Faisons deffenses de traitter ny donner aucunes boissons enyvrantes aux Sauvages
Politique coloniale et conflits de pouvoir en Nouvelle-France (1657-1668)
p. 373-393
Texte intégral
1Moins d’un mois après avoir accepté la démission de la Compagnie des Cent Associés1, Louis XIV promulgue en avril 1663 un édit par lequel il ordonne l’établissement d’un Conseil souverain en Nouvelle-France. Première cour souveraine établie dans les colonies d’Outre-mer, le Conseil souverain de la Nouvelle-France répond, selon les termes mêmes de son Édit de création, à la nécessité « […] de pourvoir à la justice comme étant le principe, et en même temps un préalable absolument nécessaire, pour bien administrer les affaires et assurer le gouvernement dont la solidité dépend autant de la manutention des lois et de nos ordonnances que de la force des armes… »2. Cet édit consacre ainsi la reprise en main par la monarchie des vastes territoires nord-américains3 confiés trente-cinq ans auparavant par le Cardinal de Richelieu à une compagnie commerciale plus soucieuse de la traite des fourrures que du peuplement et de l’administration de la jeune colonie. L’édit royal sous-tend surtout les efforts déployés par Colbert, devenu intendant des finances deux ans plus tôt, pour affirmer la place de la France sur l’échiquier international et mettre en place une politique mercantiliste à la française. La création d’une cour souveraine dans la lointaine colonie inhospitalière, très étendue mais guère peuplée de plus 3.000 colons français4, exprime donc avant tout, pour reprendre les termes d’Eric Wenzel, « une volonté politique de fonder en Amérique des répliques de la société-mère, avec des structures et institutions importées de la Métropole et principalement destinées à des populations expatriées »5.
Etant bien informés que la distance des lieux est trop grande pour pouvoir remédier d’ici à toutes choses…, établissons un Conseil souverain dans le dit pays
2Le Conseil souverain de la Nouvelle-France est en grande partie coulé dans le même moule que les autres conseils établis à la même époque. Si chaque édit de création tente de coller au plus près aux réalités et aux particularismes locaux en ce qui concerne la composition de la cour concernée ou le droit applicable, tous leur assignent en revanche les mêmes prérogatives et compétences que celles exercées par les autres cours souveraines du royaume6. Ainsi, l’édit de 1663 attribue à la cour québécoise le pouvoir « de connoitre de toutes causes civiles et criminelles, pour y juger souverainement et en dernier ressort ». Il dispose à ce sujet que la justice sera rendue en Nouvelle-France conformément aux lois et ordonnances du royaume et que les conseillers procèderont, autant qu’il se pourra, « en la forme et manière qui se pratique et se garde dans le ressort de notre Cour de Parlement de Paris ». Le roi exprime toutefois son désir « d’ôter autant qu’il se pourra toute chicane dans le dit pays de la Nouvelle France afin que prompte et brève justice y soit rendue »7. Outre des prérogatives juridictionnelles, la cour se voit investie d’un pouvoir réglementaire étendu afin de régler « toutes les affaires de Police, publiques et particulières, de tout le pays », mais également et surtout « de disposer de la traite des pelleteries avec les sauvages, ensemble de tout le trafic que les habitants pourront faire avec les marchands de ce royaume ». Le Conseil souverain de la Nouvelle-France apparaît ainsi à la lecture de son édit de création comme calqué sur le modèle métropolitain, comme une « greffe » judiciaire et administrative dans un contexte colonial pourtant marqué par l’éloignement, les difficultés de communication et un manque de personnel expérimenté8.
3En matière de police, les travaux d’Élise Frêlon9 ont démontré que le Conseil souverain de Québec s’était affirmé, dès sa création, tant comme un instrument de diffusion de la norme royale que comme un organe autonome de création d’une norme « provinciale ». Éloigné des centres de décision métropolitains et même isolé du Vieux continent durant les longs mois d’hiver, le Conseil souverain est amené à exercer un important pouvoir réglementaire afin de répondre aux problèmes spécifiques auxquels sont confrontés les autorités coloniales et les colons qui débarquent en terre inconnue. Les arrêts de règlement promulgués par le Conseil concernent dès lors principalement la traite des pelleteries et les rapports commerciaux avec les populations indigènes ; le défrichage des terres, le développement de l’agriculture et l’organisation de communautés villageoises ou encore la mise en place de diverses manufactures.
Faisons deffenses a toutes personnes de traitter ny donner aucunes boissons enyvrantes aux Sauvages
4Un des premiers arrêts de règlement généraux, prononcé le 28 septembre 166310 par le Conseil souverain « assemblé », porte « deffense de traitter ou donner aucunes boissons enyvrantes aux sauvages ». L’arrêt rappelle tout d’abord qu’une décision du Conseil d’État du 7 mars 1657 avait déjà interdit la vente de boissons enivrantes aux indiens, prévoyant même des peines corporelles pour les contrevenants. Depuis deux ans toutefois, et en raison d’un relâchement de la répression, on déplore dans la colonie de très nombreux désordres intervenus « a cause de la furie dans laquelle ces peuples se trouvent dans l’yvresse ». Dans son réquisitoire, le Procureur général rapporte « qu’il est constant qu’ils ne veulent boyre que pour s’enyvrer […] et que enclins à l’yvrongnerie, ils méprisent les loix du Christianisme, s’adonnent a toutes sortes de vices et abandonnent l’exercice de la chasse par lequel seulement cette colonie a subsisté jusqu'à ce jour »11. C’est la raison pour laquelle le Conseil, après avoir pris l’avis des pères jésuites en leur qualité de missionnaires auprès des populations amérindiennes, juge nécessaire de réitérer la défense « de traitter ny donner, directement ny indirectement, aucunes boissons enyvrantes aux sauvages, pour quelque cause ce soit, quelque pretexte ce soit […] sur peine pour la premiere fois de trois cent livres d’amende, appliquable le tiers au denonciateur, le tiers à l’Hôtel Dieu et l’autre tiers au fisque ; et en cas de récidive, du foüet ou du bannissement ».
5Cet arrêt de règlement peut à première vue apparaître anecdotique. Il n’est d’ailleurs pas repris dans le volume des Edits, ordonnances royaux, Déclarations et Arrêts du Conseil d’Etat du roi publiés en 1803 par ordre du lieutenant gouverneur de la province du Bas-Canada. L’arrêt fait simplement l’objet d’une mention, à la fin de la Table des titres, parmi les édits, déclarations et arrêts qui ont été omis dans cet ouvrage, « l’impression en étant regardée comme inutile quant à présent ». Les apparences sont toutefois trompeuses et les historiens qui se sont intéressés à l’histoire de la Nouvelle-France au cours de la première moitié du XVIIe siècle ne s’y sont pas trompés. Derrière l’empressement et la détermination des juges souverains à mettre fin aux graves troubles à l’ordre public et aux atteintes aux bonnes mœurs causés par les populations autochtones sous l’emprise de l’alcool, se cachent en réalité des enjeux bien plus importants.
6On notera tout d’abord que l’arrêt du Conseil souverain est adressé aux autorités métropolitaines, comme l’atteste la présence d’une copie dans les archives de la « Correspondance à l’arrivée en provenance du Canada »12. Il n’est pas impossible que le Conseil souverain ait d’emblée pris l’habitude de communiquer systématiquement les actes règlementaires au pouvoir central. Peut-être y était-il même contraint en vertu des dispositions de l’Édit de création, le roi se réservant en effet le pouvoir souverain « de changer, réformer et amplifier les dites Loix et ordonnances, d’y déroger, de les abolir et d’en faire de nouvelles », mais également « de faire tels reglements ou statuts que nous verront être plus utiles à notre service et au bien de nos sujets du dit pays » ? Ou alors, espérait-on à Québec une approbation royale voire un arrêt confirmatif du Conseil d’État ? Si c’était l’objectif recherché, il convient de constater que l’envoi de l’arrêt de règlement du 28 septembre 1663 ne suscita aucune réaction à Versailles ; aucune réponse n’est du moins à relever dans la correspondance échangée entre les autorités de la Nouvelle-France, d’une part, le roi et ses ministres, d’autre part. Ce qu’on peut en revanche affirmer, c’est que le Conseil souverain demeura très attentif à cette question. Plusieurs autres arrêts de règlement relatifs à la vente de boissons enivrantes aux indiens ont en effet été rendus par le Conseil souverain et adressés au pouvoir central, prouvant l’importance que les conseillers québécois accordaient à la question.
7Un deuxième arrêt intervient le 17 avril 1664, soit moins de sept mois après le premier13. Il s’agit d’un arrêt de règlement rendu à l’issue d’un procès criminel et il constitue à ce titre, selon les observations d’Élise Frêlon, une exception dans la production réglementaire de la cour québécoise14. Après avoir rappelé les termes de l’arrêt de septembre 1663, en particulier les peines qu’encourent les contrevenants, le Procureur général fait le constat suivant : « […] le desordre neanmoins seroit arrivé a tel point que presque tous les habitans, notamment ceux des cantons de Cap-Rouge, Saint-François-Xavier et de Sillery15 y auroient contrevenu, ce qui auroit apporté un grand desordre parmy les sauvages ». Lors du procès des contrevenants, les juges avaient renoncé à prononcer l’amende de trois cents livres, probablement parce que les condamnés n’étaient pas en mesure de payer une telle somme, nullement adaptée aux faibles moyens des colons. Comme peine, ils avaient décidé de leur interdire « d’avoir pendant un an aucunes boissons enyvrantes en leurs maisons ny en emporter ny faire emporter en bouteilles ny autrement […] a peine d’amende ou du foüet en cas d’insolvabilité ». À l’issue du procès criminel, le Conseil fait donc « iteratives inhibitions et defenses à toutes personnes de quelque qualité et condition de traitter ny donner, pas mesme le moindre coup, aucunes boissons enyvrantes aux sauvages », durcissant par ailleurs les sanctions, à présent plus en adéquation avec la pauvreté des habitants de la colonie : confiscation de tous leurs biens, bannissement « et si le cas eschet du foüet ». Pour donner à cet arrêt toute la publicité nécessaire, il avait été lu trois dimanches de suite à l’issue de la Grand messe dans toutes les paroisses de Québec, Trois-Rivières, Cap-de-la-Madeleine et Montréal… et on peut supposer qu’il fut l’objet du sermon des curés !
8Le 15 juillet 1665, la cour rend un troisième arrêt de règlement16. Celui-ci intervient à la requête du syndic de Trois-Rivières et du Cap-de-la-Madeleine, Louis Pinard – ça ne s’invente pas ! – au nom de la grande majorité des habitants des deux bourgs excédés par « les grands abuz qui se commettent par les sauvages, [même] sous les boissons permises de bière et de bouillon17 ». Après intervention du gouverneur de Mézy et sur réquisitoire du Ministère public, le conseil réitère une nouvelle fois la défense de donner des boissons aux sauvages, « mesme biere et bouillon », et interdit par ailleurs aux habitants « de loger lesdits sauvages chez eux sous pretexte d’hospitalité ».
9Il est peu probable que ce troisième arrêt de règlement ait eu davantage d’effet que les deux précédents ou que la vente et la consommation d’alcool, comme les excès et débordements qui s’en suivaient, aient soudainement pris fin. On ne s’étonnera dès lors pas que la question revienne sur le tapis. Le 5 janvier 1667, le Conseil souverain assemblé18 rend un nouvel arrêt de règlement et en adresse, comme ce fut le cas pour les précédents, copie au pouvoir central19. En préambule, le Procureur général rappelle derechef les désordres qui procèdent de la traite de boissons enivrantes avec les autochtones, évoquant pour la première fois « des violences et des meurtres »20. Il insiste surtout sur le fait que ces pratiques « retardent beaucoup l’avancement du Christianisme parmy ces peuples infidelles ou devenus Chrestiens » et portent dès lors préjudice « a l’etablissement de la colonie ». Le Conseil réitère donc la défense de « donner, vendre ou traitter aux sauvages aucunes boissons enyvrantes » en rappelant les sanctions qu’encourent les contrevenants. Il introduit par ailleurs « la peine du carcan pendant trois heures » pour tous ceux qui seront trouvés ivres. Enfin, la Cour manifeste pour la première fois explicitement le souci de porter les dispositions de l’arrêt à la connaissance des populations autochtones en ordonnant « qu’il sera leu, expliqué et interpretté par des Pères de la Compagnie de Jésus qui ont soin de les instruire des principes de la religion catholique, apostolique et romaine auxquels, a cet effet, il sera delivré copie dudit arrest »21.
Permettons à toute personne de vendre des boissons aux sauvages, deffense a eux de s’enyvrer
10Le 10 septembre 1668, la question est une fois de plus à l’ordre du jour du Conseil souverain. Mais, coup de théâtre, cette nouvelle réunion des plus hautes autorités de la colonie conduit à la promulgation d’un arrêt de règlement « qui permet à toute personne de vendre des boissons aux sauvages », précisant toutefois « deffense a eux de s’enyvrer »22. Comment expliquer ce soudain retournement de situation ? L’arrêt rappelle d’abord que la cour demeure soucieuse « […] de trouver les remedes les plus convenables pour empecher les désordres qui naissent de la quantité d’eau de vie qui leur est fournie par les François […] d’ou il s’ensuit parfois de facheux accidens ». Sans avouer l’échec de la réglementation antérieure et l’impuissance des autorités locales à empêcher la vente et surtout la consommation d’alcool, les conseillers tentent de motiver leur revirement. Ils invoquent une politique de la main tendue vers les autochtones afin de favoriser leur assimilation : « Il faut admettre », peut-on lire dans le dispositif, « la liberté auxdits sauvages d’en [les boissons] user a l’instar des François affin de les introduire par là dans la société et commerce des plus honnetes gens plutost que de les voir exposéz à vivre dans les bois ou les libertins, gens sans aveux et faineants abandonnant leurs cabannes et leurs travaux ordinaires qui est la culture de la terre […] ». Derrière ce beau discours tendant à justifier la décision de « permettre aux François habitans de la Nouvelle France de vendre et debiter toutes sortes de boissons aux sauvages qui en voudront acheter » – tout en enjoignant ces derniers « d’en user sobrement »23 – se cache en réalité une intervention directe du pouvoir central. Cet arrêt exprime la volonté royale de ne pas se laisser dicter sa politique coloniale par le clergé et de soustraire le Conseil souverain à son emprise. N’estce pas ainsi qu’il convient d’interpréter l’incise « […] et pour mettre a execution les intentions de sa Majesté qui veut et entend que lesdits sauvages vivent avec les naturels sujets dans un esprit de douceur et d’union pour fomenter l’alliance promise entr’eux et la cimenter de mieux en mieux par leur continuel commerce et frequentation ». La présence conjointe au Conseil souverain de Claude de Boutroue, intendant de la Nouvelle-France, débarqué quelques jours plus tôt à Québec24, et de son prédécesseur, Jean Talon, qualifié dans l’arrêt de « conseiller du roi en son Conseil d’Etat et privé », plaide également dans ce sens25.
11Au-delà de son intérêt pour l’étude du pouvoir réglementaire du Conseil souverain de Québec dans la jeune et lointaine colonie d’Amérique du Nord, « l’affaire des boissons enivrantes » constitue surtout un miroir de l’histoire politique et institutionnelle de la Nouvelle-France. Elle met en lumière l’évolution des rapports entre le pouvoir royal et les autorités locales, mais surtout les tensions et luttes d’influence entre les acteurs coloniaux, et tout particulièrement entre pouvoirs temporel et spirituel.
Ce conseil estant mené par l’evêque et les jésuites, il sera fait selon leurs interests
12Afin de comprendre les tenants et aboutissants de cette affaire et d’en mesurer toute l’importance au sein de ce qui peut apparaître comme le « microcosme » canadien, il convient de remonter d’abord dans le temps. Le Cardinal de Richelieu fut le premier à s’intéresser sérieusement aux territoires nord-américains et à jeter les bases de la future « politique coloniale » de Louis XIV. En 1627, il établit par édit royal la Compagnie de la Nouvelle-France, plus connue sous le nom de Compagnie des Cent Associés26. Celle-ci se voit concéder tout le Canada « en pleine propriété, fief et justice ». Elle obtient le monopole du commerce, en particulier celui des fourrures, à condition toutefois d’installer à ses frais 4.000 colons catholiques – l’édit interdit toute émigration protestante –, de prendre en charge l’administration de la colonie et de soutenir les efforts de l’Église en vue de la conversion des Amérindiens. Après le traité de Saint-Germain-en-Laye de 1632, qui met fin à la guerre entre la France et l’Angleterre et officialise la restitution par les Anglais de la Nouvelle-France – principalement de la ville de Québec conquise en 1629 –, les Jésuites sont invités à prendre en main le travail d’évangélisation des populations autochtones. La Compagnie de Jésus est soutenue par le Cardinal de Richelieu en personne et bénéficie également de l’appui de l’administrateur de la Compagnie des Cent Associés et futur gouverneur, Jean de Lauzon. La Nouvelle-France devient « terre de mission »27 et les jésuites entendent se donner tous les moyens pour atteindre leurs objectifs, convertir et franciser « les sauvages » afin d’en faire des sujets du roi très-chrétien. S’il est excessif de parler, comme l’ont parfois fait certains historiens depuis Gustave Lanctôt28, de tentative d’instauration d’un « régime théocratique », il est en revanche établi que les jésuites ont très tôt cherché à exercer également leur influence en matière politique, économique et sociale. Estimant que l’évangélisation de la Nouvelle-France passe par son développement économique, ils n’hésitent pas à s’immiscer dans le contrôle de l’immigration, l’organisation de la traite des fourrures, la distribution et mise en culture des terres ainsi que dans la gestion financière et la justice de la colonie. Pour C. Jaenen, les premières décennies de la Nouvelle-France se caractérisent par une hypertrophie de la représentation religieuse. Fort de leur nombre et de leur organisation, les jésuites auraient à l’origine surtout voulu pallier le désintérêt de la Compagnie des Cent Associés pour le peuplement de la colonie tout comme l’absence d’une réelle administration royale29. Pour faciliter l’évangélisation et l’assimilation des populations autochtones, les jésuites – principaux propriétaires fonciers de la colonie30 – établissent des « réductions indiennes » sur le modèle de celles fondées dès 1610 par la Compagnie de Jésus en Amérique du sud31. La plus connue est celle de Sillery évoquée dans l’arrêt du 17 avril 1664. C’est dans ce contexte que, selon la plupart des auteurs, les jésuites auraient prohibé pour la première fois la vente de boissons enivrantes aux indiens. Leur opiniâtreté à éliminer ce fâcheux obstacle à leur mission conduira à l’obtention, en 1657, d’une décision du Conseil d’État dans ce sens, décision dont il est fait mention dans l’arrêt de règlement du 28 septembre 1663.
13À partir de 1658, François de Laval, évêque in partibus de Pétrée et vicaire apostolique en Nouvelle-France, en fait un de ses chevaux de bataille. Le choix de Mgr Laval comme vicaire apostolique et sa nomination, en 1674, au siège épiscopal de Québec doivent beaucoup au soutien de la Compagnie. François de Laval a d’abord été élève au collège des jésuites de La Flèche, puis a étudié la théologie au collège de Clermont à Paris, également dirigé par les jésuites32. Dès son arrivée en Nouvelle-France, et fort de ses soutiens à la Cour, il démontre une conception très extensive de ses responsabilités spirituelles. Si, pour reprendre les propos de C. Jaenen, « political power was not distateful to the Jesuits, but open assumption was undesirable », Mgr Laval entend régner en maître absolu sur la colonie et n’hésite pas à défier l’autorité du gouverneur. Afin d’imposer le respect de la réglementation sur la vente des boissons enivrantes aux indiens, et bravant la colère du gouverneur d’Argenson, il menace par mandement les contrevenants d’excommunication33. L’arrêt de règlement du 28 septembre 1663 en porte témoignage : « … ce malheureux commerce avoit toujours continüé au mépris desdites défenses et des censures de l’Eglise… ». Pierre de Voyer d’Argenson et son successeur, Pierre du Bois d’Avaugour, appuient dans un premier temps la politique des autorités ecclésiastiques. Mais excédés par les empiétements de Mgr Laval sur ses compétences et surtout par la prétention de l’évêque à revendiquer la préséance sur les plus hautes autorités civiles, le gouverneur d’Avaugour engage le bras de fer. L’opposition inflexible du gouverneur conduira le prélat à s’embarquer en 1662 pour la France afin de demander et d’obtenir le rappel d’Avaugour34. Il n’est pas exclu que la rencontre entre Mgr de Laval et Louis XIV fut pour le prélat – avec l’appui du père François Annat, confesseur du roi et ancien provincial des provinces de France de la Compagnie de Jésus – l’occasion de revendiquer un droit de regard sur l’avenir de la colonie nord-américaine, placée à présent sous l’autorité directe du roi. Comment expliquer sinon que l’Édit de création du Conseil souverain prévoit que la cour sera composée « des sieurs de Mézy, gouverneur, représentant notre personne, de Laval, évêque de Pétrée, ou du premier ecclésiastique qui y sera, et de cinq conseillers […] et d’un notre procureur » et que les cinq conseillers, tout comme le greffier, seront « choisis et nommés conjointement et de concert » par le gouverneur et l’évêque35. C’est, en d’autres termes, un Conseil entièrement acquis à l’évêque, et sous sa présidence, qui prononce solennellement en septembre 1663, quelques jours après son installation, son premier arrêt de règlement prohibant la traite des boissons enivrantes. La cour précise d’ailleurs explicitement – mais était-ce réellement nécessaire – que la décision fut prise après avoir « en outre pris et mandéz pour ce l’avis des Reverends pères jesuites, missionnaires des dits sauvages ».
14Le Conseil souverain de la Nouvelle-France se fait ainsi le porte-voix des préoccupations du clergé dans la colonie. Une missive – probablement rédigée par ou à l’initiative du gouverneur – ne laisse planer aucun doute à ce sujet : « Ce conseil etant mené par l’evêque et les jésuites, il sera fait selon leurs interests »36. Certes, il n’est pas inhabituel que le pouvoir royal légifère dans des domaines relevant prioritairement de la sphère ecclésiastique dès lors que l’ordre public et l’ordre religieux sont concernés. La cour québécoise en fournit un exemple, qu’on peut qualifier de « classique », en enregistrant le 6 septembre 1666 un édit du roi contre les blasphémateurs37. Toutefois, en secondant l’Église de la Nouvelle-France dans sa lutte contre la traite des boissons enivrantes, le Conseil souverain va plus loin. Il se met au service des dessins missionnaires « et économiques » des ordres religieux, au premier chef desquels les jésuites et leur politique de réductions indiennes. Il entérine surtout, et de manière à peine voilée, la prééminence du clergé (sous l’autorité de Mgr Laval) et de sa mission évangélisatrice par rapport aux intérêts de la Compagnie des Indes occidentales à laquelle le roi a cédé en mai 1664 la Nouvelle-France, comme par rapport aux prérogatives des officiers royaux.
Tascher davantage a civiliser les sauvages et les disposer a se venir establir et vivre avec les François
15La nomination de Jean Talon comme premier Intendant de police, de justice et de finances pour les pays de Canada, Acadie, Ile de Terre-Neuve et autres pays de la France septentrionale marque incontestablement un tournant dans l’histoire de la colonie nord-américaine. Cheville ouvrière du plan de réorganisation de la Nouvelle-France élaboré par Colbert, Jean Talon reçoit du roi des pouvoirs très étendus. Sa commission du 23 mars 1665 lui donne instruction « de faire et ordonner ce qu’il jugera nécessaire et à propos pour le bien du service et ce qui dépendrait de la dite charge d’intendant […] et de tout ordonner ainsi que vous verrez être juste et à propos, validant dès à présent comme pour lors… »38. Avant d’embarquer le 24 mai à Rochelle en compagnie du nouveau gouverneur, Daniel de Rémy de Courcelle, le roi lui fait remettre un long mémoire – probablement rédigé par Colbert – pour lui servir d’instructions39. Les rapports conflictuels entre les autorités ecclésiastiques et royales de la colonie y sont longuement abordés. Très critique envers les jésuites et l’évêque de Pétrée, ce document constitue pour l’intendant tant une mise en garde qu’une feuille de route :
Le sieur Talon sera informé que ceux qui ont fait des relations les plus fidèles et les plus désintéressées du dit pays ont toujours dit que les Jésuites, dont la piété et le zèle ont beaucoup contribué à y attirer les peuples qui y sont à présent, y ont pris une autorité qui passe au delà des bornes de leur véritable profession, qui ne doit regarder que les consciences. Pour s’y maintenir ils ont été bien aises de nommer le sieur évêque de Pétrée pour y faire les fonctions épiscopales comme étant dans leur entière dépendance, et même jusques ici, ou ils ont nommé les gouverneurs pour le roi en ce pays là, ou ils se sont servis de tous moyens possibles pour faire révoquer ceux qui avaient été choisis pour cet emploi sans leur participation, en sorte que comme il est absolument nécessaire de tenir en une juste balance l’autorité temporelle qui réside en la personne du roi et en ceux qui la représentent, et la spirituelle qui réside en la personne du dit sieur évêque et des Jésuites, de manière toutefois que celle-ci fût inférieure à l’autre, la première chose que le dit sieur Talon devra bien observer et dont il est bon qu’il ait en partant d’ici des notions presque entières, est de connaître parfaitement l’état auquel sont maintenant ces deux autorités dans le pays et celui auquel elles doivent être naturellement. Pour y parvenir il faudra qu’il voit ici les Pères Jésuites qui ont été au dit pays et qui en ont toute la correspondance, ensemble le procureur général et le sieur Villeray, qui sont les deux principaux du conseil souverain établi à Québec, que l’on dit être entièrement dévoués aux dits Jésuites, desquels il tirera ce qu’ils en peuvent savoir sans néanmoins se découvrir de ses intentions.
16En débarquant à Québec le 12 septembre, Jean Talon semble soucieux de nouer des rapports apaisés avec la communauté ecclésiastique. Dans le premier rapport qu’il adresse à Colbert le 4 octobre, il note – et c’est le premier sujet abordé dans sa missive –« Si, par le passé les Jesuites ont balancé l’autorité temporelle par la spirituelle, ils ont bien reformé leur conduite et, pouveu qu’ils tiennent tousjours telle quelle, me parroist aujourd’huy on n’aura point a se precautionner contre elle a l’avenir », rajoutant néanmoins : « Je la surveilleray cependant et empescheray autant qu’il sera en moy qu’elle soit prejudiciable aux interests de sa Majesté et je crois qu’en cela je n’auray pas de peine »40. La question de la vente des boissons enivrantes n’est certainement pas la préoccupation première de l’intendant. Ses priorités concernent la mise en œuvre de la réorganisation administrative, judiciaire, économique et commerciale de la colonie, sans oublier sa mise en défense. Il organise donc l’approvisionnement et l’hivernement des troupes engagées contre les Iroquois. Il lance les premières prospections minières, étudie la possibilité de développer la construction navale et s’efforce de sédentariser les pêcheries. Il ordonne le défrichement et la mise en culture de terres en vue de l’accueil de nouveaux colons et se montre soucieux de regrouper les habitations en bourg. Il intervient dans tous les domaines, au grand dam parfois du gouverneur, du Conseil souverain et surtout de la Compagnie des Indes occidentales qui estiment que l’intendant dépasse les bornes en empiétant allègrement sur leurs compétences et prérogatives. Jean Talon entend se conformer, dans le court laps de temps dont il dispose – sa mission ne devait à l’origine pas excéder deux années –, aux directives précises que Colbert lui a assignées. Sa mission consiste à ce que la colonie puisse non seulement subvenir en toute autonomie à ses besoins, mais également à produire un surplus qui permettra, d’une part, d’accueillir davantage de colons et, d’autre part, d’approvisionner les Antilles41. Jean Talon nourrit de grands espoirs pour la colonie. Il souhaite, grâce à une immigration massive de colons français, doubler voire tripler en quelques années le nombre d’habitants d’origine métropolitaine et ouvrir ainsi la voie à la conquête de nouveaux territoires. « Le Canada », écrit-il dans sa première missive, « est d’une très vaste estendue. Du costé du nord je n’en connois pas les bornes, tant elles sont esloignées de nous, et du costé du sud, rien n’empesche qu’on ne porte le nom et les armes de sa Majesté jusques à la Floride…. et qu’on ne perce jusques au Mexic ».
17Afin de préparer au mieux l’accueil et l’installation de ces nouveaux colons, l’intendant décide, dès l’hiver 1665-1666, d’organiser trois bourgs dans la banlieue de Québec. Pour ce faire, il exproprie les jésuites auxquels la plus grande partie des terres convoitées avaient été cédées en seigneurie en 162642. Malgré les protestations de la Compagnie de Jésus, Colbert approuve la décision, forçant les jésuites à céder leur seigneurie de Notre-Dame-des-Anges parce que, martèle-t-il, l’intérêt général de la colonie doit primer sur les intérêts particuliers43. L’intendant a peut-être voulu éprouver ainsi la résistance des jésuites44 et, avant d’engager le bras de fer, probablement aussi s’assurer du soutien effectif qu’il pouvait espérer du pouvoir central. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne s’oppose pas encore à l’arrêt de règlement que rend le Conseil souverain le 15 juillet 166545. Le soutien attendu de Versailles a dû lui parvenir à peu près au même moment. Dans la longue lettre datée du 5 avril 1666 qu’il adresse à Jean Talon, Colbert assure que « Sa Majesté est fort contente d’apprendre, et par M. de Tracy et par vous, que M. l’Evesque de Petrée et les PP. Jesuistes n’ont pour but de leur dessein que l’avancement du Christianisme dans le pays, de maintenir les habitans dans la pureté de la foy et des mœurs, et de bien eslever les enfans dans la crainte de Dieu en leur inspirant l’envie de travailler et de fuir l’oysiveté ». Dans ce même courrier, le ministre exprime en revanche une fin de non-recevoir à l’idée d’une émigration massive : « Le Roy ne peut convenir de tout le raisonnement que vous faites sur les moyens de former du Canada un grand et puissant Estat, y trouvant divers obstacles […] et d’abord qu’il ne seroit pas de la prudence de depeupler son royaume comme il faudroit faire pour peupler le Canada »46.
18Colbert envisage une tout autre manière de peupler la colonie et d’assurer son essor. Il faut, écrit-il à Jean Talon, « […] tascher a civiliser les Algonquins, les Hurons et les autres sauvages qui ont embrassé le Christianisme, et les disposer a se venir establir en communauté avec les françois, pour y vivre avec eux, et eslever leurs enfans dans nos mœurs et dans nos coustumes »47. C’est dans cette perspective que s’inscrit le revirement de jurisprudence qui interviendra par l’arrêt de règlement du 28 septembre 1668, quelques jours avant que Jean Talon n’embarque pour la France. L’interdiction de la vente de boissons enivrantes aux indiens contrecarrait en effet en tous points le projet de développement de la colonie. Cette interdiction était d’abord préjudiciable au commerce. Les populations amérindiennes préféraient se tourner vers les Hollandais et les Anglais qui n’avaient aucune réticence à troquer les pelleteries contre de l’eau-de-vie et des armes. Ensuite, elle n’était guère propice au développement économique, en particulier agricole. Outre le chanvre et le lin, Jean Talon souhaitait également promouvoir la culture de l’orge et du houblon. En 1667, il obtient de Colbert la permission d’établir une brasserie à Québec afin de transformer sur place l’excès d’orge et d’éviter les importations coûteuses depuis le France48. Mais au-delà des considérations économiques et commerciales, la prohibition frappant les populations indigènes constituait avant tout un obstacle à la volonté du Ministre de « franciser » les indiens, c’est-à-dire non seulement de les convertir au christianisme, mais également de les sédentariser dans la perspective d’une véritable assimilation49. Jean Talon espérait en particulier pallier la raréfaction des émigrés – surtout des hommes – en favorisant les mariages50, y compris entre colons et jeunes indiennes éduquées et francisées par les Ursulines. Sans surprise, c’est donc cet argument qui est avancé en 1668 par le Conseil souverain pour justifier le soudain revirement d’une jurisprudence constante depuis plus d’un quart de siècle. La sédentarisation des populations amérindiennes apparaît alors comme d’autant plus urgente que les autorités coloniales sont confrontées à un nouveau phénomène qui les inquiète au plus haut point : les coureurs de bois. L’arrêt du 10 septembre 1668 y fait explicitement référence en évoquant « les libertins, gens sans aveux et faineants [qui] vivent dans les bois, abandonnant leurs cabannes et leurs travaux ordinaires qui est la culture de la terre ». Marie de l’Incarnation, fondatrice des Ursulines en Nouvelle-France, résume bien le problème lorsqu’elle écrit qu’un « Français devient plutôt sauvage qu’un sauvage ne devient Français »51. Le 5 juin 1673, le roi sera même amené à promulguer, à la demande des autorités coloniales, une ordonnance contre les coureurs de bois, assimilés à des vagabonds52. Peut-on pour autant affirmer que l’arrêt du 10 septembre 1668 marque un coup de frein à la longue tradition d’ingérence des ecclésiastiques dans la conduite des affaires politiques, administratives et judiciaires de la colonie et à leur mainmise sur le Conseil souverain ? Probablement convient-il de rester prudent. Dans le rapport très exhaustif qu’il adresse au Ministre en octobre 1667, Jean Talon peut certes annoncer que « les Pères Jesuistes auxquels j’ay fait un espece de reproche, civilement neantmoins, de n’avoir pas jusqu’icy donné l’application qu’ils doivent a la culture des mœurs des sauvages, m’ont promis qu’ils travailleroient a changer ces barbares en toutes leurs parties, a commencer par la langue. Vous verez a quoy le supérieur du séminaire de Montréal s’engage par un escrit cy-joint »53. Il doit toutefois avouer dans le même document : « […] J’ose esperer que les intérest de Dieu se traitteront icy demain que vous n’en recevrez aucune juste plainte ; je dis "juste" parce que je scay qu’on peut bien vous en faire qui n’auront pas de fondement, surtout quand on voudra confondre la jurisdiction magistrale avec l’ecclesiastique, ce que je scay que vous ne souffrez pas »54. En résumé, l’arrêt de règlement de 1668 autorisant la vente de boissons alcoolisées aux indiens et le revirement du Conseil souverain permettent surtout de constater la réalité de la reprise en main de la Nouvelle-France par le pouvoir central, et cela au plus haut niveau55. L’arrêt de 1668 est on ne peut plus clair de ce point de vue : « Pour mettre a execution les intentions de sa Majesté qui veut et entend que lesdits sauvages vivent avec les naturels sujets dans un esprit de douceur et d’union ». C’est, en d’autres mots, à Versailles que se prennent les décisions et Colbert, promu en 1669 par le roi secrétaire d’État de la Marine, tient fermement la barre de la politique coloniale de la France.
Notes de bas de page
1 Edits, ordonnances royaux, déclarations et arrêts du conseil d’Etat du roi concernant le Canada, vol. 1, Québec, 1803, p. 20-21.
2 Idem, p. 21-24.
3 La Nouvelle-France désigne à l’origine l’ensemble des territoires de l’Amérique du Nord sous administration française, à savoir le Canada, l’Acadie, la Baie d’Hudson, Terre-Neuve et la Louisiane.
4 Trudel (M.), La population du Canada en 1663, Montréal, 1973, évalue (principalement à partir des registres paroissiaux) la population d’origine métropolitaine à 3.035 personnes. Il s’agit surtout d’hommes originaires de Normandie, du Perche et de l’Aunis. Le premier recensement réalisé en 1666 à l’initiative de l’intendant Jean Talon fait état d’une population de 3.173 habitants. Cf. Id., La population du Canada en 1666, Sillery, 1995.
5 Wenzel (E.), La justice criminelle en Nouvelle-France (1670-1760) : le grand arrangement, Dijon, 2012, p. 21.
6 Voir à ce sujet le dossier « Le conseil souverain de Tournai : un conseil parmi d’autres ? Étude des édits de création des conseils créés par Louis XIV » introduit par Demars-Sion (V.) et Michel (S.), Revue du Nord, t. 97, no 411, 2015 : Souilliart (F.), « La création du conseil souverain de Tournai par l’édit d’avril 1668 : une ébauche du parlement de Flandre » (p. 461-477) ; Lemaître (A.), « Le conseil souverain d’Alsace. Les limites de la souveraineté » (p. 479-496) ; Durand (B.), « Le conseil souverain de Roussillon. Un édit de création aux frontières de la Catalogne » (p. 497-511) ; Dauchy (S.), « Le conseil souverain de Québec. Une institution de l’ancienne France pour le Nouveau Monde » (p. 513-526).
7 En 1679, le Conseil souverain enregistrera l’ordonnance civile de 1667. Celle-ci sera appliquée moyennant quelques adaptations accordées par le roi suite aux remontrances de la cour québécoise, surtout en matière de délais. Cf. Dauchy (S.), « La réponse du Conseil souverain de Québec au problème des délais de procédure (1663-1703) », in The Law’s Delay. Essays on Undue Delay in Civil Litigation, éd. van Rhee (C.H.), Anvers, 2004, p. 83-97. Voir également Dubois Cahall (R.), The Sovereign Council of New France. A study in Canadian constitutional History, New York, 1915.
8 Ceci explique, entre autres, pourquoi la monarchie n’a pas jugé à propos d’établir dans le pays des avocats et procureurs. Le Conseil souverain lui-même estimera d’ailleurs, comme on peut le lire dans le procès-verbal des modifications apportées à l'ordonnance de 1667, « qu'il est de l'avantage de la colonie de ne pas recevoir en ce païs avocats, procureurs ny praticiens ». Parmi les raisons alléguées on retrouve, outre « la difficulté qu'il y a de faire des voyages et la pauvreté des habitans qui entreprennent à grands frais des procès sans y réfléchir », également « … le peu d'expérience de la pluspart des juges ». Voir Édits, ordonnances royaux, déclarations, op. cit., p. 95 et ss.
9 Frêlon (É.), Les pouvoirs du Conseil souverain de la Nouvelle France dans l’édiction de la norme (1663-1760), Paris, 2003 (Collection Logiques juridiques).
10 Cet arrêt intervient à peine dix jours après l’enregistrement de l’édit de création par la cour, le 18 septembre 1663 : Archives Nationales d’Outre Mer (=ANOM), Aix-en-Provence, C11A 2, f° 24.
11 Ferland (C.), « Entre diplomatie et subversion. Le rôle des boissons alcoolisées dans les rapports franco-amérindiens, XVIIe-XVIIIe siècles », in Beaulieu (A.), Guerre et paix en Nouvelle-France, Québec, 2003, note que la consommation d’alcool chez les populations amérindiennes s’explique notamment par leurs pratiques chamaniques.
12 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 50.
13 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 92.
14 Frêlon (É.), op. cit., p. 13 : « Les arrêts de règlement rendus au cours d’un procès y étaient l’exception, tandis que ceux qui naissent d’une requête répondaient presque toujours aux remontrances du seul procureur général, rarement à des demandes émanant de particuliers ».
15 Il s’agit de trois seigneuries dans la banlieue de Québec.
16 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 171.
17 Le bouillon désigne une boisson à base d’eau dans laquelle on fait fermenter durant quelques jours une boule de pâte à base de levain.
18 Sont présents (dans l’ordre protocolaire) : Alexandre de Prouville de Tracy, Lieutenant général du roi en la France septentrionale ; Daniel de Rémy de Courcelle, Gouverneur de la Nouvelle-France ; François de Laval, Evêque in partibus de Pétrée et vicaire apostolique en Nouvelle-France ; Jean Talon, Intendant de justice, police et finances en Canada ; Louis Rouer de Villeray, Pierre de Gorribon, Charles Legardeur de Tilly, Mathieu Damours de Chauffours, Jacques Cailhault de la Teysserie, conseillers ; Jean Bordon, Procureur général. Cf. Dictionnaire biographique du Canada (http://www.biographi.ca/fr/index.php).
19 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 332.
20 Voir l’analyse détaillée de la criminalité indienne au cours de la seconde moitié du XVIIe et première moitié du XVIIIe siècle (en grande partie liée à la consommation et la vente d’alcool), dans Wenzel (E.), op. cit., p. 50-62 ainsi que Grabowski (J.), « French Criminal Justice and the Indians in Montreal, 1670-1760 », in Ethnohistory, no 43, 1996, p. 405-429.
21 Voir à ce sujet Ratelle (M.), L’application des lois et règlements français chez les autochtones de 1627 à 1760, [Québec], 1991.
22 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 3, f° 19-20v.
23 Celui qui sera trouvé ivre pourra être condamné « a etre attaché par le col pendant deux heures a un carcan ou pillory et en deux castors gras d’amende ».
24 Claude de Bourtroue – désigné début 1668 par Colbert pour succéder à Jean Talon qui avait demandé la permission de rentrer en France pour raisons de santé – avait débarqué à Québec tout début septembre, donc quelques jours à peine avant la réunion du Conseil. Quant à Jean Talon, il embarquera le 10 novembre pour la France… et reviendra, presque jour pour jour, deux années plus tard pour une seconde commission.
25 Vachon (A.), « Jean Talon », in Dictionnaire biographique du Canada (http://www.biographi.ca/fr/index.php), p. 22, note que Mgr Laval, bien que présent à la séance, n’en signa pas le procès-verbal. Nous n’avons pas pu avoir accès à ce document.
26 Stanley (G.F.), « The policy of "Francisation" as applied to the Indians during the Ancien Régime », Revue d’Histoire de l’Amérique française, t. III, 1949, no 3, p. 333-348.
27 Voir Li (S.), Stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIe siècle, Paris, 2001.
28 Lanctôt (G.), Histoire du Canada, vol. 1 : Des Origines au régime royal, Montréal, 1964, p. 403-406. On retrouve cette même expression chez Delâge (D.), Le Pays renversé. Amérindiens et Européens en Amérique du nord-est (1600-1664), Québec, 1985, p. 129 et Blain (J.), L’Eglise de la Nouvelle-France (1632-1675). La mise en place des structures, Thèse de doctorat en histoire, Ottawa, 1967 cité par Grégoire (V.), « La mainmise des jésuites sur la Nouvelle-France de 1632 à 1658 : l’établissement d’un régime théocratique », Cahiers du dix-septième : An Interdisciplinary Journal, t. XI, 2006, no 1, p. 19-43. Ce dernier conclut qu’il est excessif de parler de théocratie au cours des premières décennies de l’histoire de la Nouvelle-France.
29 Jaenen (C.), The Role of the Church in New France, New York–Montréal, 1976.
30 Meyer (J.), Tarrade (J.), Rey-Golzeiguer (A.) et Thobie (J.), Histoire de la France coloniale, vol. 1 : Des origines à 1914, Paris, 1990, p. 90 : les jésuites détenaient près d’un septième du territoire de la Nouvelle-France.
31 Beaulieu (A.), « Reduire et instruire : deux aspects de la politique missionnaire des jésuites face aux Amérindiens nomades (1632-1642) », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 17, 1987, no 1-2, p. 139-154 ; Jetten (M.), Enclaves amérindiennes : les "réductions" du Canada (1637-1701), Québec, 1994 ; Gregoire (V.), « Conversion through "Reductions" : The Missionaries at work in 17th century New France as described in their yearly relations », Cahiers du Dix-septième : An interdisciplinary On-line Journal (http://se17.bowdoin.edu/2003-volume-viii-2/2003-volume-viii-2), vol. VIII, 2003, no 2, p. 21-32.
32 Voir la biographie de François de Laval par Vachon (A.) in Dictionnaire biographique du Canada (http://www.biographi.ca/fr/index.php).
33 Mgr Laval s’appuie pour cela sur une délibération de la Sorbonne dont il a sollicité l’avis. Voir Mandements, lettres pastorales et circulaires des évêques de Québec, Québec, 1887, p. 41-46.
34 De nombreux historiens québécois du XIXe siècle, souvent des ecclésiastiques comme Gosselin (A.), Vie de Mgr de Laval, premier évêque de Québec et apôtre du Canada, 1622-1708, ont accusé le gouverneur d’Avaugour, et plus tard Frontenac, intéressés directement par le trafic des fourrures, d’avoir ruiné les efforts du clergé en permettant le trafic d’alcool. Cette idée, encore défendue par Wenzel (E.), op. cit., p. 52, doit être fortement nuancée.
35 C’est par ailleurs au prélat et non au nouveau gouverneur, Augustin de Saffray de Mézy, qui embarqua pourtant sur le même navire, que le roi confiera le soin d’apporter à Québec l’édit de création du nouveau Conseil souverain.
36 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 3, f° 93-94 (1664). Il s’agit d’une missive en réponse à un « mémoire sur le secours qu’il plaît au roi de donner au Canada ».
37 L’édit, daté du 30 juillet, et son enregistrement sont simplement mentionnés dans la table des matières des Edits, ordonnances royaux, déclarations et arrêts du conseil d’Etat, op. cit.
38 Complément des ordonnances et jugements des gouverneurs et intendants du Canada, précédé des commissions des dits gouverneurs et intendants et des différents officiers civils et de justice, Québec, 1856, p. 33-35.
39 Ce mémoire, daté du 27 mars 1665, remis à Jean Talon lors d’une entrevue avec le roi et Colbert, est en partie reproduit dans Chapais (Th.), Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France (1665-1672), Québec, 1904, p. 38-41. Voir également, au sujet de Jean Talon, Id., The Great Intendant. A Chronicle of Jean Talon in Canada (1665-1672), Raleigh, 1914 et Dubé (J.-Cl.), Les Intendants de la Nouvelle-France, Montréal, 1984.
40 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 143-154, 4 octobre 1665. Jean Talon répond dans ce mémoire point par point « à chaque article de l’instruction que vous [Colbert] m’avez donnée ».
41 Idem : « … Quant aux choses necessaires a la vie, on les peut abondamment esperer de ce seul pays s’il est mis en culture et je dis plus que quand une fois il aura esté fourny de toute sorte d’espèces d’animaux champestes et domestiques à la nourriture desquelz il est fort propre, il aura dans 15 ans suffisamment de surabondant, tant en bled ; legumes et chair qu’en poisson pour fournir les Antilles de l’Amérique ».
42 Voir Mathieu (J.), La Nouvelles-France. Les Français en Amérique du Nord, XVIe-XVIIIe siècles, Laval, 2001, p. 56 et ss.
43 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 143-154 : Jean Talon entendait « réduire les habitations qui sont eparses en corps de paroisses… ».
44 Deux ans plus tard, dans un courrier qu’il adresse à Colbert, Talon note : « Je ne scay pas comme je suis avec les Pères Jesuistes depuis que je leur ay fait perdre l’esperance qu’ils avoient que la seigneurie des terres que j’ay employées a former ces vilages tourneroit à leur profit, mais je scay qu’on m’asseure qu’ils en ont mal au cœur » ; Idem., f° 309. En compensation, l’intendant leur concèdera des terres le long du fleuve Saint-Laurent en face de l’Île de Montréal.
45 Comme nous l’avons indiqué, cet arrêt intervient suite à une plainte du syndic de Trois-Rivières et du Cap-de-la-Madeleine. Seuls les noms des cinq conseillers et du procureur général figurent en marge de l’arrêt. Ceux du gouverneur Courcelle et de Mgr Laval n’y figurent pas, pas davantage que celui de Jean Talon alors que sa commission du 23 mars 1665 stipule qu’il « présidera au conseil souverain en l’absence du lieutenant-général et du gouverneur de l’Amerique ».
46 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 199-206v., 5 avril 1666. Et, ajoute Colbert, « […] il vaudroit mieux se restraindre a un espace de terre que la colonie sera elle mesme en estat de maintenir que d’en embrasser une trop vaste quantité dont peut estre on seroit un jour obligé d’abandonner une partie avec quelque diminution de la reputation de sa Majesté et de cette Couronne ».
47 Idem, f° 205v.
48 Vachon (A.), « Jean Talon », op. cit., p. 9, précise que la Nouvelle-France consacrait annuellement 100.000 livres à l’achat de bière, vin et eau-de-vie. L’intendant espérait limiter, par la construction d’une brasserie, l’importation annuelle des boissons alcoolisées à 1.200 barriques et freiner la consommation d’eau-de-vie. On notera, au passage, que l’arrêt de règlement de 1668 autorisant la vente de boissons enivrantes évoque les désordres causés par la consommation excessive d’eau-de-vie, mais ne fait plus mention de la bière.
49 Un siècle et demi plus tard, Alexis de Tocqueville fera la même observation : « Plusieurs fois on a tenté de faire pénétrer les lumières parmi les Indiens en leur laissant leurs mœurs vagabondes ; les jésuites l’avaient entrepris dans le Canada, les puritains dans la Nouvelle-Angleterre. Les uns et les autres n’ont rien fait de durable. La civilisation naissait sous la hutte et allait mourir dans les bois. La grande faute de ces législateurs des Indiens était de ne pas comprendre que, pour parvenir à civiliser un peuple, il faut avant tout obtenir qu’il se fixe, et il ne saurait le faire qu’en cultivant le sol ; il s’agissait donc d’abord de rendre les Indiens cultivateurs » ; Tocqueville (A. de), De la démocratie en Amérique, in Œuvres complètes, vol. 2, Paris, 1864, p. 269 et ss.
50 À partir de 1668, et suite au coup d’arrêt des nouveaux arrivants, Jean Talon fera adopter plusieurs mesures afin de favoriser les mariages et la natalité. Ainsi, il propose de mettre à l’amende les pères qui ne marieront pas leurs garçons à vingt ans et leurs filles à seize ans. Il accorde des gratifications aux jeunes couples et met en place l’idée d’allocations familles pour les foyers de plus de dix enfants. Il s’efforce aussi d’établir et de marier les soldats.
51 Cité entre autres par Lahaise (R.), Nouvelle France, English colonies. L’impossible coexistence (1606-1713), Paris, 2010. Voir aussi Richaudeau (P. F.), Lettres de la révérende mère Marie de l’Incarnation (née Marie Guyard), première supérieure du monastère des Ursulines de Québec, Paris-Tournai, 1876, 2 vol., et Beaumier (J. L.), Marie Guyard de l’Incarnation, fondatrice des Ursulines au Canada, Trois-Rivières, 1959.
52 Cité par Dussault (R.) et Borgeat (L.), Traité de droit administratif, Laval, 1986, p. 130. L’ordonnance interdit aux Français de sortir ou abandonner leurs maisons et vaguer dans les bois plus de vingt-quatre heures sans permission expresse du gouverneur. Cette ordonnance sera complétée par deux autres : la première, du 15 avril 1676, défend d’aller à la traite des pelleteries dans les habitations des sauvages et la seconde, du 12 mai 1678, défend d’aller à la chasse hors des terres défrichées. Voir Innis (H. A.), The Fur Trade in Canada. An Introduction to Canadian Economic History, Toronto, 1956. p. 66.
53 ANOM, Aix-en-Provence, C11A 2, f° 317v.
54 Idem., f° 315v.
55 Cet arrêt ne marque pas pour autant la fin de la question des boissons enivrantes. À partir de 1700, des ordonnances viennent à nouveau interdire ou limiter la vente et la consommation d’alcool et un durcissement de la répression peut être observé dans les sources judiciaires. Cf. Wenzel (E.), op. cit., p. 53-57 et Delâge (D.) et Gilbert (E.), « Les Amérindiens face à la justice coloniale française dans le gouvernement de Québec, 1663-1759 », dans Recherches amérindiennes au Québec, no 34 (2004), p. 31-42.
Auteur
Professeur à l'Université Saint-Louis – Bruxelles, directeur de recherche au CNRS (Lille-2).
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