Essai de synthèse
p. 659-663
Texte intégral
1« Conclusion », peut-on lire dans le Littré, signifie « terminaison, dénouement et, par extension, arrangement final, résultat définitif ». Ce terme semble donc tout à fait inapproprié en clôture de volume. Il l’est encore davantage pour rendre compte de l’activité foisonnante de Jean-Pierre Nandrin tant les chantiers qu’il a ouverts, les sillons qu’il a creusés, les terres qu’il a défrichées et les pistes qu’il a tracées sont bien loin d’avoir été complètement explorés. Ils continuent au contraire à faire aujourd’hui l’objet de programmes de recherche, à fournir matière à réflexion à de futurs projets et, ce qui aurait tout particulièrement ravi Jean-Pierre, à donner aux jeunes chercheurs le goût de la recherche historique. Plutôt que de proposer une conclusion, qui n’aurait de sens, ou de dresser un bilan nécessairement restrictif et réducteur, je me contenterai plus modestement de tenter une synthèse ou un essai de synthèse des lignes de force de l’engagement de Jean-Pierre comme historien et de sa conception de la recherche et de l’enseignement en histoire.
2La première ligne de force qui ressort des observations formulées par ceux qui l’ont connu et, qui plus est, ont eu l’opportunité de travailler avec lui, c’est sa forte conviction que l’histoire n’a de pertinence que si elle permet de contribuer au débat contemporain. Pour Jean-Pierre, il n’existait pas de barrière entre son « métier » (qui à bien des égards était aussi sa passion) et son « engagement citoyen ». Au contraire, il ne pouvait envisager le métier d’historien sans engagement social. Ce n’est donc pas par hasard que Jean-Pierre, moderniste de formation, s’est ensuite orienté vers la période contemporaine et l’histoire du temps présent. Pour lui, l’histoire devait non seulement permettre l’étude (chrono) logique des grands débats contemporains, replacés dans le temps long tel que défini par Fernand Braudel, mais également et avant tout apporter des clés de compréhension. Il scrutait le passé à partir des grandes interrogations du monde actuel, convaincu que l’histoire contribue à élucider le présent et permet une prise de position en toute connaissance de cause dans le débat public. Les objets d’étude qui l’ont mobilisé apparaissent dès lors sans surprise comme le calque des évolutions politiques et des grands changements socio-économiques des XIXe et XXe siècles : l’histoire du mouvement ouvrier et du droit social, l’histoire de la justice (les institutions et ses acteurs), l’histoire des femmes ou encore l’histoire coloniale. Ces thématiques, Jean-Pierre ne les a pas uniquement développées dans ses travaux de recherche. Il estimait qu’elles devaient également irriguer l’enseignement. Le programme du baccalauréat en histoire proposé à l’université Saint-Louis (et dont il fut, en sa qualité de doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres, le principal artisan) en porte la marque indélébile : Enjeux et débats du métier d’historien, Histoire de la justice, Images, films et société...
3Si la question « l’histoire, pour quoi ? » ne souffrait aucun doute dans l’esprit de Jean-Pierre, la question « l’histoire, pour qui ? » ne soulevait guère davantage d’hésitations. Tous les témoignages recueillis dans ce volume attestent de son souci permanent de rendre l’histoire accessible au plus grand nombre. Les résultats de ses recherches, qu’elles soient individuelles ou collectives, Jean-Pierre ne les réservait pas uniquement aux revues scientifiques, jugées trop confidentielles, ou aux colloques et journées d’études spécialisées. Il entendait toucher le public le plus large possible en variant les supports et les outils de communication : expositions, presse écrite et audiovisuelle, brochures et manuels. « Vulgariser » ne comportait pour lui aucune connotation péjorative, mais participait au contraire à un nécessaire mouvement de balancier. Tout comme il s’efforçait toujours d’imposer les grands débats de société dans le champ académique, il estimait indispensable de rendre les travaux scientifiques accessibles aux non-spécialistes et compréhensibles par tous, sans pour autant déroger aux principes de rigueur et de critique historique.
4« Pour quoi ? », « Pour qui ? » et, troisième clé de voûte de sa conception du métier d’historien, « Comment ? ». Fortement influencé par l’École des Annales qu’il abordait toujours longuement en critique historique (démarche à laquelle il a longtemps initié les futurs historiens et juristes), il a fait sien le célèbre appel de Lucien Febvre (Combats pour l’histoire) :
« L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se faire, sans documents écrits s’il n’en existe point. Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. Donc, avec des mots. Des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champ et de mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierres par des géologues et des analyses d’épées en métal par des chimistes. D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme. Toute une part, et la plus passionnante sans doute de notre travail d’historien, ne consiste-t-elle pas dans un effort constant pour faire parler les choses muettes, leur faire dire ce qu’elles ne disent pas d’elles-mêmes sur les hommes, sur les sociétés qui les ont produites — et constituer finalement entre elles ce vaste réseau de solidarités et d’entr’aide qui supplée à l’absence du document écrit ? »
5Jean-Pierre vouait une véritable passion pour les sources et le travail archivistique et il a beaucoup contribué au renouveau heuristique et historiographique en Belgique francophone, y consacrant même plusieurs volumes collectifs des Cahiers du CRHIDI. Travaillant sur la période contemporaine, il ne devait certes pas faire face à une rareté ou absence de documents écrits. L’historien des XIXe et XXe siècles, surtout celui qui travaille sur des sources sérielles comme les archives judiciaires ou parlementaires, se trouve au contraire confronté à une abondance de sources, souvent peu ou pas inventoriées, parfois même pas encore classées. Cela n’empêcha toutefois pas Jean-Pierre de porter un véritable intérêt aux sources non écrites : témoignages oraux, sources iconographiques et surtout le patrimoine industriel pour la sauvegarde duquel il s’est investi sans compter au sein de la Fonderie. Cet intérêt s’inscrivait bien évidemment dans sa vision globale du métier d’historien. Il lui fournissait surtout un outil pédagogique et de vulgarisation permettant — comme ce fut le cas à l’occasion de l’exposition sur l’histoire ouvrière — de toucher le public le plus large. Jean-Pierre aimait croiser les sources, croiser les thématiques, mais aussi croiser les disciplines.
6A la lecture des travaux de Jean-Pierre, en effet, le terme de « pluridisciplinarité » prend tout son sens. Elle était au cœur de sa méthode et faisait écho à sa quête permanente de nouveaux questionnements et à son goût pour le débat d’idées. Son intérêt « précurseur » pour l’histoire des femmes — qui faisait suite aux travaux menés à l’occasion de la commémoration de la loi de 1889 sur le travail des femmes et des enfants — croisa rapidement le chemin de l’histoire urbaine, associant historiens, sociologues, politologues et urbanistes. Ses nombreux travaux sur la magistrature, en particulier sur la justice de paix, envisagé sous l’angle de sa progressive politisation en Belgique, furent également l’occasion de réunir historiens, sociologues et praticiens du droit. Il n’hésita pas, afin de mieux appréhender les sources, à s’engager lui-même dans une formation juridique et on rappellera ici que, lorsque les Facultés universitaires Saint-Louis lancèrent une candidature en droit à horaire décalé, Jean-Pierre fut l’un des premiers à s’y inscrire. Croiser les sources et les méthodes, décloisonner les disciplines et encourager les approches comparées dans le temps comme dans l’espace, voici résumé le crédo méthodologique de Jean-Pierre.
7On soulignera enfin sa culture de la recherche collective. Les grands projets dont Jean-Pierre fut l’instigateur, ou tout au moins un acteur central, sont tous marqués du sceau de la recherche collective. Qu’il s’agisse de la Fonderie, de l’histoire des femmes, du projet relatif à la prosopographie de la magistrature belge ou des projets qui remplissaient encore ses cartons, comme celui sur les conseil de prud’hommes, tous associaient chercheurs académiques et citoyens passionnés, jeunes chercheurs et chercheurs plus expérimentés, universitaires et professionnels. Il savait comme nul autre susciter l’envie et le goût de participer à de grands projets collectifs et demeurait, tout en défendant ses idées, toujours ouvert aux suggestions des autres.
8Sa vision du métier d’historien et de la place de l’histoire dans la société, sa passion des sources, sous toutes leurs formes, et des archives sérielles de l’époque contemporaine et sa méthode pluridisciplinaire et collaborative, mais surtout les grandes thématiques qui le mobilisaient, continueront encore longtemps à fournir aux futures générations sujets de recherche et cadres conceptuels. Quant à moi, je garde le souvenir du collègue et ami chaleureux et passionné… à l’écharpe rouge.
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