d’imprévisibilité, tous furent définitifs, irréversibles et irréparables sans aucune prise possible sur leurs causes, (même si la rupture temporelle de la causalité entre l’acte et ses effets n’est pas la seule source d’incertitude76). Avec l’hypothèse de précaution qui vise l’incertitude liée au défaut de causalité entre une action et ses effets, F. Ewald insiste sur le facteur temps : il y a une « dilatation du temps [car] il n’y a plus de concomitance ou de proximité de la cause et de l’effet77 » comme lors d’un accident. Les problèmes de pollution et de changements climatiques en sont une illustration patente. D’une certaine manière, il y a le plus souvent le constat qu’« il est déjà trop tard78 ». Enfin, pour tous ces événements, la perte fut lourde ainsi que leurs conséquences tant du point de vue humain qu’environnemental, financier que politique. Il n’est donc pas étonnant que de tels événements aient généré, dans l’après-coup de leur traumatisme, un sentiment de risque à venir maximal qui pourrait être de l’ordre du pari : tout était là.
49Enfin, le pari forge une opinion – artificielle certes – à défaut d’une opinion forgée en « connaissance de cause » : il suscite un engagement par rapport à cet opinion. Le pari est par excellence l’activité de l’engagement. L’ère du précautionnisme est celle de « l’engagement nietzschéen : sa responsabilité est la capacité d’engager sa parole dans le temps et dans l'avenir, pour se porter garant des générations futures. C’est une responsabilité éthique. C’est la pure obligation de s’exposer, le moment où aucun argument ne pouvant soulager la décision, elle apparaît dans sa plénitude de risque79. » Le recours – forcé – au pari naît dans un contexte de risque maximal ; il est certes une façon d’y échapper mais il génère lui-même un risque dans sa sanction matérielle puisqu’il amène des conséquences nettes de perte ou de gain. Le pari dans la logique de précaution témoigne qu’à forclore le risque, il fait « retour dans le réel ». Ce « retour dans le réel », on le retrouve aussi dans le « retour du religieux »...
B. Le pari et le religieux
50Si « l’union paradoxale de la contingence et de la rationalité apparaît comme une des constantes de l’univers pascalien, d’un univers où la part inéluctable de l’élément "ludique" caractérise d’une manière essentielle, dans toute son inconsistance, la condition de l’homme sans Dieu80 », comment expliquer, dans cette logique contemporaine de précaution, que ce retour au mode « ludique » du pari – jeu amer81, certes, car non librement entrepris et jeu de solitaire avec son autre de sa propre division – s’accompagne d’un retour à un discours religieux ? Y aurait-il de l’incongruité à rapprocher le jeu d’un discours sur Dieu comme le dénoncèrent nombre d’opposants au pari de Pascal ? Il faut dire que les xviie et xviiie siècles réprouvent unanimement les jeux de hasard ; ceux-ci sont même classifiés en fonction de leur degré de dangerosité. Ils sont surveillés et sanctionnés par des commissaires nommés à cet effet. Saint François de Sales82, dans son Introduction à la vie dévote (1609), concernant « des jeux défendus » justifie cette prohibition des jeux de hasard, par l’offense ainsi faite à la raison ; elle est réduite à son impuissance à plier la réalité à un ordre intelligent.
51Le précautionneux, moins obsessionnel que mélancolique de par son identification à l’objet perdu (avec lequel il tombe), voit, dans le pari auquel il se sent aculé dans ce contexte d’indécidabilité, une échappatoire à une attitude résignée, passive et fataliste qui serait celle face à un hasard qui se déroulerait sans fin. Or tout jeu a une fin ; la règle des partis de Pascal tentait de répondre à la question de la fin. C’est cette fin même qui permet d’échapper au hasard. Cette fin du jeu de la condition humaine est celle de la mort, libératrice pour Pascal d’un monde toujours humiliant, « de ce monstrueux assemblage – grandeur et misère de l’homme83 » – inassimilable que la règle, dans son ambivalence, inlassablement répète.
« Tout ce que je connais est que je dois mourir bientôt » (fr. 427)
52Pascal, confronté au réel – ce monstrueux assemblage inassimilable – ne voit de véritable issue que dans la mort. Le Malin Génie qui fait retour dans la logique de précaution, ce compagnon de tous les instants, cette sorte de Dieu trompeur, annonce ce retour du religieux en témoignant de ce hasard et de l’impossibilité consécutive à plier la réalité à un ordre intelligent. C’est le règne de l’incertain tout puissant, redoutable et inévaluable qui peut frapper n’importe quand, n’importe comment, n’importe où avec l’acuité maligne de sa détermination à nuire, exactement « comme si le risque constituait la seule vraie nature des choses84. » L’homme, dans la pensée pascalienne, est proprement égaré ; il est le fruit du hasard et prisonnier toute sa vie de son absolutisme face auquel l’infirmité de sa raison le rend impuissant. Par la logique de la règle des partis appliquée à la condition humaine de l’homme sans Dieu, le pari de Pascal oppose une première défaite au hasard. Dans son refus du hasard et confronté à ce monde désespérément aléatoire et sans cohérence – ce « chaos infini » (fr. 418) –, le plan divin inscrit une nécessité dans la condition humaine qui dissipe ce hasard. On comprend mieux comment, à l’impasse du pari, hypothèse la plus défavorable, l’ordre divin semble apporter une réponse salvatrice.
53Dans L’avenir d’une illusion85, la religion n’a pour S. Freud – nous sommes en 1927 – que l’avenir d’une illusion86, promise à la dissolution dans son « optimisme scientiste87 ». L’illusion relève du déni ; c’est, dit Freud, dans Moïse et le monothéisme (1939), ce « qui renonce à être confirmé par le réel ». La religion a été « psychanalysée » par Freud comme une névrose obsessionnelle, dans son activité stéréotypée du rite compulsif, qui a pour fondement un renoncement à la satisfaction pulsionnelle. Cependant, Freud pointe déjà dans un article de 1928, le « défi du religieux, de l’expérience religieuse88 », « Ein religiöses Erlebnis89 » qui n’a rien à voir avec le cérémonial obsessionnel mais plutôt avec un témoignage d’une expérience subjective vécue du côté de l’émotion, « privatisée au niveau du sujet90. »
54C’est par ce biais-là, que l’on passera de la religion au religieux dont on dit aujourd’hui qu’il fait retour et à son extraordinaire promotion que l’on « doit à ce qu’on appelle l’individualisme démocratique91 » qui relève moins de la jouissance des affaires privées dont parlait B. Constant que d’un repli sécuritaire. Le religieux, c’est la religion floue, F « objet flottant » de C. Geertz, la version édulcorée de la religion, délestée de sa pesanteur institutionnelle, de son corrélatif pouvoir et, partant, de toute référence à l’institution ; place nette pour une nuée de « locuteurs, de scribouillards, de médiatiques, qui prennent le relais92 ». C’est l’opérateur de transformation de tout ce qui arrive en une expérience sensible subjective. C’est une transcendance, lieu de l’expérience de ce qui est radicalement autre, supérieur et extérieur au monde.
55C’est là que la science devient un allié de la religion bien plus que le vecteur de son extinction comme l’a longtemps pensé S. Freud (et bien d’autres) ; c’est ce qui fera prophétiser Lacan du « triomphe de la religion93 ». « Sur fond d’un pessimisme radical, [il n’a jamais cru que la science avec la psychanalyse] pourraient venir à bout de la religion94. » Au contraire, la puissance de la religion vient de ce qu’aujourd’hui la science inquiète plus qu’elle ne pacifie et qu’elle intéresse davantage pour les doutes qu’elle instille que pour les progrès qu’elle génère ; à tout bouleversement, à tout dysfonctionnement de la science, le religieux, avec son extraordinaire faculté d’entretenir le flou, se propose de donner un sens à la faille du savoir. Le religieux triomphe parce que la science doit « confesser » que le grand Autre de la science, lieu (attendu) de la vérité, n’existe pas et qu’elle est dépendante à l’endroit de l’action ; qu’il y a de l’insupportable inconsistance sous les espèces de l’arbitraire à ses fondements mêmes, puisqu’il n’est aucun savoir « qui ne s’enlève sur fond d’ignorance95. »
56Dieu, sujet supposé savoir comme le nomme J. Lacan, Dieu avec toute cette consistance supposée, auteur du plan divin salvateur de Pascal, est inéliminable car ce Dieu-dire, comme pourra encore l’appeler Lacan, fait ainsi l’objet d’une foi ; celle que nous faisons au langage Cela nous mène du côté de la croyance qui se distingue de l’illusion, côté déni, en ceci : la croyance, « c’est toujours le semblant en acte96 ». Le semblant constitue bien la dimension de ce qui apparaît mais comme tel, cette dimension n’a pas à être disqualifiée ; le semblant n’est pas un faux-semblant, une ruse ou un prétexte mensonger. « Le semblant qui se donne pour ce qu’il est, est la fonction première de la vérité97. » Il n’est donc pas sans lien avec la vérité, sans toutefois avoir la prétention de l’être98 ; dans cette dimension d’apparaître du semblant, il y a un soupçon d’être...
57Le religieux répond au réel, à ce qui ne va pas, à « ce qui cloche99 », à l’inassimilable. Il y répond par le sens mais le sens comme narcotique, comme « opium du peuple ». Cette production de sens en réponse aux dysfonctionnements de la science, elle-même productrice de sens, fait désormais du religieux, de la croyance, un opérateur de bien-être ; par le religieux, il y a un « effet de thérapisation de la religion100 », sa valeur de vérité s’en trouvant, par là même, détrônée.
58Ce religieux appartient au champ des semblants ; la religion, au registre des illusions. Dieu est donc Janus faced, avec une face logique, signifiante parce qu’il est fondé dans le fait de la parole et d’une foi dans le langage, comme nous venons de le voir, et une autre face accrochée à la jouissance101, « d’une jouissance qui excède toute mesure et qui, comme telle, introduit l’infini102. » Là où Freud voyait dans la religion une jouissance interdite (renoncement pulsionnel), Lacan substitue à l’interdit l’impossible d’une jouissance mythique qui ne parvient pas à s’accomplir, n’y parviendra jamais et met en scène le shéma de la répétition (cf. automaton, de cette répétition en vain). L’interdit devient ainsi un sens donné à cette jouissance et non la condition du désir. Le sacrifice lacanien, cette perte portée sur l’objet phallique, c’est le barrage à l’infini de la jouissance par la finitude du plaisir. Le métier de la religion se pose comme savoir sur la jouissance – sur cette jouissance infinie, sur ces « restes » de jouissance, de cette jouissance perdue dont le sujet jouit – et de ce fait, non seulement s’arrange très bien avec les transgressions, « mais les souhaite car elles la confortent103. »
59Cette croyance associée au religieux a une fonction de réassurance ; il ne s’agit pas aujourd’hui, avec le religieux confiné à l’expérience subjective dans la sphère du privé, d’une croyance et d’idéaux religieux partagés sur lesquels elle s’appuierait et qui ferait lien social ou, du moins, le resserrerait. C’est le religieux comme un « objet flottant, dépourvu de tout ancrage social dans une tradition et dans une institution104. » Mais, de toute évidence fondé sur les peurs à l’œuvre chez le précautionneux, le religieux participe d’une certaine forme de sécurisation dès lors qu’il prétend donner du sens aux ratées de la science qui angoissent les hommes de la « société du risque ».
60A une sorte d’interdit du doute et de la pensée chez le croyant, gardien d’une conviction partagée par la communauté religieuse, comme le pensait S. Freud de la religion, s’oppose l’exercice actif du doute et la substance éthique très intellectuelle du précautionneux qui ne compromet pas le retour du religieux, nullement menacé. Et si le recours au pari témoigne de façon extrême d’une impasse et de la dépendance de la science à l’endroit de l'action – le pari a trait à la prise de décision dans un contexte où l’avenir est incertain105 –, il est par là même le corrélat du triomphe du religieux dans sa nouvelle alliance avec la science en défaillance.
61Parier et croire sont, au bout du compte, deux termes parfaitement synonymes106 ; en dernier recours, on retrouve ainsi dans l’action de parier l’effet de réassurance que procure la croyance. C’est un acte de foi que celui du pari ; « tout acte qui mérite ce nom, n’est-il pas un acte de foi ? » s’est parfois exclamé J. Lacan107. Comment s’étonner que dans l’univers du précautionneux où la peur est le moteur du savoir, d’un savoir producteur de sens, un exercice intellectuel dont on lui reconnaît une valeur heuristique (cf. H. Jonas), un acte réflexif qui produit des énoncés en même temps que les doutes sur ces mêmes énoncés, un jeu même – celui qui consiste à se faire peur108 – le discours religieux n’apparaissent comme une réponse salvatrice et jouis-sive ? Une réponse salvatrice car le « plan divin » par sa production de sens, quel qu’il soit, inscrit alors une nécessité dans la condition humaine qui dissipe cette incertitude. Une réponse jouissive car c’est avant tout une réponse qui permet d’échapper à la rencontre d’avec l’Autre, d’échapper à ce trou de savoir dont J. Lacan traduit le non-savoir-y-faire par le non-rapport sexuel ; le religieux, c’est bien cette transcendance au lieu de l’expérience de ce qui est extérieur au monde, là où l’Autre n’existe pas. Dieu surgit de ce non-rapport sexuel, conclut J.-A. Miller.
62Et en même temps, le discours religieux soutient les peurs, d’autres peurs – des peurs dont les objets, ou parfois seulement les représentations, ne sont plus les mêmes et crée aussi une sorte de réenchantement, de ravissement et d’émerveillement né des entrailles mêmes du fantôme du Malin Génie cartésien, compagnon menaçant et trompeur de tous les instants avec lequel on peut jouer à se faire peur ; cette jouissance introduit elle aussi de l’infini. L’Infini que Pascal associe au Rien dans son fragment 418 du pari, questionne l’infinitude de cette jouissance. Ce petit Rien qu’est pour lui la vie qu’il mise dans son pari en lui donnant juste assez de poids pour cautionner le recours au pari est celui du néant dans lequel il est plongé de ne pas exister. Le « Croix ou pile » du pari de Pascal comme prémisse – ahurissante prémisse que de considérer qu’il y a une chance sur deux, comme au jeu de pile ou face, que Dieu existe ! – est interprété par Lacan comme « une forme singulière du Nom-du-Père109 », comme un traitement de ce « plus-de-jouir », de ce manque à jouir qui fait jouir, comme barrage à l’infinitude de cette jouissance par la finitude du plaisir (de la « j’ouïs-sens » de la vie). Le jeu de « Croix ou pile » est l’archétype de l’expérience aléatoire : le hasard lui-même est interpellé par Pascal comme cette fonction symbolique – c’est précisément ce qu’est un Nom-du-Père – qui pourrait l’arracher au Néant, lui impulser ce mouvement vers le vivant et la jouissance des plaisirs terrestres et permettre ainsi d’instituer du sens dans ce « chaos infini » (fr. 418). Pascal qui ne cesse de dénoncer l’horreur du hasard, se sert du hasard lui-même pour pouvoir y échapper ; on y retrouve la ruse pascalienne de la raison à l’œuvre, de la même façon, que, dans le calcul des probabilités dont il est le père, il s’appuie sur l’ignorance même qu’il ne tente pas de combler, la contourne, s’appuie sur elle, pour tenter de rendre quelque chose à cette raison infirme, par la raison pure.
63Le religieux dont la jouissance est le métier est donc un semblant qui n’est pas sans lien avec la vérité du sujet, c'est-à-dire avec son être, son irréductible, cet objet « a »110 qui le cause : le religieux est, en quelque sorte, ce récupérateur d’objets « a » comme ce qui échappe à l’effet de signification par le Nom-du-Père et, partant, à son effet d’inscription dans le vivant.
III. La figure du précautionneux est mélancolique
« Je ne sais qui m’a mis au monde111. ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.
« Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu plutôt qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois mourir bientôt ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. » (Pensées, Pascal)
64La quatrième de couverture des Pensées de Pascal reprend cette page du texte établi par L. Brunschvicg112. C’est celui à qui l’on doit « cette prodigieuse audace qu’est ce fameux pari113 » qui écrit ce texte d’une éclatante noirceur qui n’est pas sans rappeler l’oxymore « Soleil noir » par lequel J. Kristeva intitule son livre sur la mélancolie et la dépression. Il ne s’agit pas d’établir une liste des traits cliniques plus ou moins mélancoliques de Pascal mais bien de déceler ce que le pari sur l’existence de Dieu tente comme réponse à ces interrogations, fruits du mal-être pascalien.
A. Le Malheur du concept
65La mélancolie, c’est la « maladie sacrée », duale, aux charmes mortifères. La mélancolie114 et le génie sont souvent associés en Occident. On peut même y ajouter la folie, créatrice elle aussi. Leur dénominateur commun, la vérité, « une vérité [délibérément] placée dans les articulations de l’analyse conceptuelle115 » dès les prémisses du langage. La mélancolie est dès lors le clivage entre ce qui existe dans la réalité et la pensée conceptuelle qui veut pourtant la représenter et s’en saisir. Ainsi le langage, bien que promis à la réparation de nos malheurs par la pensée, est avant tout mortifiant. Aliénant jusqu’aux sens, il prive ainsi de la part la plus intime, de cette intimité avec soi, et partant, avec la réalité d’exister, rendant le tout énigmatique. De surcroît, cet exil de la réalité d’existence est conscient : « Le concept permet de s’approcher de vraiment très près de ce qui pourtant lui échappe : [...] c’est comme si nous apercevions la cime de grands arbres au-dessus des murs d’un jardin clos. Comme si nous entendions un oiseau, là-bas, chanter au sein d’une plénitude interdite à nos existences116. [...]. La parole, par le concept, entrave la conscience de soi quand celle-ci veut penser sa relation au temps, au lieu, au hasard117. »
66Pascal, dans son double exil énigmatique de la mélancolie et du génie, convoque, dans son pari, le hasard tant abhorré ; et ce, par le biais de son appareillage conceptuel de la probabilité et de ce qui deviendra l’espérance mathématique. La probabilité, on le sait, c’est le dernier refuge du savoir ; elle va au plus près de l’ignorance fondamentale liée à la « variété infinie des dispersions et de l’irrégularité118 » des phénomènes dont nous ignorons les causes, mais ne la comble pas. On comprend que c’est une ruse de la raison, par la raison pure. Quand F. Ewald ajoute que « l’invention de ces ruses [...] vont forcer la nature à se révéler sans qu’elle ait pour autant à dévoiler ses secrets119 », on voit que « l’horizon conceptuel au-delà duquel la réalité se laisse entrevoir, toucher presque, [la laisse] tout autant se dérober120 ». Dans son union paradoxale de la rationalité et de la contingence où la probabilité conjugue de façon subtile et originale ce qui est de l’ordre d’un savoir (croyance) avec des faits objectifs de la nature (fréquence), Pascal tente de se rapprocher au plus près de la réalité, non sans l’illusion de maîtrise que confère le concept. Le concept de l’espérance mathématique qui émanera de la règle des partis éludera le problème de ce qui se passe réellement dans la réalité en tentant d'égaler et de comparer certitude et incertitude liées à l’ignorance fondamentale de cette réalité désormais enfouie dans le calcul comparatif. C’est ainsi que l’importance intrinsèque d’un événement futur sera lestée ou délestée de la probabilité plus ou moins forte qu’il ait lieu.
67C’est désormais ce principe abstrait qui règne sur l’univers du précautionneux en réponse à ce hasard qui, dans sa témérité, apparaît comme la seule vraie nature des choses. Comme pour Pascal. On sait le précautionneux aux prises avec l’invasion de l’évaluation quantitative où ces concepts, probabilités et statistique, scellées par le hasard (et non, par hasard), sont aux premières loges. Le précautionneux est du côté de l’intellect où foisonnent les concepts hérités de la science, fût-elle en défaillance. L’intellect contient cette promesse : celle que nous sommes davantage que « l’ordinaire nature » et qu’« au moins à l’état de germe, l’illimité du divin est dans la personne121. » Elle est un « en plus » qui s’est ajouté au monde de la nature qui en fait le faire-valoir du précautionneux. Le principe de précaution, rappelons-le, est l’héritier des problèmes environnementaux et de santé, touchant ainsi au monde de la nature.
68Le mélancolique est terriblement responsable : il est responsable du malheur du monde où tout ce qui advient, advient par sa faute. Les auto-accusations du mélancolique sont autant de plaintes de sa propre faute d’exister. A l’extrême, la Deep Ecology prône une nature sans homme car il en est la faute qui cause la ruine du monde de la nature. C’est l’idolâtrie d’un rêve.
B. Hic et nunc
69Le concept, c’est la perte de l’intimité avec la finitude. La finitude est pourtant la seule réalité qui fût : « Limites du corps, étroitesse des situations et des choix, fatalité de la mort122 » si obsédantes pour Pascal. La finitude est ce hic et nunc que le mélancolique refuse, lui qui, du point d’infini où il se regarde, n’est rien. En même temps que nous constatons cette finitude, nous en excluons notre esprit ; nous concevons une pensée sans limite, sorte de levée mentale des contradictions qui engoncent nos jugements et nos intuitions. Le jeu que Pascal prend comme modèle réduit de la société et qu’il conjugue en solitaire dans son pari, a la capacité d’appréhender simultanément des vérités contradictoires. Le jeu chez Pascal n’est pas une métaphore de l’existence humaine ; c’est un « prisme » qui rend solidaires des réalités qui semblent incompatibles. Le jeu introduit donc, en même temps, cette promesse d’une pensée sans limite et cette finitude puisqu’il ne prend pleinement son sens que par sa fin. C’est une tentative de mettre de la finitude dans l’infinitude.
70Le fragment 418 des Pensées est intitulé « Infini-Rien ». Son argumentation qui plaide en faveur de l’existence de Dieu repose sur la dominance absolue de l’infini qui, mis en balance avec une quantité finie, fût-elle grande ou petite, l’anéantit. Ce rien de l’anéantissement dans le pari pascalien, c’est sa vie qu’il mise dans ce que Lacan repère comme un penchant masochiste. Dans son refus du hic et nunc, Pascal « ne voit que des infinités de toutes parts, qui l’enferment comme un atome ». Ainsi en est-il du précautionneux, confronté au problème de la « dilatation du temps123 », privé de la proximité de la cause et de l’effet ; comme pour Pascal, la raison doit penser le présent à partir du futur. L’homme de la logique de précaution est définitivement et délibérément tourné vers un futur qui l’inquiète, loin de l’éprouvé de l’instant que lui procurerait le hic et nunc : dans un exercice actif du doute – du doute mélancolique124 de l’entredeux –, il devrait sans cesse assurer, aujourd’hui, la maîtrise d’un pire à venir. De plus, dans le contexte de la révolution digitale, comme la nomme J.-C. Guillebaud125, de cette période « axiale » (au sens de K. Jaspers) de basculement anthropologique, il est partout et nulle part en même temps, à toute heure en même temps des points de la planète, sur le6e étrange continent de la toile où les concepts de temps et d’espace sont très sérieusement bouleversés : le hic et nunc de la finitude y a-t-il encore le moindre sens ?
C. Le joueur mélancolique : un risque de l’ordre d’un pari
71Dans son sentiment d’insécurité extrême où il se sent confronté à un risque de l’ordre d’un pari, le précautionneux se voit aculé à s’en remettre à une sorte de providence pour sortir de l’indécidable.
72Dans son Séminaire XVI, D’un autre à l’autre, J. Lacan voit dans le déplacement épistémologique fondamental qu’apporte la règle des partis avec les concepts de probabilité et, plus tard, d’espérance mathématique, une sorte d’exorcisme du « Je » du joueur que Pascal fut : peut-être en finir une fois pour toutes, avec son côté joueur. Car le joueur lacanien, mélancolique, tente de faire exister l’Autre, en faisant appel à la Providence, sa bonne étoile de joueur dans son repli narcissique. La Providence, secours exceptionnels ou Dieu de toutes les sagesses, est une autre figure illusoire de ce grand Autre enfin consistant qui veille, aide et protège à tout moment, antidote au Malin Génie. Nous l’avons vu, après la science qui a bien dû avouer que le grand Autre de la science n’existe pas, le religieux offre une réponse du côté des semblants à cette insupportable inconsistance par sa production de sens comme narcotique.
73« Ex-ister » comme l’écrit J. Lacan, c’est sortir de cette jouissance qui excède toute mesure et qui, comme telle, introduit l’infini qui « galvaude » le hic et nunc de la finitude. Galvauder126, c’est compromettre mais, dans son étymologie, galer (s’amuser) et ravaut (sottise) de l’ancien français ne sont pas sans évoquer la jouissance qu’il y a à se compromettre. Cet ici et maintenant refusé, la finitude ainsi compromise, maintient le joueur dans toute son ambivalence mélancolique : il veut et ne veut pas, par la réalité de la finitude, triompher, de son rêve de Providence. N’est-ce pas là une merveilleuse façon de se préférer à l’appel qui vient des autres ? Société sans Autre, dit-on... La Providence est aussi une réponse jouissive qui permet d’échapper à la rencontre d’avec l’Autre. De la même façon que Dieu surgit du non-rapport sexuel, ce visage de Dieu qu’est la Providence du parieur, est encore cette transcendance au lieu de l’expérience de ce qui est extérieur au monde, là où l’Autre n’existe pas.
74Le « Croix ou pile » du pari pascalien qui assigne une chance sur deux à l’existence de Dieu, c’est l’archétype d’une expérience aléatoire. A l’encontre de l'effondrement qui dénude la forclusion du Nom-du-père de sa mélancolie, Pascal pose cette prémisse pour le moins surprenante. J. Lacan, nous l’avons dit, y voit « une forme singulière du Nom-du-Père », forme a minima, pourrait-on ajouter, de Nom-du-Père. C’est le hasard lui-même, dans sa plus simple expression, qui pourrait permettre à Pascal de s’arracher au néant de son « Infini-Rien » pour le faire ex-ister. Parier pour sortir de l’inhibition où le précautionneux est tapi, c’est faire jouer ce « Croix ou pile », c’est conférer au hasard lui-même cette fonction symbolique du Nom-du-Père qui impulse le mouvement qu’impose la décision.
75Que dire de ces formes de jouissance contemporaines de l’univers précautionneux qui se conjuguent sur un mode qui « ne cesse pas de faire énigme » que l’on retrouve dans la plainte « dépressive » – mélancolique – dont parle A. Ehrenberg comme fait de société dans son livre sur La fatigue d’être soi127. L’identification à l’objet perdu avec lequel il tombe enferme le « dépressif » dans une plainte incessante, sans ponctuation aucune, comme un Nouveau Roman à la M. Butor ou à la N. Sarraute, des années soixante.
76Dans Deuil et mélancolie128, S. Freud nous présente le mélancolique comme un endeuillé. Le deuil, c’est bien sûr la perte de quelqu’un : en psychanalyse, on parle de la perte d’un objet. Plus encore, comme le déplie J. Allouch129, il s’agit de perdre quelqu’un en perdant un « petit bout de soi » ; « petit bout de soi » pour souligner la valeur phallique de cette « livre de chair » à sacrifier. Le bout de soi sacrifié est donc phallique ; le phallus, sur son versant symbolique, étant le signifiant du manque ou du désir130. J. Lacan radicalise ainsi la fonction du deuil : il n’y pas de relation d’objet sans deuil non seulement de l’objet mais aussi de ce supplément, de cette livre de chair phallique que le sujet ne peut que sacrifier pour avoir accès à l’objet. Le deuil n’est pas seulement perdre quelqu’un – c’est un trou dans le réel – mais convoquer à cette place quelque être phallique pour pouvoir l’y sacrifier. Il y a deuil effectif si a été effectif ce sacrifice. La fonction même du sacrifice est de séparer – sacra facere – faire du sacré, faire du séparé. Le sujet aura alors perdu non seulement quel qu’un mais, en outre, mais, en plus, mais, en supplément, un petit bout de soi131. »
77« Il n’y a d’angoisse que de vie », nous dit-on : « une angoisse devant une vie désirante [...]. Le désir expose, le désir va avec une insuffisance des moyens de défense, le désir comporte l’angoisse132 ». Et le « mélancolique » d’être cet endeuillé « livré [...] à une vie pleine de dangers, pleine d’une essence démoniaque133 », cet Hamlet dont l’âme s’est laissée surprendre par le ghost qu’il ne (re)connaît pas, le fantôme, le spectre persécuteur, convoqué dans cette paranoïa où l’imaginaire règne en maître, « condition préalable134 » que J. Lacan glisse sous Deuil et mélancolie. Lassé de ne savoir y faire avec ce « non-rapport sexuel » si ce n’est d’y loger sa dépression douloureuse, il est fatigué d’être soi, tapi dans un repli désubjectivant, dissimulant à peine l’angoisse135 d’être soi ; fatigué d'être ce « petit bout de soi » dont il ne concède pas le sacrifice qui s’impose en supplément de la perte de l’objet perdu dont il est résolument inconsolable... C’est dans cette expression même de la procrastination, expression d’un plus-de-jouir figé – « être ou ne pas être... le phallus » – que l’on retrouve le conflit dans lequel est englué le mélancolique.
Conclusions
78Le précautionneux aurait-il pris Goethe au pied de la lettre ?
« Celui qui agit est toujours inconscient »
79Le précautionneux est un cynique au sens où O. Wilde le définit comme celui qui connaît le prix de toute chose sans en connaître la valeur. Ce cynisme, cette ironie, on les retrouve partout dans les Pensées de Pascal qui glisse sans cesse de l’ironique à l’horrible. Comme l’humoriste contemporain à grand succès, É. Semoun, à l’humour noir, aussi caustique que délirant.
80Au centre du principe de précaution, le hasard, par l’incertitude qu’il génère. Avec Lucrèce, Nietzsche et Montaigne, Pascal fait partie des philosophes tragiques qui acceptent la notion de hasard. Son pari en témoigne. Il semble pouvoir s’interpréter comme une allégorie du principe de précaution à plus d’un égard : celui de son traitement mathématique, de son interprétation psychanalytique, de sa façon d’associer le pari à la question de Dieu, de son traitement du hasard téméraire jusqu’à Pascal lui-même, comme figure emblématique du précautionneux.
81Trois angles de vue sont empruntés pour développer cette métaphore du pari pascalien en éclairage d’une nouvelle anthropologie du précautionneux : trois angles de vue qui dénoncent le besoin de maîtrise du précautionneux, expression d’une défense par cette fiction de précaution par rapport à un sentiment d’impuissance et de précarité tant sociales que psychiques grandissant. L. Boltanski et È. Chiapello, dans Le nouvel esprit du capitalisme136, décrivent cette précarité sociale liée à l’exclusion ; A. Ehrenberg137 dépeint la précarité psychique d’aujourd’hui que génère un sentiment de déficit jusqu’au plus intime. Le précautionneux vit l’insécurité dans son corps : ce qu’il mange, ce qu’il respire, ce qu’il touche... et même l’autre, terroriste ou délinquant, voisin ou partenaire, constituent désormais un danger potentiel. Cette insécurité physique est le terreau du discours sécuritaire qui s’en nourrit pour instiller une insécurité sociale croissante.
82Le retour en force du positivisme et l’inflation méthodologique sacrent cette illusion de toute puissance et de maîtrise que condense celle du risque zéro. Le pari pascalien recourt à un raisonnement mathématique qui convoque les probabilités et l’espérance mathématique, certes, point nommées. L’espace des théories probabilistes, resté assez « invariant de 1660 à nos jours, [...] résulte d’une transformation d’une structure conceptuelle totalement différente, [...] insérée dans le schème de pensée actuel138. » Ces concepts ont donc autorisé cette nouvelle façon de penser et de calculer qui est précisément au cœur de l’invasion de l’évaluation quantitative à laquelle l’univers du précautionneux est confronté, de la sphère publique à la sphère privée de sa vie. Par l’étude de la validité logique du pari pascalien dans sa version allégorique du principe de précaution, on retrouve les préoccupations contemporaines de prise de décisions dans un contexte d’incertitude où règne l’inhibition.
83Le retour du religieux caractérise cette nouvelle anthropologie du précautionneux. Si O. Wilde a pu penser, comme S. Freud d’une certaine manière, que « la science est du registre des religions mortes », avec un Dieu double – sa face logique, signifiante, et sa face accrochée à une jouissance supplémentaire infinie – conjoint aux productions d’angoisse du discours de la science par rapport auquel le pari apparaît comme l’ultime tentative de sortie, Dieu est inéliminable. « Le lieu propre de la science met [la religion] en relation avec la pulsion de mort ; [...] la science, aveugle, est animée là d’un désir qui est laissé libre cours et qui va, conformément à sa structure, à la destruction139 ». Le spectre de cette destruction a fait apparaître un risque de l’ordre d’un pari. La fin du jeu de la condition humaine est la mort, libératrice pour Pascal, d’un réel insupportable duquel le plan divin se présente comme salvateur. Dieu est inéliminable car, comme le dit C. Baudelaire, « Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait pas besoin d’exister. »
84La figure du précautionneux est mélancolique140. La mélancolie est une lumineuse obscurité ; « la lucidité [qui la soutient de bout en bout] est la blessure la plus proche du soleil141. » Le précautionneux est l’enfant puîné de la science, dont les défaillances le terrorisent. Il est aussi éclairé que sombre devant l’avenir. Il s’en remet à une illusion de maîtrise des actes que l’intellect se propose et qui le prive du plus intérieur de ce qu’il est. La perte de l’objet est ce qui structure tout sujet : le mélancolique endeuillé ne s’en console jamais. De cet exil énigmatique au-delà de cette « mystérieuse frontière » qu’est l’horizon conceptuel qui « fait écran devant le fait brut de l’existence142 », naissent les peurs soumises aux explications insensées de nos angoisses prostrées entre désir et jouissance, et de nos fantasmes. C’est alors le cortège des croyances, chaînes de concepts d’un miroir aux alouettes, entremêlés cependant de concepts plus cohérents.
85Si R. Musil143 a pu dire que le vrai est supplanté par le probable144, la probabilité n’élimine pas la question de la vérité pour autant. Elle vient en suppléance d’une vérité univoque, ou plutôt espérée comme telle. Or J. Lacan parle de la vérité comme mi-dire, double, dédoublée, jamais univoque. La vérité n’est pas un signifiant ; c’est une place qui laisse le savoir dans un état où il reste de l’inconsistance, de F incomplétude. Est-ce à continuer d’espérer de la science une vérité univoque, sans reste, comme le suggère l’illusion du risque zéro, qu’en réaction à son impossibilité d’en faire la preuve, la probabilité, concept Janus faced, apparaisse comme le « guide de la vie » ? Cependant, la vérité comme la probabilité sont doubles et laissent toutes deux le savoir dans cet état d’incomplétude et d’inconsistance. Mais « Quelles qu’en soient les raisons, on se refuse de penser l’aléatoire comme tel145. » Et le drame, c’est celui que font subir, au concept de probabilité même, la plupart de ses utilisateurs, loin d’en soupçonner la subtilité ; à savoir que dans l’union paradoxale de la rationalité et de la contingence de la probabilité, le précautionneux, confronté à des risques insupportables de l’ordre d’un pari, reste prisonnier de sa logique de non-contradiction, inapte à concevoir que deux vérités opposées coexistent. Il en oublie la contingence, pour réduire la probabilité à un savoir rationnel à nouveau consistant, là où Pascal, par le jeu, par son pari, par son œuvre tout entière, semble avoir mis l’homme au défi de penser à travers une contradiction interne.
86Le concept de probabilité que Pascal inaugure en 1660 est donc paradigmatique de cette façon de raisonner qui intègre des vérités opposées ; sa dualité entre rationalité et contingence devait permettre une telle articulation. La science noble du côté des certitudes et l'opinio qui relève d’autre chose que de la certitude enfin rassemblés, c’était là le véritable pari de Pascal. A l’heure du précautionnisme, ces deux pôles ne font que s’éloigner, s’opposer et se renforcer chacun séparément : d’un côté, c’est le retour en force du positivisme et l’inflation méthodologique et, de l’autre, le retour, avec autant de force, des croyances. Au bout du compte, Pascal lui-même n’a pu assimiler cette contradiction interne dans son fragment « Infini-Rien » puisqu’il a recours à une ruse où le hasard est d’entrée de jeu mis en échec. Nier cette contradiction interne, notamment en voulant éradiquer le hasard et l’incertitude que ce hasard génère, c’est, pour le mélancolique, nier sa propre division et les contradictions qui la tissent. J. Lacan ne parle-t-il pas du pari pascalien comme d’une tentative d’« un "Je" divisé enfin rejoint à lui-même146 ?» Ce grand écart du précautionneux, idolâtre du risque zéro, s’accroît à la mesure de la fermeture de son inconscient. A cette fermeture accrue correspond une utilisation plus franche de la jouissance147 dont nous avons parlé (le recours au religieux, aux anti-dépresseurs, à la drogue, les revendications de « zones de tolérance » par communautarisation ségrégative, etc.) provoquant un retour en force des réactions surmoïques148 de la haine de l’Autre (la droite morale, le retour de l’extrême droite partout en Europe149, etc.) dans une tentative de restaurer un ordre moral fort (le patriotisme, le nationalisme, l’engagement, etc.).
Notes de bas de page
1 Je remercie G. de Villers, psychanalyste, philosophe et professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique), A.-M. Dillens, philosophe et professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis (Belgique) et A. Stevens, psychiatre et psychanalyste, pour leurs remarques pertinentes et constructives.
2 F. Ewald, « Le retour du Malin Génie », in O. Godard (dir.) Le principe de précaution sous la conduite des affaires humaines, Paris, INRA, 1997, p. 99-126.
3 F. Ewald, Leçons sur le principe de précaution, sur l’invitation d’A.-M. Dillens, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis et présidente de l’École des sciences philosophiques et religieuses, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, mars 2005.
4 La formulation probabiliste d’une partie notable des théories scientifiques (en particulier, en physique et dans les sciences sociales) soulève des problèmes épistémologiques et méthodologiques, notamment autour de la question de savoir si le recours aux probabilités est une stratégie de modélisation justifiée par notre connaissance imparfaite des mécanismes concernés ou bien la traduction adéquate d'une réalité intrinsèquement probabiliste. Voyez M. Blay (dir.) in le Grand Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse/CNRS Éditions, 2003, p. 857.
5 U. Beck, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Paris, Champs-Flammarion (traduction française), 2001.
6 J.-A. Miller, « L’ère de l’homme sans qualités », Nouvelle Revue de psychanalyse, Paris, Navarin Éditeur, 2004, no 57, p. 78.
7 J. Delumeau, La peur en Occident : du XIVe au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1978.
8 B. Pascal, Pensées, texte établi par L. Brunschvicg en 1897, Paris, GF-Flammarion, 1976. Le pari de Pascal se trouve dans le fragment des Pensées, intitulé « Infini-Rien », no 418 dans la classification Lafuma et no 233 dans celle de Brunschvicg.
9 C. Chevalley, Pascal, contingence et probabilités, Paris, PUF, 1995, p. 106-107. « Ce fragment 418 contient en filigrane une conception de la connaissance [...] spectaculairement nouvelle à son époque. [...] La connaissance est décrite comme inséparable de sa méthode. [...] Elle illustre cette interaction générale de la méthode et de l’objet [...] : au lieu d’apparaître comme une totalité stable proposée au regard d’un sujet pur et détaché, l’extériorité est chez Pascal un processus transformé par des interactions permanentes, dont fait partie la connaissance locale que je peux en avoir et qui dépend toujours intrinsèquement du genre de « mesure » que je décide de faire. » Outre cette nouvelle conception de la connaissance désormais inséparable de la méthode, l’aptitude de Pascal à concevoir que deux vérités opposées puissent coexister est un changement de paradigme des plus remarquables dans l’histoire des connaissances et dont il sera question dans ce papier.
10 J. Mesnard, Préface, in L. Thirouin, Le Hasard et les règles : le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1991, p. III.
11 A n’en pas douter, on trouve toutes les prémices d'une réflexion sur le hasard chez l’italien J. Cardano (1501-1576) ; médecin, astrologue, mathématicien habile et personnage aussi éminent que bizarre, il était tout à fait conscient, à sa manière, des composantes qui, le moment venu, se sont assemblées pour former l’espace dans lequel émergea la probabilité. Voyez I. Hacking, « Premiers Calculs », in L’émergence de la probabilité, Paris, Seuil, 2002, p. 94. L’auteur consacre quelques pages à interroger les précurseurs du hasard et, plus particulièrement, ceux du concept de probabilité. J. Cardano y tient une place de choix, quoique I. Hacking fasse le constat que « quand le problème des partis [lié à celui du calcul des probabilités], et d’autres du même genre, attirèrent de nouveau l’attention juste avant 1660, leurs sources italiennes étaient complètement oubliées. »)
12 Validité au sens logique du terme, c'est-à-dire quand la conclusion découle des prémisses, et non au sens contemporain de persuasif ou d’opportun.
13 J.-A. Miller, « Religion, Psychanalyse », in L’orientation lacanienne, Paris, Champ freudien, 2003, no 55, et « Religion, Psychanalyse » (suite), Quarto, Bruxelles, diffusion Agalma-Seuil, mai 2006, no 86.
14 P. Pinel (1745-1826) à propos de B. Pascal, in Y. Hersant, Mélancolies, Paris, Laffont, 2005, p. 710-711. P. Pinel est connu pour avoir, dès le début du XVIIIe siècle, littéralement libéré les fous de leurs chaînes, après la Révolution française. A l’origine, on trouve ce texte de P. Pinel dans « Mélancolie » ((Médecines cliniques), Encyclopédie méthodique (médecine), sous la direction d’une société de médecins, Paris, Veuve Agasse, 1816). Ce texte est intégralement repris, avec une orthographe modernisée dans le volume Mélancolies, de Yves Hersant, op. cit. L’observation sur Pascal est la « troisième observation » présentée par P. Pinel.
15 A cet égard, je remercie M.-F. De Munck et D. Haarscher, psychanalystes, des commentaires constructifs relatifs à ma présentation du pari de Pascal (pour y repérer le sujet mélancolique) au séminaire pratique de la section clinique de Bruxelles, à l’Institut du champ freudien, le 15 mai 2006.
16 Bien entendu, il ne s’agit pas d’assimiler Pascal au joueur mélancolique pathologique. Jeu après jeu, le joueur pathologique fait l’épreuve du néant d’être « en brûlant tous ses vaisseaux », s’identifiant ainsi à la perte elle-même. Dans une incessante répétition, il est en quête de « la » martingale, cette figure du grand Autre qui lui ferait gagner le jeu mais qui n’existe pas. Il ne prend jamais acte de la perte ; il la dément. Quant à Pascal, son pari rend l’acte possible par la levée de l’indécision ; l’acte est le moment par excellence de la traversée de la division qui s’oppose ainsi à l’épreuve du néant.
17 Pour plus de détails, voyez I. Hacking, L’ouverture au probable, Paris, coll. « Liber », Seuil, 2002, chapitre 10, p. 125 à 135 et L. Thirouin, op. cit., p. 139 145. Cette réécriture du pari pascalien à partir de la terminologie plus formelle de la théorie de la décision se retrouve chez I. Hacking et chez L. Thirouin : cette présentation formalisée illustre ainsi la problématique du risque contemporain lorsqu’il prend sa valeur maximale de l’ordre d’un pari. Les liens que j’y fais à une nouvelle anthropologie du précautionneux me sont bien sûr personnels.
18 H. Gouhier, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1971, p. 252. Le pari existentiel est le nom que donne H. Gouhier au premier temps de l’argumentation du pari où Pascal, le géomètre, n’intervient pas encore.
19 En réalité, aucun des deux termes contemporains de probabilité et d’espérance mathématique n’apparaissent dans le pari. Pascal n’utilise jamais le concept de probabilité : il parlera de « hasards » ou de « gains ». Et c’est dans la règle des partis que l’on trouve ce que, dans la terminologie de la théorie de la décision et du calcul des probabilités d’aujourd’hui, on appelle l’espérance mathématique.
20 « Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, en choisissant l’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien. Gager donc qu’il est, sans hésiter. » (fr. 418)
21 Ces propositions écrites en italiques dans le tableau ne sont pas explicitement décrites par Pascal ; elles relèvent de l’interprétation, à des fins exclusivement pédagogiques.
22 L’utilité d’une action, bien connue des économistes, est son évaluation en jugement de valeur (ou en valeur monétaire) : au niveau d’utilité d’une action est associé un niveau de satisfaction qui permettra, comparé aux autres, d’établir des préférences.
23 I. Hacking, L'ouverture au probable, « Si, dans au moins une situation, l’utilité d’un acte est supérieure à celle de tous les autres, et s’il ne peut jamais se faire qu’elle soit moindre que celle des autres, alors cet acte est dominant », p. 132.
24 Donc à ce point, on sait trois choses, selon L. Thirouin, op. cit., p. 133 :
– qu'il n’est pas absurde de parier (voir ligne 2 du tableau de la dominance) : « Si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez, vous ne perdez rien » (fr. 418) ;
– qu’il est impossible de ne pas parier (car « partition » entre Dieu existe ou Dieu n’existe pas) : « Il faut parier [...] vous êtes embarqués » (fr. 418) ;
– qu’il est juste de parier pour Dieu (n’apparaît pas dans la présentation de la table de décision) : « Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? » (fr. 418).
25 L’espérance mathématique, symbolisée par la lettre E, est un concept clé du calcul des probabilités et de la statistique mathématique : elle consiste en une généralisation du concept de moyenne, intégrant des probabilités en guise de pondération. Soit g : R → R et X, une variable aléatoire discrète telle X ~ fx(x) : E(g(x)) = Σg(x) fx(x). Dans le cas continu, on aura recours au calcul intégral : E(g(x)) = ∫ g(x) fx(x) dx.
26 L. Thirouin, op. cit., p. 112. « Parti », participe passé de partir, dans son sens vieilli de partager (« avoir maille à partir »), de diviser en mathématique du xvie siècle.
27 H. Jonas, Le principe de responsabilité, Paris, Champs-Flammarion, 1995, p. 84-85. A ce propos, H. Jonas estime que « l’existence de l’homme ne doit pas être mise en jeu. » Il n’évalue pas la mise de la vie par une grandeur finie mais bien par « une grandeur infinie ». Cela, nous le verrons, invalidera le pari de Pascal.
28 « ... la certitude de ce que l’on hasarde » (fr. 418).
29 L. Thirouin, op. cit., p. 116.
30 L. Thirouin, op. cit. Dans son ouvrage, l’auteur rappelle que la règle des partis puise son origine dans le jeu. Si le jeu de hasard est véritablement honni par les contemporains de Pascal, pour l’apologiste mathématicien, il constitue un véritable modèle réduit social à étudier, sotte d’épure de ce même hasard que l’on rencontre partout, en dehors du jeu. Cependant, le jeu, toujours transitoire, est inexorablement voué à s’arrêter ; il n’est pas un état définitif pour l’homme et prend d’ailleurs tout son sens quand on envisage sa fin. La mort met fin au hasard. Le raisonnement du pari permettra de transposer la logique de la règle des partis à la condition humaine, stratégie raisonnable pour agir à l’interruption du hasard.
31 L. Thirouin, op. cit., p. 112.
32 Dans La logique de Port Royal, Pascal prend cet exemple simple pour expliquer la règle des partis : soit un jeu de 10 joueurs où chacun mise un écu. Un seul des joueurs gagnera le tout, les 9 autres perdront leur mise d’un écu. Ne comparer que la perte d’un seul écu au gain des 9 écus reviendrait à dire que chacun a intérêt à jouer. Il faut donc aussi tenir compte du fait qu’il y a 9 fois plus de chance de perdre l’écu misé que d’en gagner 9. Il y a donc deux valeurs d’attente ; la première, 9 écus x 1/10 (ce que l’on peut gagner x probabilité de gagner) et, la seconde, 1 écu x 9/10 (ce que l’on peut perdre x probabilité de perdre). La somme de ces deux valeurs d’attente correspond à l'espérance mathématique.
33 J. Lacan, Séminaire XVI, p. 146. J. Lacan traduit cette version mathématique du pari pascalien par le tableau suivant où l’objet « a » représente ce petit quelque chose du côté des jouissances. On constate une différence de l’« utilité » à la première case, réduite à rien, « 0 », par rapport à l’utilité négative et infinie, « - ∞ » du tableau correspondant du texte ci-dessus.
34 L'espérance mathématique se définit comme où Si est la ie situation possible de la partition de départ.
35 L. Thirouin, op. cit., p. 143.
36 Il faut dès lors que l’événement « Dieu existe » ne soit pas un événement impossible, i.e. P(Dieu existe) ≠ 0.
37 Le complément, l’événement « Dieu n’existe pas », ne peut être certain : i.e. P(Dieu n’existe pas) ≠ 1.
38 Rappelons que Pascal n’utilise jamais le concept de probabilité mais qu’il parle de « hasards » ou de « gains ». Toute la terminologie de cette partie est celle de la théorie des jeux, de la chance, du hasard et des pièces de monnaie. Aujourd’hui, on formulerait l’argument en termes de probabilités subjectives, ou personnelles, en disant qu’aussi mince que soit notre degré de croyance en l’existence de Dieu, il n’est pas égal à zéro.
39 I. Hacking, op. cit., p. 134. L’argument de l’espérance dominante est le suivant : « si un acte a une espérance supérieure à tous les autres quelles que soient les valeurs des probabilités attribuées, alors cet acte domine les autres du point de vue de l’espérance. »
40 L. Thirouin, op. cit., p. 144.
41 Ibidem : « Le fragment "Infini-Rien" s’achève sur une ultime définition des termes du "pari", tels qu’ils se représentent rétrospectivement au croyant. » Mais peut-on encore parler de pari puisqu’« il n’y a plus de mise ni de hasard », « l’enjeu est gratuit et les risques sont nuls ».
42 H. Jonas, op. cit., p. 84-85, L’auteur interroge l’élément du pari dans l’agir ; il déjoue la ruse de Pascal en reprochant, entre autres choses, à « sa spéculation sur le hasard - qui prend en considération le va-tout - qu’en comparaison du néant d'un monde sans Dieu qui est ici pris en compte au nombre des risques [...], l’existence de la vie, fût-elle fugitive et soumise au temps, est une grandeur infinie et que donc [...] le choix [qui consisterait à] miser sur la possibilité de l’éternité en sacrifiant sa vie temporelle réellement donnée, comporte la possibilité d’une perte infinie ». Et le pari pascalien de basculer puisque l’infini est introduit dans les utilités associées à la situation où Dieu n’existe pas : le parti rétabli, il devient également juste de parier et de ne pas parier et l’argument de l'espérance dominante disparaît.
43 La notion d'utilité fait partie du vocabulaire courant de la théorie de la décision et de la théorie des jeux, notamment. Dans le pari de Pascal, on arrivera à parler d’une « utilité infinie » pour exprimer la jouissance infinie d’une « infinité de vies infiniment heureuses » dans la mort, de cette jouissance infinie dont J. Lacan dira qu’elle épingle le sujet dans la pulsion de mort et dans le masochisme. C’est assez paradoxal d’associer une utilité à la jouissance car la jouissance se définit précisément comme ce qui est inutile ; c’est une tentative de mesurer jusqu’à la jouissance elle-même.
44 L. Thirouin, op. cit., p. 135.
45 J. Lacan, op. cit., p. 125.
46 A. Lobo Antunes, L’ordre naturel des choses (traduit du portugais par G. Leibrich), Paris, Le Seuil, coll. « Points-Seuil », 1999. Ne pas renoncer à l'impossible, c'est aller vers ce dont l’existence, dont la possibilité même, n'a pas de place dans « l’ordre naturel des choses », pour reprendre le titre grinçant du beau roman d’A. Lobo Antunes. « Ce roman [...] reflète l'histoire naturelle, simple et juste, que les hommes ont ternie en oubliant la contemplation, le retentissement du hasard sur leur vie, l'immanence » (extrait d'un article de T. Sonnefraud, L’œil électrique).
47 S. Foucart, « Les mésaventures de Me Mayfield », dans « Biométrie, le corps au service de la police ? » Le Monde 2, 18 septembre 2006, p. 23.
48 I. Hacking, L'émergence de la probabilité, Paris, Seuil, 2002.
49 M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des sciences humaines », 1987. Archéologue est à comprendre au sens foucaldien du terme : « En fait, il s'agit de décrire des discours. Non point des livres, non point des théories, mais ces ensembles à la fois familiers et énigmatiques qui, à travers le temps, se donnent comme la médecine ou la biologie [ici, « la » statistique qui a recours au concept et au calcul des probabilités]. Je voudrais montrer que ces unités forment autant de domaines autonomes, bien que non indépendants, et réglés, bien qu'en perpétuelle transformation. »
50 Pour plus de détails, voyez D. Deprins, « La statistique, instrument de pouvoir ? », in F. Digneffe et Th. Moreau (dir.), La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale », Bruxelles, De Boeck, 2006, p. 501-522, et Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 2006, no 55, p. 117-136.
51 I. Hacking, Concevoir et expérimenter : thèmes introductifs à la philosophie de sciences expérimentales, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1989, p. 84-85. Dans ce cadre, la critique du positivisme rejoint la critique allemande et française qui « révèle une obsession pour les sciences exactes et le refus de toute voie alternative pour comprendre les sciences humaines et sociales ». Cette critique dénonce aussi « le dogme d’une unité méthodologique de la science » selon lequel les sciences sociales et humaines ne relèveraient pas d’une technique particulière qui diffèreraient de celle qui prévaut dans les sciences de la nature.
52 M. Blay, op. cit., p. 145. « Le Malin Génie de R. Descartes est associé à son cogito [...]. Le cogito désigne donc mon existence en toute évidence au moment où je la pense, même s’il ne m’instruit pas encore sur le caractère substantiel de cette existence. Et même dans l’hypothèse d’un Dieu trompeur – Malin Génie – qui ferait tomber dans l’incertitude les évidences passées, il est certain que j’existe lorsque je pense, même si je ne reconnais pas encore la pensée comme l’essence de cette existence. »
53 F. Ewald, op. cit., p. 99-126.
54 C. Chevalley, op. cit., p. 17. L'idée qu'il existait un plan mathématique divin du monde, avait engendré, aux xvie et xviie siècles, « un ensemble de thèses que l’on peut appeler du nom générique de « doctrine de l'univocité » et qui se ramenait à l’affirmation que Dieu et les hommes connaissent les mêmes vérités au même sens sous le rapport des mathématiques. Dieu avait créé le monde selon les vérités mathématiques. »
55 Le « Je » introduit d'emblée par Pascal dans son pari, n’est pas le sujet divisé mais un « Je » qui choisit, non seulement de croire ou de ne pas croire en Dieu mais aussi de savoir que Dieu existe ou que Dieu n'existe pas par la question de la « grâce efficace » qui a opposé les Jansénistes aux Jésuites : pour les premiers, c’est la grâce dispensée à quelques-uns qui met en quelque sorte au courant que Dieu existe. Pour les seconds, la grâce est le fait de tous et de tous les moments. Ce « Je » est aussi bien le « Je » de la jouissance.
56 J. Lacan, op. cit., p. 135.
57 F. Ewald, op. cit., p. 113.
58 R. Chemama et B. Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 2003. Le réel est à prendre ici dans l’acception que « ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, réapparaît dans le réel ; afin que le réel ne se manifeste plus de manière intrusive dans l’existence d’un sujet, il est nécessaire qu’il soit tenu en lisière par le symbolique. »
59 F. Ewald, Leçons sur le principe de précaution, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, mars 2005.
60 M. Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, Seuil, 2004. La naissance de la statistique s’inscrit dans « la ratio status, la rationalité intrinsèque à l’art de gouverner, [...] qui implique une certaine production de vérité : [il s’agit de connaître] les éléments qui vont assurer le maintien de l’État, le maintien de l’État dans sa force ou le développement nécessaire de la force de l’État, pour qu'il ne soit pas dominé par les autres et ne perde pas son existence en perdant sa force ou sa force relative. C'est-à-dire que le savoir nécessaire au souverain sera une connaissance des choses plus qu’une connaissance des lois, [...] ces choses que sont la réalité même de l’État, c’est précisément ce qu’on appelle à l’époque la statistique », p. 279-280.
61 F. Ewald, « L’évidence sécuritaire », in A.-M. Dillens (dir.), La peur : émotion, passion, raison, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2006, no 108, p. 199-204.
62 B. Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Paris, Seuil, 2002.
63 C. Geertz, « La religion, sujet d’avenir », Le Monde, 5 mai 2006, p. 20.
64 C. Geertz, op. cit.
65 J. Lacan, op. cit., p. 117.
66 Id., p. 135.
67 Les réflexions sur le pari en général doivent beaucoup à l’analyse qu’en fait L. Thirouin dans l’ouvrage cité supra. Les remarques que j’en tire, notamment celles en lien avec le principe de précaution ou avec la lecture qu'en fait J. Lacan, me sont bien entendu personnelles.
68 H. Gouhier, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1971, p. 282. Pour H. Gouhier, « le jeu et la loterie impliquent toujours l’attente d'un événement : le dé qui roule, la pièce qui laisse voir pile ou face, le tirage de la tombola... ». De plus, à la différence du jeu de hasard où la présence d’un ou de plusieurs adversaires est constitutive, rien ne s’oppose à ce que le pari soit un jeu solitaire.
69 Voyez la note de bas de page no 111.
70 J. Lacan, op. cit., p. 126.
71 L. Thirouin, op. cit., p. 160.
72 Voyez C. Baudelaire, commentant et traduisant E. A. Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Poche, 1972.
73 J. Lacan, op. cit., p. 135.
74 Ibidem., p. 135.
75 F. Ewald, « L’évidence sécuritaire », p. 204. F. Ewald attribue, à juste titre, cet individualisme à un repli sécuritaire plutôt qu’à une quête du respect des libertés individuelles.
76 Pour plus de détails, voyez F. Ewald, « Le retour du Malin Génie », p. 115.
77 Ibidem.
78 Ibid.
79 F. Ewald, Leçons sur le principe de précaution, mars 2005.
80 J. Mesnard, Préface, in L. Thirouin, op. cit., p. III.
81 Ce n’est pas parce que le jeu est amer et non librement entrepris qu'il perd nécessairement sa qualité de jeu.
82 Saint François de Sales, « Des jeux défendus » (3e partie, chapitre xxxii), in Introduction à la vie dévote, 1609. A propos des jeux de hasard et de leur réprobation unanime aux xviie et xviiie siècles, il écrit : « Mais quel grand mal y a-t-il, me direz-vous ? – Le gain ne se fait pas en ces jeux selon la raison, mais selon le sort, qui tombe bien souvent à celui qui par habileté et industrie ne méritait rien ; la raison est donc offensée en cela. »
83 L. Thirouin, op. cit., p. 104.
84 F. Ewald, « L’évidence sécuritaire », p. 202.
85 S. Freud, L'avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, collection « Psychanalyse », 1971.
86 L’argumentation du passage de la religion au religieux de même que l’interprétation de L’avenir d’une illusion dans cette section, se réfèrent aux articles de J.-A. Miller, op. cit.. Les remarques et liens que j’en tire, relativement à mon propos, m’appartiennent.
87 J.-A. Miller, « Religion, psychanalyse », Quarto no 86. p. 10.
88 Ibidem, p. 8.
89 S. Freud, « Un événement de la vie religieuse » (1928), dans L’avenir d'une illusion, Paris, PUF, 1971, p. 95-100, Gesammelten Schriften XI, cité par J.-A. Miller, « Religion, psychanalyse », Quarto no 86, p. 8.
90 J.-A. Miller, op. cit., p. 9.
91 Ibidem., p. 7.
92 Ibid., p. 7.
93 J. Lacan, « Le triomphe de la religion » (1974), in Le triomphe de la religion précédé du Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005.
94 J.-A. Miller, op. cit., p. 10.
95 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Le Séminaire, livre VII, Paris, Seuil, 1986, p. 202.
96 J. Lacan, « Discours à l’EFP » (6 décembre 1967), dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 281.
97 J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire, livre XVIII, inédit.
98 Le signifiant est le semblant par excellence (même si le champ du semblant ne se réduit pas à celui des signifiants). Aucun signifiant qui vienne représenter le sujet ne suffiraient pour dire ce qu’il en serait de son être mais chacun, à sa façon, dit quelque chose de sa vérité (comme le dit occulte le dire même si, dans le dit, quelque chose du dire apparaît, en filigrane du défilé de la chaîne signifiante). Le semblant est cette nécessaire distance à la vérité.
99 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire, livre XI, (1964), Paris, Seuil, 1973, p. 24.
100 J.-A. Miller, op. cit., p. 10. L’auteur fait référence au Courrier international de mars 2003 sur « Santé et spiritualité » qui annonce, sur base de 1200 études américaines que l’espérance de vie se prolonge de 29 % à avoir la foi et pratiquer une religion.
101 Id., p. 11-12. C’est la face de « Dieu de l’objet "a", [...] essence naturelle de Dieu à partir de la jouissance féminine [...] c’est la jouissance supplémentaire. »
102 Id., p. 12.
103 A. Leserre, « Religion et Nom-du-Père ; la réalité religieuse et le réel du Nom-du-Père » dans Scilicet, Congrès de Rome, CD-rom, juillet 2006.
104 C. Geertz, op. cit., p. 20.
105 Le pari de Pascal inaugure cette dépendance de la science à l’endroit de l’action.
106 A titre illustratif, l’injonction « Tu paries ? ». c’est demander s’il est suffisamment convaincu de ce qu’il dit pour parier. Sinon, c’est qu’il parlait pour ne rien dire.
107 J. Lacan, « Le triomphe de la religion » (1974) dans Le triomphe de la religion précédé du Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 95.
108 On retrouve là toute l’ambivalence de la jouissance au sens lacanien du terme qui allie dans un apparent paradoxe la souffrance (ici celle de la peur) et sa propre complaisance.
109 J. Lacan, Séminaire XVI, p. 125.
110 Cette jouissance plus franche que l’on observe aujourd’hui, c’est ce que Lacan appelle le plus-de-jouir, « bouts de jouissance » ou « déchets de jouissance », en lieu et place d’une jouissance à jamais impossible. Cinquième paradigme de la jouissance chez J. Lacan, ce concept de plus-de-jouir met en scène le schéma de la répétition ; cette jouissance est co-extensive au signifiant dans le sens où celui-ci impose une perte de jouissance originaire, commémore en quelque sorte cette jouissance perdue du fait de l’entrée du sujet dans le langage. Le sujet pourrait être vu, non pas seulement comme défini par ses identifications et par là même, vide, non présent, puisque irreprésentable par un signifiant – mais comme causé par cette perte de jouissance, substance de la dimension du signifiant ; jouissance perdue dont il jouit...
Parmi les « mathèmes » de J. Lacan, ($ ◊ a) est celui du fantasme qui exprime que le sujet barré par cette perte de jouissance est représenté par ce qui cause son désir. Cet objet, cause (inconsciente) du désir, ce plus-de-jouir, Lacan le nomme l’objet « a » : le désir est, pour Lacan, le manque de l’objet perdu. Dans cette perspective, l’objet « a » est l’objet manquant par excellence. « Objet radicalement perdu, [et par là même, fortement érotisé] il est créé par l'au-delà que constitue le langage [la demande] par rapport au besoin. »
Cet objet « a » n’est nul objet au monde mais trace de jouissance perdue, reste de la rencontre déchirante du sujet avec l'Autre, reste qui maintient le désordre et appelle la jouissance ; c’est du charnel. Cet objet « a », c’est l’être du sujet, son irréductible. « C’est un étrange objet que cette cause qui n’a pas de réalité phénoménale, au sens de Kant. Objet invisible et même hors perception, rebelle aux statistiques et aux mesures, cet objet « a » échappe aux normes du quantitatif (voyez C. Soler, « Angoisse et destitution subjective », in L’Angoisse, Paris, Revue nationale des collèges cliniques du champ lacanien, mars 2002, no 1, p. 15). Cette perte fonctionne comme cause de la répétition. Si l’objet « a » est aussi le tribut que paie le sujet pour rentrer dans le symbolique, il commémore en même temps la jouissance à s’en priver, jouissance qui s’obtient dans l’au-delà du principe de plaisir. Il permet tout de même d’aller un peu au-delà de la tranquillité du corps : « ça commence à la chatouille et ça finit à la flambée d’essence. Ça, c’est toujours la jouissance « (voyez J. Lacan, L’envers de la psychanalyse. Le Séminaire, livre XVII, 1969-1970, Paris, Seuil, 1991, p. 83). Ces suppléments de jouissance sont aussi des manques à jouir, dans leur rapport antinomique ; jouissance à renoncer à la jouissance, jouissance dans l’obéissance, dans l’insatisfaction avec son cycle des répétitions qui creusent le manque toujours plus fort.
111 J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Le Séminaire, livre XII : séance du mercredi 20 janvier 1965, p. 81 : « Pascal avait trois ans quand sa mère est morte. »
112 B. Pascal, op. cit., quatrième de couverture.
113 J. Lacan, Séminaire XII, p. 84.
114 Mélancolie : génie et folie en Occident, exposition à la Galerie nationale du Grand Palais, Paris, du 13 octobre 2005 au 16 janvier 2006. Ouvrage du même nom sous la direction de J. Clair, Paris, Gallimard, 2005.
115 Y. Bonnefoy, « La mélancolie, la folie, le génie – la poésie », in J. Clair (dir.). Mélancolie : génie et folie en Occident, Paris, Gallimard, 2005, p. 14.
116 Y. Bonnefoy, op. cit., p. 14.
117 Id., p. 21.
118 F. Ewald, Histoire de l’État-providence, Paris, Livre de Poche, Grasset, 1996, p. 110.
119 Id., p. 114.
120 Y. Bonnefoy, op. cit., p. 19.
121 Id., p. 20.
122 Y. Bonnefoy, op. cit., p. 20.
123 F. Ewald, « Le retour du Malin Génie », p. 115.
124 Le doute mélancolique de l’entre-deux n’est pas le doute obsessionnel, « solution » à un impossible désir ; il impose la suspicion au mélancolique sur tout ce qui serait du côté du « bon » pour lui. Au bout du compte, cette transformation systématique du « bon » en suspect appartient au monde de la certitude bien plus qu’à celui du doute.
125 J.-C. Guillebaud, L'irréductible humanité de l’homme est-elle menacée ?, Conférence de la rentrée académique de l’École des sciences philosophiques et religieuses, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, septembre 2006.
126 Le Petit Larousse grand format, Paris, 2002.
127 A. Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Paris, Poches Odile Jacob, 1998.
128 S. Freud, « Deuil et mélancolie » (1917), in Métapsychologie (traduit de l’allemand par J. Laplanche et J.-B. Pontalis), Paris, Gallimard, 1986.
129 J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1997. Afin de faire valoir la fonction subjectivante du deuil, fauteur, reprenant l’interprétation lacanienne d’Hamlet et la version du deuil qu’elle comporte, articule, pour ce faire, le deuil avec le phallus (noté Φ), l’objet « a » et la paranoïa (dans le sens du persécuteur persécuté).
130 S. Freud avait nommé castration la voie d’accès à l’objet dans le désir ; prolongeant S. Freud, grâce à cette dimension imaginaire qu’il a su distinguer, J. Lacan ajoute que l’objet du désir ne se constitue, dans le fantasme, que sur base d’un sacrifice, d’un deuil, d’une privation du phallus.
131 J. Allouch, op. cit., p. 257.
132 Id., p. 176.
133 P. Westhein, La Calavera, México, Fondo de Cultura Economica, 1992.
134 J. Allouch, op. cit., p. 178.
135 J. Ansaldi, Lire Lacan : le Discours de Rome suivi de l’Angoisse, le Séminaire, livre X, Éd. Théétète, 2004, p. 94. « Ainsi l’angoisse s’inscrit à mi-chemin entre la jouissance et le désir. En situation progressive, elle est ce moment, à proximité de « a » où la jouissance n’est plus et le désir pas encore ; dans l’autre sens, en situation régressive, l’angoisse vient quand le désir s’éteint et que les « bouts de jouissance » (plus-de-jouir) ne sont pas encore. »
136 L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
137 A. Ehrenberg, op. cit., 1998.
138 I. Hacking, L’émergence de la probabilité, p. 43.
139 J.-A. Miller, « Religion, psychanalyse », L’orientation lacanienne, p. 13.
140 Dire que la « figure » du précautionneux est mélancolique, n’est pas dire pour autant que tout précautionneux, expert ou autre, est un mélancolique.
141 Aphorisme de R. Char.
142 Y. Bonnefoy, op. cit.. p. 19.
143 R. Musil, L'homme sans qualités (traduit par Jean Blain), Paris, Seuil, 2004.
144 C. Chevalley, op. cit., p. 51-52. « [Pour Pascal] la vérité n’est pas claire et distincte, mais voilée et mélangée. Il n’existe nulle part d’index de la vérité. »
145 Id., p. 115.
146 J. Lacan, Séminaire XVI, p. 135.
147 E. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997. A propos de la jouissance : « En développant l’idée, dans son article intitulé "Kant avec Sade", d’une équivalence entre le bien kantien et le mal sadien, Lacan entend montrer que la jouissance se soutient de l’obéissance du sujet à une injonction, quels qu’en soient la forme et le contenu, qui le conduit, en abandonnant ce qu’il en est de son désir, à se détruire dans la soumission à l’Autre (grand autre). »
148 Le « surmoi » est une instance de la conscience morale qui, à ce titre, joue un rôle important dans le phénomène du sentiment de culpabilité ou dans la mélancolie.
149 Voyez « Europe, à l’extrême droite, toute ! » dans le Courier internationnal, 12 au 18 octobre 2006, no 832.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Soigner ou punir ?
Un regard empirique sur la défense sociale en Belgique
Yves Cartuyvels, Brice Chametiers et Anne Wyvekens (dir.)
2010
Savoirs experts et profanes dans la construction des problèmes publics
Ludivine Damay, Denis Benjamin et Denis Duez (dir.)
2011
Droit et Justice en Afrique coloniale
Traditions, productions et réformes
Bérangère Piret, Charlotte Braillon, Laurence Montel et al. (dir.)
2014
De la religion que l’on voit à la religion que l’on ne voit pas
Les jeunes, le religieux et le travail social
Maryam Kolly
2018
Le manifeste Conscience africaine (1956)
Élites congolaises et société coloniale. Regards croisés
Nathalie Tousignant (dir.)
2009
Être mobile
Vécus du temps et usages des modes de transport à Bruxelles
Michel Hubert, Philippe Huynen et Bertrand Montulet
2007