Wanda à la dérive. Le sujet, « raccord » de l’utopie et du quotidien
p. 89-108
Texte intégral
In my opinion Wanda is right and everyone around her is wrong.
Barbara Loden
1Qu’est-ce qui articule l’une à l’autre deux dimensions, l’utopie et le quotidien, que tout semble de prime abord opposer ? À cette question, le triptyque autour du quotidien, de l’utopie et de la subjectivité, que forment trois des derniers livres publiés par Pierre Macherey1, suggère un début de réponse : la subjectivité semble constituer le panneau central sur lequel les deux volets situés aux extrêmes de l’utopie et du quotidien viennent se refermer. À vrai dire, c’est moins l’écriture picturale du triptyque que l’écriture cinématographique qu’il convient de convoquer si l’on veut donner corps à l’idée que la subjectivité serait au point de jonction de l’utopie et du quotidien. En langage cinématographique, le terme de « raccord » désigne une suite logique de plans au sein d’une même scène, voire au sein du récit filmique dans son ensemble. En termes plus techniques, le raccord renvoie à la « continuité d’un plan à un autre assuré par le choix judicieux des points de coupe tirant parti des indices dispersés par la mise en scène »2. Le raccord entre plusieurs plans, le montage en général représente sans doute « la seule invention du cinéma »3. La suite temporelle d’images en mouvement qui caractérise le médium cinématographique se distingue aussi bien des images immobiles de la peinture que des images simultanées, incarnées en temps réel par des acteurs en chair et en os, de la représentation théâtrale. Seul le cinéma soulève le problème d’un « raccord de jeu » lorsque par exemple un personnage portant un chapeau dans une scène réapparait au plan suivant sans son chapeau. Un problème de ce genre, lié à la spécificité du médium cinématographique, ne se pose évidemment pas ni dans le cas de la représentation picturale (à moins de représenter deux fois le même personnage dans le tableau) ni dans celui de la représentation théâtrale (à moins de dupliquer physiquement l’acteur et le personnage qu’il incarne sur la scène). Par rapport à d’autres médiums comme la peinture, le théâtre ou même son proche parent la photographie, le cinéma a ceci de particulier qu’il instaure et comble en même temps une brèche temporelle entre des images (des « plans ») qui, captés à des moments différents, nécessite d’être « raccordées » les unes aux autres. Comme le remarque Jacques Aumont, « le raccord est toujours un geste double et contradictoire : il fait passer d’un bloc d’espace-durée à un autre bloc, et provoque donc un changement soudain de ma perception ; mais il le fait en produisant un rapport entre les deux blocs qu’il réunit – rapport davantage idéel ou sémantique que sensoriel »4. De par son travail propre de montage, de suturation et de collation, de continuation du discontinu, le cinéma repose tout entier sur l’« idéalité » du raccord entre des images en mouvement.
2À l’instar du chapeau présent ou absent d’un plan à l’autre, il se pourrait bien que la subjectivité soit ce qui « raccorde » deux plans relevant de scènes en apparence totalement hétérogènes : l’utopie et le quotidien. Plutôt que d’un triptyque mieux vaudrait donc parler d’une séquence cinématographique pour caractériser la triade proposée par Macherey autour de l’utopie, du quotidien et de la subjectivité. Au sein de cette séquence, la subjectivité ne se laisserait pas assimiler à une scène à part entière (comme le panneau central du triptyque) entre l’utopie et quotidien, mais plutôt à un point de coupe permettant de raccorder « idéellement » dans leur hétérogénéité l’utopie au quotidien et le quotidien à l’utopie. C’est à la détermination d’un certain type de subjectivité, celle exigée par ce genre de raccord entre utopie et quotidien, que je m’intéresserai ici en m’inspirant des travaux de Macherey. Comme on le verra, il s’agira en effet d’une certaine subjectivité, d’une subjectivité qu’on peut qualifier d’« à la dérive » en ce qu’elle instaure un « raccord », une continuité dans le discontinu de l’utopie et du quotidien, raccord qui prend la forme d’une « inquiétante étrangeté ».
3Je souhaiterais étayer l’idée d’une subjectivité « à la dérive » comme « raccord » de l’utopie et du quotidien à l’aide d’un exemple filmique : Wanda, film indépendant américain écrit, réalisé et interprété par Barbara Loden en 1970, unique production de la cinéaste qui décèdera à l’âge de 48 ans, 10 ans après sa sortie, et qui fut par ailleurs la seconde épouse du réalisateur Élia Kazan. Il est toujours difficile, presque impossible, de rendre par des mots ce que communiquent des images en mouvement, surtout pour un film comme Wanda où les dialogues sont rares et l’intrigue assez mince. Mais l’une des forces du film est de camper son propos dès la première scène. Le film s’ouvre sur un plan qui nous montre un terril de charbon sur lequel s’activent des pelleteuses. Le plan suivant nous fait pénétrer dans une modeste maison ouvrière. À la fenêtre une vieille femme égrène un chapelet. On aperçoit ensuite de dos une femme en pyjama qui se lève pour prendre dans ses bras un bébé en train de brailler. Elle rentre encore fatiguée dans une cuisine en désordre pour lui préparer un biberon. De la droite surgit alors un homme, manifestement énervé, qui sans dire un mot enfile son blouson pour partir au travail. Avant de sortir, il jette un regard foudroyant à un canapé au pied duquel jonchent des canettes de bière et sur lequel on devine, cachée sous des draps blancs, une silhouette de femme. La porte brutalement claquée réveille Wanda qui, les cheveux ébouriffés, dit à celle dont on suppose qu’il s’agit de sa sœur : He hates me because I’m here.
Wanda et Barbara
4Wanda raconte l’histoire d’une femme qui tend à ne plus en être une, une femme sans qualités, une femme qui en vient à perdre la panoplie habituelle des attributs du sujet « femme ». Wanda arrive en retard au tribunal où son mari demande le divorce et la garde exclusive de ses enfants ; elle se soumet au verdict sans rechigner. Wanda retourne à l’atelier de vêtements où elle travaillait et demande à être réembauchée ; le patron lui rétorque sur un ton gentiment paternaliste qu’elle est trop lente. Wanda se fait payer une bière dans un bar par un représentant de commerce ; après avoir couché ensemble, le représentant l’abandonne au bord d’une route comme on le ferait d’un animal domestique. Endormie au cinéma, Wanda se fait voler le peu d’argent qui lui restait dans son portefeuille. De cette suite de scènes, il apparaît que Wanda est une « femme » qui a cessé d’en être une, dépossédée des attributs « normaux » de la femme américaine : sans mari, sans enfants, sans travail, sans amant, sans argent. C’est à ce moment que l’intrigue bascule, Wanda rencontrant de manière fortuite un homme, qu’elle appellera tout au long du film « Mister Dennis », un petit escroc excité avec lequel elle s’embarquera dans un road trip erratique. Le voyage se terminera sur le casse manqué d’une banque (auquel Wanda arrivera, comme à son rendez-vous au tribunal, en retard) et par la mort du minable Mr Dennis abattu par la police (depuis la foule conglomérée autour de la banque, Wanda apercevra le corps sortir sur une civière). Entretemps Wanda aura gagné l’estime et la reconnaissance de son partenaire d’aventure qui lui confie pour la gratifier de son aide lors des préparatifs au casse : You did it good. You’re really someone.
5Les rapports ambigus, tissés de dépendance et d’indépendance, qui caractérisent ce couple mal assorti, Wanda et Mr Dennis, sortes de Bonnie et Clyde sans glamour5, apparaissent comme une métonymie des rapports entre homme et femme dans l’Amérique des années 60 et 70, une société dans laquelle, dira Loden, « les femmes trouvent leur identité avec un homme ». Mais ils traduisent aussi, sur un plan nettement plus biographique et métaphorique, les rapports de l’actrice et épouse Barbara Loden au réalisateur et époux Élia Kazan. Dans un entretien accordé lors du Festival de Venise en 1971 (où son film remportera le Prix de la Critique), Loden déclare : « En Caroline du Nord, dans les montagnes, si j’étais restée, j’aurais été vendeuse, je me serais mariée à dix-sept ans, j’aurais eu des enfants et je me serais soûlée le vendredi et le samedi soir. J’ai eu la chance de partir, mais pendant des années encore, j’ai été, comme Wanda, une morte-vivante ; jusqu’à trente ans environ. Je traversais la vie comme une autistique. Ne recevant et ne donnant rien, parce qu’il faut se protéger des forces qui veulent vous agresser, les gens, la culture, l’environnement. Les femmes trouvent leur identité avec un homme. Wanda ne peut survivre qu’avec un homme et en s’accordant à son ambition. Elle pense ne pas pouvoir vivre autrement. C’est une attitude très répandue chez les femmes, du moins en Amérique. Je ne sais pas pour les autres pays. Une femme n’a d’identité qu’à travers l’homme qu’elle attrape »6.
6Toujours à propos des liens entre sa trajectoire personnelle et celle de son personnage, Loden assène une phrase terrible : I had no identity of my own. I just became whatever I thought people wanted me to become. Like Wanda, I had no focal point in my life (« Je n’avais pas d’identité propre. J’étais simplement devenue ce que les gens voulaient que je devienne. Comme Wanda, je n’avais pas de point de repère dans ma vie »)7. Admiratrice du film, Marguerite Duras parlera, lors d’un entretien avec Kazan paru l’année du décès de Loden des suites d’un cancer, du « miracle » Wanda qui repose sur la « coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda »8. Dans son autobiographie où il évoque ses années passées avec celle qui fut d’abord sa maitresse avant de devenir sa seconde épouse, Élia Kazan accentuera lui aussi le parallèle entre l’actrice-réalisatrice et son personnage, ainsi d’ailleurs – mais vraisemblablement à son insu – qu’entre lui et le personnage de Mr Dennis. (Une anecdote de tournage rapporte que le personnage incarné à l’écran par Michael Higgins portait des costumes ayant appartenu à Kazan). Au début de leur rencontre, raconte Kazan, « la seule chose qui la valorisait d’une manière ou d’une autre était le désir qu’un homme pouvait éprouver pour elle ». Wanda a marqué un moment d’émancipation pour Loden face à la tutelle artistique qu’exerçait sur elle son mari réalisateur. Kazan devait ressentir cette émancipation comme une perte et regretter, en « homme vieux-jeu » (old-fashioned man), qu’à cette période elle ne souciait plus guère des affaires domestiques9.
7Reproche que le mari de Wanda lui adresse à l’identique dans la scène du tribunal…
8Le « miracle » du film souligné par Duras tient certainement à la manière dont il parvient à entremêler réalité et fiction. Lui-même inspiré d’un fait divers (l’histoire véridique d’une certaine Alma Malone suivant un braqueur de banque, avant d’être condamnée à 28 ans de prison)10, le personnage fictif de Wanda fait écho à des pans de l’histoire personnelle de Loden : son enfance difficile en milieu rural, ses années d’errance qui la mèneront à jouer la pin-up dans les night-clubs new-yorkais et les shows télévisés, sa rencontre avec Kazan qui lança sa carrière d’actrice11. L’entremêlement de réalité et de fiction est encore accentué par les moyens du « cinéma-vérité » de l’époque (image granuleuse et couleurs franches, tournage en décors réels avec des acteurs non-professionnels, caméra 16mm portée à l’épaule)12 et par certaines scènes du film où le documentaire se mêle à la fiction, comme celle où Wanda court affolée en direction de la banque parmi des passants que visiblement la présence de la caméra surprend à vif. La façon dont le réel pénètre dans la fiction campe ici un parti-pris cinématographique à l’exact opposé d’un « réalisme magique » et de sa tentative d’enchanter le réel par la part de fiction qui secrètement l’habite. Dans la lignée du « cinéma-vérité », la réalité quasi-documentaire du film est au contraire renforcée dans Wanda par la profonde perméabilité de la fiction au réel13. En annonçant le prochain film qu’elle aurait aimé tourner, Loden s’explique sur son intention de réduire a minima la part de fiction dans son travail de cinéaste en vue d’atteindre en quelque sorte le roc brut de la réalité : « Je veux me rapprocher de la vie réelle et m’éloigner du drame artificiel – il y en a encore un peu dans mon film. Je n’en veux plus du tout. À force de voir dans les films des choses qui ne sont pas vraies, nous commençons à agir ainsi dans la vie ! Nous devenons des clichés. Les gens prennent même leurs expériences amoureuses dans les films »14.
Des « héroïnes si peu héroïques »
9Dans le dernier essai de son livre Identités, Pierre Macherey s’intéresse à la série des Untitled Film Stills que Cindy Sherman a réalisée en 1977. De ces faux instantanés de tournage de films où la photographe américaine se met elle-même en scène dans des rôles de femme inspirés du cinéma hollywoodien des années 50 et 60, Macherey retient le brouillage des deux principales fonctions qu’il est possible d’associer à la photographie : sa fonction d’« indice » (la trace d’un corps que capture l’image) et sa fonction d’« icône » (les représentations sociales à partir desquelles l’image gagne sa lisibilité). Chez Sherman, les fonctions « indicielle » (dénotative) et « iconique » (connotative) se conjuguent dans l’image photographique pour finalement produire « un analogon de la chose photographiée, dont elle fait le support d’un sens qui la transcende »15. En jouant sans cesse sur les ambivalences d’un corps singulier se mettant en scène à travers les fantasmes entourant la féminité, les photogrammes de Cindy Shermann nous invitent à revoir la notion de subjectivité sur fond de l’écart persistant, jamais totalement résorbé, entre ce que ces instantanés représentent directement (l’indice d’un corps en présence) et ce qu’ils imitent (l’icône d’un modèle féminin auquel ressembler). Depuis l’effet de brouillage produit par les photogrammes de Sherman sur les fonctions « indicielle » et « iconique » de l’image photographique, le sujet se présente comme un champ de tension « entre les pôles extrêmes du propre singulier et de l’universel collectif normalisé ». Macherey souligne tout particulièrement la manière dont Sherman arrive à conférer « une forme irréductiblement conflictuelle, explosive et non apaisée »16 à la dialectique du I et du me par laquelle Mead décrivait le processus de l’identité personnelle (le self)17. Tandis que Mead s’abandonne à un « optimisme de la pratique » qui envisage à terme la tranquille réconciliation des deux facettes du Soi, la manifestation publique de ses rôles sociaux (le Moi) et le foyer originaire de son identité (le Je), Sherman, de son côté, donne littéralement à voir la possibilité permanente pour un sujet de ne pas s’identifier aux rôles qu’il est censé endosser en public à travers son Moi. Cette désidentification ne s’accompagne cependant pas d’une paisible retraite en son Je. Comme l’écrit Macherey, « pour obtenir le gage de reconnaissance que lui procure la forme communautaire du Moi, il faut qu’une femme, du moins une femme américaine d’une certaine époque, renonce à être Je ; et que, si elle choisit d’être Je, il faut qu’elle prenne le risque de se dépouiller de la peau du Moi et des gratifications factices qui lui sont attachées »18.
10Avec son seul et unique film, Barbara Loden soulève à propos de l’identité subjective une question similaire à celle dégagée par Macherey dans son interprétation des photogrammes de Sherman : que reste-t-il d’une femme (d’un corps singulier de femme, de son Je) lorsqu’elle ne porte plus sur elle les attributs normaux de la « femme » (de son Moi, de la femme au foyer, de la femme ouvrière, de la real good wife, l’expression stéréotypée à travers laquelle Wanda précisément ne se qualifie pas) ? Le personnage de Wanda semble ainsi faire cause commune avec « les héroïnes si peu héroïques de Cindy Shermann ». Sa fuite en avant, sa dérive tout au long du film, sans point de départ (la scène inaugurale nous la montre ailleurs que « chez elle » si tant est qu’elle n’ait jamais eu un foyer) ni point d’arrivée (dans la dernière scène, elle se retrouve parmi des étrangers à la table d’un bar où l’on joue de la musique country)19, décrit la trajectoire d’une femme en « perte d’identité au sens d’une identité singulière autonome, unique, qui ne serait pas d’emblée structurée par la loi du genre qui en fixe une fois pour toutes la représentation »20.
11Wanda se trouve confrontée à une alternative impossible, entre les termes de laquelle elle préfère presque logiquement ne pas trancher : ou bien se confondre avec l’identité sociale de la femme américaine (« Les femmes ne trouvent leur identité qu’avec un homme ») ; ou bien se résoudre à la perte inéluctable de toute identité singulière et unique. Le choix de ne pas choisir face à une telle alternative diabolique, irrésolution qui donne au personnage son caractère « flottant » (floating)21, « à la dérive » (drifter), « vagabond » (wanderer)22, expliquerait en partie les réactions pour le moins mitigées qu’a suscitées le film de Loden auprès de certaines féministes américaines. Celles-ci reprochèrent au personnage de Wanda sa passivité, son apathie, sa soumission au désir d’un homme, son manque de volonté et de persévérance. I’m just no good (« Je suis juste bonne à rien »), confie-t-elle à Mr Dennis qui ne manque pas en retour de la confirmer dans la piètre (non-) opinion qu’elle a d’elle-même. Tout en ayant apprécié les qualités formelles du film, la romancière Marion Meade notait dans les colonnes du New York Times : « le nœud du problème auquel parvient Barbara Loden est de savoir où aller une fois que vous avez rejeté l’unique genre d’existence rendu possible par la société ? Et une fois qu’une femme a gagné sa liberté, que peut-elle en faire ? Réponse : nulle part et rien du tout »23. Nowhere and nothing. En nous dressant le portrait d’une femme totalement aliénée, piégée entre les termes d’une alternative également insatisfaisants, Wanda livrerait pour seul message un propos négatif, pour ne pas dire franchement nihiliste. En apparence, nulle perspective d’émancipation et de salut ne s’esquisse dans Wanda, ce par quoi « l’héroïne si peu héroïque » du film se détache de celle qui, en le réalisant, était parvenue à se libérer de l’ombre tutélaire de son mari-réalisateur Kazan (alias Mr Dennis).
12Pourtant, à partir du parallèle qu’il est possible de tracer entre les « héroïnes si peu héroïques de Cindy Sherman » et Wanda une autre piste d’interprétation se dessine qui, évitant de tomber dans le piège tendu par l’alternative diabolique entre une totale identification aux rôles sociaux et l’inéluctable « perte d’identité », rejoindrait de biais, par ricochets, l’utopie. Car, ce que rend visible le brouillage des fonctions « indicielle » et « iconique » effectué par Sherman dans ses Untitled Still Films, c’est certes qu’être femme revient à « mimer un personnage, en adopter les postures distinctives, se fondre dans l’environnement auquel il est adapté » (la femme-icône) ; mais aussi que derrière les clichés, les stéréotypes et les poncifs auxquels renvoient les images fantasmés de la femme américaine se cache « l’existence de quelqu’un qui, fugitivement, sur la pointe des pieds, traverse toutes ces images à la manière d’un fantôme » (une femme-indice)24. Le spectre d’une « identité fantôme », titre de l’essai que Macherey leur consacre, hante les photogrammes de Sherman sous la modalité d’une trace, d’une présence absente ou d’une présence absente, celle de l’artiste se dérobant aux clichés par l’acte même de se prendre en photo avec tout l’attirail de la pin-up hollywoodienne. Cette « identité fantôme » fait écho à la manière dont Wanda traverse la vie – même pas sa vie, celle dont on voudrait qu’elle la prenne en main – en « mort-vivante » et en « autistique ». Dans les deux cas, ce qui subsiste d’une femme sous les couches de stéréotypes qui la recouvre, quand elle tend à ne plus être conforme à l’image de la femme, c’est une présence qui envers et contre tout résiste à son effacement. Il n’est pas anodin que tout au long du film, hormis un vieux travailleur qui lui vient en aide avec quelques dollars et malgré sa demande expresse adressée à Mr Dennis (Don’t you want to know my name ?), Wanda ne soit presque jamais appelée « Wanda » par personne, comme si tout au long de sa dérive (et après avoir perdu, suite au divorce, le nom de famille de son mari) la seule chose qu’elle réussissait à préserver était ce qu’elle a de plus propre, de plus singulier, de plus inaliénable : son prénom25. Sous les personae multiples, sous l’ensemble de masques socialement contraignants dont Wanda par non-choix ne s’affuble pas, il y a toujours une personne26. Dans l’entretien avec Kazan, Duras dira que Wanda est, véritablement, « un film sur quelqu’un » : « Par quelqu’un, j’entends quelqu’un qu’on a isolé, qu’on a envisagé en lui-même, désincrusté de la conjoncture sociale dans laquelle on l’a trouvé. Sorti de la société par vous et regardé par vous. Je crois qu’il reste toujours quelque chose en soi, en vous, que la société n’a pas atteint, d’inviolable, d’impénétrable et de décisif »27.
13C’est ici que la différence entre l’image photographique (celle des photogrammes de Sherman) et l’image cinématographique (celle du film de Loden) devrait nous permettre de rejoindre par un long détour l’utopie. Si, d’après la fameuse formule de Godard, « la photographie c’est la vérité et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde », ce que l’image cinématographique vient ajouter à la fonction indicielle de l’image photographique (la trace d’une présence absente), c’est précisément l’opération qui consiste à raccorder des images éparpillées dans leur succession temporelle. Même si, comme le note Macherey, les instantanés de tournage factice pris par Sherman s’intercalent entre un avant et un après (le plan qui précède et celui qui suit), les personnages féminins qu’ils nous représentent restent figés dans une relative « immobilité » (d’où le nom de still films en anglais) ; là où au contraire Wanda nous donne à voir une femme en mouvement, aussi dérivée, flottante et erratique sa trajectoire soit-elle. Le supplément de mobilité qu’apporte le médium cinématographique nous amène à reconsidérer une fois de plus la question de l’identité personnelle en prise avec la dualité irréconciliable du « Moi » et du « Je » : ce que la série des qualités normales attribuables au « Moi » (la femme américaine) ne parvient jamais totalement à recouvrir, c’est non seulement le corps d’une femme qui serait à la fois dans et en-dehors du cadre des représentations sociales (sous la modalité spatiale d’une présence absente)28, mais aussi un corps qui, à travers sa trajectoire et sa mobilité, tendrait toujours à s’en échapper (sous la modalité temporelle d’une continuité discontinue).
Une inquiétante étrangeté
14D’utopie il ne semble pourtant n’y avoir guère de trace dans le film de Loden et dans les photogrammes de Sherman. Tout au plus y a-t-on affaire à des utopies fantoches, irréelles : celle que traverse Wanda lors de sa visite à un improbable parc à thème religieux appelé Holy Land, ou celle des décors hollywoodiens de film de série B parmi lesquels évoluent les personnages des Untitled Still Films. Ces utopies de carton-pâte, Macherey propose de les appeler « atopie » par contraste avec l’utopie proprement dite : l’atopie renvoie à un non-lieu totalement déréalisé et en soi impossible, l’utopie à un non-lieu qui travaille de l’intérieur le réel pour mieux le subvertir29. Bien comprise, l’utopie ne véhicule pas une illusion, une chimère, un mirage, une « atopie », qui viendrait se superposer au réel sans le mettre au danger, mais au contraire quelque chose qui inquiète de plain-pied la réalité existante tout en creusant son irréductibilité par rapport à elle. Macherey recourt à plusieurs reprises à l’expression, sur laquelle Freud – par l’intermédiaire de sa traductrice Marie Bonaparte – a imprimé sa marque, de « l’inquiétante étrangeté » (das Unheimliche), pour désigner la façon dont l’utopie opère de l’intérieur sur le réel au titre d’une « immanence de l’au-delà »30. De sa différence d’avec l’atopie, Macherey conclut que « si l’utopie est dérangeante, corrosive, c’est parce que les possibilités qu’elle évoque, bien loin de s’opposer à lui de l’extérieur, sont concomitantes au monde existant, dont elles révèlent certaines failles, donc une inadéquation à soi »31. L’inadéquation à soi du réel, dont témoigne le travail de l’utopie, ce serait aussi celle d’une subjectivité à la dérive, qui, à même sa déviation, vient raccorder l’utopie au quotidien.
15Dans son essai de 1919, Freud notait que « Heimlich est un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich »32. Le terme Heimlich signifie le familier, le chez soi, le domestique ; sa négation un-heimlich, dont Freud précise qu’elle n’en est en fait qu’une espèce et non pas le parfait antonyme, désignerait alors le non-familier, le familier dans ce qu’il a d’inquiétant, le pas tout à fait comme chez soi. Le sentiment d’inquiétante étrangeté que nous éprouvons en certaines situations, qu’il résulte d’expériences réellement vécues ou d’expériences de fiction littéraire et artistique, intervient comme le signal de quelque chose de parfaitement familier que nous avions refoulé : « ce Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par processus de refoulement »33. C’est ce retour du refoulé au cœur même du plus familier qui explique l’ambivalence que porte en lui le terme de Unheimlich en tant qu’il est non pas l’antithèse absolue de heimlich mais son discret et intime corrélat. À condition de correctement comprendre l’utopie au sens d’une « inquiétante étrangeté » qui subvertit de l’intérieur le réel (au lieu de lui opposer, à la manière de l’atopie, une rêverie échappatoire), Wanda contiendrait – en dépit, ou plutôt en vertu même de sa forte dose de « cinéma-vérité » – une amorce d’utopie en nous narrant en images la trajectoire d’une femme qui la fait dévier de la norme d’être a real good wife et de son quotidien ordinaire où elle ne s’est jamais trouvée « chez elle ». À l’opposé du « réalisme magique », Wanda relèverait en ce sens de ce genre de récit fictionnel à propos duquel Freud nous dit qu’« il nous trompe en nous promettant la réalité commune et en allant nonobstant au-delà d’elle »34.
16Dans l’une des scènes clé du film, Wanda et Mr Dennis se retrouvent en un non-lieu par excellence, un terrain vague au milieu duquel ils ont interrompu pour un temps leur road trip. Illuminés par le soleil couchant, ils boivent sur le capot de la voiture. Mr Dennis manifeste un geste de tendresse à l’égard de Wanda en posant sa veste sur ses épaules. Le romantisme de la scène est rapidement brisé par Mr Dennis lui demandant (en fait exigeant d’elle) : pourquoi ne portes-tu pas un chapeau ? Sous-entendu : pourquoi ne te conformes-tu pas à l’image iconique, au fantasme (que j’ai) de la femme ? À quoi Wanda lui répond qu’elle n’a pas d’argent pour s’en acheter un et que de toute façon elle n’a jamais rien possédé. Mr Dennis lui profère alors une sagesse toute ordinaire : If you don’t have money, you are nothing. Voilà Wanda à nouveau réduite à l’ordinaire de son néant, de son irrésolution, de sa stupidité (I’m stupid), de sa mort (Mr Dennis : You don’t have anything, you’re nothing. You might as well be dead. You’re not even a citizen of the United States. Wanda : I guess I’m dead then). Un phénomène d’inquiétante étrangeté fait alors irruption : audessus d’eux plane un avion qu’un père et son fils télécommandent depuis le champ d’à-côté.
17Pour la subjectivité cinématographique qu’est Wanda, porter ou non un chapeau, avoir de l’argent ou ne pas en avoir, être ou non conforme au fantasme qu’un homme a de la femme, vivre ou mourir, n’est pas ce qui la « raccorde » tantôt à l’utopie tantôt au quotidien, mais conjointement aux deux dimensions. Ce qui avait tant déplu à des féministes de l’époque constitue en fait l’intérêt majeur du film. Ce qu’il montre, c’est l’impossibilité de résoudre la tension qui habite le sujet Wanda par un choix radical, d’ordre existentiel, tranchant une fois pour toutes les termes également biaisés de l’alternative. D’une phrase lapidaire, Barbara Loden a résumé toute la tension qui anime son personnage : « elle ne sait pas ce qu’elle veut, mais elle sait par contre ce qu’elle ne veut pas ». Ce que pour Wanda a d’inquiétant le réel familier dans lequel elle est plongée, c’est qu’elle sait que « quelque chose cloche » mais sans pour autant accrocher cette certitude à une vision claire, décidée, résolue, de ce qui devrait prévaloir en contrepartie. De ce « quelque chose manque » (Etwas fehlt) découle seulement, écrit Macherey, « la nécessité de l’utopie, qui est là tout en n’étant pas là, qui est là de n’être pas là, sous la forme surprenante d’une présence absente ou d’une absence présente »35. Ou plutôt, serait-on tenté de préciser en s’appuyant sur la spécificité du médium cinématographique : sous la forme d’une continuité discontinue ou d’une discontinuité continue. Car, contrairement aux personnages « immobiles » des photogrammes de Sherman, le personnage cinématographique de Wanda ne peut pas ne pas bouger au long des scènes et des plans qui s’enchainent, ce qui a pour effet d’accentuer, d’une part, son irrésolution et son indécision, mais aussi, de l’autre, de creuser un peu plus encore la certitude de ce qu’elle ne veut pas.
18Parmi les phénomènes susceptibles de provoquer un sentiment d’« inquiétante étrangeté », Freud cite « le facteur de répétition non intentionnelle » qui « nous impose l’idée d’une fatalité inéluctable là où nous n’aurions parlé sans cela que de "hasard" »36. Nous ressentons la récurrence pourtant totalement fortuite d’un même évènement inhabituel – par exemple, croiser à plusieurs reprises, en un laps de temps rapproché, une personne que nous n’avions plus vue depuis longtemps – comme un « destin » d’autant plus étrange que nous n’en saisissons pas le sens ultime. Ce n’est pas tant le fait de croiser par hasard une personne perdue de vue qui nous inquiète que le fait de la croiser à nouveau au cours d’une même journée. Autant la première rencontre peut, le cas échéant, être ressentie comme un « heureux hasard », autant sa répétition purement accidentelle nous paraît bizarre, comme si tout à coup un lien magique, fatal, secret (geheim, en allemand, partage la même racine que Unheimlich), devait nous lier à la personne en question.
19De cette impression d’inquiétante étrangeté que provoque la « répétition non intentionnelle », Wanda offre une intéressante variation. Dans l’une des dernières séquences du film, Wanda, de nouveau attablée dans un bar, regarde le poste de télévision où passent les news du casse manqué et de la mort de Mr Dennis. Un jeune et fringant militaire vient s’asseoir à sa table pour lui offrir un drink. Le spectateur s’attendrait ici à une répétition de la scène entre Wanda et le représentant de commerce, sauf que, conduite en décapotable rouge dans une carrière désaffectée, Wanda en vient à se dépêtrer des mains de l’homme qui insidieusement puis violemment tentait de la forcer, pour s’enfuir à bout de souffle dans les bois. Au sujet de cette scène de viol, on pourrait croire que Wanda serait – enfin – sortie de son apathie et aurait appris à distinguer son désir singulier (de femme) du désir d’un autre (d’un homme). Mais ce qui ressort de cette scène est peut-être plus dérangeant : entre le représentant de commerce (avec lequel elle consent à coucher) et le militaire (qui la force à coucher avec lui), Wanda aura ressenti comme une « inquiétante étrangeté » la répétition compulsive de ses liens avec des hommes (« Une femme ne trouve son identité qu’avec un homme »). Si Wanda contient un message « féministe », c’est moins dans le récit d’apprentissage de la « vérité » d’un désir que dans sa manière toute cinématographique de montrer comment la domination sexuelle la plus ordinaire peut à tout moment, y compris pour un sujet en apparence passif et soumis, basculer en un sentiment que « quelque chose cloche ».
20Le fil de l’utopie que tisse Wanda s’avère ténu mais tenace. Il tient non pas à l’évocation imaginaire, fantasmagorique, d’un autre absolu, « atopique », de la domination sexuelle ordinaire mais à l’exposition crûment réaliste de son refus non-volontaire, non pas à un savoir ferme de ce que l’on veut mais à une certitude intime de ce que l’on ne veut pas. Où il est possible par-là de rejoindre une autre distinction tracée par Macherey, celle entre l’« ordinaire » et le « quotidien ». Concernant le quotidien, il remarque que « ce n’est pas exactement la même chose que l’ordinaire, c’est-à-dire un ensemble systématique de pratiques soumises à des régularités figées : le quotidien est en effet exposé en permanence au risque de l’irrégularité, qui, sans transition, le fait basculer dans l’extraordinaire »37. Le passage de la répétition aveugle la plus ordinaire au possible basculement dans l’extraordinaire s’effectue moins par un saut « atopique » hors du quotidien – que par un court-circuit « utopique » qui opère, « sans transition », à même le réseau de la quotidienneté, par le truchement d’une « inquiétante étrangeté ».
« Faux raccord »
21De quel type de « raccord » entre utopie et quotidien le sujet Wanda est-il le nom ? De ce « raccord », il est en tout cas difficile d’affirmer le caractère direct et immédiat. Wanda ne s’apparente pas à une simple interface qui s’effacerait aussitôt rempli son rôle de mettre en communication les deux plans opposés du quotidien et de l’utopie. Bien plutôt, Wanda se situe au point de tension irrésolue entre la vie ordinaire d’une femme américaine qui se répète inlassablement sous le coup des stéréotypes sociaux et la visée d’un ailleurs dont elle a l’obscur pressentiment et qui, presque malgré elle, l’anime (« elle sait ce qu’elle ne veut pas »). Comme le suggère Macherey, le raccord de l’utopie et du quotidien s’opère ici « sans transition », de façon discontinue, indirecte, médiate. Au cinéma, on nomme généralement « faux raccord » une « discontinuité tenant au manque d’homogénéité, des éléments constitutifs du film (décor, lumière, couleur, son, costume, accessoire, jeu, rythme, etc.) ou à une mauvaise transition d’un plan à un autre »38. De ce qui apparaît au premier abord comme une erreur de grammaire dans l’écriture cinématographique, le cinéma de l’après-guerre (le néoréalisme italien, et, à sa suite, la nouvelle vague et le nouveau cinéma américain) en a fait un parti-pris esthétique, en montrant que la succession soi-disant illogique de plusieurs plans pouvait dans certains cas donner lieu à d’intéressants effets au niveau du récit filmique lui-même39. En creusant un peu plus la discontinuité constitutive des plans, le récit filmique amène le spectateur à entrevoir, à travers la brèche des images, une dimension qui avait au fond toujours été présente mais qui était demeurée jusqu’alors insoupçonnée. On peut soutenir, à la façon d’un paradoxe, que toute opération de montage au cinéma, tout enchainement « idéel » de plans, repose en dernier ressort sur un « faux raccord », plus ou moins conscient, plus ou moins tacite selon les cas, mais jamais totalement supprimé40. La dimension béante du « faux raccord » au cinéma exprime en cela une parenté avec celle, inconsciente, qui chez Freud caractérise le trop familier dont le refoulement fait retour sous la forme d’une « inquiétante étrangeté »41. À propos du « faux raccord », Gilles Deleuze a de son côté souligné qu’il n’est « ni un raccord de continuité ni une rupture ou une discontinuité dans le raccord. Le faux raccord est à lui seul une dimension de l’Ouvert, qui échappe aux ensembles et à leurs parties. Il réalise l’autre puissance du hors-champ, cet ailleurs ou cette zone vide, ce "blanc sur blanc impossible à filmer" »42.
22Au long de sa dérive, de son trajet sans commencement ni fin, la subjectivité de Wanda, qui se meut dans une totalité qui n’a pour seule et fragile clôture que son propre prénom (le film Wanda), lie le quotidien à l’utopie au moyen d’un « faux raccord » dont les premières scènes fournissent un brillant exemple. Au premier visionnage, le spectateur aura spontanément identifié le personnage éponyme du film avec celui de la femme portant péniblement un enfant dans ses bras, avant de s’apercevoir que Wanda, « l’héroïne si peu héroïque » du film, se cachait en fait sous la pagaille des draps qui couvrent le canapé. Ce n’est sans doute pas par hasard si la scène inaugurale nous confronte avec un phénomène de « fausse reconnaissance » (l’identification d’une femme nommée Wanda à la mère au foyer qu’est sa sœur)43. Et ce n’est pas non plus sans intention de la part de Loden si elle nous présente la première fois Wanda encore endormie, dissimulée sous des draps blancs. Dans l’un et l’autre cas, le « faux raccord » de l’utopie au quotidien réside ultimement dans la mise en branle de l’impossible synthèse entre l’universel et le particulier. Impossible synthèse qui, d’après Macherey, est celle dont le quotidien, par opposition à l’ordinaire et à sa régularité tranquille, est constamment inquiété et travaillé : « la vie quotidienne est le plan où s’effectue une rencontre de l’universel et du particulier qui, au lieu de les placer en continuité et en accord l’un avec l’autre, prend la forme d’une collision exposée, sur fond d’inquiétante étrangeté, aux plus soudains renversements : cette rencontre rend du même coup manifeste, en les réunissant, en les choquant l’un contre l’autre, l’impossibilité d’une synthèse entre l’universel et le particulier, qui sont renvoyés dos à dos »44.
23De cette impossible synthèse entre l’universel normalisé et le particulier singulier, entre les deux facettes – le « Moi » et le « Je » – de l’identité personnelle, l’image cinématographique rend peut-être mieux compte que l’image photographique, dans la mesure où, en les raccordant « faussement » l’un à l’autre dans le temps, elle fait plus que simplement les brouiller dans l’espace (comme les photogrammes de Sherman). Ce que produit le récit en images mouvantes de la dérive de Wanda, c’est une collision permanente, plus qu’un brouillage, entre ce que l’on (les hommes, la société américaine) attend d’elle et ce qu’elle sait ne pas vouloir. De cette friction entre la femme universelle et une femme singulière surgit une dimension autre, « utopique », que Wanda certes ne donne jamais à voir explicitement mais qu’il laisse néanmoins entrevoir, à la manière de ce « blanc sur blanc impossible à filmer » qu’évoque Deleuze ou de ces draps blancs sous lesquels dort son personnage principal.
24La trajectoire de Wanda semble s’arrêter net dans la dernière scène du film. Assise sur une banquette en cuir parmi les fêtards inconnus d’un bar, Wanda fume, un verre de bière posé devant elle. Le film s’achève par cet arrêt sur image (freeze frame ou « image gelée ») qui la fige dans l’éternité d’un moment banal. Loden a prétendu s’être inspirée du dernier plan des Quatre-cents coups de François Truffaut (1959), où le personnage d’Antoine, après s’être échappé d’un centre pour enfants délinquants, court jusqu’à la mer et se retourne face caméra. Sur le visage tête baissée de Wanda, impossible de deviner la consolation ou l’amertume, l’espoir ou le désespoir, l’aspiration à une vie nouvelle ou le renoncement définitif. Cette ultime image, aussi figée et aliénante qu’elle puisse paraître, est en fait éminemment mobile et flottante : on ne sait ce qui de Wanda adviendra (même si Loden avait prévu une scène où elle serait emmenée par la police). C’est à chaque spectateur, dans l’intervalle créé par « le blanc sur blanc impossible à filmer », d’en décider pour lui-même. De l’impossible synthèse entre l’universel et le particulier, entre le Moi et le Je, dont la dérive de Wanda est la mise en mouvement, l’arrêt sur image avec lequel se clôt le film nous fait alors passer à un universel singulier en acte : le visage de Wanda devient l’icône de celles et ceux qui, comme elle, ne savent pas trop bien ce qu’ils veulent mais savent en revanche ce qu’ils ne veulent pas.
Notes de bas de page
1 Macherey (P.), Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2009 ; De l’utopie !, Lille, De l'incidence éditeur, 2011 ; Identités, Lille, De l’incidence éditeur, 2013.
2 Pinel (V.), « Raccord », in Pinel (V.), Vocabulaire technique du cinéma, Paris, Nathan-université, 1996, p. 335.
3 Aumont (J.), Montage « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015.
4 Ibid., p. 29.
5 Interrogée sur le film d’Arhur Penn sorti en 1967, Loden en rejette toute influence : « I didn’t care for it because it was unrealistic and it glamorised the characters […] People like that would never get into those situations or lead that kind of life – they were too beautiful […] Wanda is anti-Bonnie and Clyde » (Melton (R.), « An environment that is overwhelmingly ugly and destructive : an interview with Barbara Loden », The Film Journal, I/2 (été 1971), p. 11).
6 Ciment (M.), « Entretien avec Barbara Loden », Positif, 169 (avril 1975), p. 15.
7 Thomas (K.), « Miss Loden's Wanda – 'It's Very Much Me' », The Los Angeles Times, 8 avril 1971.
8 Duras (M.), Kazan (É.), « L’homme tremblant : conversation entre Marguerite Duras et Elia Kazan », Cahiers du Cinéma, 318 (1980), p. 6.
9 Kazan (É.), A Life, New-York, Alfred Knopf, 1988, p. 794 : « Like many pretty girls I’ve known, she felt worthless, felt that the only thing that gave her any value was a man’s desire for her. […] When I first met her, she had little choice but to depend on her sexual appeal. But after Wanda she no longer needed to be that way, no longer wore clothes that dramatized her lure, no longer came on as a frail, uncertain woman who depended on men who had the power […] I realized I was losing her, but I was also losing interest in her struggle […] She was careless about managing the house, let it fall apart, and I am an old-fashioned man ».
10 Leger (N.), Supplément à la vie de Barbara Loden, Paris, P.O.L., p. 89-93.
11 Cf. l’extrait d’entretien avec Loden cité par Léger : « Le caractère de Wanda est fondé sur ma propre vie et sur ma personnalité, et aussi sur ma propre manière de comprendre la vie des autres. Je crée chaque chose à partir de mes propres expériences. Tout ce que je fais, c’est moi » (Leger (N.), Supplément à la vie de Barbara Loden, op. cit., p. 37).
12 Voir Karacsonyi (J.), « Fictions and Realities : On the margins of Barbara Loden’s Wanda & Nathalie Léger’s Supplément à la vie de Barbara Loden », Americana. E-Journal of American Studies in Hungary, X/1 (printemps 2014), en ligne http://americanaejournal.hu/vol10no1/karacsonyi, consulté le 3 juin 2016. Nick Proferes, qui signa pour la première fois avec Wanda l’image et le montage d’un film de fiction, était issu du cinéma documentaire.
13 Ciment (M.), « Entretien avec Barbara Loden », op. cit., p. 16 : « chaque fois que je voyais un documentaire, je me demandais pourquoi on ne pouvait pas faire un film de fiction de la même manière ».
14 Ibid.
15 Macherey (P.), Identités, op. cit., p. 122.
16 Ibid., p. 139.
17 Mead (G.H.), L’esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 2006.
18 Macherey (P.), Identités, op. cit., p. 141.
19 Cf. Reynaud (B.), « For Wanda », in The Last Great American Picture Show. New Hollywood Cinema in the 1970s, sous la direction de Elsaesser (T.), Horwath (A.), King (N.), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2004, p. 237 : « To use an American idiomatic phrase, Wanda does not ‘go places,’ she’s not socially mobile, and her story is non-directional : at the end, she is no less in the lurch (alone, without money, drifting) than she was at the beginning ».
20 Macherey (P.), Identités, op. cit., p. 128.
21 Selon Kazan, Barbara Loden a dressé le portrait dans Wanda d’« un personnage que nous avons en Amérique et qui existe je suppose en France et partout, que nous appelons floating (vagabond). Une femme qui flotte à la surface de la société, ici ou là, au fil du courant » (Duras (M.), Kazan (É.), « L’homme tremblant : conversation entre Marguerite Duras et Élia Kazan », op. cit., p. 6).
22 Cf. Reynaud (B.), « For Wanda », op. cit., p. 234. Reynaud fait remarquer l’homophonie entre Wanda et wanderer.
23 Cité par Reynaud (B.), « For Wanda », op. cit., p. 224 : « But now Barbara Loden arrives at the crux of the problem, which is, where do you go after you reject the only life society permits ? And once a woman gains her freedom, what can she do with it ? The answer : nowhere and nothing ».
24 Macherey (P.), Identités, op. cit., p. 133.
25 Rejouant à leur façon le « stade du miroir », Mr Dennis ne prononcera qu’une fois le nom de Wanda quand il la persuadera de participer au casse de la banque. S’en suit une scène où le metteur en scène Mr Dennis (alias Kazan) fait répéter à son actrice Wanda (alias Loden) le scénario du braquage.
26 En 1964, Kazan avait réussi à imposer sa protégée pour jouer le rôle de Maggie dans la pièce d’Arthur Miller After the Fall. Le personnage, inspiré à Miller par sa liaison avec Marilyn Monroe, se désigne elle-même à un endroit de la pièce comme Miss None (« Mademoiselle Néant »). L’interprétation du rôle fera dire à l’époque à Loden : I thought it was about me. Il aura fallu en quelque sorte Wanda pour que Miss None obtienne finalement un nom... Voir à ce propos Leger (N.), Supplément à la vie de Barbara Loden, op. cit., p. 67-70.
27 Duras (M.), Kazan (É.), « L’homme tremblant : conversation entre Marguerite Duras et Élia Kazan », op. cit., p. 13.
28 Sur la question du « cadrage » (framing), voir les réflexions de Judith Butler à partir des photos de prisonniers irakiens prises à Abou Ghraïb (Butler (J.), Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, La Découverte, 2010).
29 Macherey (P.), De l’utopie !, op. cit., p. 57.
30 Ibid., p. 74.
31 Ibid., p. 73.
32 Freud (S.), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 223.
33 Ibid., p. 246.
34 Ibid., p. 260.
35 Macherey (P.), De l’utopie !, op. cit., p. 74.
36 Freud (S.), L’inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit., p. 240.
37 Macherey (P.), Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, op. cit., p. 17-18.
38 Pinel (V.), « Faux raccord », in Pinel (V.), Vocabulaire technique du cinéma, op. cit., p. 160.
39 Voir notamment l’exemple du cinéma de Godard analysé par Gallagher (R.), « ‘Faux raccord’ : Mismatch, Noise and Transformation in the Work of Jean-Luc Godard », Critical Quaterly, 53 (juillet 2011), p. 123-136.
40 Cf. Aumont (J.), Montage « la seule invention du cinéma », op. cit., p. 33 : « le montage est l’outil mental qui gère cette donnée essentielle : le rapport entre le visible et l’invisible. Le raccord, dans son ambiguïté constitutive, est ce rapport ».
41 Au « faux raccord » correspond mutatis mutandis les lapsus et autres actes manqués analysés par Freud dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne. Qu’il s’agisse d’un « faux raccord », d’un acte manqué ou des associations en rêve, un même mécanisme inconscient est à l’œuvre qui consiste à créer une interférence « incorrecte » entre deux actes ou deux éléments supposés « corrects » : « l’apparence de fonction incorrecte s’explique par l’interférence particulière de deux ou plusieurs actes corrects » (Freud (S.), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1967, p. 315). Voir à ce propos le beau commentaire que Macherey livre du texte freudien dans Macherey (P.), Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, op. cit., p. 107-132.
42 Deleuze (G.), L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 45.
43 Un autre « faux raccord » appert dans la scène où Wanda apparaît visiblement enceinte avec Mr Dennis, avant qu’on ne comprenne, une fois les coussins retirés de dessous sa robe, qu’il s’agissait en fait d’un leurre en vue de préparer au casse de la banque.
44 Macherey (P.), Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, op. cit., p. 18.
Auteur
Université de Namur
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