Quelle conception de l’autonomie dans l’appel à la désinstitutionnalisation ? Une analyse à partir des notions d’agentivité et de vulnérabilité
p. 203-218
Résumé
Cet article se propose de clarifier l’usage qui est fait du concept d’autonomie dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Nous considérerons d’abord la place que le concept d’autonomie occupe dans la CDPH en nous concentrant sur l’article 19 sur l’« Autonomie de vie ». Ensuite, nous questionnons l’usage du concept d’autonomie dans la CDPH à partir de deux lignes de critique de la conception moderne de l’autonomie : la critique du « sujet autonome » issue de la philosophie de l’action inspirée par Ludwig Wittgenstein ; les éthiques et politiques du care et la conception « relationnelle » de l’autonomie qu’elles ont proposée. Cette analyse entend contribuer à éclairer la mobilisation du concept d’autonomie dans le cadre de la CDPH, tout en attirant l’attention sur le risque qu’elle charrie de véhiculer certains aspects de la conception moderne de l’autonomie, alors même que cette conception s’est révélée problématique à l’égard d’une perspective d’inclusion des personnes avec un handicap.
Entrées d’index
Mots-clés : désinstitutionnalisation, CDPH, autonomie, agentivité, vulnérabilité
Texte intégral
1. Introduction1
1Le concept d’« autonomie » est caractérisé par une large variété de significations autant dans nos usages ordinaires que dans les réflexions théoriques en sciences humaines et sociales. Cette variété apparaît clairement dans le champ de la philosophie morale et politique (Dworkin, 1988 : 6 ; Feinberg, 1986) ou encore dans l’éthique médicale, où l’autonomie est parvenue à occuper une place capitale (Beauchamp et Childress, 1994 ; O’Neill, 2002). Dans ces champs, un débat s’est développé au cours des dernières décennies entre des conceptions de l’autonomie venant de la théorie politique de tradition libérale, inspirées de philosophes de la modernité comme Emmanuel Kant ou John Stuart Mill, et des perspectives critiques de ces conceptions. Au sein des conceptions de l’autonomie venant de la tradition libérale émerge une définition de l’autonomie comme « gouvernement de soi » et « auto-détermination » dans la sphère de l’action et de la décision, mais aussi, selon certaines formulations (Frankfurt, 1971), dans la formation de désirs et de préférences. En outre, l’autonomie est présentée en termes de « non-interférence » de la part d’autrui, comme une forme de liberté négative (Jennings, 2009 : 78-79).
2Si elle a permis des avancements politiques et sociaux importants par exemple dans le champ médical, la conception libérale classique de l’autonomie comme gouvernement de soi et non-interférence a fait l’objet de plusieurs critiques (Christman & Anderson 2005 ; Jouan 2009). L’un des axes de ces critiques s’est attaqué à l’image de l’individualité sous-tendue par cette conception de l’autonomie : elle ne tiendrait pas compte de la dimension socialement située et relationnelle des individus (Taylor 1991 ; Anderson & Honneth 2005 ; Mackenzie & Stoljar, 2000). De plus, selon des perspectives poursuivant cette ligne de critiques, les déclinaisons majoritaires de la conception libérale excluraient du domaine de l’autonomie des individus qui ne présentent pas certaines caractéristiques, en particulier un certain degré de rationalité, comme dans le cas de personnes avec des déficiences intellectuelles (Carlson & Kittay 2010 ; Davy 2015). Ces perspectives ont montré que le critère de rationalité a des retombées importantes sur la reconnaissance de la personnalité morale et juridique des individus, déterminant des formes d’exclusion en particulier pour les personnes ayant des déficiences intellectuelles ou psychosociales (Kittay 2005 ; Beaudry 2021 ; de Beco 2021 : 64 sq.). Ainsi, certaines perspectives développées au sein des Disability Studies, notamment à partir de points de vue féministes, empruntent cette voie critique envers la conception moderne de l’autonomie à partir précisément de l’expérience du handicap (Francis 2009 ; Ells 2001). Toutefois, l’appel au concept d’autonomie a une place cruciale dans les revendications pour les droits et la reconnaissance juridique et politique des personnes en situation de handicap ; un exemple évident de cet appel se trouve dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Dès lors, la question se pose de savoir comment concilier l’appel au concept d’autonomie dans ce domaine avec la critique de la conception moderne de l’autonomie visant son exclusion à l’égard des personnes avec une déficience, en particulier intellectuelle.
3Dans cet article, nous partons de ce clivage autour du concept d’autonomie pour clarifier l’usage qui est fait de ce concept dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Nous considérons d’abord la place que le concept d’autonomie occupe dans la CDPH en nous concentrant sur l’article 19 sur l’« Autonomie de vie ». Ensuite, nous questionnons cette place à partir de deux lignes de critique de la conception moderne de l’autonomie, à savoir : (1) la critique du « sujet autonome » issue de la philosophie de l’action inspirée par Ludwig Wittgenstein ; (2) les éthiques et politiques du care et la conception « relationnelle » de l’autonomie qu’elles ont proposée. Cette analyse entend contribuer à éclairer la mobilisation du concept d’autonomie dans le cadre de la Convention, tout en attirant l’attention sur le risque qu’elle charrie de véhiculer certains aspects de la conception moderne de l’autonomie difficilement conciliables avec une perspective inclusive.
2. L’autonomie dans la CDPH
4Le concept d’autonomie occupe une place centrale dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), où il apparaît dès l’énonciation du premier des principes généraux adoptés par la Convention : « Le respect de la dignité intrinsèque, de l’autonomie individuelle, y compris la liberté de faire ses propres choix, et de l’indépendance des personnes » (CDPH : art. 3, a). Cependant, la question de savoir quelle conception de l’autonomie est mobilisée dans ce texte ne va pas de soi. L’autonomie fait ici partie d’une constellation d’autres concepts, qui peuvent aider à en circonscrire le sens : dignité ; liberté de choix ; indépendance. Cette constellation de concepts se trouve également au cœur de l’article 19, qui est particulièrement représentatif du paradigme impulsé par la Convention pour ce qui est des institutions et de la désinstitutionnalisation dans une perspective fondée sur les droits des personnes handicapées. L’article 19 de la CDPH définit un droit à l’« Autonomie de vie et inclusion dans la société » pour les personnes handicapées, et on peut remarquer que c’est l’idée de « liberté de choix » comme expression de l’autonomie qui occupe une place centrale dans cet article de la Convention :
« Les États Parties à la présente Convention reconnaissent à toutes les personnes handicapées le droit de vivre dans la société, avec la même liberté de choix que les autres personnes, et prennent des mesures efficaces et appropriées pour faciliter aux personnes handicapées la pleine jouissance de ce droit ainsi que leur pleine intégration et participation à la société […]» (CDPH art. 19)
5Sur la base de ce droit, l’organe de contrôle de la Convention – le Comité des droits des personnes handicapées – affirme un principe de désinstitutionnalisation, devant conduire à la fermeture des institutions pour personnes handicapées. Dans son Observation générale n° 5, le Comité souligne que l’autonomie de vie « ne devrait pas être interprétée uniquement comme la capacité d’accomplir seul les activités de tous les jours [mais plutôt] comme la possibilité d’exercer son libre arbitre et son droit de regard […]. L’indépendance, en tant qu’expression de l’autonomie individuelle, suppose que la personne handicapée n’est pas privée de la possibilité de choisir et de contrôler son style de vie et ses activités quotidiennes » (obs. n° 5 : II, A, c). Le Comité précise que l’« autonomie de vie et l’inclusion dans la société supposent un cadre de vie excluant toute forme d’institutionnalisation » (obs. n° 5).
6Dans l’esprit du Comité, l’institutionnalisation n’est pas définie en fonction d’un type spécifique d’endroit, mais comme l’absence de choix, pour la personne handicapée, concernant son cadre de vie : ses horaires, son mode de vie, ses activités et rencontres sociales, son lieu de vie et l’entourage avec qui le partager (obs. n. 5 : II, A, c). Le Comité énonce en effet certaines « caractéristiques déterminantes des institutions ou de l’institutionnalisation » (ibidem), quelle que soit la taille ou l’organisation du lieu, ce qui peut même permettre d’inclure sous cette dénomination des logements individuels. Ces caractéristiques déterminantes comptent notamment la privation de choix dans le quotidien, mais aussi le partage ou l’accès restreint aux services d’assistance personnelle ; à cela s’ajoute le critère de ségrégation, qui semble être attribué ici à tout lieu de vie réservé aux personnes avec un handicap produisant des formes d’isolement vis-à-vis du reste de la population, contraires donc aux principes d’inclusion dans la société et d’égalité.
7De la perspective du Comité et de la Convention on peut retenir, premièrement, une définition de l’autonomie en fonction de la liberté de choix individuel, qui apparaît comme garantie contre le paternalisme attribué par définition à l’institutionnalisation. Le lien intrinsèque entre autonomie et liberté de choix est par ailleurs renforcé par la connexion, soulignée par le Comité (obs. n. 5), entre l’article 19 et l’article 12 de la CDPH, ce dernier portant sur la reconnaissance de la personnalité juridique des personnes handicapées qui interdit toute forme de tutelle juridique. Deuxièmement, cette perspective exprime une conception de société inclusive qui semble exclure toute forme d’institution spécialisée, considérée comme une forme de ségrégation, en faveur de l’inclusion d’individus dont le choix est fait valoir par le biais de services personnalisés placés sous le contrôle de l’individu usager.
8Si cette interprétation est correcte, on peut remarquer que cette conception de l’autonomie comme liberté de choix individuelle se révèle proche, sous certains aspects, de la définition de l’autonomie issue de la tradition philosophique libérale. Ceci, en particulier, en raison de l’accent mis sur la dimension individuelle du choix (qui, comme on l’a évoqué, a été critiquée pour avoir négligé la dimension relationnelle des processus de choix et de décision) et sur l’opposition nette entre paternalisme et autonomie dans les pratiques de soin et d’assistance, qui se traduit par l’importance du contrôle direct de la part de l’usager. (Cette polarité, entre paternalisme et autonomie, caractérise également des approches majeures de l’éthique médicale faisant appel à la conception libérale moderne de l’autonomie, comme le principalisme moral, cf. Beauchamp & Childress 1989). La question se pose donc de savoir si la manière dont la CDPH et le Comité mobilisent cette conception de l’autonomie ne risque pas de réhabiliter certains aspects de la conception libérale moderne qui se révèlent problématiques dans une perspective d’inclusion ; dès lors, il s’agit d’identifier ce risque, de considérer si et comment le système de la CDPH peut le contourner, et si, en dernière instance, la place de l’autonomie dans la CDPH ne se révèle pas être son talon d’Achille (de Beco 2021 : 77).
9À la lumière de ces considérations, nous proposons deux pistes de réflexion pour mettre en évidence les risques que cette conception de l’autonomie comme liberté de choix dans la CDPH devrait contourner afin de ne pas réitérer l’image moderne de l’autonomie, traditionnellement excluante vis-à-vis des personnes handicapées, notamment des personnes ayant des déficiences cognitives ou psychosociales.
3. Agentivité et autonomie
10Ce qui semble fondamentalement en jeu dans les débats concernant les manières concrètes de réaliser un certain idéal d’autonomie des personnes, et plus particulièrement des personnes en situations de handicap, ce sont diverses conceptions du sujet et de ses capacités d’agir. De ce point de vue, la philosophie wittgensteinienne, à partir notamment des travaux de Vincent Descombes (par ex. Descombes 2004), peut nous aider à dépasser une certaine conception du sujet autonome, qui se trouve encore fortement ancrée, souvent de manière implicite, dans nos visions du sujet de droit. C’est en mettant au jour ces présupposés implicites qu’on pourra envisager de repenser en profondeur les multiples façons de réaliser l’autonomie des personnes. Il est frappant en particulier – c’est d’ailleurs ce que révèlent concrètement les éthiques du care – de constater à quel point l’idée que l’autonomie et l’agentivité sont avant tout le fait d’un sujet ou d’un individu particulier conduit à l’invisibilisation des relations de dépendance dans l’action et dans la vie de tous les jours, non pas seulement des personnes en situations de handicap, mais de chacune et chacun d’entre nous. Nos capacités d’agir sont en effet toujours et nécessairement conditionnées par la vie en société et par des institutions qui peuvent contraindre mais qui peuvent aussi soutenir nos actions. On peut penser à des exemples très simples, comme les services publics, les transports, etc. L’approche moderne du sujet autonome pense l’autonomie de ce dernier hors de ces relations d’interdépendance entre individus, mais aussi au sein des institutions qui structurent nos sociétés, au premier rang desquelles on trouve le langage et les langues. Nous retrouvons alors un sens du concept d’institution qui n’est pas pure contrainte, mais qui renvoie plutôt au versant positif de la règle en tant que condition de possibilité du vivre ensemble, ne serait-ce que pour coordonner nos actions.
11À la lumière de cette perspective, la question qui se pose est celle de savoir comment le lexique de l’institutionnalisation et de la désinstitutionnalisation dans le champ des droits des personnes handicapées peut susciter des confusions ou des idéalisations susceptibles de se révéler contreproductives dans la pratique. Le risque pour la perspective de désinstitutionnalisation portée par la CDPH pourrait être d’adopter un idéal de l’agent libre au sens d’une liberté absolue de choix, cet idéal étant une pure fiction philosophique qui n’est pas plus réalisable chez les personnes en situation de handicap que chez les personnes, disons, « ordinaires ». Ceci ne revient bien évidemment pas à nier la variété des degrés de contraintes qui peuvent s’exercer sur les capacités d’agir d’un agent, suivant, on l’a vu, ses capacités de décision, de mouvement et d’action dans des circonstances données. Mais ceci permet de pointer les difficultés et les insuffisances d’une demande abstraite d’autonomie (cf. Marquis 2015 ; Jouan 2013 ;), qui semble se définir surtout par opposition à une conception très concrète de ce qu’est une institution. Ainsi, le risque qu’encourt la perspective de la désinstitutionnalisation est d’idéaliser certaines abstractions philosophiques (comme la liberté ou l’autonomie) en diabolisant ce qui serait considéré comme leur envers (la norme et l’institution). Afin de limiter ce risque, il serait important d’orienter la réflexion concernant les institutions sur ce qui constitue de bonnes conditions d’agir pour les individus en société et, partant, d’examiner comment transposer ces conditions ordinaires de l’agir (avec leurs contraintes et leurs facilitations institutionnelles) à des situations dans lesquelles les agents ne possèdent pas nécessairement les mêmes capacités ou degrés d’agentivité, que ce soit pour des raisons de santé physique ou mentale ou pour des raisons plus circonstancielles et environnementales.
4. Autonomie et vulnérabilité
12Un élément pivot des mouvements pour les droits des personnes handicapées, qui se retrouve dans les présupposés théoriques de la CDPH, consiste à remettre en question la distinction nette entre personnes « autonomes » et personnes « dépendantes », propre à une conception moderne de l’autonomie. Cette distinction a traditionnellement donné lieu à un accès limité à certaines formes de reconnaissance sociale et politique pour les personnes handicapées, rangées du côté des individus essentiellement vulnérables et dépendants. En ce sens, l’une des marques des mouvements pour les droits des personnes handicapées a été la dénaturalisation du handicap, avec le rejet de ce qui a été défini comme le « modèle médical du handicap », donnant une définition biologique du handicap comme caractéristique propre à certains individus. À l’inverse, à partir du modèle social du handicap (Oliver 1983) et jusqu’au modèle du handicap fondé sur les droits humains (Degener & Gómez-Carrillo De Castro, 2022), s’est affirmée une conception qui distingue handicap et déficiences, et qui conçoit le handicap comme le produit d’un environnement non adapté à une déficience et en cela discriminant.
13La révision de la distinction nette entre personnes essentiellement dépendantes et personnes autonomes ouvre l’idée que l’autonomie peut être accompagnée et soutenue, autant dans les tâches pratiques que dans les décisions, en rendant, par exemple, accessibles à une personne avec une déficience cognitive certaines informations nécessaires à la décision. On trouve ici un point de départ pour revendiquer des dispositifs d’accompagnement qui sont centraux pour la CDPH, y compris dans l’article 19 qui souligne l’importance des « aides personnelles » comme instrument fondamental à la réalisation d’une véritable désinstitutionnalisation. Ce qui semble émerger est alors une forme d’« autonomie accompagnée », en opposition à des formes de contraintes et de décisions substituées.
14L’idée de remettre en question les frontières nettes entre personnes autonomes et dépendantes se retrouve dans une autre ligne de critiques de la conception moderne de l’autonomie comme indépendance, celle des perspectives féministes et, plus particulièrement, des éthiques et politiques du care. C’est à partir de ces approches qu’une conception relationnelle de l’autonomie a été proposée (Mackenzie et Stoljar, 2000 ; Jouan, 2009) : une conception qui considère l’autonomie non comme autosuffisance ou indépendance, mais comme un processus, réalisable uniquement à l’intérieur d’un réseau de relations dans lequel nous sommes, tous et toutes, imbriqués. Dans cette perspective, c’est une condition anthropologique de la vulnérabilité qui est mise en avant (Mackenzie, Rogers et Dodds, 2013 ; Garrau, 2018 ; Laugier et al., 2012 et 2015), selon laquelle la dépendance n’est pas une caractéristique limitée à certains individus, et l’autonomie et la vulnérabilité sont graduelles pour chaque individu. Les éthiques du care proposent ainsi une conception relationnelle et socialement située de l’individu et de l’autonomie, qui s’oppose à une image des individus comme des « atomes » isolés et indépendants.
15Or, si certains éléments partagés émergent entre les perspectives relevant des Disability Studies sur l’autonomie accompagnée et les éthiques du care autour de la critique de la conception « atomisée » de l’autonomie, des points de divergences existent entre ces deux familles d’approches (Herring 2014 ; Kittay 2019 ; Winance, Damamme et Fillion, 2015 ; Jouan 2014). Par exemple, l’accent qui est mis par les éthiques du care sur la dépendance et la vulnérabilité comme dimension de la vie universellement partagée a été considéré comme problématique pour l’émancipation des personnes en situation de handicap qui cherchent précisément à s’affranchir d’une image de dépendance en faveur d’une vision universelle des droits de la personne (Maker 2022 : 87). Cette perspective met en avant l’idée de personne handicapée comme sujet de droit et non comme objet de soin (ibidem). En outre, le point de vue de départ des éthiques du care semble être celui de personnes pourvoyeuses de care, à savoir celles qui accomplissent les activités fondamentales au maintien de la vie tout en étant invisibilisées ou dévalorisées sur un plan moral, social et politique. À l’inverse, les mouvements pour les droits des personnes handicapées revendiquent précisément la priorité du point de vue des personnes concernées par le handicap plutôt que de celui des tiers aidants, une idée qui est représentée par la revendication centrale du mouvement de l’Independent Living : « Nothing about us without us ».
16La focalisation de la CDPH sur l’idée d’« autonomie accompagnée » pourrait confirmer ce conflit entre une image de l’humain soulignant la vulnérabilité et la dépendance (celle des éthiques du care) et une image qui se concentre sur l’autonomie en étendant les frontières classiquement attribuées à ce concept jusqu’à y inclure des formes d’accompagnement. Si la notion d’« interdépendance » est explicitement mobilisée par la Convention et par le Comité, l’image de l’autonomie comme liberté de choix qu’ils présentent semble étendre les frontières de l’idéal moderne de l’autonomie permettant d’y inclure et de réclamer des formes d’accompagnement, plutôt que d’aller vers une valorisation du contexte relationnel qui permet cette même autonomie. Dans cette perspective, en effet, les relations semblent plutôt disparaître au profit d’une image contractuelle de l’assistance, qui selon certaines interprétations, ne permet pas d’inclure des personnes avec des déficiences intellectuelles pouvant difficilement remplir les conditions de réciprocité et de rationalité d’un rapport contractuel (Kittay 2011 : 267 ; Beaudry 2021 : 274 sq.). Si tel est le cas, la dimension anthropologique de la vulnérabilité et de l’interdépendance semble, à nouveau, négligée. La perspective des éthiques du care permet de montrer que l’autonomie telle qu’elle est conçue par le Comité et la CDPH court le risque de répliquer une anthropologie qui exclut les personnes dont les déficiences ne permettent pas d’accéder à une situation, pour ainsi dire, d’indépendance accompagnée.
17C’est la critique qu’Eva Kittay a faite de certaines approches des Disability Studies qui, en se concentrant sur un binarisme figé entre autonomie et paternalisme, finissent par étendre les frontières d’une notion de l’humain essentiellement indépendant. Ces approches s’avèrent excluantes, notamment pour des personnes en situation de handicap cognitif sévère, qui peuvent difficilement atteindre un certain niveau d’indépendance dans le choix et la décision (ce qui est valorisé par la CDPH) – même accompagnée (Kittay 2011, 2020). Kittay suggère alors de repartir des relations et de ce qu’on peut considérer comme une anthropologie de la vulnérabilité afin de rendre compte de situations de vie humaine dans lesquelles l’aspect saillant n’est pas l’autonomie, mais bien la dimension relationnelle et interpersonnelle (Kittay 2001).
18Ce déplacement de l’attention, de l’autonomie vers les relations, a des retombées importantes pour rendre compte de la complexité à saisir et faire valoir les besoins spécifiques des personnes concernées par des formes d’accompagnement. Il est important de souligner que de telles approches du care émergent d’une analyse des incertitudes et des difficultés inhérentes aux activités de soin, et non pas d’une idéalisation positive de celles-ci. Récupérer la dimension des relations dans le soin, sans les ranger nécessairement du côté du paternalisme, permet d’ouvrir la réflexion sur ce qui se passe concrètement dans les relations d’accompagnement, et donc non seulement sur le risque de paternalisme dans les relations de soin, que la perspective de la désinstitutionnalisation veut écarter, mais aussi sur les sources qu’on peut puiser dans les relations pour contourner ce même risque.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Certains contenus de cette « Introduction » et des paragraphes 2 et 4 sont repris de l’article : M. Boldrini, « Accompagnement de l’autonomie, handicap et care : remarques à partir de la Convention relative aux droits des personnes handicapées », Éthique publique, vol. 24, no. 2, 2022, <https://journals.openedition.org/ethiquepublique/7459>.
Auteurs
Professeure, UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Belgique)
Chercheuse postdoctorante, UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Belgique)
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Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010