Le désir de risque : qui jouit, qui angoisse ?
p. 421-437
Texte intégral
« La vie s’appauvrit, elle perd son intérêt, dès l’instant où nous ne pouvons pas risquer ce qui en forme l’enjeu suprême, c’est-à-dire la vie elle-même1. »
Introduction
1« La chance sourit aux audacieux », « Qui ne risque rien n’a rien ». Voici deux lieux communs qui suggèrent bien la promotion du risque comme valeur dans les sociétés contemporaines, ce qui n’a pas été toujours le cas. Il est certain que le risque a toujours été présent dans la vie humaine, au point que certains le considèrent comme « une donnée anthropologique traversant tous les registres de la condition humaine2. » En effet, toutes les mesures sociales et culturelles visant à endiguer les menaces de tout ordre, susceptibles de briser la vie collective ou d’attenter aux existences individuelles, peuvent être considérées comme les aménagements nécessaires d’une relation au risque. Tous les groupes humains dressent des formes de conjuration des périls, repoussant rituellement la peur avec des incantations, des prières, des cérémonies ou alors avec des dispositifs techniques ou des normes.
2Cette trame ininterrompue de mesures rappelle le statut précaire de l’homme, sa vulnérabilité aux événements prévisibles et imprévisibles, en même temps que sa capacité à prévenir le danger, pour s’assurer une existence stable, à l’abri des menaces et si possible heureuse. Toutes ces stratégies, leur organisation, leur articulation, leur contradiction (puisque parfois une mesure contre un péril entraîne des risques inattendus), se prêtent à la réflexion sociologique, historique et anthropologique, entre autres, pour essayer de déceler les logiques qui y sont à l’œuvre, permettant de dresser des portraits tels que ceux de l’homme prudent, l’homme précautionneux, etc.
3Ici, je voudrais centrer mon propos sur une figure du risque plus contemporaine, à savoir, le risque désiré. Les risques liés à certaines activités traditionnelles, comme certains métiers ou l’exercice d’une responsabilité particulière, sont d’un ordre distinct de ceux qui sont choisis, assumés, posés comme une fin en soi en tant que sources de frémissements et de jouissance. Dans les métiers difficiles ou les entreprises périlleuses (sauveteurs, pompiers, plongeurs, etc.), le risque inhérent à l’activité n’implique en rien un affrontement désiré aux limites. Au contraire, le risque est matière de culture, de savoir-faire transmis par la coutume, d’apprentissage propre à sa neutralisation ou propre à forger une capacité à faire face. Par contre, dans les sports extrêmes ou parmi les chercheurs d’aventures limites, ou encore dans certaines pratiques adolescentes, nous pouvons observer une véritable quête du risque : on pousse les limites chaque fois plus loin, pour s’assurer la jouissance d’émotions fortes, de coups d’adrénaline, d’un affrontement à la mort pour jouir ensuite de l’avoir vaincue. Ici, le risque se pose comme valeur seulement s’il est librement choisi.
4La question centrale que je voudrais approcher est celle de la satisfaction trouvée et éprouvée dans les prises de risque. Il me semble que, par ce biais, nous pouvons produire un regard sur le risque où celui-ci n’est pas toujours une menace à réduire ou à supprimer.
5Les quelques interprétations du plaisir rencontrées dans les prises délibérées de risque, ne font souvent que mettre en évidence l’énigme qui se loge au sein de cette expérience :
le plaisir du risque viendrait de la recherche d’émotions fortes. Notons que l’accent est mis sur l’intensité plus que sur les émotions. Ainsi un facteur quantitatif dans la satisfaction recherchée est mis en avant, qui ne fait que masquer le caractère qualitatif d’une expérience difficile à décrire ;
la jubilation du risque viendrait de la montée d’adrénaline. Ce lieu commun rend bien compte du paradoxe, puisque, du point de vue physiologique, l’adrénaline monte aussi bien dans la peur que dans les préparatifs, voire l’attente du plaisir ;
le fun, devenu motif de ralliement pour des loisirs disparates, est aussi mis en avant. Mais la notion n’éclaire rien, elle ne fait que signaler une énigme. La satisfaction reste en fait obscure et sa nature apparaît voilée par un « mot couverture », sorte de joker bon à signifier n’importe quelle expérience de satisfaction ;
le flow experience ou deep flow experience3 traduirait le sentiment de fusion, de flux et d’unité avec le monde. Notons que l’expérience est justement « floue » et c’est bien cela qu’il s’agit de tenter de comprendre ;
le stress seeking4 ou recherche de tension. Il s’agirait de s’exposer à des situations limites marquées par la peur et l’excitation. Le stress ne serait pas une situation à fuir, mais l’objet d’une convoitise passionnée, destinée à donner une saveur accrue à l’existence. Cette interprétation ne nous avance pas plus car la question est de savoir en quoi la tension, supposée déplaisante, serait plaisante au point de la chercher ?
6Toutes ces hypothèses d’interprétation de la jubilation produite par les prises de risque ont l’avantage de situer le phénomène comme quelque chose qui nous est familier, ne fût-ce que par procuration lorsqu’on regarde des exploits télévisés. Mais elles présentent l’inconvénient de ne pas creuser la nature de la satisfaction éprouvée ni ses ressorts.
I. L’étrange et familière satisfaction du risque
7Je voudrais essayer d’approcher la nature de la satisfaction que les adeptes du risque trouvent dans le fait de se mettre en danger, d’accomplir des exploits qui parfois les confrontent directement à la mort. Voici quelques témoignages :
Guy Delage a traversé l’Atlantique en ULM du Cap Vert à une île près de Recife au Brésil : « Deux semaines avant de m’envoler, j’ai vécu comme si j’allais mourir demain. J’étais certain de ne jamais revenir de cette traversée. Au moment où j’ai mis le gaz pour décoller, j’ai dit adieu à la vie. C’est un sentiment absolument terrifiant qui ne te quitte jamais. A l’arrivée, j’ai mis une semaine pour me remettre du stress de la traversée. Je me revois encore tomber dans des trous d’air et remonter de 25 m en deux secondes. J’ai vu ma mort une dizaine de fois5. »
L. Bourgon, navigateur, évoque une traversée de l’Atlantique en catamaran avec un ami, sans réelle préparation, ni sponsor, ni médias : « Nous avons passé vingt-deux jours à descendre une piste noire sans jamais remonter. Extraordinaire. La faim, le froid, le sommeil, peu importe. Les instants de bonheur total étaient plus forts : parfois, c’est tellement beau que tu cries sous la lune, à surfer sur les vagues, tu as des frissons partout. Il n’y a plus rien à expliquer. Fallait le faire6. »
Un fan du base jumping (saut dans le vide pour terminer en parapente) dit : « Lorsque j’ai accompli un exploit aussi limite, du genre à se dire : « ce n’est pas normal que je sois encore là ! », pour moi c’est une victoire sur la mort, une revanche sur la poussière et aussi un salut aux deux ou trois copains qui se tuent en montagne tous les ans7. »
8Il faut préciser que ces sujets ne vivent pas toujours en risque. Bien qu’ils s’engagent dans des pratiques périlleuses, ils sont souvent bien assurés dans d’autres domaines de l’existence. D’ailleurs les sports à risque et le tourisme aventure grandissent notamment dans les couches favorisées, qui comptent avec des « doses » de sécurité importantes. Il s’agit d’un choix, mais le reste du temps l’individu est attentif à sa sécurité.
9Au fond, cette double posture relève de deux paradoxes de nos sociétés contemporaines :
les conduites à risque, notamment les sports, s’accroissent dans les sociétés qui atteignent des hauts niveaux de sécurité et qui sont même traversées par une véritable « idéologie de la sécurité » (assurances de plus en plus nombreuses, plans de prévention de toutes sortes, etc.). En effet, dans les sociétés où l’on traque le risque, on voit en même temps se multiplier les programmes de prévention de « sécurité citoyenne », de prise en charge, des opérations de contrôle, des mesures de précaution, etc. « Cet écart entre le souci politique de réduction des risques d’accidents, de maladie, de catastrophes technologiques ou naturelles, de protection optimale des populations, et la recherche individuelle des sensations fortes, de stress, de loisirs qui ne sont pas de tout repos, marque en profondeur l’ambivalence de nos sociétés occidentales. Toute une industrie fructifie sur l’analyse du risque8. » ;
c’est dans les sociétés les plus sécurisées et « pacifiées » qu’émerge davantage l’obsession sécuritaire, les craintes de toutes sortes, la suspicion et la perception accrue de menaces partout (alimentation, environnement, rue, voisins, etc.).
10Dans cette figure du risque désiré, nous pouvons entendre un autre rapport au monde. Ces conduites, où le risque est recherché, ne relèvent pas d’une volonté suicidaire, bien qu’on puisse observer un rapport ambigu et ambivalent à la mort. Les sujets se tiennent sur le fil du rasoir, ils ne pensent pas à mourir mais s’exposent de manière dangereuse, sans avoir toujours conscience de toutes les menaces potentielles, effrayant leur entourage. La conduite dangereuse en voiture ou en moto, l’alcoolisme, la toxicomanie, la négligence des mesures thérapeutiques en cas de maladie grave, l’indifférence aux consignes de sécurité dans une pratique sportive, professionnelle ou lors des déplacements en ville, ce sont des exemples, parmi bien d’autres, de comportements répétitifs qui mettent en jeu la vie, nous mettant face à des individus qui défient toute primauté des besoins de sécurité. Paradoxalement, ce genre de phénomènes ne cesse de s’accroître dans les sociétés où justement l’idéal de sécurité prend de plus en plus de place. Ce qui nous rappelle l’idée freudienne, selon laquelle la vie perd son sens quand on ne peut plus mettre en risque le bien suprême, c’est-à-dire la vie elle-même. Cette position freudienne devrait ouvrir la psychanalyse à déceler dans le risque autre chose que son seul versant pathologique, via les références au traumatisme ou à la perversion. Les dites références conduisent à penser la prise de risque selon une logique du déficit où le sujet chercherait à surmonter, à travers le risque, quelque chose de non élaboré dans le processus de subjectivation. Cette approche omet de considérer qu’il pourrait s’agir parfois d’une opération de subjectivation effective dans un contexte parfois « trop » sécuritaire.
II. Les hypothèses analytiques classiques qui ne suffisent pas
11Souvent on situe les conduites à risque du côté des « attitudes contraphobiques ». Fenichel a forgé ce concept pour comprendre des individus qui affrontent une situation angoissante et qui, par opposition à l’évitement phobique, vouent à la situation un intérêt certain, voire passionné, allant jusqu’à vivre « agréablement » ce qui d’ordinaire provoque panique et fuite. Au fond, les attitudes contraphobiques constituent une sorte d’envers de la phobie, car au lieu d’éviter certaines situations angoissantes, celles-ci sont recherchées et convoitées. Pour Fenichel, le moteur de ces entreprises périlleuses serait la tentative insistante et interminable de dépasser tardivement une angoisse infantile maîtrisée9. Donc, ce concept met en lien la prise de risques avec certains traumatismes infantiles, ce qui n’est pas du tout quelque chose de généralisable. Il est vrai que depuis Freud (1920), la psychanalyse nous apprend qu’une manière de surmonter un traumatisme subi, est de le répéter, non pas en le subissant, mais en le produisant. En passant de la « position passive » à la « position active », le sujet trouverait un chemin pour élaborer et surmonter l’angoisse issue du traumatisme. Ainsi, Freud a observé qu’un enfant qui subit les absences-présences de sa mère et se trouve confronté à l’angoisse de séparation, se met à représenter dans un jeu (le classique jeu de la bobine) une scène où c’est lui qui envoie la mère au dehors. Donc, il produit son absence, il est actif, il ne subit pas « l’abandon ». De telle sorte, l’enfant acquiert une emprise sur la situation initiale traumatique. En répétant activement ce qui l’angoisse, il arrive à maîtriser la situation10.
12Une autre piste classique, utilisée parfois pour comprendre le mélange d’angoisse et de plaisir que suscitent les prises des risques, est celle du « masochisme érogène ». En effet, dans cette modalité du masochisme, on peut repérer que l’angoisse engendre une satisfaction d’ordre sexuel. Il s’opère une transformation de l’angoisse en plaisir, pour autant que la douleur et le déplaisir ne dépassent pas une certaine limite. De ce point de vue, le « plaisir de l’angoisse » correspondrait à une libidinisation de celle-ci. Le problème de cette piste et qu’elle ramène la prise de risque à un fonctionnement pervers, comme le masochisme.
13Freud a distingué l’angoisse du « signal d’angoisse ». Ce dernier est une poussée d’angoisse au niveau du moi qui signale la proximité d’un danger. Certains psychanalystes ont décrit que ce signal peut être lui-même libidinisé : « Le signal d’angoisse au niveau du moi peut devenir objet de plaisir, le moi éprouve un plaisir à flairer le danger11. » En ce qui concerne les prises de risque, on peut dire en effet que la peur face à un danger réel est transformée en angoisse, laquelle est en effet libidinisée, expérience très prisée par les adeptes du risque. Peut-être est-ce bien cette expérience qui est difficilement nommée quand ils parlent de « sensations fortes ».
14Mais toute la question est de savoir si pour les adeptes du risque, le plaisir trouvé s’inscrit au niveau du « moi », comme le propose Caïn, ou au niveau du « sujet ». Nous reviendrons plus tard sur cette question. En attendant, remarquons que si bien des pistes examinées peuvent être des outils de compréhension du problème, elles ne rendent compte que d’une facette des répercussions psychiques de la prise de risque. Or, cette dernière précipite parfois le « sujet » dans une expérience qui relève d'un autre registre, et non seulement de la logique du traumatisme ou de la perversion.
15Une dernière piste pour comprendre la satisfaction recherchée dans le risque fait référence à la dénégation du danger voire de la mort.
III. La dénégation du risque et l’illusion de contrôle
16Ceux qui cherchent le risque ne s’engagent pas dans une entreprise suicidaire où la mort serait cherchée. Bien au contraire, ils prétendent souvent avoir la maîtrise des risques même s’ils sont conscients du danger. Certaines expérimentations12 appellent cela « l’illusion de contrôle ». Ellen Langer a exposé des sujets à des situations d’habilité soumises aux ressources de l’acteur et à des situations de hasard dont le dénouement échappe à toute compétence ou volonté propre et dépend entièrement de données contingentes. L’illusion de contrôle naît lorsque le fait du hasard est interprété comme dépendant de l’adresse personnelle et que l’attente de succès est disproportionnée par rapport aux chances réelles (probabilistes) d’obtenir le résultat désiré. Elle observe un tas de stratégies qui augmentent la sensation de maîtrise : choisir un numéro plutôt qu’un autre, choisir un numéro familier plutôt qu’un indifférent, etc. Au-delà de la diversité des stratégies, il en ressort un trait commun : prendre une position active dans le déroulement des événements. L’individu ne subit plus passivement une conjoncture dont l’issue s’impose à lui, mais il a le sentiment d’introduire une part de sa décision. Le processus se passe un peu à l’image du joueur qui majore ses attentes de succès avec certains gestes : s’il souhaite atteindre un petit chiffre, il lance doucement les dés ou plus fortement s’il souhaite un chiffre plus élevé. La croyance en la concentration et l’efficacité du geste procure la sensation de construire sa chance grâce à son habilité en déniant le hasard.
17Maintenant, en ce qui concerne le risque, l’illusion de contrôle se construirait articulée non seulement à une dénégation du seul hasard mais aussi de la mort. Le sujet se situe au-delà des moyennes et des normes, le narcissisme y trouve son compte bien entendu et, dès lors, l’individu se sent moins vulnérable aux dangers et aux menaces. Il se considère meilleur conducteur que la moyenne lorsqu’il fonce ou emprunte une voie en sens inverse. Il sous-estime les possibilités d’accident et évalue sa chance de s’en tirer comme supérieure à celle de ses pairs. Il ne se voit pas mourir là où les autres seraient, à ses yeux, beaucoup plus exposés.
18Donc, dans les conduites à risque, il n’y aurait pas seulement illusion de contrôle mais aussi dénégation du danger voire de la mort. En plus, on observe cette dimension répétitive, recherche active de se mettre en danger – dans une discipline de sport à risque, de tourisme aventure ou simplement dans des conduites sociales quotidiennes « insensées » – avec toujours une part plus ou moins lucide de connaissance des dangers accompagnée d’un sorte de confiance en soi qui dénie ces mêmes dangers : « je sais bien que c’est risqué... mais quand même13. » Le tout entraîne une certaine jouissance, des émotions fortes, la sensation de se sentir vivant, de se retrouver dans son être, d’être unique, individu spécial hors du commun. On serait tenté de réduire cela – comme on peut le lire souvent – à une manifestation de la jouissance narcissique qui caractériserait les sociétés de la modernité tardive, voire « post-modernes ». Mais, à mon avis, cette hypothèse jette un voile sur le problème. De quelle nature est la jouissance en question ? On voit bien que ce n’est pas du plaisir. Les acteurs concernés disent eux-mêmes que c’est quelque chose de plus fort, qui n’est pas toujours régi par le souci d’obtenir la reconnaissance des autres.
19Deux Françaises, qui ont descendu en ski extrême des pentes presque verticales, déclaraient : « C’est comme un puits dans lequel on tombe. On ne pense plus. On n’entend plus. Il ne reste que le corps qui accélère comme une particule d’atome lorsqu’une bombe H explose14. » Dans ces propos, nous entendons l’image de la mort au sein même d'une phrase pleine d’enthousiasme. C’est une sorte d’énonciation extrême de cette recherche d’un « s’éclater », si chère aux jeunes, mais aussi aux moins jeunes... Une explosion de soi est évoquée, un relâchement de la conscience, voire sa perte, comme stratégie pour déchirer l’enveloppe identitaire et être autrement au milieu d’une syncope vertigineuse – paradoxalement contrôlée et maîtrisée – toujours difficile à expliquer. La psychanalyse nous apprend que tout le monde éprouve des difficultés à dire sa jouissance, à l’expliquer, car à l’instant même où l’on en parle, on la perd. Par ailleurs, la jouissance c’est une modalité de satisfaction qui se trouverait au-delà du plaisir, au-delà du « principe du plaisir ».
20Il me semble néanmoins qu’il n’est pas exact de prétendre que chez les adeptes du risque, en tout cas dans le domaine du sport à risque, on puisse parler de dénégation de la limite que représente la mort. Ces sujets cherchent à rendre bien réelle la présence de la mort, comme s’ils avaient une nécessité d’expérimenter l’interdit portant sur la mort. Comme l’exprime Assedo, « Le sujet ne cherche pas à l’annuler ou à le rejeter (ce qui irait dans le sens de la violation ou de la perversion), bien au contraire, il le reconnaît mais désire en redéfinir sans cesse l’existence, et ce, dans le but de réaffirmer sa vie15. » La mort n’est donc pas déniée dans les prises de risque délibérées, mais rendue bien présente afin d’avoir une confirmation de sa propre existence. Donc, si satisfaction il y a dans les prises de risque, elles concernent avant tout l’identité et en particulier l’être au niveau du sujet.
IV. Approches du plaisir-jouissance au sein de l’expérience risquée
21En quoi risquer sa vie peut-il apporter une certaine satisfaction ? En quoi consiste cette étrange jouissance ? Voilà une des questions essentielles à laquelle la psychanalyse peut contribuer.
22Remarquons d’abord que les dites conduites à risque impliquent une répétition voulue, voire organisée, d’affrontements du danger et de la mort. C’est une épreuve répétée. De même que dans les expériences de l’illusion de contrôle, les sujets prennent une position active consistant à rendre présent le danger à partir d’une position active : convoquer le danger au lieu de le subir. Freud a montré que cette position est une des logiques mises en œuvre pour sortir du traumatisme. L’enfant battu qui devient un adulte qui bat ses enfants, l’abusé qui devient abuseur, etc., sont des figures cliniques où l’on voit le sujet prendre la position active pour arrêter le traumatisme subi, en créant une sensation de maîtrise sur la situation, trouvant une jouissance dans la domination, « pulsion d’emprise » disait Freud. Comme je l’ai signalé supra, c’est à partir de cette conceptualisation qu’on a pu lire dans les prises de risques des tentatives de surmonter des traumatismes archaïques.
23Néanmoins, s’il n’est pas toujours question de dénégation de la mort, puisque celle-ci est rendue bien réelle dans les prises de risque, il y a un désir de dépasser quelque chose, de « se dépasser », d’aller au-delà de ses limites et de son angoisse, pour se construire autrement, voire se reconstruire. Donc, bien que le risque offre des satisfactions régies par le « principe de plaisir » (Freud), ce qui concerne l’angoisse et la mise en jeu de l’existence relève d’un au-delà du plaisir. C’est comme si le sujet cherchait à assumer la vie dans un défi direct de la mort, et que ce rapport direct à la mort révélait le sujet lui-même. Ces sujets ne cherchent pas le risque pour mourir, mais pour mieux vivre. Assedo le comprend très bien, quand elle dit que « la démesure de risquer la mort est seule à même de répondre à la nature de l’enjeu en cause, la question de l’identité étant reposée à tous moments16. » Il s’agirait au fond d’une « tentative de salvation existentielle17 », sorte de « renaissance » à travers l’épreuve de risquer sa vie. Assedo note bien qu'il ne s’agit pas d’une recherche de plaisir au niveau du moi, mais d’une jouissance qui vise à atteindre « une autonomie de sujet ». Mais elle situe cette recherche comme le symptôme d’une « identité apparaissant généralement problématique », laquelle trouverait ses sources dans le fait que ces sujets (pratiquant des sports à risque) auraient vécu très tôt une véritable « expérience de proximité avec la mort psychique18 », issue d’un lien primaire à la mère trop oppressant ayant précipité un mouvement de séparation trop précoce. Donc, elle ne considère pas que l’expérience de « proximité avec la mort » pourrait traduire aussi l’anéantissement subjectif dû au trop plein de sécurité actuel dans la quotidienneté, mais elle va chercher cela, à l’instar des schémas classiques, dans les liens primordiaux à l’autre. Les sujets qui prennent des risques seraient à la recherche de se construire en tant que sujets, et, pour ce faire, ils répéteraient l’expérience primaire traumatique de proximité à la mort psychique à travers la mise en danger de mort, pour exorciser le traumatisme.
24Bien que cette hypothèse puisse être pertinente pour certains individus, elle n’est nullement généralisable et elle ne rend pas compte de l’énorme ampleur que prennent depuis quelques années les sports à risque et les conduites à risque de manière plus générale. Ce qui paraît plus éclairant, c’est de lire dans les logiques sécuritaires qui envahissent plusieurs domaines de la vie et des rapports sociaux, une source de malaise qui mobilise une vie moins intéressante à partir du moment où elle est trop sécurisée, cette expérience pouvant se traduire subjectivement comme une sorte de « mort psychique » qui essaie de s’exorciser via les prises délibérées de risque.
25Par ailleurs, Assedo précise que le plaisir et l’angoisse se réaliseraient au niveau du moi, mais que le sujet se constitue à travers une jouissance rencontrée à travers le risque. La même idée émerge dans d’autres champs. Dans le domaine de la sociologie, Lyng19 signale que les activités à risque impliqueraient une valorisation du « je » (sujet) sur le « soi » ou le « moi », c’est-à-dire la priorité donnée à la spontanéité face à la contrainte, une implication dans le présent plus qu’un enracinement dans le passé. Cela souligne le caractère fugace de l’expérience de satisfaction en question, mais aussi son caractère hors temps, sorte d’éternité de l’instant présent. Les activités à risque seraient une respiration nécessaire de l’individu venant à la rescousse de l’étouffement du soi.
26Nous pouvons raisonnablement considérer que, face au risque, ce n’est pas la même instance qui angoisse et qui jouit. C’est au niveau du moi que se produit l’angoisse, tandis que c’est au niveau du sujet que se produit cette jouissance qui le confirme dans son être. Le paradoxe de « l’angoisse libidinisée » s’éclaire, car l’angoisse et la jouissance ne se jouent pas au même niveau.
27Certains auteurs, proposent que la satisfaction cherchée dans les prises de risque soit au fond un stress, c’est l’hypothèse du stress seeking20, la recherche de tension. J’ai signalé supra que le paradoxe amène ici alors à se demander en quoi la tension, supposée déplaisante, serait plaisante au point de la chercher ? Pourquoi le stress serait-il convoité pour rendre la saveur à l’existence ? Cette conception rejoint celle de Roger Caillois qui disait que le joueur jouit d’une « panique voluptueuse21 » dans les jeux de hasard. Nul doute que cette notion est évocatrice d’une expérience qui n’est pas étrangère à la plupart des hommes, mais reste le problème d’éclairer en quoi la panique pourrait précipiter la volupté. La panique s’effectue au niveau du moi, qui tient à la sécurité, à l’autoconservation et à préserver son unité, mais l’expérience voluptueuse, qui vise la vie et pas seulement la survie, s’opère au niveau du sujet. Un parieur déclare : « Vous me demandez pourquoi je joue, c’est le frisson. Je sais que le jeu est pipé et que je n’ai pas une chance, mais quand je mise mon argent sur un cheval et que j’entends son nom prononcé par le speaker, mon cœur bat très vite : je sais que je suis vivant22. » Il importe d’entendre ces propos à la lettre : il ne savait pas qu’il était vivant ou il n’en était pas sûr. La sécurité qui englobe la quotidienneté est présentée sous l’égide de la mort pour le sujet, même si l’individu, au niveau du moi, peut adhérer aux logiques sécuritaires.
28Au fond, cette distinction nous permet de comprendre que si le risque est quelque chose qu’il nous paraît nécessaire de réduire dans nombre de domaines (l’environnement, l’industrie, etc.) où il n’est pas recherché, la chose est moins évidente quand on considère le risque désiré et cherché par le sujet. Les prises de risque révèlent ici la nécessité du risque pour que les hommes soient assurés de leur existence. Elle soulignent que dans des contextes trop sécuritaires, les humains peuvent aller jusqu’à s’infliger des épreuves périlleuses pour accéder à cette reconnaissance de leur être et de leur existence. Je ne parle pas ici de la reconnaissance sociale, laquelle est bien sûr à l’œuvre dans les sports à risque. En effet, les adeptes de ce genre de sport peuvent tirer des bénéfices symboliques (ou réels) dans ces activités reconnues par le social (se donner une appartenance, etc.). Mais il y a tout de même autre chose, une « jouissance autre », celle de s’affirmer comme sujet, au-delà de tous les enjeux moïques et narcissiques qui peuvent englober ces pratiques – comme toute activité humaine par ailleurs – au sein du champ social.
V. La fabrication du sens (j’ouïs-sens)
29Dans les discours des sportifs à risque, on trouve régulièrement des propos avec une tonalité spiritualiste ou semi-mystique, pour essayer de dire la jouissance éprouvée dans ces moments où on joue avec la limite de la mort. Le Breton, parle d’une « fabrication intime du sacré23 » à travers l’épreuve risquée pour traduire le sentiment d’alliance avec le monde et d’une rare intensité d’être. Dès lors, la satisfaction en question aurait à voir de manière fondamentale avec la possibilité de donner du sens à la vie et à l’existence, là où la société, traversée par les logiques sécuritaires, enlève ce sens.
30L’homme qui cherche le risque se met sur le fil du rasoir de manière à mettre l’existence à la hauteur de la mort pour s’emparer d’une parcelle de sa puissance. Le trophée n’est pas un objet mais une durée imprégnée d’intensité d’être qui suscite une vie pleine.
31Dans le domaine des activités physiques à risque, cette construction de sens est signifiée sous la forme d’une transe profane, nous dit Le Breton, ou comme une sorte d’expérience numineuse détachée de toute référence explicitement religieuse. Le fun, le flow relèveraient ainsi d’une sorte de mystique sauvage qui ne crée pas du lien social ou communautaire, mais qui relève de la stricte intimité. « Par l’arrachement constant à la mort ou au vide, l’action s’érotise, le triomphe sur la mort dissipe la peur et provoque le plaisir24. » Un alpiniste compare l’état d’esprit du grimpeur à celui de la méditation. Avec l’effort et la concentration, les tensions et le stress qui résultent d’une angoisse, s’accroît la vigilance du grimpeur. Dès lors « il voit les choses sous un jour neuf, avec cette clarté et cette mobilité spirituelle qui s’obtiennent également par la méditation [...] il se voit lui-même dans une relation nouvelle avec le monde, il entre pour un temps limité dans un état de voyance éclairé25. »
32La fabrication du sens tient, nous le voyons, à une sorte de transformation du rapport à soi, et de l’être, opérée par l’exposition à la limite. Le Breton suggère la figure de l’ordalie pour approcher cette dimension. L’ordalie était historiquement une épreuve judiciaire. Un inculpé se voyait traverser une épreuve mortelle : soit il la surmontait, et il retrouvait une place renforcée dans sa communauté, soit il y passait. Pas de demi-mesures : la vie ou la mort étaient les deux branches de l’alternative. Mais cette ordalie moderne, qui s’opère dans les conduites à risque, n’a plus une fonction collective. Elle n’est plus un rite social, « mais un rite individuel de passage sous une forme radicale26. » En affrontant le pire, le sujet cherche à gagner le meilleur, à convertir sa peur, son épuisement, en jouissance, en affirmation de caractère. Et encore : « cette passion de la limite est une recherche de la butée qui permet de prendre ses marques, de se sentir enfin contenu (containing), soutenu (holding). La limite ultime qui est la mort prend ici la place du système symbolique27. » Donc, le système symbolique, dans les sociétés sécuritaires, ne serait plus assez contenant ni souteneur de la subjectivité et de sa nécessité de se fabriquer du sens et de la valeur personnelle, intime et non seulement sociale par le biais de la reconnaissance. Pour pouvoir se dépouiller enfin de la mort qui colle à la vie, on s’affronte à la mort pour pouvoir vivre. Le Breton voit là une certaine efficacité symbolique pour construire le sens intime dans l’épreuve du risque « qui procure provisoirement ou durablement une prise plus assurée de son existence28. » Si le sujet échappe à la mise en péril, il s’administre la preuve que son existence a une signification et une valeur.
33Sur un autre champ des conduites à risque, Le Breton décèle la même logique. En effet, les conduites à risque des jeunes sont souvent des appels aux plus proches et une manière ultime de fabriquer du sens et de la valeur. Au fond, la dépression ou l’effondrement radical du sens, apparaissent aux jeunes comme des risques bien plus incisifs, de sorte que les conduites à risque ont un versant « positif » : elles favorisent parfois l’autonomie, permettent une meilleure image de soi, donnent des marques, elles sont malgré tout une manière de se construire une identité : « Paradoxalement, pour certains jeunes, le risque est davantage qu’ils restent emmurés dans leur mal de vivre, avec peut-être un jour une issue radicale. Les turbulences provoquées par les conduites à risque illustrent une volonté de se défaire de la souffrance, de se débattre pour accéder enfin à soi29. »
34Nous retrouvons encore, ce paradoxe qui en fait relève du clivage de la structure subjective. Là où le Moi angoisse, le sujet trouve une voie de réalisation de sa propre valeur et son existence. La jouissance en question et bien une jouissance au niveau de la réalisation intime de l’être inconnu que nous sommes et qui a parfois besoin d’un acte, plus que d’un discours, pour se réaliser.
Conclusions
35Toute tentative sécuritaire ou campagne de prévention des risques au niveau du rapport à soi, de la santé, du bien-être, de l’hygiène de vie, de la sécurité citoyenne, pour ne citer que quelques domaines courants où s’installe l’impératif de la sécurité, se heurte à un paradoxe majeur issu de la structure psychique. Les recommandations sécuritaires s’inscrivent comme une demande sociale, une demande de l’Autre qui compte sur la rationalité des individus. Or, la psychanalyse nous enseigne que le désir, au niveau du sujet, cherche à s’inscrire en faux face à la demande de l’autre pour justement faire advenir un désir irréductible aux demandes de l’environnement. De ce fait – ignoré souvent par les responsables publics – l’insistance des logiques sécuritaires ne fait parfois que renforcer leur défi, leur mise en question, voire leur transgression par le biais des conduites à risque. Un jeune qui se lance à toute vitesse en voiture, au-delà des enjeux narcissiques souvent à l’œuvre, fabrique du sens, il s’invente un récit de son existence avec l’impression d’en être enfin l'acteur, le sujet de sa vie, sans que nul ne puisse lui mesurer sa souveraineté. Le « bonheur » et « l’ivresse » éprouvés, ne se réduisent pas toujours à la reconnaissance obtenue par le fait d’« oser », mais bien par une réaffirmation du désir contre la demande de l’Autre, les normes routières dans l’occurrence, censées veiller à la sécurité de tous.
36Le fait d’ignorer que le sujet a besoin d'une part de risque, qu’il faut des domaines au sein de la vie sociale ou le risque puisse être retrouvé, peut conduire au forçage sécuritaire qui risque de réalimenter la poussée du défi chaque fois plus loin.
Notes de bas de page
1 S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1975 (1915), p. 255.
2 D. Le Breton, Sociologie du risque, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1995, p. 11.
3 M. Csikszentmihalyi, Beyond Boredom and Anxiety, San Francisco, Jossey-Bass Publishers, 1977.
4 S. Z. Klausner (ed.), Why Man Takes Chances. Studies in Stress-seeking, Garden City, Doubleday Anchor, 1968.
5 Libération, 5 décembre 1994, cité in D. Le Breton, op. cit., p. 58.
6 Le Nouveau Quotidien, 13 décembre 1992, in D. Le Breton, op. cit., p. 59.
7 Cité par D. Le Breton, op. cit., p. 53.
8 D. Le Breton, op. cit., p. 24.
9 O. Fenichel, « The counter phobic attitude », International Journal of Psychoanálisis, 1939, no 20, p. 263-274.
10 S. Freud, (1920) « Au-delà du principe du plaisir », in Œuvres complètes, Paris, PUF, 1996, vol. XV, p. 273-338.
11 J. Caïn, « Un temps pour l'angoisse et un temps pour le plaisir », Revue française de psychanalyse, 1979, vol. XLII, no 1, p. 35.
12 E. J. Langer, « The illusion of control », Journal of Personality and Social Psychology, 1975, vol. 32, no 2, p. 311-328.
13 C’est l’expression qu’Octave Mannoni met en avant comme une formulation langagière de la dénégation. Voir « Je sais bien, mais quand même... », in Clefs pour l'imaginaire, Paris, Seuil, 1969, p. 933.
14 Le Monde, 3 mars 1984, cité par D. Le Breton, op. cit., p. 50.
15 Y. Assedo, « De l’angoisse à la jouissance dans les conduites à risque », Revue française de psychanalyse, 1990, vol. LIV, no 1, p. 127.
16 Y. Assedo, op. cit, p. 127.
17 Y. Assedo, op. cit, p. 128.
18 Ibidem.
19 S. Lyng : « Edgework : a social analysis of volontary risk takimg », American Journal of Sociology, 1990, vol. 95, no 4, p. 851-886.
20 S. Z. Klausner (ed.), Why man Takes Chances. Studies in Stress-seeking, Garden City, Doubleday Anchor, 1968.
21 R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967.
22 D. Le Breton, op. cit. 1995, p. 60.
23 D. Le Breton, Sociologie du risque, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1995.
24 D. Le Breton, op. cit., p.61.
25 Id., p. 62.
26 Id., op. cit., p.53.
27 D. Le Breton, p. 52 (c’est moi qui souligne).
28 Ibidem.
29 D. Le Breton, Conduites à risque, Paris, PUF, 2002, p. 62.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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