Le juge, la responsabilité civile et l’assurance : alea iacta est
p. 337-379
Texte intégral
Introduction
1Avant de traverser le Rubicon, César se serait exclamé, sans aucun doute avec une emphase de circonstance : « Allons où nous appellent les signes des dieux et l’injustice de nos ennemis : le sort en est jeté1 ! » Il n’est pas certain qu’il ait réellement prononcé cette phrase. En revanche, il est fort probable qu’aujourd’hui, César aurait contracté une assurance pour lui et son armée, avant de se lancer dans une aventure aussi périlleuse et incertaine.
2Plus de deux mille ans plus tard, en effet, on ne jette plus le sort ou l'« aléa2 ». On l’assure. L’assurance a considérablement modifié le rapport de l’homme à l’incertain. Elle a également considérablement modifié la responsabilité civile, qui n’est autre que la façon d’indemniser la victime de la réalisation d’un aléa dommageable et qui trouve ses fondements, en droit belge, dans un Code de 1804 qui la subordonne à l’établissement d’une faute.
3Nous retracerons tout d’abord brièvement l’évolution de la responsabilité extracontractuelle et l’influence, sur cette évolution, de l’essor des mécanismes assurantiels (I). Nous tenterons de démontrer qu’à côté d’une influence objective, relativement incontestable, il semble possible de déceler une influence cachée, non dite, qui se marque principalement dans l’office du juge, chargé d’apprécier les responsabilités civiles en jeu et confronté à la douleur d’une victime en quête désespérée d’un débiteur solvable.
4Nous nous livrerons ensuite à une lecture critique de cette évolution (II), avant de suggérer quelques propositions d’amélioration du système ou, plus modestement, des pistes de réflexion comme la reconnaissance d’un principe d’équité et la prise en compte des dangers du victimisme (III).
I. L’évolution de la responsabilité civile extracontractuelle
A. Au commencement était la faute. La responsabilité pour faute
5La philosophie du Code napoléonien de 1804 a été, dès l’origine, de subordonner la réparation d’un dommage à l’établissement d’une faute, le risque étant davantage présenté comme l’aspect négatif de la faute que comme un aspect positif de nature à entraîner une responsabilité3. Aujourd’hui encore, les fondements de la responsabilité civile extracontractuelle4 se trouvent dans les articles 1382 et 1383 du Code civil, dont tout juriste connaît le principe : toute personne qui, par son fait, sa négligence ou son imprudence, cause fautivement un dommage à autrui est tenu de le réparer5. Les trois éléments de la responsabilité civile quasi-délictuelle sont donc la faute, le dommage et le lien de causalité entre cette faute et ce dommage6.
B. De la faute au dommage. La volonté d’indemniser
6Sans changer une lettre de la définition de la responsabilité civile extracontractuelle du Code civil de 1804, un véritable déplacement du centre de gravité de l’auteur du dommage vers la victime de celui-ci s’est progressivement opéré7 dans les décisions des tribunaux belges8.
7N’étant pas insensibles à la souffrance des victimes9 mais tenus d’agir dans les limites des articles 1382 et 1383 du Code civil, et donc de subordonner la réparation d’un dommage à l’établissement d’une faute et d’un lien de causalité entre cette faute et le dommage, les juges ont donc conféré à ces trois éléments de la responsabilité une interprétation toujours plus large10.
8La faute, tout d’abord. C’est ainsi que se sont vus sanctionner comme fautifs des comportements qui ne l’étaient pas auparavant11. A ainsi été considéré comme prévisible le dommage causé à un enfant par un avion miniature envoyé par un autre enfant, alors qu’il n’était possible à ce dernier, ni d’apercevoir le premier enfant, ni de prévoir ou d’influencer la trajectoire du projectile12.
9En ce qui concerne le lien de causalité, l’adoption, par les cours et tribunaux, de la théorie de l’équivalence des conditions13 et du principe de l’obligation in solidum14, a permis d’imposer au responsable – même à concurrence d’un pour cent – d’un accident, d’indemniser la totalité du préjudice qui en résulte15. Dans un arrêt du 15 octobre 1973, la Cour de cassation a ainsi considéré que l’auteur d’un accident de roulage ayant causé une fracture costale à la victime, devait être tenu responsable du décès de cette dernière, décès causé par une réaction allergique à un analgésique administré à l’hôpital16.
10Enfin, la notion de dommage indemnisable s’est également considérablement développée, s’étendant à des domaines sans doute inconcevables pour les premiers civilistes mais d’une importance parfois considérable pour les victimes, tels le dommage psychologique ou esthétique. La perte d’une chance constitue également un dommage indemnisable, qui était probablement insoupçonné en 1804. L’exemple classique est celui du cheval qui n’a pu participer à une course hippique par la faute d’un tiers. Rien ne permet de garantir qu’il aurait gagné en cas de participation ; la faute du tiers a cependant irrémédiablement condamné cette possibilité17.
C. A côté de la faute : le risque. L’émergence d’une responsabilité objective
11Sous l’action conjuguée du législateur et des tribunaux, et toujours dans l’optique de favoriser l’indemnisation des victimes, le droit belge s’est nettement départi d’une conception de la responsabilité qui serait exclusivement attachée à la preuve d’une faute18.
12Ce constat est imputable à l’introduction, dans le droit belge comme dans le droit français de la responsabilité civile, des idées propres à la théorie du risque19. Apparue au xixe siècle, en raison de la multiplication des accidents de travail due à l’industrialisation et sous l’influence de l’école positiviste italienne qui entendait écarter l’appréciation subjective en matière pénale20, la théorie du risque repose sur l’idée que celui qui tire profit d’une activité ou celui qui en a la direction doit en payer les conséquences dommageables21. Formulée en termes de responsabilité, la théorie du risque exige que celui qui crée un risque indemnise la victime de son dommage, même en l’absence de faute et sauf à prouver une cause étrangère exonératoire, tel un cas de force majeure22.
13Cette théorie avait notamment été développée au xixe siècle par Charles Sainctelette afin de démontrer qu’il existait une obligation de résultat dans le chef de l’employeur d’assurer la sécurité de ses travailleurs23. Selon lui, il incombait aux employeurs, en cas d’accident du travail, de démontrer la faute de la victime, d’un tiers ou un cas fortuit. Cette théorie fut reprise par certains tribunaux mais condamnée par la Cour de cassation par un arrêt du 28 mars 188924. Si la loi française du 9 avril 1898 instaure un régime de responsabilité sans faute dans le chef de l’employeur avec indemnisation forfaitaire, il faudra attendre une loi du 24 décembre 1903 en Belgique pour qu’un tel système soit adopté25.
14Depuis, le législateur a multiplié les régimes de responsabilité fondés sur le risque, qualifiés de régimes de responsabilité objective, en tant qu’ils ne sont pas fondés sur l’établissement d’une faute dans le chef du responsable. La consécration du principe de précaution et son invocation croissante dans des domaines de plus en plus diversifiés constitue sans doute une des meilleurs illustrations de la prise en compte actuelle de la théorie du risque.
D. Un acteur de la responsabilité civile devenu incontournable : l’assureur
15Si le principe de répartition de la réalisation du risque existe depuis des millénaires, l’assurance en tant que telle apparaît dans les villes portuaires, afin de couvrir les aléas liés au commerce maritime, au xive siècle en Italie puis au xviiie siècle en Angleterre, qui devient alors le centre mondial de l’assurance26. Entre-temps, Biaise Pascal apporte sa contribution essentielle à la théorie des probabilités et, donc, au calcul actuariel de l’assurance27.
16Le xxe siècle se caractérise, selon François Ewald, par une assurantialisation de la société28. De plus en plus de risques sont couverts par les assurances, ce qui ne signifie pas pour autant que notre monde soit devenu objectivement plus dangereux29 mais bien que l’assurance devient un acteur incontournable de notre société industrialisée et qu’elle y joue un rôle économique et social particulièrement important30.
17Il est possible d’évaluer l’influence de l’assurance sur le droit de la responsabilité civile extracontractuelle à un double niveau31 : d’une part, on peut vérifier si le développement de l’assurance a entraîné l’introduction de nouvelles règles de droit dérogeant au standard de la faute (1) et, d’autre part, on peut examiner de quelle façon la pratique judiciaire a silencieusement transformé les règles existantes (2).
1. L’influence explicite
18Le développement des régimes de responsabilité objective fondés sur le risque n’aurait sans doute pas connu une telle ampleur sans celui du secteur de l’assurance32. L’impact du développement exponentiel du mécanisme assurantiel sur le droit de la responsabilité civile n’est, en effet, pas contestable33. Il a pris place à côté d’autres mécanismes de collectivisation de la prise en compte du risque dommageable, tels les fonds d’indemnisation ou la sécurité sociale.
19Ces mécanismes de répartition du risque sur une collectivité reposent sur l’idée qu’il faut permettre à celui qui a subi un dommage d’être indemnisé par une entité qui en a davantage les moyens. Cette idée constitue une application particulière, dans sa version sociale, d’un principe que certains ont appelé le « deep pocket principle ». Le postulat de ce principe, en matière de responsabilité, est que la réalisation du risque devrait être supportée par celui qui est en bonne position pour l’assumer, en général celui qui a les « poches bien pleines34 ».
2. Une influence cachée ?
20Si cette conception de la réparation, inspirée par des raisons de justice sociale, ne rencontre pas nécessairement d’objection lorsqu’elle est adoptée par le législateur, comme dans le domaine des accidents du travail ou dans le mécanisme de l’indemnisation automatique de l’usager faible en cas d’accident de la circulation, la situation est plus délicate lorsqu’elle est appliquée par un juge en marge, voire à l’encontre du régime légal en vigueur35.
21En effet, la lecture de certaines décisions jurisprudentielles permet de se demander si le juge n’a pas été influencé, dans son appréciation de la responsabilité, par la présence (ou l’absence) d’une compagnie d’assurances capable d’indemniser la victime d’un accident quelconque36.
22Cette problématique, qui a parfois été présentée comme le principe « assurance oblige37 », descendant direct du « deep pocket principle » déjà évoqué, n’est, du reste, ni neuve ni dépassée. André Tunc écrivait déjà, en 1963, à propos de l’impact de la présence d’un assureur dans un litige de responsabilité : « Certes, le juge aura une tendance naturelle à fixer parcimonieusement une indemnité que le responsable lui-même devrait verser [...] ; à fixer, au contraire, libéralement une indemnité versée par un assureur. Peut-être même fermera-t-il parfois les yeux sur la faute légère commise par une personne non assurée afin de faire "régler" les conséquences de l’accident par une assurance38. »
23Vingt ans plus tard, Basil Markesinis constatait le lien entre l’extension de la responsabilité objective ou quasi-objective et le développement de l’assurance de responsabilité ainsi que le caractère non-dit de ce phénomène : « Les allusions ouvertes à l’assurance sont rares, même dans les pays de la common law, les juges préférant déguiser leurs jugements de valeur (y compris leurs idées concernant l’assurance) derrière des concepts aussi éprouvés et impersonnels que le « devoir » (duty of care), la « faute », l’« illicéité » ou la « cause légale ». Une telle attitude renforce certainement le détachement olympien que les tribunaux cultivent toujours ; et elle masque dans une certaine mesure leur créativité39. » L’auteur imputait alors à l’absence de mention de la présence d’une compagnie d’assurance dans le texte des arrêts l’obscurité et le caractère insatisfaisant de ceux-ci40.
24Enfin, plus récemment, l’initiative a été prise d’inviter des juristes allemand, autrichien, anglais, italien, suédois et suisse à se prononcer sur l’influence de l’assurance sur le droit de la responsabilité41. Les auteurs eurent ainsi à répondre à un questionnaire reprenant, notamment, la question suivante : « Est-ce que les cours (et tribunaux) prennent en compte, tacitement ou explicitement, le problème de l’assurabilité (issue of insurability) lorsqu’il s’agit de déclarer un défendeur responsable ? En particulier, existe-t-il des décisions dans lesquelles une cour (ou un tribunal) a refusé de faire droit à une demande d’indemnisation, considérant que la responsabilité subséquente était inassurable ? »
25Si la problématique du mécanisme « assurance oblige » semble toujours d’actualité, elle n’en reste pas moins difficile à théoriser. Le problème principal est, en effet, de déceler des décisions qui en font application. Dans la plupart des systèmes juridiques occidentaux, le fait, pour un juge, de reconnaître explicitement qu’il a pris en compte la présence (ou l’absence) d’une compagnie d’assurance dans un litige afin de déterminer l’existence ou non d’une responsabilité n’est tout simplement pas concevable42. Il faut donc chercher derrière les motifs des décisions jurisprudentielles ou, en d’autres termes, lire entre les lignes.
26Une exception mérite cependant d’être soulignée, que l’on doit à Lord Denning, alors juge de la cour d’appel britannique.
27Une conductrice inexpérimentée ayant causé un accident typique chez les jeunes conducteurs, le célèbre magistrat décida : « Le droit civil exige de lui le même standard de prudence que tout autre conducteur... Il doit conduire aussi bien qu’un conducteur adroit, expérimenté et prudent, sain de corps et d’esprit, qui ne fait pas d’erreur de jugement, a une bonne vue et une bonne ouïe et qui est dépourvu de toute infirmité43. »
28Dans une motivation qui avait au moins le mérite de la franchise, Lord Denning expliqua ainsi son raisonnement : « Dans cette branche du droit, nous sommes donc en train de nous écarter du concept : "Pas de responsabilité sans faute". Nous commençons à appliquer le test "qui doit assumer le risque ? " Moralement, la conductrice débutante n’est pas en faute ; mais légalement, elle peut être considérée comme étant responsable dès lors qu’elle est assurée et doit donc assumer le risque44. »
29Et l’éminent juriste de poursuivre, dans un arrêt prononcé deux ans plus tard, dans la même voie : « On attend des assureurs qu’ils supportent les dommages. Les cours elles-mêmes reconnaissent cela tous les jours. Elles ne qualifieraient pas si facilement un comportement de fautif – ni n’accorderaient des sommes d’un tel montant – si les dommages ne devaient pas être pris en charge par une compagnie d’assurances mais par l’homme lui-même45. »
30Il n’existe pas de Lord Denning belge. Cela signifie-t-il que, dans la jurisprudence belge, l’assurance « n’oblige pas » ? L’évocation de quatre décisions nous permettra de nuancer une telle affirmation46.
a) Une clownerie enfantine
31Dans la première affaire, un incendie avait détruit un restaurant et était imputable à un enfant de 9 ans qui avait mis volontairement le feu à des boîtes en carton. Poursuivis, les parents avaient alors voulu fait intervenir leur assurance RC familiale afin de couvrir le dommage considérable. L’assureur fit cependant valoir que sa garantie n’était pas due, le contrat d’assurance contenant une clause d’exclusion en cas de fait intentionnel ou d’acte notoirement dangereux ou téméraire. Dans un arrêt du 24 décembre 199147, la cour d’appel de Gand considéra que l’enfant voulait simplement voir l’effet des flammes dans l’obscurité et qu’il ne s’était pas rendu coupable d’un fait intentionnel ou d’un acte notoirement dangereux ou téméraire mais simplement d’une « clownerie enfantine ». Par conséquent, l’assureur RC familiale fut condamné à couvrir le dommage.
b) Un parapente qui échappe à toute clause d’exclusion de la garantie
32A la suite d’un accident mortel de parapente, la fille de la défunte s’était vue opposer un refus d’intervention de la part de l’assureur « accidents-maladie » de cette dernière. L’assureur considérait en effet que le parapente était un risque exclu par la police d’assurance, aux termes de laquelle : « L’assurance s’étend à l’usage, comme passager, de tous avions, hydravions ou hélicoptères dûment autorisés au transport de personnes, pour autant que l’assuré ne fasse pas partie de l’équipage ou n’exerce au cours du vol aucune activité professionnelle ou autre en relation avec l’appareil ou le vol. Sont toutefois exclus les risques suivants : aviation de sport, vol à voile, l’utilisation de planeurs à pente et similaires, l’ascension en ballon et le parachutisme. »
33Confirmant le premier jugement, la cour d’appel de Bruxelles donna tort à l’assureur48. La cour d’appel constata tout d’abord que le dictionnaire définissait le mot « parapente » comme un « parachute rectangulaire fixé sur un harnais, conçu pour s’élancer d’un terrain pentu », le mot « parachutisme » comme « la technique pratique du saut en parachute » et le mot « parachute » comme un « appareil permettant de ralentir dans l’atmosphère la chute d’une personne qui saute ou d’un objet qu’on lance d’une aérostat ou d’un avion, de diminuer la vitesse d’un avion, etc. (aussi parapente)49. » Ensuite, la cour considéra que le parapente ne rentrait ni dans la catégorie « planeurs de pente et similaires », n’ayant pas de carcasse métallique, ni dans la catégorie « parachutisme », celui-ci constituant un sport distinct. Enfin, la cour confirma le premier jugement en relevant que la police d’assurances comportait une énumération limitative des risques exclus et n’excluait pas comme tels tous les sports aériens.
34D’un point de vue strictement juridique, cette décision est justifiable au regard de l’article 1162 du Code civil qui dispose que, dans le doute, une convention s’interprète contre celui qui a rédigé celle-ci. Elle apparaît nettement moins justifiable en vertu de l’article 1156 du Code civil qui dispose que le juge doit, dans les conventions, «rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes. » Qui pourrait en effet soutenir que la pratique du parapente doit davantage être rattachée aux risques couverts par l’assurance, soit « l’usage, comme passager, de tous avions, hydravions ou hélicoptères dûment autorisés au transport de personnes, pour autant que l’assuré ne fasse pas partie de l’équipage ou n’exerce au cours du vol aucune activité professionnelle ou autre en relation avec l’appareil ou le vol » qu’à ceux exclus par cette même assurance, à savoir l’aviation de sport, le vol à voile, l’utilisation de planeurs à pente et similaires, l’ascension en ballon et le parachutisme, particulièrement à la lecture des définitions données par l’arrêt ? N’est-il pas plausible de penser que le parapente aurait été considéré comme faisant partie de ces derniers risques, si ceux-ci avaient appartenu aux risques couverts et non aux risques exclus ?
c) Un employeur à l’autorité virtuelle illimitée
35Après leur journée de travail, plusieurs travailleurs étaient allés au restaurant, avant d’aller dormir au premier étage de la maison en construction dans laquelle ils travaillaient. Vers deux heures du matin, un des ouvriers chuta du palier surplombant la cage d’escalier. L’assureur « accidents du travail » refusa de couvrir le sinistre, l’accident ne s’étant pas produit pendant l’exécution du contrat de travail mais au cours de la nuit, moment où les ouvriers ne se trouvaient plus sous l’autorité de leur employeur.
36Admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, l’ouvrier intenta une procédure contre l’assureur. En degré d’appel, la cour du travail de Mons considéra que l’accident n’était pas un accident du travail, relevant notamment que rien n’établissait que l’ouvrier avait eu l’obligation de rester dormir sur le chantier et que, en outre, il avait signé une attestation selon laquelle il marquait son accord de rester sur place et dégageait son patron de toute responsabilité.
37Par un arrêt prononcé le 26 avril 200450, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour du travail de Mons par les motifs suivants : « Attendu qu’en vertu de l’article 7 de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail, pour être considéré comme accident du travail, l’accident doit notamment survenir dans le cours de l’exécution du contrat de travail ; Que l’accident survient dans le cours de l’exécution du contrat lorsque, au moment où il se produit, le travailleur se trouve sous l’autorité de l’employeur ; Attendu qu’après avoir constaté que le demandeur avait marqué son accord pour rester sur le chantier et y dormir après la journée de travail, l’arrêt décide que l’accident survenu au cours de la nuit n’a pas eu lieu dans le cours de l’exécution du contrat au motif que l’employeur n’avait pas obligé le demandeur à rester sur place ; Mais attendu que du seul caractère non obligatoire de l’hébergement sur le lieu du travail, il ne se déduit pas que l’employeur n’avait pas la possibilité d’exercer son autorité sur le demandeur dès l’instant où celui-ci avait répondu à l’invitation de l'employeur ; que, dès lors, l’arrêt ne justifie pas légalement sa décision. »
38Outre le fait que l’arrêt de la cour du travail ne reposait pas sur le seul caractère non obligatoire de l’hébergement sur le lieu du travail, l’application que fait la Cour de cassation de l’article 7, alinéa1er, de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail semble s’écarter de sa jurisprudence antérieure. Il semble dorénavant qu’invité à se prononcer sur l’existence d’un accident du travail, le juge ne pourrait plus se contenter de considérer que le demandeur ne rapporte pas la preuve de ce que l’accident aurait eu lieu dans le cours de l’exécution du contrat de travail ou que le demandeur n’était pas soumis à l’autorité de l’employeur. Il devrait alors établir que l’employeur n’avait pas la possibilité, même virtuelle, d’exercer son autorité sur l’employé51.
39Dans un arrêt du 22 février 199352, la Cour de cassation avait pourtant eu l’occasion de préciser la notion d’accident du travail en considérant que « l’accident survient dans le cours de l’exécution du contrat de travail lorsqu’au moment de l’accident, le travailleur est soumis à l’autorité de l’employeur » et « qu’en principe le travailleur se trouve sous l’autorité de l’employeur pendant le temps où sa liberté personnelle est limitée en raison de l’exécution du travail53. » Dans l’arrêt cassé par la Cour de cassation, la Cour du travail avait fait une application tout à fait exacte des enseignements de cet arrêt, en considérant que l’ouvrier avait accepté tout à fait librement de rester dormir sur le chantier, qu’il avait la possibilité de rentrer chez lui et donc que sa liberté personnelle n’était pas limitée en raison de l’exécution de son travail.
40L’arrêt de la Cour de cassation apparaît dès lors difficilement justifiable au regard de sa jurisprudence antérieure54. Du reste, on ne peut que s’interroger sur la possibilité qu’avait l’employeur d’exercer son autorité sur son employé à deux heures du matin. La précarité financière de l’ouvrier, admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, n’a-t-elle pas incité la Cour de cassation à se montrer particulièrement généreuse dans sa définition de l’accident de travail ?
d) Un véhicule providentiel
41Le 19 décembre 1995, un véhicule circulait sur la bretelle de la porte de Ninove du ring de Bruxelles. A 300 mètres de là, des truands qui avaient attaqué un fourgon transporteur de fonds échangeaient des coups de feu avec des policiers. Une balle perdue traversa la carrosserie de la voiture pour atteindre la petite fille de la conductrice, la frappant ainsi de paraplégie. A la suite du refus de l’assureur RC automobile de la conductrice d’indemniser leur fille, les parents assignèrent celui-ci sur la base de l’article 29bis de la loi du 21 novembre 1989 relative à l’assurance RC automobile obligatoire, qui prévoit un régime d’indemnisation automatique, par l’assureur du véhicule impliqué dans l’accident, des victimes d’un accident de la circulation qui sont des usagers faibles et ce, avant toute discussion relative aux responsabilités.
42Alors qu’en première instance le tribunal de police de Bruxelles avait décidé que la demande n’était pas fondée, au motif que l’accident litigieux ne constituait pas un accident de la circulation, aucun véhicule n’étant impliqué dans l’accident, le tribunal de première instance de Bruxelles, statuant en degré d’appel, considéra que les demandes des parents de la victime étaient fondées, au motif que l’article 29bis exige seulement que l’accident soit lié à la circulation sur la voie publique et que, en l’espèce, l’accident qui a impliqué le véhicule « était effectivement lié à la circulation sur la voie publique, en ce sens que ledit véhicule fut confronté, dans la circulation, à un objet insolite qui endommagea son habitacle et blessa l’un de ses occupants55. »
43L’assureur décida de se pourvoir en cassation. Par un arrêt prononcé le 9 janvier 200456, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, jugeant, aux termes d’une motivation indigne de l’article 149 de la Constitution57 : « Que le jugement attaqué considère « que [...] le véhicule automoteur de [la défenderesse] [...] fut confronté, dans la circulation, à un objet insolite qui endommagea58 et blessa l’un de ses occupants » ; Que, de ces constatations et considérations qui gisent en fait, le jugement attaqué a pu légalement déduire que le dommage était dû à un "accident [...] lié à la circulation sur la voie publique" au sens de l’article 29bis, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 12 novembre 1989. »
44S’il n’est pas question ici de présenter un exposé exhaustif des différents arguments en faveur ou en défaveur de cette solution, il convient cependant d’interroger le raisonnement du tribunal de première instance, confirmé par la Cour de cassation. Selon le tribunal, « la balle à l’origine de l’accident n’est pas différente de n’importe quel obstacle qu’aurait pu rencontrer un véhicule, dans les mêmes conditions ». Le jugement relevait également que le législateur avait mis en place, avec l’article 29bis, un régime d’indemnisation automatique, excluant toute référence à la faute ou à un lien de causalité entre le fait du véhicule et le dommage.
45Ce raisonnement, qui peut paraître correct à première vue, ne respecte pas, selon nous, la ratio legis de l’article 29bis. Celui-ci a été introduit en 1994 en raison de la multiplication des accidents de la circulation, qui faisaient de la voiture un risque social particulièrement important, et de la longueur des procédures visant à déterminer les responsabilités, qui avait pour effet de reporter, parfois de plusieurs années, l’indemnisation des victimes de ces accidents. C’est dans cette optique que cette disposition a consacré le principe de l’indemnisation automatique des usagers faibles, afin de faire intervenir celle-ci avant toute discussion relative aux responsabilités. Certes, l’implication d’un véhicule dans un accident de la circulation ne suppose pas nécessairement une faute dans le chef du conducteur du véhicule impliqué, un contact entre la victime et le véhicule impliqué ou un mouvement du véhicule impliqué : « il faut et il suffit qu’il soit démontré une « participation », une « intervention » du véhicule impliqué dans l’accident et la survenance du dommage59. » Il convient cependant d’éviter que cette disposition ne s’applique à des hypothèses où l’apparition du dommage est totalement étrangère au phénomène de la circulation60 : le dommage ne peut impliquer un véhicule par hasard61.
46Il nous semble que le cas d’espèce s’écarte des hypothèses que le législateur a envisagées par l’introduction de l’article 29bis. En effet, en l’espèce, il n’est ni contestable ni contesté que la conductrice du véhicule touché par la balle n’a commis aucune faute et que ce véhicule n’a en aucune manière causé le dommage. C’est bien la balle tirée par les truands qui a causé le dommage et le fait qu’elle ait traversé un véhicule est tout à fait accidentel et accessoire. Les raisons qui ont présidé à l’adoption de l’article 29bis ne sont donc pas applicables ici. La fillette aurait tout aussi bien pu se retrouver à pied ou à vélo lorsqu’elle a été touchée. Dans ces cas. cependant, elle n’aurait jamais eu droit à la moindre indemnisation.
II. Lecture critique
47Cette évolution de la responsabilité civile appelle une lecture critique de ce qui apparaît comme le développement de deux processus qui sont, à notre sens, critiquables : le passage de l’indemnisation des victimes à la désubstantialisation de la responsabilité civile, d’une part (A), et le passage de la mutualisation des risques à la dépersonnalisation de la responsabilité civile, d’autre part (B).
A. De l’indemnisation des victimes à la désubstantialisation de la responsabilité civile
48Selon Geneviève Viney, deux idées apparaissent essentielles dans le choix d’une politique juridique en matière de responsabilité, le souci d’une juste indemnisation de la victime et le fait que l’influence normative exercée par un système juridique sur ses destinataires doit être prise en compte : « L’attribution d’une dette de réparation prend tout naturellement la valeur d’une sanction de l’acte ou du comportement qui l’a engendrée et d’une mesure de prévention destinée à en éviter le renouvellement62. » Telles sont bien les trois fonctions qu’un mécanisme de responsabilité est susceptible d’assurer : une fonction de réparation, une fonction de sanction et une fonction de prévention63. Il semble cependant qu’aujourd’hui, le souci d’indemniser la victime soit passé au premier plan.
49On peut cependant s’interroger sur la légitimité d’une interprétation qui est à ce point extensive des éléments constitutifs de la responsabilité qu’elle semble en altérer la nature64. Il n’est certes pas illégitime de vouloir indemniser des personnes ayant subi indûment un dommage dans des hypothèses qui n’avaient pas été envisagées par les rédacteurs du Code civil, à tout le moins dans une certaine mesure65. Il l’est en revanche nettement moins d’imposer cette indemnisation à des personnes qui se sont comportées en « bon père de famille », en hommes normalement prudents et diligents, en qualifiant injustement leur comportement de fautif.
B. De la mutualisation des risques à la dépersonnalisation de la responsabilité civile
50La place considérable qu’a prise l’assurance sur la scène de la responsabilité civile se marque par deux effets dont on doit également souligner les dérives existantes ou potentielles : les acteurs traditionnels de la responsabilité civile se voient reléguer au second plan, derrière leur assureur (1), alors que, par ailleurs, il semble que le juge fasse parfois jouer à ce même assureur et malgré lui, un rôle dont le texte n’est écrit nulle part (2).
1. Une transformation des rôles
a) L’assureur, personnage principal
51Initialement destinée à n’intervenir que comme mécanisme de couverture pour le débiteur d’une responsabilité décidée par un tribunal, l’assurance a progressivement envahi tout le domaine de la responsabilité civile66.
52Le pouvoir des assureurs sur la responsabilité civile n’intervient pas seulement au cours du procès mais également en amont de celui-ci, avant même l’existence d’un litige.
53Tout d’abord, il est connu que les compagnies d’assurance opèrent des discriminations sur la base de l’âge et du sexe en segmentant le risque, ce qui entraîne des différences tarifaires importantes selon la dangerosité présumée ou statistiquement démontrée des demandeurs d’assurance, voire un refus de couverture et donc l’exclusion des plus précaires de la protection de l’assurance67. Le but de la sélection du risque et des différences de tarification consiste à stimuler l’adoption, par l’assuré redevable d’une prime plus élevée, d’un comportement prudent afin d’éviter la réalisation du risque ainsi que d’éviter le mécanisme de l’« antisélection ». En effet, dans un système où tous les assurés paient la même prime, les assurés qui font peu ou pas d’accidents, que l’on appelle les « bons risques » et dont la prime est surévaluée par rapport au risque qu’ils représentent, paient pour les « mauvais risques », dont la prime est sous-évaluée par rapport à ce risque. Dans un système où l’assurance n’est pas obligatoire, à tout le moins, il est alors possible que les « bons risques » quittent le secteur des assurances, qui leur coûte trop cher par rapport à la sécurité qu’il leur apporte, et menacent la viabilité économique du secteur assurantiel68.
54La tarification différentielle entraîne cependant la multiplication des cas de non assurance des « mauvais risques », incapables de payer des primes d’assurance trop élevées, bien que correspondant éventuellement, en termes actuariels, au risque qu’ils représentent. En théorie, ces « mauvais risques » devraient être découragés de pratiquer l’activité non assurée, ce qui pose déjà question lorsque l’on considère le pouvoir qui est ainsi conféré, de facto, aux compagnies d’assurances. En pratique, et le secteur automobile en est la meilleure illustration, il n’est pas rare qu’ils pratiquent cette activité... non assurés69. L’assureur intervient donc déjà lorsqu’il s’agit de déterminer, en théorie, les responsables potentiels d’accidents – ceux à qui il est « permis » de pratiquer l’activité génératrice de risques –, et, en pratique, les futurs débiteurs insolvables.
55Ensuite, en cas d’accident, les assureurs interviennent également, soit volontairement, soit involontairement, dans la façon dont seront déterminées les responsabilités civiles, si elles sont seulement mises en cause devant un tribunal.
56En cas de déclaration de sinistre, les compagnies d’assurance ouvriront leur propre enquête afin de déterminer si elles doivent ou non intervenir et, le cas échéant, s’il est possible de régler le litige sans avoir à passer par une procédure, par la conclusion notamment d’une transaction avec les différentes personnes impliquées dans le sinistre70 et ce, sans que l’intérêt des personnes impliquées dans ce sinistre soit nécessairement mis au premier plan.
57L’intervention de l’assureur résulte par ailleurs de l’influence que l’existence d’une compagnie d’assurances aura sur le conseil de la victime ou, éventuellement, de l’assureur de cette victime, qui entamera plus facilement une procédure en cas de certitude de la présence d’un débiteur solvable71. L’assureur se trouvera alors involontairement à l’origine d’un procès qui n’aurait, autrement, peut-être pas eu lieu72. Curieux système de responsabilité que celui dans lequel les auteurs d’un fait dommageable, fautifs mais non solvables et non assurés, se voient moins souvent attraits devant les tribunaux que ceux qui, par prudence ou par respect d’une obligation légale, se sont assurés73.
58Enfin, dans le cadre d’un litige devant les juridictions de l’ordre judiciaire, les assureurs seront encore amenés à jouer un rôle, peut-être le plus important, dans l’évaluation des différentes responsabilités en cause. En effet, l’article 79, alinéa 2 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre dispose qu’« en ce qui concerne les intérêts civils, et dans la mesure où les intérêts de l’assureur et de l’assuré coïncident, l’assureur a le droit de combattre, à la place de l’assuré, la réclamation de la personne lésée ». La loi de 1992 a ainsi consacré un droit que les assureurs se réservaient déjà contractuellement afin, notamment, d’éviter que leurs assurés, se sachant couverts, ne manquent de diligence dans leur défense : le droit de diriger le procès en responsabilité civile74.
59Il va de soi que la direction du litige qui est ainsi assumée par l’assureur fait de celui-ci un acteur majeur du jeu de la responsabilité civile. Il convient de relever que l’assureur jouit en outre d’un avantage certain par rapport au particulier : celui qu’a tout joueur expérimenté (« repeat player ») sur le débutant (« one-shotter »)75.
b) L’assuré, relégué au second rôle, voire simple figurant
60En amont du litige, il a souvent été avancé que le fait pour une personne d’être assurée l’inciterait à faire preuve de moins de prudence, risquant ainsi davantage de causer des dommages à son entourage voire à lui-même. Il convient toutefois de relativiser ce risque en fonction des types d’assurance concernés76. Ainsi, le conducteur assuré en responsabilité civile automobile n’adoptera pas pour autant une conduite dangereuse dès lors que celle-ci pourrait s’avérer préjudiciable pour lui.
61Beaucoup plus problématique dans l’impact de l’assurance sur la responsabilité civile est ce que la théorie économique qualifie d’« aléa moral » (« moral hazard »)77. Cette notion vise la situation dans laquelle le risque est augmenté en raison du comportement immoral78 de l’assuré, qui n’a pas à supporter les conséquences du sinistre dont il est l’auteur, voire en profite79. Le but de l’assureur est donc d’exercer un contrôle optimal de cet aléa moral, en contrôlant adéquatement l’assuré ou en le faisant participer partiellement au risque80.
62L’accroissement du rôle de l’assurance dans le domaine de la responsabilité tend ainsi à dépersonnaliser la responsabilité civile81 en imposant au responsable et à la victime de s’effacer derrière leurs assureurs respectifs82. Alors que, pour paraphraser Paul Ricoeur, le temps du procès doit être celui où l’acte dommageable est réinscrit dans le cadre de la parole, le juge faisant office de tiers qui « dé-partage, sé-pare »83, la relégation au second plan des protagonistes originaires de cet acte vient troubler ce processus.
63La victime couverte par une assurance se verra, dans le meilleur des cas, offrir une indemnisation censée la replacer dans l’état antérieur à l’accident. Or – et il relève du lieu commun de le rappeler – une indemnisation pécuniaire, aussi importante soit-elle, ne remplacera jamais la perte d’un être cher, l’usage d’un membre ou d’un sens. Ce qui risque alors de faire défaut dans le chef de la victime tenue à l’écart de son procès, c’est l’inscription symbolique de son dommage dans une démarche créatrice de sens que peut (devrait ?) incarner le procès.
64En ce qui concerne l’auteur du fait dommageable, à supposer qu’il soit fautif, la direction du procès par l’assureur est également de nature à l’empêcher de faire le travail symbolique qui lui permettrait d’inscrire son acte dans cette même démarche, en l’amenant à en répondre devant la victime et le juge. Comment permettre une véritable responsabilisation de l’auteur du fait dommageable fautif, tant pour l’acte passé que pour les actes futurs, si la seule conséquence de son fait est l’augmentation de ses primes d’assurances84 ?
2. Un rôle caché
65Au-delà de ce développement évident du rôle des assureurs dans les procès en responsabilité, la lecture critique de certaines décisions jurisprudentielles85 permettent de se demander si, amené à déterminer les responsabilités, il n’arrive pas parfois au juge, touché par la détresse de certaines des parties en cause, d’être influencé dans son appréciation par la capacité financière des différentes parties qui, telle un souffleur, lui dicterait dans l’ombre le texte de ses décisions86. Si tel était le cas, la présence ou l’absence d’une compagnie d’assurances dans le litige serait évidemment de nature à jouer un impact non négligeable87. Cet impact, qualifié de mécanisme « assurance oblige », est susceptible de jouer dans de nombreux cas de figure, parmi lesquels on peut notamment évoquer les hypothèses suivantes :
Parmi plusieurs débiteurs possibles, sera privilégié celui qui a la plus grande capacité financière et/ou qui sera assuré88, afin de permettre l’indemnisation de la victime et, le cas échéant, d’éviter la faillite du responsable « en droit », telle la compagnie d’assurances qui est condamnée au lieu des parents, lorsqu’une bêtise de leur enfant a entraîné des dommages à ce point considérables qu’ils ne peuvent les assumer ;
en cas d’absence de débiteur « évident » de l’indemnisation du dommage, le juge interprètera la loi d’une manière suffisamment large pour faire rentrer le cas d’espèce, à première vue difficilement indemnisable, dans les conditions légales d’un régime d’indemnisation existant, comme dans les arrêts de la Cour de cassation précités relatifs à la notion d’accident du travail et d’accident de la circulation ;
les clauses d’exclusion de la garantie de l’assureur seront interprétées restrictivement au point de leur faire perdre toute utilité, comme dans le cas du mauvais garnement qui met le feu à des cartons dans la cave d’un restaurant mais qui ne commet, de la sorte, qu’une clownerie enfantine ou dans le cas du parapente qui n’est pas considéré comme un risque exclu de la garantie89.
a) Les effets pervers d’une généralisation
66Il convient d’envisager quelles pourraient être les conséquences d’une multiplication de ce type de décisions. En effet, si cette pratique devait se généraliser, les compagnies d’assurances auraient à faire face à l’existence d’un nouveau risque, difficilement prévisible et donc difficilement assurable : celui qui est lié à la fonction de juger elle-même90. Plusieurs effets pervers pourraient alors dériver de ce nouveau risque.
67Connu des potentiels assurés, ce risque est susceptible d’inciter ceux-ci à ne pas s’assurer, la non assurance devenant de la sorte une garantie supplémentaire de ne pas être condamné, à condition toutefois de n’être pas solvable. Certes, il convient de relativiser ce danger. D’une part, seraient principalement incitées à ne pas s’assurer les personnes qui ne seraient pas à même de prendre à leur charge l’indemnisation de la victime potentielle de leur éventuel futur fait dommageable. Or, ce sont généralement ces personnes qui, précisément en raison de leurs difficultés financières, ne souscrivent pas d’assurance. L’impact du mécanisme « assurance oblige » ne serait donc pas déterminant. D’autre part, ne pas s’assurer en raison de l’espoir que le juge, constatant le défaut d’assurance, chercherait ailleurs un débiteur solvable, relèverait d’un pari pour le moins risqué, le juge restant, en principe, tenu d’appliquer les règles légales de la responsabilité civile.
68Connu des assureurs, ce risque, que l’on pourrait qualifier de « risque jurisprudentiel » devra probablement être répercuté, dans une certaine mesure, sur l’ensemble des assurés par l’augmentation des primes d’assurance91. Celle-ci risque d’avoir les mêmes effets pervers que ceux dénoncés supra dans le cadre de l’antisélection92. En effet, l’augmentation des primes risque, d’une part, de faire partir les « bons assurés »93, ce qui aura comme conséquence de diminuer le nombre des assurés et donc d’entraîner une augmentation des primes, voire une mise en danger du secteur assurantiel concerné94 en raison d’une moins grande répartition des risques, entre des « mauvais assurés » qui plus est, et, d’autre part, d’exclure de l’assurance les personnes à faible revenu95. L’indemnisation à tout prix conduirait-t-elle à une marginalisation croissante des non assurés ?
b) Un caractère exceptionnel
69S’il était établi que la présence, dans un procès en responsabilité, d’une « deep pocket », le plus souvent une compagnie d’assurances, serait susceptible d’influencer le juge dans la détermination des responsabilités, encore faudrait-il se garder de sonner le tocsin du gouvernement des juges.
70En effet, ces cas restent relativement exceptionnels et cantonnés à des cas où le dommage subi par la victime est considérable et où les règles « classiques » de la responsabilité paraissent impuissantes à en permettre l’indemnisation. Le risque qu’une deuxième balle perdue, tirée par des auteurs inconnus, blesse à vie un enfant dans un véhicule est infime. Certes, les bêtises d’enfants qui ont des conséquences dommageables importantes sont moins rares. Il n’en reste pas moins que, dans la plupart des cas, le juge pourra se contenter d’appliquer les règles de droit existantes sans avoir à « tordre » le droit afin d’indemniser une victime ou d’éviter de plonger un responsable dans une précarité insurmontable.
III. Perspectives
71Il ne peut cependant être nié que la volonté des juges d’indemniser les victimes, tout en ayant à composer avec des règles de responsabilité qui reposent principalement sur la notion de faute, conduit parfois à l’adoption de décisions quelque peu alambiquées, dont on ne peut que relever le caractère artificiel, voire abusif. Il convient dès lors de se demander, avec Basil Markesinis, si le maintien du statu quo est réellement souhaitable et n’est pas de nature à « retarder l’allocation logique des risques96. » Les limites, dans une logique d’indemnisation, du système classique de responsabilité pour faute, sans justifier une remise en cause pure et simple de ce dernier (A), se marquent surtout lorsque le responsable n’est pas facilement identifiable, lorsque la mise en évidence de sa faute est difficile ou lorsqu’il n’a pas la capacité financière d’indemniser le dommage97.
72Si l’on peut proposer différentes perspectives dans cette optique, comme la multiplication des mécanismes de responsabilité objective (B) ou de fonds d’indemnisation (C), il convient de rester conscient des limites de ces systèmes. Il existera toujours des situations exceptionnelles dans lesquelles la victime d’un dommage insupportable, au sens propre comme au sens figuré, amènera le juge à trouver un débiteur solvable, parfois en marge des solutions légales existantes, pour des raisons d’équité ou d’humanité (D). Cette tendance prétorienne, inévitable mais pas toujours condamnable, ne peut toutefois faire droit à toutes les demandes d’indemnisation (E).
A. Le maintien de la responsabilité pour faute
73Le système classique de réparation du Code civil, basé sur la faute, montre certes ses limites lorsqu’il est évalué à l’aune de la fonction de réparation de la responsabilité civile. Il n’en demeure pas moins justifié au regard des fonctions de sanction et de dissuasion qui lui sont également attachées.
74Plus globalement, c’est la fonction de responsabilisation de l’auteur fautif du dommage qui nous semble devoir être maintenue voire, lorsque les assureurs prennent la place de celui-ci, renforcée. Il ne s’agit pas ici d’alourdir inutilement la condamnation du responsable mais bien de veiller à son implication effective dans le cadre du procès en responsabilité qui le met en cause.
B. Mise en danger, responsabilité sans faute et assurance
75Ainsi que le relève Geneviève Viney, tout système juridique oscille entre deux tendances contradictoires : individualiste ou collectiviste98. Si la tendance du Code civil est clairement individualiste99, les considérations qui précèdent ont mis en évidence qu’elle ne correspond plus aux exigences sociales : « le "responsable" désigné par la faute ne s’identifie que très imparfaitement à l’individu qui, avant le dommage, se trouvait le mieux en mesure de prévoir sa survenance et d’en garantir l’indemnisation en la faisant prendre en charge par une institution de réparation collective100. » On ne peut que rejoindre l’auteur lorsqu’elle suggère que, dans les matières où les systèmes de réparation collective ont pris une place considérable, la détermination du débiteur par son rôle (fautif) dans la survenance du dommage laisse la place à la prédétermination du débiteur par son aptitude à prévoir et à couvrir le dommage101. Deux conditions sont cependant exigées pour un tel système : l’existence d’un dommage rattachable à une source de risques facilement identifiable, d’une part, et le fait qu’une personne, physique ou morale, se soit trouvée en mesure, tant d’un point de vue matériel que pécuniaire, de couvrir ce risque avant la survenance du dommage, d’autre part102.
76Afin de couvrir de tels mécanismes de responsabilité sans faute, il est possible d’étendre le caractère obligatoire de certains types d’assurances, voire de développer les mécanismes d’indemnisation automatique, à l’instar de celui créé par l’article 29bis de la loi du 21 novembre 1989 relative à l’assurance automobile obligatoire. Selon Michael Faure, la perspective des économistes est que l’introduction d’un tel système peut être justifiée par le manque d’information sur les bénéfices de l’assurance en ce qui concerne certains « producteurs de risque » (comme les conducteurs) et comme un moyen pour résoudre l’externalité causée par le problème de l’insolvabilité. Comme l’écrit André Tunc, « "Faire payer l’assurance", ce n’est pas toujours de la démagogie ni du sentiment : envisagé comme une mesure générale, c’est placer un risque sur ceux qui le créent et qui ont la possibilité de le supporter ou d’en diluer le coût103. »
77L’assurance ne constitue cependant pas la panacée en matière de réparation. En effet, un risque n’est assurable que si différentes conditions sont remplies : le risque doit être rendu mesurable par l’établissement d'une loi de fréquence, le coût maximum de sa réalisation doit être prévisible, et il doit être suffisamment dispersé pour éviter la concentration de sinistres104. En outre, il peut arriver que les marchés de l’assurance ne soient pas suffisamment compétitifs ou que le problème de l’aléa moral ne soit pas suffisamment contrôlé105. Enfin, il n’est guère souhaitable que les assureurs deviennent, en quelque sorte, les détenteurs du monopole de la régulation d’une activité particulière et de l’octroi de l’autorisation pour pratiquer cette activité106.
78Dans certains cas, d’autres mécanismes peuvent s’avérer plus adaptés, comme les fonds d’indemnisation.
C. Les fonds d’indemnisation
79Prise en compte par excellence, par la société, de la réalisation d’un risque qui n’est pas imputable à un débiteur solvable, les fonds d’indemnisation ou de garantie se présentent a priori comme une des meilleures réponses à la perversion de la responsabilité civile dans un souci d’indemnisation. N’ayant pas obligatoirement à trouver un débiteur fautif, voire seulement responsable, pour indemniser les victimes qui se présentent à eux, les juges peuvent ainsi faire appel à la garantie de ces fonds, en toute légalité.
80C'est très probablement le refus de la société actuelle de laisser des victimes sans indemnisation qui explique le succès de ce type de mécanisme d’indemnisation107.
81Cependant, à nouveau, ces fonds ne peuvent constituer la seule source d’indemnisation des victimes. Le premier problème de ces fonds tient précisément à leur capacité limitée d’indemnisation. Ces fonds prévoient en effet, soit une indemnisation forfaitaire, soit un plafond d’intervention, en fonction notamment de la capacité financière de ceux qui contribuent à alimenter ces fonds : les assureurs dans le cadre du Fonds de garantie automobile, les personnes condamnées à une peine principale criminelle ou correctionnelle dans le cadre du Fonds d’indemnisation des victimes d’actes de violence, voire l’État dans le cadre d’indemnisations ponctuelles de catastrophes écologiques108.
82Le second problème est le problème classique de la déresponsabilisation, les fonds d’indemnisation, plus encore que les mécanismes assurantiels, faisant généralement fi des fonctions de sanction et de dissuasion de la responsabilité. L’existence d’un Fonds d’indemnisation, intervenant d’office en cas d’accident, ne constitue-t-il pas, avant l’accident, un incitant à ne pas adopter un comportement prudent ou à ne pas s’assurer et, après celui-ci, un moyen d’esquiver complètement la question de la responsabilité, entendue comme obligation de répondre de son acte ? Si les mêmes nuances que celles apportées précédemment109 sont d’application ici, elles ne peuvent guère plus constituer une réponse parfaitement satisfaisante aux problèmes soulevés.
D. Un principe d’équité
83Aucun des mécanismes évoqués supra n’est tout à fait à même de désamorcer chez le juge la volonté d’indemniser la victime, parfois par-delà la loi, dès lors qu’il est évidemment impossible de prévoir tous les dommages susceptibles de se produire. Aussi est-il temps de mettre à nu les motifs qui animent les juges dans ce genre de situation, et que le juriste résume d’un terme dont nul ne peut prétendre fournir une définition ultime et définitive : l’équité110.
84Nous pensons pouvoir affirmer que ce sont des considérations d’équité, voire d’humanité, qui ont amené des juges à condamner une compagnie d’assurance RC automobile à indemniser la fillette blessée par une balle tirée dans le cadre d’une attaque de fourgon ou à considérer que le fait d’allumer un feu avec des cartons dans la cave d’un restaurant ne constitue qu’une « clownerie enfantine ».
85Certes, ces décisions reposent généralement sur une motivation qui est, dans des mesures variables, défendable en droit111. Il est une question qu’il conviendrait cependant de se poser dans chacun de ces cas : la décision eût-elle été la même si le dommage avait été minime, voire insignifiant ? Il va de soi qu’il sera à jamais impossible de répondre avec certitude à cette question112. Elle n’en mérite pas moins d’être posée. En effet, il convient de se demander, sans pouvoir y consacrer les développements qu’une telle question requiert, si le droit gagne davantage à masquer ses décisions en équité par des considérations en légalité qu’à faire preuve de transparence en consacrant l’existence d’un principe qui sous-tend tellement de décisions jurisprudentielles113 : un principe d’équité114.
86Une telle suggestion ne peut que susciter une réaction d’indignation des plus éminents juristes, qui soulèveront, sans doute à juste titre, les risques d’excès inhérents à la reconnaissance d’un tel principe. A cet égard, on se contentera de relever à ce stade, d’une part, que l’équité n’est pas absente de notre droit civil115 et, d’autre part, avec François Ewald, que « l’équité n’est pas l’absence de règle, mais une règle dont la rationalité est telle qu’elle ne peut se formuler dans les termes d’une règle de droit écrit116 » et que le juge, amené à en faire usage, « ne crée ni la conscience collective, son référent, ni les principes, sa traduction juridique » mais qu’« il produit seulement de la juridicité, du droit », « ce qui limite d’autant son pouvoir de création : sa décision se doit de recueillir un certain consensus117. » L’auteur constate ainsi qu’avec le droit social, l’équité quitte le caractère auxiliaire, complémentaire, qui était le sien dans la conception aristotélicienne, où elle s’inscrivait dans la fracture qui existe entre généralité de la loi et individualité des cas, pour devenir centrale et essentielle, une véritable « source du droit », une « règle propre du jugement118 ».
87Cette constatation pourrait, selon nous, être étendue à d’autres domaines du droit de la responsabilité, à condition, dans un premier temps, de prendre conscience des différentes significations qui peuvent lui être attachées.
88Les premières traces de la notion d’équité se retrouvent, on l’a dit, chez Aristote. Selon lui, l’« epikeia » consiste, en tant que vertu, en une disposition à la bienveillance ou à l’humanité119 et, en tant que droit, permet voire impose la correction d’une loi que son auteur aurait lui-même rectifiée s’il avait eu connaissance des éléments particuliers justifiant ladite correction120. Les Romains traduiront cette notion par « equitas » et la limiteront à une « justice distributive », qui s’apparentera davantage à la justice imposée par le législateur121. Parallèlement et accessoirement se développe une notion d’« équité-miséricorde », comme chez Pierre Lombard qui affirme qu’« il faut bien admettre que dans toute œuvre de Dieu la justice est unie à la miséricorde122 ». Enfin, Francisco de Suarez reprend la notion grecque d’« epikeia », qu’il traduit littéralement par « épikie » et qui consiste, pour ceux qui appliquent la loi, à en corriger l’application lorsque l’obéissance à la loi est inique, lorsque le résultat de son application serait trop pénible ou lorsque l’on peut présumer que le législateur n’a pas voulu que son texte soit obligatoire en toutes circonstances123.
89La présente contribution n’a pas pour ambition de proposer une définition d’un principe d’équité suffisamment solide que pour résister à toutes les critiques. Du reste, enfermer un tel principe dans une définition aurait probablement pour conséquence de porter atteinte à la rationalité propre à cette notion124. Il nous semble cependant que la notion d’épikie telle qu’elle est développée par Suarez pourrait constituer un point de départ intéressant pour une démarche visant à définir le cadre dans lequel un principe d’équité pourrait être amené à trouver une consécration.
90Une telle consécration aurait-elle comme conséquence de sacrer le règne définitif des juges, de sanctifier le gouvernement des juges tant redouté ? Nous ne le pensons pas. D’une part, l’application de ce principe ne devrait être réservé qu’à des cas assez exceptionnels que pour justifier l’écartement de la loi125. D’autre part, il est peu plausible que les juges décident de changer radicalement leur pratique et de donner libre cours à leur arbitraire. Selon toute vraisemblance, les juges légalistes resteront légalistes et les autres pourront enfin dire tout haut ce qu’ils font déjà tout bas. En outre, une décision fondée sur un tel principe ne pourrait prétendre être légitime qu’à condition de rencontrer un certain consensus social et serait, en tout état de cause, soumise au contrôle des juridictions supérieures.
91La reconnaissance d’un tel principe permettrait par contre de mettre un terme à une certaine hypocrisie jurisprudentielle, regrettable bien que compréhensible dans l’état du droit actuel dans lequel la loi se pose comme source principale du droit, tout en montrant quotidiennement ses limites, parfois infranchissables126. Elle éviterait aussi que ne soient érigées en précédent des décisions qui ne se justifient précisément que par leur caractère exceptionnel127. Obligera-t-on l’assureur RC automobile à indemniser le passager qui s’étrangle en mangeant un hamburger dans une voiture, sans que la circulation de celle-ci n’ait le moindre rapport avec l’accident ? Qu’en sera-t-il du moustique porteur d’un virus qui entrera par la fenêtre d’une voiture en circulation et piquera un de ses passagers ? Et sur quelle justification, dans ce cas, discriminer le conducteur pareillement touché ?
E. Les limites de l’indemnisation
92En principe, la solution du juge, qui lui est dictée par l’équité, « ne résulte pas spontanément du vague sentiment de ce qui est juste dans le cas dont il est saisi, sentiment de pitié ou de charité », l’équité étant « un étalon, un instrument de mesure ; il s’agit toujours de comparer entre deux termes, entre deux intérêts, intérêts individuels le plus souvent, besoins du créancier, ressources du débiteur, leur situation économique respective, intérêts catégoriels parfois128. » En outre, le juge n’est pas censé créer la conscience collective en la traduisant en droit, sa décision se devant de recueillir un certain consensus129.
93Un certain réalisme impose cependant de constater que, dans certains cas, le juge agit davantage par pure compassion que par balance savante des intérêts en présence et que, par ailleurs, un certain consensus social relatif à un type de problème ne suffit pas toujours à justifier que ce problème soit pris en compte dans le champ juridique. En effet, comme de tout système totalitaire, il faut se méfier de l’« hégémonie actuelle de la logique indemnisatrice130 ». Cette hégémonie résulte du développement très contemporain d’un phénomène de victimisation, qui consiste à considérer que tout préjudice donne droit à une réparation131.
94Il n’est guère surprenant que la responsabilité civile extracontractuelle soit l’expression par excellence de ce phénomène132, quelle que soit son origine133. En effet, en vertu des articles 1382 et 1383 du Code civil, tout dommage, si minime soit-il, doit être réparé par celui qui l’a causé fautivement. La difficulté réside évidemment dans la définition du contenu de la notion légale de « dommage ». Pour qu’il y ait dommage, il faut qu’un intérêt légitime ait été lésé134.
95Selon l’avocat général Thierry Werquin, il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation et de la doctrine que « le dommage se présente comme la différence négative existant entre la situation actuelle de la victime (après le fait dommageable) et celle qui aurait existé en l’absence de ce fait et qui doit pouvoir être retrouvée par la victime au moyen de la réparation135. »
96L’exemple suivant devrait permettre de comprendre en quoi cette définition pourrait entraîner des conséquences quelque peu inquiétantes. Une personne perd fautivement le film photographique de quelqu’un d’autre, sans qu'aucun lien contractuel n’existe entre eux136. Le film contient notamment des photos de la petite amie du propriétaire du film, qui ont une valeur sentimentale particulièrement importante pour celui-ci. Ce dernier décide de poursuivre le responsable fautif. De quel dommage pourra-t-il être indemnisé ? Il est aisé d’imaginer que le remboursement du film perdu en fera partie, ainsi que le dommage moral lié à la perte des photographies. Qu’en sera-t-il cependant du sentiment de paranoïa que pourrait développer ledit propriétaire, persuadé qu’un pervers s’est emparé des photos perdues, et qui vit depuis dans un état d’angoisse insoutenable, avéré par un rapport d’experts psychiatriques ? Qu’en sera-t-il de la conviction du propriétaire du film que sa petite amie l’a quitté en raison de cette perte, que ce sentiment soit ou non fondé ? Qu’en sera-t-il, à l’inverse, de la perte d’une chance de publier ces photos dans un grand magazine ? A l’évidence, il existe une différence négative entre la situation actuelle de la victime et celle qui aurait existé en l’absence du fait dommageable, même si le préjudice est purement psychologique. La Cour de cassation a d’ailleurs récemment rappelé que « la demande en réparation d’un dommage moral a pour objet l’allègement d’une douleur, d’un chagrin ou de quelque autre préjudice moral137. » On ne peut cependant que s’interroger sur la vocation du droit à qualifier de dommage tout préjudice subi par une personne en raison de la faute, parfois minime, d’une autre et espérer que la sagesse pratique du juge chère à Paul Ricoeur138 permettra de mettre une limite au « tout indemnisable ».
Conclusion
97Ce bref parcours de l’évolution de la responsabilité civile extracontractuelle nous a permis de prendre la mesure des transformations qu’elle a connues depuis que le législateur de 1804 l’avait subordonnée à l’établissement d’une faute. Le fil rouge de cette évolution nous semble être l’attention croissante portée à la victime et au souci de l’indemniser.
98Les trois éléments constitutifs de la responsabilité civile se sont ainsi vus attribuer une interprétation toujours plus large, au risque d’en altérer la nature. Parallèlement, la théorie du risque s’est concrétisée par l’instauration de mécanismes de responsabilité sans faute. Cette extension de la volonté, tant légale que jurisprudentielle, d’indemniser les victimes a été rendue possible (et parfois accentuée), par le développement de mécanismes de collectivisation de la prise en charge des risques de la vie, telles que la sécurité sociale ou l’assurance. Cette dernière a pris une importance considérable dans le cadre de la responsabilité civile extracontractuelle, au point d’en devenir un acteur incontournable. D’une part, l’assureur exerce un contrôle important sur la manière dont la responsabilité civile d’une personne sera mise en cause. D’autre part, il semble que la présence d’un assureur en responsabilité dans le cadre d’un sinistre soit de nature à influencer, dans certains cas, tant les juges que les avocats : assurance oblige ou, plutôt, indemnisation oblige.
99La dépersonnalisation de la responsabilité civile extracontractuelle, premier effet pervers de cette volonté d’indemniser toutes les victimes, doit nous inviter à repenser le rôle joué par l’auteur fautif du fait dommageable dans le procès en responsabilité civile, particulièrement lorsqu’il est relégué au second plan par son assureur. La désubstantialisation de la responsabilité civile extracontractuelle, second effet pervers de l’« indemnisation à tout prix » peut être combattue à l’aide de certains mécanismes classiques d’indemnisation telles que les responsabilités objectives et les fonds d’indemnisation. Il va de soi qu’il s’imposera de déterminer un équilibre entre ces mécanismes et la responsabilité pour faute, dès lors qu’ils sont susceptibles de contribuer à favoriser l’effet de dépersonnalisation.
100Quoi qu’il en soit, il ne nous semble pas possible – ni nécessairement souhaitable – de mettre un terme définitif à la tendance des juges de corriger, voire écarter, la loi lorsqu’elle conduit à des situations qu’ils jugent inacceptables, dès lors que cette loi ne sera jamais en mesure de prévoir toutes les situations qui peuvent se présenter. Si cette attitude peut être justifiée par des considérations d’équité, selon des critères qu’il conviendrait sans doute de développer ultérieurement, elle doit cependant éviter de tomber dans le travers du victimisme. Amené à se prononcer, en marge de la loi, sur l’imputation de la réalisation dommageable d’un risque, le juge devra donc se demander s’il incombe au droit de se prononcer sur cette demande. Si la réponse est positive, il devrait, selon nous, accepter de franchir le Rubicon de la transparence, voire de l’honnêteté, en reconnaissant qu’il fait alors preuve d’équité : alea iacta est.
Notes de bas de page
1 « Eatur », inquit, « quo deorum ostenta et inimicorum iniquitas uocat. Iacta alea est. »
2 Étymologiquement, le mot « alea », renvoie à l’idée de jeu de dés, de jeux de hasard, de risque ou de chance. L. Williatte-Pellitteri distingue l’aléa de la force majeure en ce que cette dernière est nécessairement imprévisible et indépendante du fait de l’homme, alors que l’aléa requiert ce dernier, les deux étant « irrésistibles » (L. Williatte-pellitteri, « Contribution à l’élaboration d’un droit civil de l’aléa », in H. Cousy, S. Stijns, B. Tilleman, A. Verbeke (dir.), Droit des contrats. France, Belgique, Bruxelles, LGDJ, 2005, p. 181-185.
3 G. Viney, Le déclin de la responsabilité individuelle, Paris, LDGJ, 1965, p. 217.
4 Elle est qualifiée ainsi car elle ne trouve pas sa source dans un contrat. On parle également de responsabilité quasi-délictuelle ou aquilienne.
5 L’article 1382 du Code civil, qui consacre le principe de la responsabilité civile extracontractuelle pour faute, fait reposer sur la victime – et non sur l’auteur du dommage le poids de l’événement dommageable non imputable à une faute (B. Dubuisson, De « la légèreté de la faute au poids du hasard. Réflexions sur l’évolution du droit de la responsabilité civile, » Revue générale des assurances et des responsabilités, 2005, 14009, no 6.)
6 Les articles 1384 et suivants du Code civil, qui visent la responsabilité du fait d’autrui et du fait des choses, ne visent pas explicitement une faute dans le chef du responsable. Il peut cependant être considéré qu’à l’origine ces régimes étaient inspirés par l’idée que le dommage ne se serait pas produit si le responsable avait, tel un bon père de famille, surveillé adéquatement les personnes ou les choses sous sa garde. En ce qui concerne la faute comme fondement de la responsabilité civile, on ne peut s’empêcher d’évoquer le célébrissime arrêt Donoghue v. Stevenson de la House of Lords anglaise, considéré comme un des arrêts fondateurs du droit anglais de la responsabilité civile pour faute (tort of negligence.) Dans cet arrêt, Lord Atkin trouva le fondement de la responsabilité extracontractuelle dans. la Bible : « La règle selon laquelle tu dois aimer ton prochain devient en droit la règle selon laquelle tu ne peux causer de préjudice à ton voisin [...] » Donoghue (v. Stevenson [1932] (AC. 532, 1932 SC. (H.L.) 31, [1932] All ER Rep 1.)
7 B. Dubuisson, op. cit,. no 2. Sur les causes de cette évolution, voir notamment G. Viney, op. cit,. p. 4 et s. On relèvera entre autres la multiplication des accidents liés à l’essor de la société industrielle, qui a fait apparaître de manière évidente les insuffisances d’un système fondé sur la faute. François Ewald montre cependant l’aspect réducteur et simplificateur de cette explication F. (Ewald, L’État-providence, Grasset, Paris, 1986, p. 17 et s).
8 Cette évolution n’est évidemment pas limitée aux cours et tribunaux belges. Voir notamment, en droit français, H. Croze, L’incidence « des mécanismes processuels sur l’établissement du lien de causalité, » in HA. Schwarzliebermann - Von Wahlendorf dir.), (Exigence sociale, jugement de valeur et responsabilité civile en droit français, allemand et anglais, LGDJ, 1983, p. 55 et les références citées note 5 ; en droit allemand, GH. Roth, H. Fitz, Critères « objectifs de la responsabilité civile en matière délictuelle, » in HA. Schwarz-Liebermann von Wahlendorf (dir.), op. cit,. p. 181 et s. ; en droit anglais, R.W. H,. Les « intérêts de la société et le juge – La délimitation des délits (tort) » in HA. Schwarz-Liebermann von Wahlendorf (dir.), op. cit,. p. 241.
9 B. Dubuisson, op. cit., n° 5.
10 Le juge du fond apprécie en fait et dès lors souverainement l’existence de la faute (Cass., 19 octobre 2001, Pas., I, n°558) du dommage (Cass., 23 septembre 1997, Pas., I, p. 364) et du lien de causalité (Cass., 24 novembre 1999, Pas., I, p. 625 ; Cass., 21 mai 1999, Pas., I, p. 303), la Cour de cassation se contentant d'exercer un contrôle marginal de légalité.
11 R.O. Dalcq, « Sources et finalités du droit de la responsabilité civile ou de la responsabilité pour faute à la responsabilité objective », in A.-M. Storrer, R.-O. Dalcq, R. Bourseau, P. Watelet, R. Dierkens, M.-A. Flamme, J.-L. Fagnart, P. Van der Meersch, Responsabilité professionnelle et assurance des risques professionnels, Larder, Bruxelles, 1975, p. 28.
12 Cass., 5 juillet 1971, Revue générale des assurances et des responsabilités, 1972, no 8749. On relèvera, dans la jurisprudence française, la condamnation, sur la base de l’article 1382 du Code civil, d’un grimpeur qui, dans une chute imputable non à sa faute mais à la qualité de la roche et au vent, a blessé un autre grimpeur (Cass.2e civ., 18 mai 2000, cité par L. Williatte-pellitteri, op. cit., p. 187).
13 Sont considérés comme ayant causé le dommage, et donc comme étant susceptibles d’engager la responsabilité de leur auteur, tous les comportements, voire les abstentions, sans lesquelles le dommage ne serait pas réalisé tel qu’il s’est réalisé in concreto.
14 La victime peut exiger de chacun des responsables in solidum d’une obligation l'exécution totale de celle-ci, à charge pour le payeur de se retourner ensuite contre les co-responsables.
15 Sauf en cas de faute concurrente de la victime (Cass. 30 novembre 1984, Pas., 1985,I, no 207 ; Cass., 26 mars 1992, Pas., 1992, I, no 399 ; Cass., 29 juin 1995, Pas., I, p. 710 ; 22 octobre 2005, RG no P.05.0824.N) à condition qu’elle soit dotée de discernement (Cass., 13 octobre 1999, Pas., I, no 528).
16 Pas., 1974, I, p. 162.
17 La notion de perte de chance est souvent envisagée, à tort, comme un moyen d’assouplir l’exigence du lien de causalité. Ainsi, en matière de responsabilité médicale, il est souvent argumenté que la faute d’un médecin, dont on ne peut établir avec certitude si elle a causé la mort d'un patient, a fait perdre à celui-ci une chance de survivre. Or, il convient d’établir avec certitude le lien de causalité entre une faute et une chance sérieuse ou réelle perdue de façon indiscutable. Sur la question, voir T. Vansweevelt, La responsabilité civile du médecin et de l’hôpital, 1996, p. 277 ; J.-L. Fagnart, « La perte d’une chance », Revue générale de droit civil, 1998, p. 189 ; Conclusions de M. l’avocat général Werquin précédant Cass.,1er avril 2004, Journal des tribunaux, 2005, p. 359.
18 Il en va de même du droit français (G. Viney, Traité de droit civil. Les obligations, LGDJ, 1982, p. 28).
19 A titre anecdotique, on relèvera notamment l’introduction, par la loi du 6 avril 1908, de l’article 336 du Code civil, à l’initiative d’Edmond Picard, défenseur de la théorie du risque (Voir P. van de Vorst, « Esquisse d’une théorie générale du « Risque professionnel » et du « Risque juridique », Journal des tribunaux, 1975, p. 390). Cette disposition prévoit que « l’enfant dont la filiation paternelle n’est pas établie, peut réclamer à celui qui a eu des relations avec sa mère pendant la période légale de la conception, une pension pour son entretien, son éducation et sa formation adéquate. »
20 Sur la question, voir F. Ewald, op. cit. ; G. Schamps, op. cit., p. 605 et s. ; P. van de Vorst, op. cit., p. 389. Selon l’école italienne, la responsabilité civile gère les rapports entre des patrimoines et non entre des personnes. Ce qui importe, par conséquent, ce n’est pas la faute de l’agent mais la réparation de l’atteinte au patrimoine.
21 P. van de Vorst, op. cit., p. 392-393. Voir également G. Schamps, op. cit., p. 607-608.
22 B. Dubuisson, op. cit., no 16. Le procureur général Leclercq avait, dans ses célèbres conclusions précédant un arrêt de la Cour de cassation du 4 juillet 1929 (Pas, I, p. 261), plaidé en faveur d’une théorie générale de la responsabilité civile du fait personnel, qui devait notamment permettre de tenir pour responsable toute personne ayant porté atteinte à l’intégrité physique d’autrui. Celle-ci ne fut cependant pas adoptée par la Cour de cassation.
23 P. van de Vorst, op. cit., p. 376.
24 Pas., I, p. 161.
25 La loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail (Moniteur belge, 24 avril 1971) a remplacé le régime de responsabilité civile de l’employeur par celui d’une assurance obligatoire de personnes à caractère indemnitaire.
26 M. Fontaine, Droit des assurances, 3e éd., Bruxelles, Larcier, 2006, p. 13 et s.
27 Sur la contribution de Biaise Pascal à l’essor de l’assurance, voir P. Peretti-watel, La société du risque, Paris, La Découverte, 2001, p. 7 et s. ; sur Pascal et la théorie des probabilités, voyez la contribution de D. Deprins dans ce volume.
28 F. Ewald, L’État-providence, op. cit., p. 392.
29 P. Peretti-Watel relève ainsi que « le nombre de facteurs de risque théoriquement envisageables pour un risque donné est incalculable, il croît directement en rapport avec notre capacité à recueillir et traiter des informations chiffrées : le monde est de plus en plus risqué, car notre capacité à mettre en évidence de nouvelles corrélations statistiques augmente chaque jour » (P. Peretti-wattel, op. cit., p. 16). On peut ainsi définir le risque comme étant « l’incertitude objectivement probabilisée », O. Godard, C. Henry, P. Lagadec, E. Michel-Kerjan, Traité des nouveaux risques, Paris, Gallimard, 2002, p. 13.
30 M. Fontaine, op. cit., p. 21.
31 W. Van Gerven, « De invloed van de verzekering op het verbintenissenrecht », Rechtskundig Weekblad, 1962-1963, col. 781.
32 B. Dubuisson, op. cit., no 28 ; G. Schamps, op. cit., p. 833.
33 Sur la question, voir notamment D. Simoens, « Hoofdlijnen in de evolutie van het aansprakelijkheidsrecht », Rechtskundig Weekblad, 1980-1981, 2025-2036 ; B. Dubuisson, op. cit., no 28.
34 M. Hopper, « Legislators not reaching far enough to reduce deep-pocket rule abuses », disponible à l’adresse internet http://sanjose.bizjournals.com/sanjose/stories/1997/09/22/editorial4.html?page=1. Dans le système judiciaire américain, qui donne une part considérable aux jurys, l’application de ce principe peut conduire à des solutions tout à fait disproportionnées, comme le cas de cette femme qui s’est vue octroyer 600 000 dollars (2 millions en première instance) d'indemnisation en raison des brûlures causées par un café Mc Donald, brûlures dont elle était apparemment partiellement responsable. Sur cette affaire, voir T. S. Ulen, « The View from Abroad : Tort Law and Liability Insurance in the United States », in G. Wagner (ed.), Tort law and liability insurance, New York, Springer, Wien, 2005, p. 209. L’auteur souligne cependant le risque de généraliser pareils cas qui, selon lui, sont extrêmement rares, p. 236.
35 R. Lewis relève ainsi : « if insurance were openly recognised as a determining factor, judges could be accused of deciding cases on the basis of the parties’ means alone, and the idea that a rich or protected litigant must always lose to a poor or needy one is too simplistic to contemplate », R. Lewis, « The Relationship Between Tort law and Insurance in England and Wales », in Tort Law and Liability Insurance, op. cit., p. 61.
36 En ce sens, voir D. Simoens, op. cit., 2030-2031, n° 32. En droit suédois, B. W. Dufwa affirme que même la possilibité de prendre une assurance a influencé les cours et tribunaux, B.W. Dufwa, « Liability in Tort and Liability Insurance : Sweden », in Tort Law and Liability Insurance, op. cit., p. 154.
37 Michael Faure distingue la notion d’« assurance oblige » de celle d’« assurabilité oblige ». Cette dernière expression vise le postulat qu'une entreprise supporte plus facilement les risques, qu’elle est en général davantage capable d’assurer ceux-ci que les particuliers et, que par conséquent, elle devrait être plus souvent condamnée, même en l’absence de couverture d’assurance (M. Faure, « The View from Law and Economics » in Tort Law and Liability Insurance, op. cit., p. 260).
38 A. Tunc, « Logiques et politiques dans l'élaboration du droit, spécialement en matière de responsabilité civile », in Mélanges en l’honneur de Jean Dabin, Bruxelles, Bruylant, 1963, p. 324. L’auteur relevait cependant qu’agir ainsi revenait pour le juge à « suivre une pente sur laquelle la doctrine à peu près unanime l’exhorte à ne pas s’engager ». A la même époque, en Belgique, voir W. Van Gerven, op. cit.
39 B.S. Markesinis, « La perversion des notions de responsabilité civile délictuelle par la pratique de l’assurance », Revue internationale de droit comparé, 1983, p. 301-302. En ce sens et à la même époque, voir D. Simoens, op. cit., 2030-2031, no 32.
40 B.S. Markesinis, op. cit., p. 304.
41 G. Wagner (ed.), op. cit.
42 En Allemagne, on relèvera un jugement du 8 avril 2003, dans lequel la Cour suprême fédérale allemande a tenu un médecin pour responsable de la mort, dans un accident de voiture arrivé deux heures après une opération, d’un patient à qui il avait expressément dit de ne pas prendre sa voiture après cette opération. Le patient, qui était venu à l'hôpital en voiture avait assuré le chirurgien qu’il prendrait un taxi après l'opération, ce qu'il n’a pas fait (BGH in 2003 VersR, 1126, cité par P. Thalmair, « The View of an Insurer : The Impact of Liability Insurance on Tort Law », in Tort Law and Liability Insurance, op. cit., p. 277 et s. Selon l'auteur, cette décision est due au fait que le médecin était couvert par une assu rance de responsabilité civile).
43 Nettleship v. Weston [1971] 2 QB 691 (CA), traduction libre.
44 Ibidem. Selon R. Lewis, toutefois, ce cas est une exception à la règle générale (R. Lewis, op. cit., p. 61). L’auteur cite différents auteurs anglo-saxons qui dénoncent la « main invisible » de l’assurance alors que d'autres en relativisent la portée (op. cit., p. 63).
45 Morris v. Ford Motor Co Ltd [1973] QB 792 at 798, traduction libre. Dans l’arrêt Whitehouse v. Jordan (1980), Lord Denning précisa cependant les dangers d’une telle tendance, notamment aux États-Unis où, en matière médicale, la sévérité des jurys et les montants octroyés amènent certains médecins à refuser certaines opérations.
46 Il s’agit ici de quitter la posture de la description neutre pour adopter celle de la description critique. En effet, seule une lecture critique de ces décisions permettra de décrire les mécanismes qui, selon nous, y sont à l’œuvre.
47 Gand, 24 décembre 1991, Bulletin ass., 1993, p. 471.
48 Bruxelles, 29 novembre 2004, Revue générale des assurances et des responsabilités, 2006, no 14129.
49 Nous soulignons.
50 Cass., 26 avril 2004, Bulletin ass., 2005, p. 268, note J. Nijs ; Journal des tribunaux du travail, 2004, p. 467.
51 Il est vrai cependant que l’exigence d’autorité « virtuelle » de l’employeur est reconnue par certains auteurs de doctrine (voir les références citées dans le discours prononcé par J.-F. Leclercq, premier avocat général, à l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation le 2 septembre 2002, « La notion d’accident survenu dans le cours de l’exécution du contrat de travail, dans la doctrine des arrêts de la Cour », Pas., 2002, I, p. 10. Ce dernier partage d’ailleurs cette opinion (no 17)). Il nous semble cependant qu’il convient de distinguer les notions d’autorité « potentielle » de l’employeur de celle qui serait purement virtuelle, comme en l’espèce.
52 Cass., 22 février 1993, Pas., I, p. 200.
53 Elle suivait de la sorte les conclusions de M. l’avocat général Leclercq.
54 Dans un arrêt du 18 novembre 1985, la Cour de cassation a jugé insuffisantes pour établir l’existence de l'autorité de l'employeur les circonstances qu’à l’heure de l'accident l'employé se trouvait dans les locaux de l’employeur en tenue de travail dès lors que l’accident était survenu plus de cinq heures avant l’heure prévue pour le commencement du travail, Pas., I, 1986, p. 321.
55 Civ. Bruxelles, 30 novembre 2001, Journal des tribunaux, 2002, p. 139 ; Revue générale des assurances et des responsabilités, 2002, no 13.602.
56 Cass., 9 janvier 2004, Pas., I, no 34, et conclusions de l’avocat général Werquin ; Bulletin ass., 2004, p. 481 ; Revue générale des assurances et des responsabilités, 2004, no 13.904.
57 L’article 149 de la Constitution dispose que tout jugement doit être motivé.
58 Le jugement attaqué précisait en fait que l’objet avait endommagé l’habitacle de la voiture et non son passager.
59 Th. Papart, « Champ d’application de l’article 29bis : véhicule automoteur, accident de la circulation, implication : essai de définition », in P. Jadoul, B. Dubuisson (dir.), L'indemnisation des usagers faibles de la route, Larcier, Les dossiers du Journal des tribunaux, 2002, no 35, p. 96 (voir les définitions, citées par l’auteur des professeurs Cornelis, Fagnart, Jourdain, Philippe qui soulignent, chacun dans une mesure certes différente, le rôle que doit jouer le véhicule dans l’accident pour que l’article 29bis s’applique, p. 98).
60 B. Dubuisson, « La loi sur l’indemnisation automatique de certaines victimes d'accidents de la circulation ou l’art du "clair-obscur" », in B. Dubuisson (dir.), L’indemnisation automatique de certaines victimes d’accidents de la circulation. La loi du 30 mars 1994, Bruxelles/Louvain-la-Neuve, Academia/Bruylant, 1995, p. 22.
61 Voir la jurisprudence citée par C. Eyben, « L’accident de circulation, une définition risquée », in B. Dubuisson (dir.), op. cit., p. 61.
62 G. Viney, op. cit., p. 7.
63 Bien qu’on les associe généralement davantage à la responsabilité pénale.
64 B. Dubuisson, op. cit., nos 6-8.
65 Sur les abus du « victimisme » ou de la « victimisation », voir ci-après point III.D.
66 Ainsi que le relève pertinemment François Ewald : « L’assurance, qui s’est originairement développée comme un parasite de la responsabilité, en devient l’auxiliaire nécessaire, puis la condition de possibilité : sans elle il n’y aurait plus de responsabilité (au sens juridique), parce qu’il n’y aurait plus de solvabilité » (F. Ewald, op. cit., p. 392).
67 J.-F. Van Drooghenbroeck, S. Van Drooghenbroeck, « Égalité et droit des assurances automobiles : de nouvelles données », in B. Dubuisson, P. Jadoul et al., Du neuf en assurance automobile, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 61 à 133. Les auteurs évaluent notamment l’impact sur cette pratique de la loi du 25 février 2003 tendant à lutter contre la discrimination et modifiant la loi du 15 février 1993 créant un Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme.
68 Ibidem, p. 95-96.
69 En cas d’accident et de débiteur non assuré et insolvable, c’est le Fonds commun de garantie automobile qui interviendra, fonds qui est alimenté par... les assureurs. Cf. Les statuts du Fonds, approuvés par un arrêté royal du 12 avril 2004, Moniteur belge, 30 avril 2004.
70 François Ewald relève ainsi que la généralisation de l’assurance de responsabilité aboutit pratiquement à la « disqualification du juge » (F. Ewald, op. cit., p. 392).
71 En ce sens, voir D. Simoens, op. cit., 2030-2031, no 32.
72 Cette tendance est facilitée par le mécanisme de l’action directe de la personne lésée contre l’assureur du responsable, qui est notamment consacré par l’article 86 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre et qui permet à la personne lésée de poursuivre directement l’assureur de l’auteur du fait dommageable. Sur l’action directe, voir notamment G. Schamps, op. cit., p. 757.
73 G. Wagner, « Tort liability and insurance : comparative report and final conclusions», in Tort Law and Liability Insurance, op. cit., p. 335. Selon François Ewald, « être responsable, aujourd’hui, ce n’est plus seulement faire preuve de la prudence et la diligence les plus soutenues, c’est être conscient de ses limites, savoir que l’on peut toujours commettre des erreurs et être toujours en mesure de les réparer : être responsable c’est donc s’assurer » (F. Ewald, op. cit., p. 391).
74 Sur la direction du procès, voir M. Fontaine, Droit des assurances, op. cit., p. 426 et s. et les références citées note 129.
75 G. Wagner, op. cit., p. 335. La comparaison s’arrête là dès lors qu’en la matière, malheureusement, il n’est guère fait de place à la traditionnelle « chance du débutant ».
76 Sur la question, voir G. Wagner, op. cit., p. 347.
77 Sur la question, voir M. Faure, op. cit., p. 239 et s.
78 Selon M. Pauly (cité par M. Faure, op. cit., p. 265), un tel comportement ne serait pas immoral mais parfaitement rationnel, l’auteur du fait délictueux ayant simplement réagi aux différents coûts/bénéfices de son comportement. On ne voit pas très bien cependant, sauf à s’en tenir à une conception socratique du bien et du mal, en quoi un comportement ne pourrait pas être à la fois immoral et rationnel.
79 L’exemple classique est celui de l’incendie volontaire.
80 A l’aide de mécanismes de franchise, des plafonds de couverture, des causes d’exclusion, etc. (M. Faure, op. cit., p. 265 et s).
81 G. Schamps, op. cit., p. 757.
82 G. Viney, Traité de droit civil. Introduction à la responsabilité, 2e éd., LGDJ, 1995, no 25, p. 37.
83 P. Ricoeur, Le Juste, Paris, Esprit, 1995, p. 188.
84 François Ewald relève ainsi le paradoxe de la responsabilité : « Plus on exige de responsabilité de la part des individus, plus les juges sont rigoureux, plus l’assurance, qui aboutit pratiquement à la déresponsabilisation (au sens juridique), devient nécessaire. » (F. Ewald, op. cit., p. 393).
85 Voir supra point I.D.2.
86 Voir les exemples cités par R. Lewis, op. cit., p. 63.
87 François Ewald considère que l’assurantialisation de nos sociétés a un effet de « perversion » du droit, qui conduit les juges, pour des raisons d’équité à « inventer » des fautes, ou à tout le moins de nouvelles causes de responsabilités (F. Ewald, op. cit., p. 393). L’impact « caché » des assurances sur les procès en responsabilité, à supposer qu’il existe, n’est pas seulement susceptible de jouer au stade de l’évaluation des responsabilités mais également au stade, ultérieur, de l’indemnisation. Il va de soi qu’une telle influence est encore plus difficile à établir (dans le même sens, voir G. Wagner, « Tort liability and insurance : comparative report and final conclusions », in Tort Law and Liability Insurance, op. cit., p. 329. L’auteur précise que ce n’est pas l’assurance en tant que telle qui est visée mais uniquement son caractère « deep pocket », ibidem, p. 337).
88 Tel semble être le cas dans le domaine de la construction où l’architecte, qui a l’obligation légale de s’assurer et se présente donc comme un débiteur toujours solvable, s’est vu imposer par la jurisprudence des obligations relativement étendues, dont la violation entraîne la mise en cause de sa responsabilité. Voir A. Delvaux, J.-N. Kraewinkels, « Questions actuelles relatives aux intervenants dans la construction et leurs responsabilités avant la réception agréation », in A. Delvaux (dir.), Droit de la construction, Bruxelles, Larcier, coll. « CUP », 1996, vol. XII, p. 111.
89 G. Wagner évoque ainsi la tendance des avocats américains de ne pas invoquer le caractère intentionnel de la faute qu’ils imputent à l’assuré, de façon à éviter que celui-ci ne se trouve exclu de la garantie (G. Wagner, op. cit., p. 329).
90 J. Schrijvers relève que l’accident est devenu prévisible, calculable et donc assurable : « Ce qui par contre devient de plus en plus difficilement prévisible, calculable et donc assurable, est la responsabilité pour cet accident et ses implications financières de par l’absence de régularité dans l’évaluation de cette responsabilité par le tribunal » (J. Schrijvers, « Da mihi legem, dabo tibi ius », obs. sous Anvers, 22 février 1990, Revue générale des assurances et des responsabilités, 1991, no 11.858). Selon F. Bocken « l’application du concept de "faute" dans le domaine des dommages dus à la pollution donnera souvent des résultats imprévisibles, selon la sensibilité de chacun des juges aux problèmes de pollution » (F. Bocken, « Systèmes alternatifs pour l’indemnisation des dommages dus à la pollution », Revue générale des assurances et des responsabilités, 1990, no 11698).
91 Au regard des critères d’assurabilité, il est cependant peu probable qu’un tel risque soit assurable en tant que tel. Voir infra III.B.
92 Voir infra, II.B.1.a.
93 Ce risque est, évidemment, moins important dans le cadre des mécanismes d'assurance obligatoire.
94 Bernard Dubuisson relève que « si l'aide qui est ainsi apportée à la victime s’explique par l’indigence du droit commun, il convient de ne pas sous-estimer les conséquences qu’une aggravation imprévisible des responsabilités peut avoir sur l’assurabilité des risques inhérents à l’exercice de la profession concernée », B. Dubuisson, « De la légèreté de la faute au poids du hasard. Réflexions sur l’évolution du droit de la responsabilité civile », op. cit., no 6. Selon Michael Faure, cependant, l’argument de la mise en danger du secteur assurantiel n’est pas déterminant (M. Faure, op. cit., p. 248 et s.).
95 Celle-ci est encore aggravée par la pratique, par certaines compagnies d’assurances, de « listes noires ». A ce sujet, voir l’avis no 09/2005 du 15 juin 2005 de la Commission de la protection de la vie privée, Revue du droit des technologies de l’information, 2005, no 23, p. 80 et s. Le texte est également disponible sur le site de la Commission de la vie privée : http://www.privacycommission.be/
96 B.S. Markesinis, op. cit., p. 303.
97 Les sinistres écologiques en constituent un des meilleurs exemples. Voir à ce sujet F. Bocken, op. cit., no 11698.
98 G. Viney, op. cit., p. 3.
99 Le système de réparation suédois, par contre, repose davantage sur le mécanisme de l'assurance que sur celui de la responsabilité civile extracontractuelle. Voir B.W. Dufwa, op. cit.
100 G. Viney, op. cit., p. 217. A. Tunc, pour sa part, écrivait dans la préface de cet ouvrage : « On dit parfois que la "théorie de la faute" a une valeur morale. Mais où est la plus grande immoralité : à descendre brusquement d'un trottoir encombré, ou à conduire une automobile dans des conditions telles qu’on n’indemnise pas la famille d’un homme parce qu’il descendait brusquement d’un trottoir ? En vérité, notre droit est dans un état de surprenante barbarie. Il faut, en droit civil comme en droit pénal, se défaire radicalement de l’idée que qui a commis une faute doit payer », ibidem, p. II (préface).
101 G. Viney, op. cit., p. 217 ». L. Williatte-Pellitteri plaide pour sa part pour la mise en place d’un droit civil de l’aléa, qui viendrait compléter la responsabilité civile pour faute et remplacer les systèmes de responsabilité civile objective (L. Williatte-pellitteri, op. cit., p. 181-195).
102 Ibidem, p. 219. Dans un sens comparable, G. Schamps plaide pour la « détermination d’une notion de mise en danger, de portée générale, qui servirait de fondement à une règle soumettant à une responsabilité sans faute la réparation des préjudices liés à un risque élevé » (G. Schamps, op. cit., p. 11).
103 A. Tunc, « Logiques et politiques dans l’élaboration du droit, spécialement en matière de responsabilité civile », op. cit., p. 334. Il faut toutefois veiller, dans cette optique, à ne pas créer de déséquilibre manifeste entre les obligations pesant sur les différents acteurs d’un même domaine, comme en droit de la construction où les obligations reposant sur l’architecte, qui a l’obligation de s’assurer, peuvent paraître parfois disproportionnées. Voir notamment B. Louveaux, « La nouvelle loi relative à l’exercice de la profession d’architecte : l’assurance obligatoire », Immobilier, 2006, p. 1-6.
104 B. Dubuisson, « De la légèreté de la faute au poids du hasard. Réflexions sur l’évolution du droit de la responsabilité civile », op. cit., no 29.
105 M. Faure, op. cit., p. 272.
106 Ibidem, p. 244.
107 Voir notamment le Fonds d’indemnisation des travailleurs licenciés en cas de fermeture d’entreprises, créé par la loi du 28 juin 1966 relative à l’indemnisation des travailleurs licenciés en cas de fermeture d’entreprises : le Fonds des accidents du travail, institué par l’arrêté royal no 66 du 10 novembre 1967 ; le Fonds commun de garantie automobile visé à l’article 79, § 2, de la loi du 9 juillet 1975 relative au contrôle des entreprises d’assurances et dont les conditions d’intervention sont régies par les articles 19 bis-2 et suivants de la loi du 21 novembre 1989 relative à l’assurance automobile obligatoire ; le Fonds spécial d’aide aux victimes d’actes intentionnels de violence et aux sauveteurs occasionnels, établi par la loi du1er août 1985 portant des mesures fiscales et autres. Voir également la loi du 6 octobre 2005 portant assentiment au et exécution du Protocole de 2003 à la Convention internationale de 1992 portant création d'un Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, fait à Londres le 16 mai 2003. En ce qui concerne les propositions pendantes, voir notamment la proposition de loi organisant l’indemnisation des accidents médicaux sans faute médicale. Doc. Parl., Sénat, Sess. extr. 2003, no 3-213/1 (le 13 octobre 2006, le Gouvernement fédéral a approuvé un avant-projet de loi relatif à l'indemnisation des accidents médicaux) ; la proposition de loi créant un Fonds d’indemnisation des victimes de contaminations à la suite d’une transfusion, Doc. Parl., Sénat, sess. 2003-2004, no 3-470/1. Enfin, on relèvera encore le projet du Gouvernement de mettre sur pied un Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Déclaration de politique générale du gouvernement fédéral, La Libre Belgique, 17 octobre 2006). Sur ces différents fonds, voir, respectivement, M. Wilkin, « Garanties du Fonds d’indemnisation des travailleurs licenciés en cas de fermeture d’entreprises », Annales de la faculté de droit de Liège, 1985, p. 239-248 ; E. Brewaeys, P. Galand, « L’intervention du Fonds commun de garantie automobile en cas de force majeure », Droit de la circulation, 1991, p. 298-305 ; P. Morlet, « L’aide de l’État aux victimes d’infractions de violence. Commentaire des articles 28 à 43 de la loi belge du premier août 1985 », Revue de droit pénal, 1987, p. 891-936 ; R. Malkassian, « Le fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures et le calcul des réparations », Revue belge de droit international, 1981-82, p. 429-433 ; C. Delforge, « Vers un nouveau régime d’indemnisation des accidents médicaux ? », Revue de droit Santé, 2004-2005, p. 86-110.
108 La loi du 22 juillet 1985 sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire prévoit l’intervention de l’État, en cas de sinistre nucléaire, au-delà d’un plafond couvert par les exploitants des centrales nucléaires. Sur la question des catastrophes écologiques, voir F. Bocken, op. cit., no 11698.
109 Cf. II.B.1.b.
110 Selon L. Cadiet : « qui ne voit alors qu’en réalité, l’équité n’est pas une dimension exceptionnelle de l’office du juge ; c’est son principe même. Ce n’est pas tant l’équité qui déroge au droit que le droit qui est susceptible de déroger à l’équité : admettre que le juge puisse statuer selon l’équité, c’est admettre l’éviction du droit qui déroge à la justice ; c’est tout simplement faire application du principe qui fonde l’œuvre juridictionnelle » (L. Cadiet, « L’équité dans l’office du juge civil », in Justice et équité, « Justices », Dalloz, 1998, no 9, p. 97).
111 « Équité subreptice, équité secrète, enfouie dans la conscience du juge, l’équité déguisée s’exerce dans le respect apparent de la loi. Ce jugement d’équité a les apparences strictes d’un jugement rendu selon les règles de droit, ce qui lui permet d’échapper à la critique » (Ibidem, p. 91).
112 V. Brulhart, G. Chappuis, U.d. Maddalena, J. Waldmeier, S. Weber, « Switzerland », in Tort Law and Liability Insurance, op. cit., p. 179.
113 A. Girardet, vice-président du tribunal de grande instance de Paris, écrivait que l’équité est « au cœur même de l’acte de juge » et qu’elle est « la part incompressible du jugement » (A. Girardet, « L’équité du juge : si on levait le voile ? », in Justice et équité, op. cit., p. 1).
114 François Ewald relève ainsi qu’on peut expliquer les nouvelles pratiques de la responsabilité par l’expression d'un principe d’équité (F. Ewald, op. cit., p. 495). J.-F. Romain qualifie de la sorte le « principe de bonne foi objective sans faute » qu’il définit comme ayant pour objet « d’établir ou de rétablir un certain équilibre entre sujets de droit, ou d’effacer les conséquences dommageables d’une erreur légitime, dans une vaste série de situations, contractuelles ou extracontractuelles où une balance des intérêts en présence a manifestement été rompue au détriment d’une personne, et doit être restaurée en équité » (J.-F. Romain, Théorie critique du principe général de bonne foi en droit privé, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 931).
115 Le juge statue notamment en équité sur la révision du loyer du bail de résidence principale (article 7 de la loi du 20 février 1991) ou du bail commercial (article 6 de la loi du 30 avril 1951). Le Code civil se réfère encore à l’équité dans ses articles 915bis (usufruit du conjoint survivant), 683 (droit de passage) et surtout son article 1135 qui dispose que « les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature. » Enfin, on remarquera également la place implicite faite à l’équité dans l’article 5 du Code judiciaire qui dispose qu’« Il y a déni de justice lorsque le juge refuse de juger sous quelque prétexte que ce soit, même du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi. » Il en va de même des notions-cadre comme la bonne foi, l’intérêt de l’enfant, ou encore dans le cadre de l’octroi de délais de grâce (article 1244 du Code civil).
116 F. Ewald, op. cit., p. 496.
117 Ibidem, p. 510. Ce consensus, cependant, ne se vérifiera qu’après le prononcé de la décision, alors que, en ce qui concerne l’œuvre du législateur, le consensus est censé avoir eu lieu avant l’adoption de la loi, lors des élections démocratiques. On relèvera néanmoins l’importance que les lois puissent rencontrer un certain consensus, a posteriori, pour assurer leur effectivité.
118 Ibidem, p. 496.
119 Que l’on retrouvera, dans la doctrine chrétienne, sous le terme de « benignitas » ou de « misericordia » (O. Echappe, « L’équité en droit canonique », in Justice et équité, op. cit., p. 8).
120 Justice et équité, op. cit., p. 7.
121 Ibidem, p. 9.
122 Ibid., p. 10.
123 Ibid., p. 11.
124 Ce refus de définir l’équité est partagé par d’autres auteurs (voir Ph. Jestaz, Rép. Civ., v° Équité ; L. Cadiet, op. cit., p. 89).
125 L’exemple de la petite fille tétraplégique à la suite d’une balle perdue en constitue probablement le meilleur exemple. On peut cependant se demander si la condamnation de l’État belge n’aurait pas été plus à même de rencontrer ce principe d'équité.
126 La Cour de cassation ne paraît cependant pas disposée à franchir le pas. Elle a ainsi récemment confirmé que le juge n’a pas le pouvoir de faire prévaloir l'équité sur la loi (Cass., 23 septembre 2005, RG no C.04.0475.F, voir également, Cass., 28 janvier 1967, Pas., I, p. 650).
127 Dans un arrêt rendu deux ans jour pour jour après l’arrêt du 9 janvier 2004, la Cour de cassation a ainsi jugé qu'un véhicule est impliqué au sens de l’article 29bis « lorsqu’il existe un lien quelconque entre le véhicule et l’accident » (Cass., 9 janvier 2006, RG no C.04.0519.N, http://www.cass.be [13 mars 2006]). Cette définition, inspirée par l’arrêt du 9 janvier 2004, nous semble trop large et risque de susciter des interprétations dont on a déjà relevé les dérives potentielles.
128 L. Cadiet, op. cit., p. 97.
129 F. Ewald, op. cit., p. 510.
130 J. De Coninck, « L’hégémonie actuelle de la logique indemnisatrice », in Droit des contrats. France, Belgique, p. 197-213. F. Ost se demande pour sa part ce qu'il faut penser d’« une société qui [...] affecte de ne plus accepter aucune forme de fatalité, cultivant ainsi le fantasme du "risque zéro", dont on commence cependant à apercevoir les dérives sécuritaires (sans doute la généralisation de l’assurance n’est-elle pas étrangère à cette évolution culturelle) » (« L’an 2000 : l’occasion d’une réflexion. Excès de droits, abus de procédures ? », Journal des tribunaux, 2000, p. 3).
131 L. Williatte-pellitteri, op. cit., p. 183 et les références citées. Le sociologue G. Erner dénonce ainsi la « société des victimes » et la menace que constitue le victimisme pour l’humanisme : « Dans l’humanisme, c’est l’homme qui est la mesure de toute chose ; dans le victimisme, c’est la victime » (G. Erner, La société des victimes, Paris, La Découverte, 2006, p. 13). Aujourd’hui, ainsi que le fait remarquer Bernard Dubuisson, « une victime appelle un coupable, sinon un responsable, à tout le moins, un débiteur solvable » (B. Dubuisson, op. cit., no 2). En guise d'exemple, on évoquera l'exemple de certaines compagnies d’assurances qui proposent une garantie « accidents de la vie » qui protège les particuliers contre les accidents de la vie, qu’il y ait ou non un responsable connu, assuré et solvable.
132 G. Erner parle, dans certains cas, d'une véritable « religion des victimes » qui aurait été adoptée par notre société « parce qu’elle prête à la souffrance la faculté de sacraliser » (G. Erner, op. cit., p. 25).
133 On a ainsi évoqué l’avènement de la démocratie et des droits de l’homme (G. Erner, op. cit., p. 17). Le refus de la souffrance ne serait-il pas également imputable à la mort de Dieu annoncée par Nietzsche, alors que la souffrance était plutôt encouragée auparavant ?
134 J.L. Fagnart, La responsabilité civile. Chronique de jurisprudence 1985-1995, Larcier, 1997, p. 22. Voir la controverse jurisprudentielle citée par l’auteur en ce qui concerne la question de savoir si la naissance d'un enfant peut être considérée comme un dommage (Ibidem, p. 23).
135 Conclusions de M. l’avocat général Werquin précédant Cass., 1er avril 2004, Journal des tribunaux, 2005, p. 359 et les références citées.
136 Sur la responsabilité contractuelle de la société chargée de développer des films photographiques, voir J.P. Liège (2e canton), 20 décembre 2001, Revue de jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2002, p. 232, Obs. P. Wery.
137 Cass., 20 février 2006, RG no C.04.0366.N.
138 P. Ricoeur, op. cit., p. 24.
Auteur
Assistant aux Facultés universitaires Saint-Louis
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