25. Un historien dans un quotidien
p. 627-657
Remerciements
Nous tenons à remercier vivement Catherine Vroonen, archiviste/documentaliste à La Libre pour son aide précieuse.
Texte intégral
1Entre 2000 et 2003, tous les quinze jours, la page Débats de La Libre Belgique a été réservée à une rubrique intitulée L’Université en continu. Une forme de collaboration inédite entre le journal et le monde universitaire des sciences humaines, et plus particulièrement des sciences de la société, y a été expérimentée avec succès. Chaque fois, l’essentiel de la pensée et des travaux d’un chercheur ou d’une chercheuse universitaire dans une discipline des sciences humaines1097 y était présenté aux lecteurs dans un langage accessible, et leurs enjeux sociaux, politiques ou culturels y étaient mis en évidence. Les travaux de plusieurs dizaines de chercheurs et chercheuses parmi lesquels des philosophes, des historien(ne)s, des politologues, des sociologues, des économistes, des philologues, des juristes, des philologues, des anthropologues, des criminologues et des psychologues– furent ainsi mis en valeur et commentés dans La Libre. Ses lecteurs ont ainsi pu se faire une idée de la réalité de la recherche universitaire dans de nombreux domaines des sciences humaines et sociales, de ses orientations, de ses perspectives et de ses enjeux. Ils ont aussi pu découvrir un large éventail de personnalités reconnues par leurs pairs mais souvent inconnues du grand public parce que peu médiatisées, que nous avons appelées les « reconnus méconnus ». Sans dépendre de l’actualité immédiate, sans absolument faire état des résultats des recherches les plus récentes, sans surtout chercher à faire des « scoops », les questions abordées et les sujets traités étaient toujours, d’une façon ou d’une autre, en lien avec cette actualité, dont ils éclairaient les tenants et aboutissants et pour la compréhension de laquelle ils fournissaient des repères intellectuels et scientifiques.
2Tel un rituel convivial, la méthode de travail était chaque fois la même : le chercheur ou la chercheuse était invité/e à un entretien approfondi de près de deux heures avec le journaliste de La Libre (le plus souvent Eric de Bellefroid ainsi que Laurent Raphaël à partir de 2001) et l’universitaire (Luc Van Campenhoudt ainsi que Jean-Pierre Nandrin à partir de 2001) qui étaient conjointement en charge de la rubrique (coordonnée par Thierry Boutte). Le rendez-vous avait chaque fois lieu dans un restaurant calme et confortable, en fin de matinée, avant l’arrivée des premiers clients. Entamée autour d’un café, la conversation se poursuivait, de manière plus informelle, durant le repas, ce qui permettait d’approfondir certaines questions dans un climat détendu, parfois durant plusieurs heures. Le journaliste rédigeait ensuite l’article reprenant l’essentiel de l’entretien, en situant la pensée et les travaux du chercheur ou de la chercheuse dans le cadre de sa trajectoire intellectuelle et académique. Quant à lui, l’universitaire responsable rédigeait un court texte synthétisant certains des principaux enjeux soulevés par la pensée du ou de la scientifique. Ce court texte était repris dans un encadré, sur la même page.
3Avant d’intégrer l’équipe, Jean-Pierre Nandrin fut l’un des premiers chercheurs universitaires invités à se livrer à l’exercice. On trouvera ci-dessous l’article que Eric de Bellefroid a rédigé dans la rubrique à partir de l’entretien avec l’historien de Saint-Louis. Au cours de cet entretien instructif qui s’est déroulé dans une atmosphère particulièrement chaleureuse, Jean-Pierre Nandrin ne se contenta pas de démontrer l’intérêt de la démarche historique pour l’examen de quelque question que ce soit ; sans ostentation aucune, il fit la preuve de sa vaste culture pluridisciplinaire ainsi que son ouverture intellectuelle aux questionnements et points de vue des disciplines voisines de la sienne. Surtout, il se révéla un historien sensible aux problèmes concrets de son temps comme aux transformations de sa ville et de la société, et capable de s’engager pleinement pour contribuer à les résoudre. Il était en outre un partenaire particulièrement apprécié pour sa capacité de joindre l’utile à l’agréable. Il se faisait par ailleurs que les disciplines comme l’histoire, le droit et les lettres, où Jean-Pierre Nandrin était sinon féru au moins assez bien initié, étaient jusqu’alors les parents pauvres de la rubrique, par rapport aux sciences sociales et politiques où Luc Van Campenhoudt était plus à l’aise. Ce dernier convint dès lors avec Thierry Boutte et Eric de Bellefroid d’inviter Jean-Pierre à se joindre à l’équipe et de la prendre en charge une fois sur deux, avec le partenaire journaliste.
4Malgré une charge professionnelle relativement lourde, Jean-Pierre Nandrin accepta immédiatement. Grâce à lui, L’Université en continu a pu élargir son spectre de disciplines et diversifier davantage les profils de chercheurs et de chercheuses invités. Jean-Pierre Nandrin se révéla un remarquable pédagogue qui savait aborder, en termes clairs et en peu de lignes, des questions souvent complexes et difficiles. La seconde section, qui est le corps de ce chapitre, reprend les billets « Enjeux » rédigés par Jean-Pierre Nandrin lui-même à la suite des entretiens auxquels il avait participé. Il faut les imaginer à la suite du compte-rendu des entretiens rédigés par le journaliste. Ils ne sont pas repris ici dans l’ordre chronologique de leur parution dans La Libre, mais regroupés, assez arbitrairement, en deux sections : l’une portant sur la mémoire et la démarche historienne, l’autre sur les objets privilégiés par l’historien Jean-Pierre Nandrin, en particulier le droit, le politique et les rapports entre eux.
5Mais avant de présenter les billets de Jean-Pierre Nandrin dans La Libre, la première section de ce chapitre présente ce que les journalistes Paul Vaute et Eric de Bellefroid y ont écrit sur Jean-Pierre Nandrin lui-même et sur son travail d’historien, le premier à l’occasion de la publication de sa thèse de doctorat, le second dans le cadre de la rubrique L’Université en continu.
Section 1 La Libre écrit sur Jean-Pierre Nandrin
La genèse du pouvoir judiciaire en Belgique Paul Vaute (LLB), 1995
6Jean-Pierre Nandrin est remonté à ses sources, dans les premières années de l’Indépendance. Un éclairage pour le présent.
7Paradoxe ? Si les institutions et le fonctionnement de la justice sous l’Ancien Régime ont été amplement explorés par les historiens, il est beaucoup plus rare que ceux-ci se risquent au même champ d’investigation pour l’époque contemporaine. La haute technicité de la matière et son apparente immutabilité expliquent sans doute, au moins en partie, que Clio ait souvent préféré ici s’en remettre à Thémis : la plupart des études consacrées à la genèse et à l’évolution de nos cours et tribunaux portent les signatures de constitutionnalistes chevronnés.
8Mais l’univers des normes est aussi peuplé d’hommes et bien des dimensions sociales ou politiques y sont impliquées. Pour les mettre en évidence, Jean-Pierre Nandrin, chargé de cours aux Facultés Saint-Louis, s’est doté des batteries adéquates : licencié en histoire, mais aussi candidat en droit, il a défendu à l’UCL, en février dernier, sa thèse doctorale en philosophie et lettres sous le titre Hommes et normes. Le pouvoir judiciaire en Belgique aux premiers temps de l’indépendance (1832-1848).
Les nominations « unionistes »
9« J’ai un intérêt particulier pour les moments de rupture, nous dit-il. Et la question qu’on pouvait se poser ici était de savoir si la Révolution de 1830 en a été vraiment une. En outre, il y a aussi un aspect qui touche à l’histoire longue. On assiste, dans ces années-là, à la mise en place d’une culture, d’un pouvoir qui vont fonctionner jusqu’aujourd’hui de la même manière. Formellement, le Code judiciaire de 1967 reprend ce qui existait au XIXe siècle et dans certains cas, comme pour le fonctionnement de la Cour de cassation, il revient même à des règles d’Ancien Régime ».
10Place aux changements, en revanche, dans les développements de la législation sociale et dans la professionnalisation des juridictions du travail, commerciales, ou encore de la justice de paix, avec son caractère de proximité dont on fait aussi grand cas de nos jours qu’on en parlait peu il y a cent cinquante ans... A côté de sources multiples, qui vont des archives personnelles à celles de la Cour d’appel et de la Cour de cassation, sans oublier la presse de l’époque, le chercheur a tiré ample profit des documents parlementaires qui permettent de suivre l’élaboration de la loi d’organisation du pouvoir judiciaire. « Ce fut le premier débat où sont apparus des enjeux, des interprétations de la Constitution », explique Jean-Pierre Nandrin. Mais une autre mine d’or s’est ouverte avec les dossiers de nominations (400 magistrats en 1832), riches, au début du moins, en profils politiques, professionnels, voire – déjà – linguistiques.
11Unionisme oblige : les grands équilibres sont respectés entre catholiques et libéraux, en tout cas aux niveaux supérieurs. Plus bas opéreront davantage les influences de personnes et les liens de famille : « Pour la magistrature assise, la fortune joue. Elle est considérée comme assurant l’indépendance. Pour la magistrature debout, elle intervient moins », constate l’historien.
12Mais les nominations de 1832 sont insolites à bien des égards : « Hors de la Cour de cassation et de la Cour d’appel de Gand, qui sont nouvelles, 95 pc des magistrats en place au lendemain de l’indépendance de la Belgique sont "renommés" dans pratiquement toutes les juridictions, ce qui est anticonstitutionnel. Sans doute l’exécutif a-t-il utilisé le judiciaire pour affirmer sa crédibilité face aux puissances étrangères ».
13Non moins symptomatique apparaîtra la forte proportion, à la Cour cassation, de magistrats qui ont fonctionné sous le régime hollandais, alors que ne figurent au parquet que des éléments jeunes (30-35 ans) et très actifs pendant la Révolution : il est vrai que ces derniers sont amovibles, donc davantage dans le prolongement du pouvoir politique...
14Et la langue ? Sans nier le caractère francophone de notre appareil judiciaire au siècle dernier, Jean-Pierre Nandrin y met maintes nuances, confirmant celles qu’avaient déjà apportées les travaux du professeur Herman Van Goethem (Ufsia). « Je ne l’ai pas constaté pour la magistrature assise, mais au niveau du parquet, à compétence égale, le critère de la connaissance du néerlandais ou de l’allemand est pris en compte. J’ai des dossiers là-dessus, notamment à Liège (dont la juridiction s’étend au Limbourg). On peut voir le ministre Lebeau proposer de transférer trois magistrats de Hasselt à Gand précisément parce qu’ils connaissent le néerlandais. Il y a là une intention très claire. Le substitut parlera néerlandais ou allemand avec les justiciables, même si tous les actes se font en français ».
Magistrats au Parlement
15Parmi bien d’autres données mises en lumière apparaît aussi celle de l’originalité, au moins temporaire, du jeune État belge comparé à ses voisins. « Elle est certaine en ce qui concerne la place du pouvoir judiciaire dans la Constitution, indique notre interlocuteur. En Belgique, c’est un vrai pouvoir indépendant alors qu’en France, c’est une autorité judiciaire. Cette différenciation se retrouve encore aujourd’hui. La compétence du pouvoir judiciaire dans tout le contentieux administratif est révélatrice. La Révolution a permis le retour, je ne dis pas d’un gouvernement des juges, mais bien d’un pouvoir aux juges ».
16Curieusement, ceux-ci ne semblent pas y avoir tenu comme à la prunelle de leurs yeux. En témoignera, dès 1840, l’étonnante « automutilation » de la Cour de cassation qui estimera qu’il n’est pas de sa compétence de traiter du contentieux administratif.
17« Pourquoi ? Mystère... Peut-être pour faire pression sur le Parlement en faveur de la création d’un Conseil d’État, ce qui sera fait en 1846. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Une autre serait qu’entre 1830 et 1840, comme il n’y avait pas de grands penseurs de droit public chez nous, on s’est référé aux auteurs français qui raisonnaient dans leur propre cadre ».
18Bien abandonnées aussi, mais pour d’autres raisons, ont été les latitudes qui permettaient aux fonctionnaires d’être parlementaires, avec pour résultat que sur les 102 élus de 1832, on trouve 23 ou 24 magistrats (c’est le groupe dominant avec les avocats). Le seul cumul non autorisé alors est celui d’un mandat électif national avec des fonctions à la Cour de cassation... où Lebeau s’acharne à envoyer ses opposants politiques, tels Alexandre Gendebien, pour s’en débarasser !
19Le cumul magistrat-parlementaire, lui, ne sera supprimé qu’en 1848, non sans que beaucoup le regrettent, à l’instar d’un Edmond Picard qui professait que sans magistrats au Parlement, les lois ne pouvaient être que bâclées.
20Pareils débats ne sont pas si dépassés de nos jours... Et Jean-Pierre Nandrin ne doute pas que son travail trouve des prolongements dans l’actualité : « Il permet d’éclairer certains fonctionnements du pouvoir judiciaire aujourd’hui. L’utilité sociale de l’historien est pour moi une option méthodologique ».
Jean-Pierre Nandrin, une histoire particulière Eric de Bellefroid (LLB) 2000
21Si l’on entend bien son histoire, Jean-Pierre Nandrin n’a pas choisi le plus court chemin entre le travail et la notoriété, entre l’effort et les honneurs. Bien loin des raccourcis, il a préféré poser sa voie. Se consacrant, entre sa licence et son doctorat, à l’enseignement secondaire. Est-il au demeurant meilleur stage que celui-là ?
22N’avait-il d’ailleurs entre-temps décliné une charge de chercheur à l’université ? Il faut comprendre : c’étaient les années 70, post-soixante-huitardes ; il était de bon ton de refuser le cursus classique. Nandrin, du moins, opta pour la filière alternative. En vertu de quoi, il cofonda un groupe d’historiens, Clio 70, pour la vulgarisation et la diffusion de l’histoire ; contre la périodisation classique de cette même discipline.
23Vint l’heure ensuite du Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (Carhop), qui voulut montrer que l’histoire populaire n’était pas seulement ouvrière. Puis sonna l’heure de la Fonderie, à l’orée des années 80, doux nom d’un centre d’histoire sociale et économique à Bruxelles, visant à revaloriser le patrimoine socio-industriel d’une région en pleine friche. Comme le site Tour et Taxis, « qui aurait dû être classé dans le patrimoine mondial ».
24La Fonderie, en vérité, est immédiatement liée à l’ancienne Compagnie des bronzes, mondialement célèbre jusque dans les années 70 – toutes les statues du Sablon y furent fabriquées, ainsi que les grilles du zoo de New York– et dont le rachat par la Communauté française permet d’envisager la restauration d’une partie du bâtiment à l’horizon du printemps 2001.
25Ce large détour pour tenter de résumer l’une des plus chères convictions de Jean-Pierre Nandrin : une perspective diachronique, historique ou « génétique » des choses ; bref, en l’occurrence, une approche interdisciplinaire avec le concours d’architectes et d’urbanistes. Quand, en 1981, il reprend à 34 ans des études de droit à Saint-Louis, il est le premier inscrit en horaire décalé. Parallèlement, il enseigne au collège Don Bosco. Au total, il se lance dans une thèse en histoire du droit contemporain. Et, au passage, participe derechef à la création du Centre d’archives en histoire de la femme (Carhif).
26Tout un parcours pour témoigner que l’historien a toujours conçu la démarche de recherche dans un lien étroit avec l’engagement. C’est ce qui le vit adhérer à Ecolo, notamment, où cependant il refusa quelquefois de faire allégeance au discours du parti. L’histoire institutionnelle, au demeurant, ne lui est point étrangère puisqu’il contribua à une histoire du Sénat avec Jean Stengers et deux collègues flamands. Tandis qu’un même projet est en vue pour la Chambre, avec Els Witte. Sans compter que, dans la logique « trans-piliers », il enseigne cette année à l’Université de Bruxelles.
27Jean-Pierre Nandrin en arrive alors au vif de son sujet : les rapports entre la politique et la justice, à partir de la mise en place du pouvoir judiciaire, qu’il élucida à la faveur de sa thèse de doctorat. Un pouvoir installé par la Constitution de 1831, et qu’une loi de 1832 légitima en même temps que l’État belge, dont les États voisins avaient peu goûté la révolution.
28En vertu d’un arrêté royal du 4 octobre 1832, 400 magistrats sont nommés d’un coup, à tous les niveaux de juridiction. Nandrin constate que, dès lors, s’institue entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, un rapport qui devait se perpétuer jusqu’à nos jours. « Tous ces magistrats avaient prêté serment au Régent. Tous furent renommés, de façon plus symbolique, pour assurer la légitimité du pouvoir ; le judiciaire, mais aussi le politique ».
Indépendance judiciaire ?
29A partir de là, l’on voulut concevoir un pouvoir judiciaire indépendant, selon le voeu implicite d’une Constitution qui posait très nettement la répartition des pouvoirs. C’est sur cette indépendance que Jean-Pierre Nandrin, cependant, s’interroge. « On lui demande d’arbitrer les autres pouvoirs, et de les sanctionner le cas échéant – voir par exemple le procès Inusop– mais on voit pourtant que les nominations sont explicitement politiques, soumises au clientélisme des partis. Il est vrai qu’on n’a pas concrètement accédé à l’indépendance de la justice en 1832, parce que les fonctionnaires et les magistrats étaient massivement présents au Parlement. Ce qui donnait une certaine emprise des juristes sur la vie politique, vu qu’ils pensaient les lois pour eux-mêmes ».
30L’historien constate que « le judiciaire, s’il est la bouche de la loi –adoptée par le législatif–, n’acquiert qu’une légitimité au second degré, puisqu’il n’est pas lui-même issu d’élections. Au demeurant, la Révolution française eut beau exiger que les juges fussent élus, cette " utopie" fut rapidement abandonnée. »
31« Or, à mes yeux, le pouvoir judiciaire doit rendre des comptes quant à ses responsabilités. La magistrature assise, placée sous le régime de l’inamovibilité, doit rendre des comptes devant le législatif. Mais le problème s’est clairement posé à partir de l’affaire Dutroux, où l’on sentit un pouvoir judiciaire très réticent. Ces magistrats sont-ils seulement compétents dans ce système clientéliste ? On a certes repéré des nominations de magistrats incompétents mais en principe, depuis 1991, la compétence est assurée par concours ».
L’énorme pouvoir des experts
32Aussi le pouvoir judiciaire ressemble-t-il davantage, à présent, à un pouvoir d’experts. D’autant que se développent dans les pays européens des cours constitutionnelles. « La Cour d’arbitrage, en Belgique, peut désormais annuler des lois contraires à la Constitution. Mais au nom de quoi des magistrats peuvent-ils récuser une loi qui exprime un désir démocratique ? J’observe que le politique lui-même abdique de plus en plus devant le judiciaire. En pensant des lois qui confèrent au juge un énorme pouvoir d’appréciation et d’interprétation.
33Les experts, dès lors, exercent un pouvoir considérable, pouvant maintenant poursuivre le politique ».
34La Révolution française, en son temps, avait déjà voulu casser le gouvernement des juges qui sévissait sous l’Ancien régime. En Belgique, quand à partir de 1848, la Saint-Barthélémy des fonctionnaires devait dorénavant empêcher ceux-ci de siéger au Parlement, contrôlé jusque-là par les juristes et les magistrats, on imagina pour la magistrature un « devoir d’ingratitude ». De nombreux procès de presse, au XIXe siècle, allaient sanctionner le politique.
35Il reste que le Parquet, organe qui dépend davantage de l’exécutif que du judiciaire, est censé appliquer toute la politique criminelle. « C’est le bras judiciaire du politique, résume Jean-Pierre Nandrin. Il est intéressant d’analyser tous les classements sans suite. » Il y eut des cas, au XIXe, où le Parquet refusa de poursuivre de grands banquiers. En revanche, la grande affaire Langrand-Dumonceau – du nom d’un banquier catholique confronté à un milieu bancaire essentiellement aux mains des libéraux – donna lieu à la seule destitution connue en Belgique ».
36Ceci illustre la façon dont Jean-Pierre Nandrin conçoit son métier d’historien. « Un travail qui s’ancre, dit-il, au départ d’un fait d’actualité. L’érudit n’est pas un questionneur. Or il faut, à un moment donné, interroger le passé à propos de questions actuelles, fournir des éléments d’intelligibilité du présent. L’Histoire n’est pas là pour donner des leçons. Et je me demande si la démarche historienne n’est pas, par nature, anachronique. On ne rend jamais assez compte de ce qui s’est passé. »
37De fait, pour reprendre l’exemple d’un passé-présent douloureux, la question de la pédophilie ne se posait pas au XIXe siècle. « On continue dans les universités à donner des cours d’histoire périodisée où l’institutionnel domine largement. Les interdisciplinaires existent pourtant, à la marge entre l’histoire et le social, l’anthropologie et l’ethnologie. » Et Jean-Pierre Nandrin cite à cet égard l’Institut d’histoire du temps présent, en France, qui a beaucoup travaillé sur la guerre d’Algérie.
38Ce qui en définitive tisse le fil rouge des travaux de l’historien Nandrin, en somme, c’est tout le problème de la légitimité des pouvoirs. S’il nourrit une conviction, c’est qu’il convient « d’entremêler la recherche et la pratique sociale, soit ce qui se passe au niveau du politique et du citoyen. L’histoire ne sert absolument pas de formule ». Il confesse, dans cet esprit, une admiration folle pour Achille Chavée, qui professait : « Je suis un Peau-Rouge qui ne marche jamais en file indienne ». Peu d’historiens, dit-il, sont sensibles à l’épistémologie ; à la construction de leur objet.
39Quand enfin Jean-Pierre Nandrin considère sa carrière et le chemin parcouru depuis ses débuts, il constate « avoir beaucoup appris au départ de l’histoire des femmes ». C’est pourquoi, avec Eliane Gubin (ULB), cet esprit fondamentalement oecuménique est en train de s’atteler à une Encyclopédie des femmes qui viendrait combler un vide intersidéral et sidérant.
Section 2 Jean-Pierre Nandrin écrit dans La Libre
A. La mémoire et l’histoire : nature spécificité et utilité de la démarche historique
40Ces sept premiers textes (ou « Enjeux ») de Jean-Pierre Nandrin portent sur la mémoire et sur la démarche historique. Dans les deux premiers, il explique l’importance de la mémoire collective et du devoir de mémoire tout en en montrant les dangers et les écueils. Il y explique que la mémoire doit être encadrée par la démarche historique, avec son éthique et sa rigueur méthodologique. La question de l’introduction de la littérature belge dans le programme de l’enseignement secondaire notamment constitue une belle illustration des ambiguïtés de l’usage de la mémoire.
41Au fil de ces différents textes, Nandrin fait découvrir à ses lecteurs la nature et la spécificité de la démarche historique. Il y procède de deux manières. D’abord, en la comparant à d’autres : dans un texte, il compare la recherche historique au roman historique ; dans un autre, il compare l’enquête historique à l’enquête judiciaire. Ensuite, en illustrant un des procédés privilégiés de la démarche historique : partir de l’examen minutieux d’un phénomène précis et concret (comme l’essor de la grande surface au détriment du grand magasin) pour mieux saisir certains aspects des transformations sociétales à caractère plus général.
42Enfin, Jean-Pierre Nandrin – ci-dessous JPN – montre que la discipline de l’histoire n’est pas asexuée. Lorsque des femmes la pratiquent, certaines thématiques et certaines hypothèses, qui n’étaient guère explorées précédemment ou qui étaient formulées et abordées autrement, sont mises en évidence.
Mémoire vive, mémoire mortifère ?
JPN, à partir de l’entretien avec Pieter Lagrou (KUL et Institut d’histoire du temps présent - Paris), 2003.
43Vive le devoir de mémoire ! Ce slogan envahit le discours politique autant que celui des scientifiques, comme si une lourde dette pesait sur nos épaules et qu’une reddition des comptes s’imposait à chaque instant. La Shoah, la mort de Lumumba, le génocide amérindien, les massacres coloniaux nous renvoient à ce devoir mémoriel. Les politiques ne se privent pas de les traduire en actes hautement symboliques dans une volonté de pardon, de réconciliation et de reconstruction.
44Certes, le devoir de mémoire nous implique dans une responsabilité collective. Non coupables des faits passés, nous devons cependant en assumer le poids et en assurer la gestion pour la simple raison que le temps est un continuum, que les coupures des générations sont un leurre, qu’on ne reconstruit pas sur rien et que le passé hante nos décisions et les oriente sans cependant les déterminer. L’espace de notre liberté est étroit, certes, mais il existe. La grande illusion de nos sociétés marchandes, obsédées par la nouveauté, taraudées par la circulation des biens et minées par le profit immédiat est de croire que nous pouvons faire table rase. Le devoir de mémoire s’impose donc de manière impérieuse.
45La mémoire historique forge les identités. Elle fournit repères et balises dans la constitution de l’être individuel autant que collectif. La mémoire préserve une continuité et permet à l’individu ou au groupe d’absorber les ruptures, d’intégrer celles-ci dans une permanence. Pour Maurice Halbwachs, la mémoire est un « tableau des ressemblances », elle est du côté du « même », de la reproduction.
46La démarche mémorielle peut cependant déboucher sur la catastrophe. Comme elle relève le plus souvent de l’existentiel, de l’affect, elle peut aisément basculer dans l’incontrôlable. L’obsession identitaire qu’alimente la compulsion mémorielle conduit souvent aux « identités meurtrières ». Que l’on songe aux règlements de compte yougoslaves nourris des mémoires de guerre ou à certains massacres algériens perpétrés pour perpétuer des actes commis il y a quarante ans. Des massacres par procuration mémorielle en quelque sorte.
47La démarche historienne constitue l’antidote de la mémoire destructrice. Pas d’histoire sans mémoire, certes, mais l’histoire apporte une plus-value. Elle est démarche de connaissance, de construction, elle ouvre à l’altérité, à la différence. Science du changement, selon Marc Bloch. Pour Henri Rousso, historien du « Temps présent », l’histoire a pour fonction de remettre le passé dans le présent afin d’appréhender la distance qui nous en sépare, pour rendre compte du changement intervenu. Elle est, à sa manière, apprentissage de la liberté puisque l’être historique est celui qui s’affranchit de la fatalité du temps, qu’elle soit d’origine divine ou matérialiste, pour imposer son propre cours.
48Vive donc le devoir de mémoire, si elle s’accompagne d’une démarche historienne, opératrice de socialisation, de différenciation et de tolérance.
Mémoire et histoire : le couple obligé
JPN, à partir de l’entretien avec Philippe Raxhon (ULg), 2002
49Mémoire quand tu nous tiens… Le devoir de mémoire obsède les sociétés contemporaines. Produite par les acteurs, elle sert de réservoir à chacun, à un groupe ou à une nation, pour la constitution d’une identité : que l’on songe au mouvement flamand. La mémoire met en valeur les silencieux de l’histoire (marginaux, femmes, ouvriers, etc.), comme elle peut exprimer l’indicible : que l’on songe à la Shoah. Ancrée sur l’affect et l’émotion, elle peut servir souvent d’antidote à l’obscurantisme et à l’amnésie, même si elle tend à reconstruire un passé idéal ou diabolisé. Elle peut se permettre de compresser ou dilater le temps, et ignorer toute forme de chronologie. Comme telle, elle n’est pas une démarche de connaissance ; elle relève de l’existentiel, voire de l’incontrôlable.
50Mais la mémoire a aussi ses revers. Elle entretient souvent des haines féroces et désastreuses. Au nom de la mémoire, Irlandais catholiques et protestants se déchirent et l’on sait combien les pratiques génocidaires se sont nourries d’une mémoire diabolique. Souvent, elle initie les intolérances où s’affrontent les identités fermées. C’est que la pratique mémorielle tend au manichéisme ou pratique hardiment la sélection et la simplification.
51Le devoir d’histoire peut pallier ces dérives. La pratique historienne prend appui sur l’immense réservoir, toujours incomplet et inachevé certes, de documents les plus divers qui traduisent et évoquent la geste humaine dans le temps. Mais à la différence des producteurs de mémoire, l’historien construit un objet, établit les faits, met au contexte, pose des hypothèses, analyse cette mémoire à l’aune d’une problématique, propose des interprétations et dégage des significations.
52L’histoire « fait » dans la nuance ou les demi-teintes. Les arrêtes ne sont pas toujours nettement dessinées et les certitudes n’y ont pas leur place. La complexité est son registre. La distance est sa posture constante. La raison autant que le doute l’informe et la travaille. La lucidité est son école.
53L’éthique historienne, celle de sa démarche scientifique, préserve des intolérances. Elle ouvre au débat et tolère les différences. Si le risque du scepticisme demeure à la lisière de l’horizon de l’historien, son engagement à la rigueur et à la rationalité ouvre à la démarche critique qui met à l’abri des illusionnistes.
La Belgique à rebours ?
JPN, à partir de l’entretien avec Paul Aron (ULB), 2001
54« Un Mâle » de Camille Lemonnier au programme du secondaire ? Pourquoi pas ? Ce n’est plus un simple voeu. Le rêve pourrait devenir réalité. En effet, une petite révolution viendra bientôt bouleverser quelque peu l’enseignement du Français dans les classes terminales du secondaire : la littérature belge rentre officiellement dans les programmes. Enfin, l’on invite à visiter le patrimoine des lettres françaises de Belgique. On peut s’en réjouir.
55De longs efforts, de rudes combats menés par des passionnés, des enthousiastes et des créateurs trouvent leur juste récompense. Depuis des années, un patient travail de fourmi a rendu accessible, dans des éditions de poche de qualité, une littérature jusque-là confinée à un cercle d’initiés et a fourni des « balises » pour comprendre une production trop souvent méprisée. Paris fascinait, la Belgique pâlissait. Le salto arrière a de quoi nous surprendre.
56On peut également s’interroger. Rendre des textes « classiques », c’est-à-dire, étymologiquement, les faire rentrer dans les classes, n’est-ce pas aussi en statufier quelques-uns ? Le panthéon des classes est rempli de grandes oeuvres, mais des oeuvres tout aussi grandes fourmillent hors du Panthéon. Quel étrange paradoxe cependant ! Au moment où la Belgique vit son énième soubresaut qui la pousse doucement mais sûrement vers sa disparition – ou sa transformation en un nouveau type d’entité politique–, l’on s’avise que, tout compte fait, la littérature française de Belgique constitue un patrimoine à cultiver. Comme s’il convenait enfin de se remémorer une identité en train de se dissoudre. Le patrimoine relèverait-il donc du mémoriel ? Le Belge devrait-il vivre l’achèvement pour découvrir ses mythes et ses écritures ? Pour hanter un imaginaire qui a dû – ou aurait dû– le façonner ?
57Cet étrange cheminement en forme d’école buissonnière, à rebours de l’histoire récente de Belgique, pose problème. S’il s’agit de momifier un legs que le Belge a superbement ignoré, jetons l’entreprise aux oubliettes. La nostalgie est mortifère. En revanche, s’il s’agit de « dimensionner » cette littérature à l’aune d’un patrimoine littéraire plus large, fournissant aux jeunes générations des repères d’une nouvelle identité, non exclusive, mais ouverte à une autre citoyenneté, applaudissons. La lecture du patrimoine littéraire et sa réappropriation retrouveront alors ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être : un acte politique que le marché médiatique de la consommation littéraire a si longuement tétanisé.
Roman et histoire
JPN, à partir de l’entretien avec Laurent Van Eynde (USL-B), 2003
58Le roman et l’histoire font-ils bon ménage ? Apparemment oui si l’on considère le succès croissant du roman historique. Toutefois, l’adjonction de ces deux notions est pour le moins paradoxale.
59La narration romanesque relève de la fiction. Le romancier organise un imaginaire selon une logique peut-être rationnelle – au philosophe ou au psychanalyste de nous l’expliciter– et le propose aux lecteurs afin qu’ils se l’approprient ; il ouvre tous les possibles à l’imagination de l’autre ; de ce fait, un réseau d’imaginaires s’entrecroise, ouvrant la voie à l’efflorescence de projections, d’identifications, de différences, vaste réticule de communication créateur de sens. L’histoire romanesque rencontre celle du monde, la dit, l’écrit, la transforme et en crée une neuve. L’illusion fictionnelle est son champ de labour ; elle crée un espace et un temps qui lui sont propres et les remplit d’objets et d’êtres qui en principe ne lui ressemblent en rien.
60La narration historique, elle, s’arrime au réel. Elle vise à décrire une vérité qui a existé, une vérité passée. Elle a pour prétention de rendre compte d’un réel qu’elle tente de restituer au plus près. Elle ambitionne de projeter le lecteur hors de sa réalité, vers une réalité extérieure, voire extra-textuelle. Elle dit l’autre, mais cet autre est en principe clos : la Révolution française est achevée, la féodalité également ; l’historien en a fait le tour, au cordeau près. Toutefois, l’histoire n’est pas observation ni expérimentation, elle est reconstruction. L’acteur historien joue dans cette pièce un rôle essentiel. De là, les multiples interprétations, les nombreuses reprises de la réalité. L’imaginaire de l’acteur y est aussi à l’oeuvre, mais pas son imagination.
61Comment faire agir l’imaginaire du lecteur de l’oeuvre historienne ? Comment l’appâter, le séduire, lui faire mordre à pleine dent la réalité de l’autre ? Le roman historique en est une des voies royales. Certes l’auteur de roman historique met en scène des héros imaginés, tel Casimodo dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Mais il le fait mouvoir dans un environnement le plus conforme possible à la réalité d’antan. Tous les déplacements spatio-temporels forment un faisceau cohérent que le lecteur peut cependant s’approprier sur le mode ludique grâce à la traversée fictionnelle. Cela est vrai également du roman réaliste. Lisons d’abord Balzac ou Les Thibaut de Martin du Gard pour saisir la réalité sociale de la bourgeoisie du XIXe siècle ou de l’Entre-deux-guerres. Le réel y est plus réel que ce que tout historien pourrait dire, et cela grâce aux vertus magiques de la narration romanesque. L’imprégnation est primordiale, mais elle ne peut remplacer l’analyse et la dissection. C’est à cette double condition, au moins, que l’oeuvre romanesque et celle de l’historien se rejoignent, se complètent, se combinent pour proposer une nouvelle interprétation du réel, source d’une nouvelle action.
L’historien, le juge et la vérité
JPN, à partir de l’entretien avec Guy Zelis (UCL), 2002
62L’historien a-t-il sa place dans le prétoire ? La question fut largement débattue en France lors des procès Touvier et Papon lorsque des historiens furent appelés à la barre des témoins pour rendre compte d’événements historiques censés fournir un cadre de compréhension aux crimes imputés aux accusés. Quelques historiens ont refusé d’intervenir comme témoins – comment être témoin d’événements auxquels on n’a pas assisté ?–, mais auraient accepté, à la rigueur, la qualité d’expert. A la rigueur cependant, car plusieurs ont invoqué l’incompatibilité entre l’éthique de la recherche historique et les règles et enjeux d’un procès judiciaire.
63Certes l’historien, comme le journaliste d’ailleurs, rejoint le juge en ceci qu’il procède par investigation, souhaite faire advenir la vérité. Mais l’investigation de l’historien n’est pas de même nature que celle du juge. Celui-ci doit conclure et trancher ; le verdict est la finalité de l’enquête, le code judiciaire l’y oblige sous peine de commettre un déni de justice. Le temps de l’investigation judiciaire est nécessairement un temps court, faute de quoi la preuve s’estompe et la certitude s’éloigne. L’enquête de l’historien, au contraire, est toujours ouverte. Jamais close, elle est constamment reprise et approfondie car les sources qu’il scrute ne sont jamais exhaustives ; et même si le corpus est complet, le questionnement se renouvelle à chaque fois qu’un historien l’interroge au regard des progrès de la connaissance. « L’instruction historienne » se déroule sur le temps long et peut, c’est souvent le cas, déboucher sur l’incertitude. Non possumus, nous ne pouvons conclure, telle est l’épitaphe qui achève le travail de l’historien.
64C’est que la vérité historique n’est pas la vérité judiciaire. A l’inverse du juge, l’historien n’a pas pour fonction d’assurer la paix sociale ou judiciaire. Ses vérités ne sont que provisoires ; elles sont à chaque fois frappées au coin du doute et de l’interprétation. Deux historiens liront différemment les mêmes textes. Que l’on songe à la variété des interprétations de la Révolution française. A la barre, un historien pourrait jurer de dire la vérité. Mais toute la vérité ? Dans une lettre à Jean Lacouture, André Malraux disait : « Limitons l’objectivité à : "Je ne sais ce qu’est la vérité, mais je sais ce qu’est le mensonge" ».
65L’historien ne juge pas, même s’il tranche sur la véracité des faits qu’il établit. La référence axiologique n’est pas le bien ou le mal, la rédemption ou la condamnation, mais la probabilité, constamment soumise à critique et à réévaluation. La restitution du contexte est son objectif premier et non l’établissement de la responsabilité de tel ou tel acteur.
66Mais au-delà de ces balises, au-delà des différences d’avec des pratiques similaires mais non identiques, demeure la question centrale : l’historien peut-il échapper à sa fonction sociale d’apporter sa contribution à l’élaboration d’un savoir et d’une mémoire par rapport auxquels une société se définit ? Mais le prétoire n’est pas le lieu adéquat de cet engagement social car il y court le risque d’investir un rôle qui n’est pas le sien.
Ville et marché : le lien brisé ?
JPN, à partir de l’entretien avec Serge Jaumain (ULB), 2002
67L’ère de la grande surface a pris le relais du grand magasin. La transformation sémantique traduit à elle seule l’évolution du concept : il évoque aujourd’hui la consommation de masse, l’égalité des conditions d’accès à un type de marché, l’identité des comportements, l’encombrement, l’uniformisation d’un espace marchand, la banalisation des produits. Espace unique, pensée unique... Il n’est « carrefour » que de nom : les fourmis s’y croisent, agitées, mues par un même objectif, se rendre dans les rayons, amasser, payer et surtout ne pas rencontrer l’autre. Le Big Brother de la grande bouffe. Certes, les maîtres de cérémonie tentent d’y apporter quelques touches de proximité. Mais en vain. De là, aujourd’hui, l’engouement pour l’épicerie du coin ou le marché.
68La grande surface d’aujourd’hui n’est que l’évolution (ultime ?) d’une mutation produite par la révolution industrielle. Le grand magasin qui naît dans la deuxième moitié du XIXe siècle est rapidement perçu comme la manifestation d’une profonde transformation. Il surplombe le boutiquier par sa masse et la large palette de ses produits. Il offre des articles de luxe, induisant ainsi une distinction sociale fondée sur le produit. Son architecture de fer et de coupole impose une nouvelle architecture dans une ville en pleine transformation. Il inaugure la publicité massive, la vitrine alléchante, la promenade dans des lieux organisés en galeries et mezzanines. Il exploite la vendeuse, logée à moindres frais dans les combles et contrainte de demeurer debout durant de longues heures. Il se loge au centre ville où trains et trams assuraient une mobilité que l’automobile figera progressivement. Les colporteurs s’en iront ; les boutiquiers hurleront à la concurrence déloyale. La grande machine du marché s’est mise en branle, dans une économie et un espace urbain en pleine mutation. Il suffit de (re) lire Le Bonheur des Dames de Zola pour en saisir toutes les dimensions.
69Innovation, destruction, mobilité, fracture, nouvelle convivialité, centralité urbaine, le grand magasin, c’est tout cela à la fois. Il fut la métaphore d’un nouvel âge, celui d’une nouvelle distribution, celui aussi de la nécessité d’alimenter la ville de plus en plus peuplée et concentrée.
70Depuis, la périphérie a pris le relais. Et avec elle, le déplacement des grandes surfaces. La ville s’est paralysée. Or le marché a besoin de mobilité et de circulation. La consommation hors la ville, comme les cimetières et les hôpitaux, telle est l’évolution depuis quelques décennies. Mais ne doit-on pas rétablir le lien – quelque peu brisé en ville– des activités de proximité ? Une ville vouée en priorité au tourisme, à la restauration architecturale, à la revalorisation historique et aux restaurants chics et chers ne perd-elle pas sa spécificité ? L’enjeu aujourd’hui est bien la mobilité si l’on souhaite renouer les fils du marché, de la rencontre et de la convivialité.
Le combat féministe dépassé
JPN, à partir de l’entretien avec Eliane Gubin (ULB), 2001
71Le travail des historiennes a révélé quelques enjeux fondamentaux de notre société. Ecrire l’histoire des inégalités subies, des humiliations endurées, des combats menés et des victoires remportées a ceci d’intéressant qu’il fait émerger des enjeux qui dépassent le combat féministe pour devenir celui des sociétés contemporaines.
72Le politique fut un des premiers enjeux. Le statut de citoyenne à part entière structura les premiers combats. De l’égalité proclamée en 1789 à sa réalisation, le chemin fut long et ardu. De la coupe démocratique aux lèvres, les résistances furent tenaces. Mais les femmes la remplirent lentement, péniblement, subissant souvent la stratégie des carabiniers d’Offenbach. Aujourd’hui, l’égalité démocratique est le paradigme incontournable des sociétés fondées sur les droits de la personne. Acquis qui exige toujours de la vigilance. Les chiennes de garde ne sont pas les seules à veiller.
73L’autre combat fut celui de l’enseignement et de l’alphabétisation. Acquérir le savoir pour asseoir ses revendications, telle fut la lutte des premières féministes. D’où l’exigence que les filles accèdent, comme les garçons, à l’école, à l’enseignement supérieur, à l’université, lieux d’analyse et de critique, donc d’émancipation, lieu où l’obscurantisme vient choir. Voilà un nouvel enjeu qui dépasse aujourd’hui la seule cause des femmes, grâce aux femmes.
74Le troisième combat fut celui des droits civils. A l’intérieur du couple face à la toute puissance maritale ; dans la famille par rapport aux enfants ; à l’égard du patrimoine également, sans oublier le droit à l’autonomie, à la rupture, à se réaliser dans une relation décidée et non subie. Droit à son corps, au risque parfois de déboucher sur une (trop ?) extrême individualisation au détriment du collectif. Un des dangers majeurs des démocraties libérales, trop tentées d’occulter ou de nier les réseaux de solidarités.
75L’enjeu fondamental est celui d’une nécessaire approche sexuée des relations. Egalité et différence ne s’excluent pas. Telle est bien la leçon essentielle que l’histoire des femmes nous enseigne. Les femmes ont imposé un nouveau paradigme d’organisation sociale, fut-ce au prix d’une nécessaire contrainte provisoire. Pensons à la parité. Et ce paradigme se diffracte aussi dans la recherche. A l’aune des enjeux du féminisme, tout chercheur ne doit-il pas repenser sa discipline, revisiter ses thématiques, reformuler ses hypothèses ? La science n’est pas asexuée. L’Université non plus. Mais s’en est-t-elle déjà rendue compte ?
B. Le droit, le politique et leurs rapports : objets privilégiés (mais non exclusifs) de l’histoire de la société
76Comment concilier autonomie de la justice et démocratie, droits de l’homme et libéralisme économique ? Quel est le rôle du droit, notamment du droit social, dans les transformations de la société ? Indépendante à l’égard du pouvoir politique et bénéficiant d’une légitimité démocratique, la justice n’en a-t-elle pas moins des comptes à rendre à l’ensemble de la société ? JPN répond à ces questions qui, comme bien d’autres, exigent une mise en perspective historique. Il s’intéresse plus particulièrement aux mutations institutionnelles de la Belgique, non pour elles-mêmes, mais comme révélateur et laboratoire de transformations sociétales et politiques plus générales. Pour le meilleur ou pour le pire, comme le montre l’examen de la politique culturelle.
Justice : un pilier et non une béquille
JPN, à partir de l’entretien avec Karin Gérard (Magistrate), 2001
77La Révolution française a instauré la séparation des pouvoirs. Elle a également posé, comme fondement du politique, le principe de souveraineté démocratique et la prééminence du législatif. Si le pouvoir judiciaire tient sa légitimité du pouvoir constituant, dans le même temps, le politique a voulu qu’il travaille à l’abri de toute pression. L’inamovibilité de la magistrature assise assure cette indépendance.
78Aujourd’hui, le principe de souveraineté démocratique s’accorde mal avec l’indépendance de la justice. Au nom d’une démocratie participative, nouvelle forme de nos régimes politiques, l’opinion exige que chaque pouvoir rende compte de son travail et de la compétence de ses membres. L’affaire Dutroux a constitué, de ce point de vue, une rupture radicale. Le silence n’est plus de mise. On exige la transparence. Le magistrat est sommé de quitter sa citadelle, de descendre dans l’arène, de rencontrer le citoyen. De son côté, celui-ci pratique le tout-à-la-justice : qu’il soit victime de la pluie, de la grêle, de la neige, de la pollution ou d’un accident, il réclame des dommages-intérêts.
79Comment justice et démocratie peuvent-elles se marier, si pas d’amour, du moins de raison ? Qui dit indépendance dit responsabilité. Comment la justice peut-elle l’assumer tout en conservant son autonomie ? A qui doit-elle rendre compte ? Au législateur, sans aucun doute, et non à elle-même comme elle a tendance à le faire en multipliant les rapports ou en usant de procédures internes. Comment la contrôler ? Délicate question car tout contrôle risque d’entamer son indépendance, de permettre à un autre pouvoir d’empiéter sur ses prérogatives et de lui assigner un rôle d’autorité subordonnée et non de pouvoir au même titre que les autres pouvoirs. Sans contrôle cependant, elle risque de produire à nouveau l’image d’une grosse machine insensible, contaminée par le virus de la technocratie, toujours à l’affût, derrière son discours, d’efficacité et de rentabilité : sous les pavés, des chiffres, mais non des hommes... Le dilemme est cornélien et pose la question de la limite extrême du fonctionnement démocratique.
80La Belgique a inventé la solution du Conseil supérieur de la justice et non de la magistrature. Le champ est plus ouvert. Non au corporatisme mais « englobement » de tous les acteurs du judiciaire : magistrats, avocats, police, société civile, citoyens. Non point le contrôle réglementé, mais un pouvoir d’avis et de recommandation. Un interface souple entre le politique et le monde judiciaire. Une volonté d’exercer une pression bienveillante et de procéder à des démarches pédagogiques pour dégeler l’iceberg judiciaire et rendre compréhensible le théâtre conflictuel des passions humaines.
81L’enjeu démocratique se mesurera à l’aune de la réussite de cette nouvelle institution. La justice doit (re) devenir un pilier de la démocratie et non une simple béquille dont la rupture entraînerait la déliquescence des autres pouvoirs.
Que sont les droits humains devenus ?
JPN, à partir de l’entretien avec Olivier De Schutter (UCL), 2001
82La Révolution française a propulsé les droits de l’homme sur la scène politique et juridique. Certes, avant elle, des philosophes en avaient pensé les fondements. Mais c’est à la Révolution de 1789 qu’il revient d’avoir donné aux droits de la personne de nouvelles dimensions : ils sont étroitement arrimés à une Constitution qui leur garantit une protection juridique. Ils sont alors envisagés comme une limite au pouvoir de l’État, comme une donnée universelle et naturelle devant laquelle tout pouvoir doit s’incliner en dernier ressort. L’universalité de l’humain obtient droit de cité.
83Le combat pour rendre effectif ces droits fut cependant long et rude. Pendant plus d’un siècle et demi, les droits de l’homme chemineront dans les catacombes. Bien que traduits au travers les libertés publiques (d’opinion, d’expression, de réunion, d’association, de culte, etc.), la réalité économique induite par la révolution industrielle ignorera, voire niera, ces droits fondamentaux. Le profit et la rentabilité maîtrisent le jeu au détriment de l’égalité et de la liberté. Certes, on abolit l’esclavagisme. Mais les plus ardents abolitionnistes seront ceux-là mêmes qui prôneront l’exploitation coloniale. De même, comment un chômeur pouvait-il mettre en oeuvre la liberté contractuelle qui suppose l’égalité, face à un patron disposant de toute la puissance économique ? Même contradiction dans le domaine politique : un homme, une voix, certes, mais seront boutés hors de la sphère politique les femmes, les vagabonds, les domestiques, et bien d’autres catégories.
84L’horreur de l’Holocauste a ébranlé les mentalités et modifié les pratiques. Il fallut que l’innommable se produisit pour que les droits humains redeviennent le fondement du politique, de l’éthique et de la pratique. Des traités et des conventions ont mondialisé les droits de la personne. L’universalité est enfin traduite dans des actes juridiques internationaux. Les droits humains s’imposent comme le nouveau paradigme de la démocratie ; ils donneront un nouveau souffle, une nouvelle légitimité aux démocraties vacillantes des années de guerre. Lentement, trop lentement. Les résistances, les inerties, sont nombreuses. Elles viennent souvent de pays riches. Surprenant ? Non point car surgit à nouveau la tension entre droits humains et logique économique.
85Comment concilier les exigences de la démocratie, des droits de l’homme et du libéralisme économique ? Les droits humains revendiquent l’universalité ; la logique économique aussi se déploie aujourd’hui à l’aune de la mondialisation. Le choc de ces deux espaces à même dimension universelle risque de scander l’avenir. Plus durement qu’il y a un siècle car les profits sont devenus colossaux. L’obtention réelle, et non formelle, des droits économiques sera probablement un des grands combats des droits de l’homme. Comme celui de l’éthique de la science. Dans les deux cas, l’enjeu n’est rien moins que la définition même de l’humain, mise en question – soumise à la question.
86Une nouvelle danse macabre se profile-t-elle à l’horizon ? Au politique de se mobiliser pour en empêcher les premiers pas ; au citoyen de mobiliser le politique.
Le droit, instrument de transformation ?
JPN, à partir de l’entretien avec Pascale Vielle (UCL), 2003
87Droit et politique : un couple condamné à cohabiter ? Y a-t-il un rapport entre le droit et le politique ? Non, dit-on le plus souvent. S’il est une idée bien ancrée dans les mentalités, c’est de croire qu’une cloison sépare les deux mondes même si l’on évoque parfois, mais à la marge, telle ou telle pression révélée notamment lors de certaines commissions d’enquête parlementaire. Mais à chaque fois aussi, l’on met en avant l’indépendance des juges et leur capacité de résistance. Les juges n’ont-ils pas d’ailleurs condamné des politiques ? De même, la Cour d’arbitrage apparaît comme une institution qui tranche comme si elle était au-dessus de la mêlée. Que dire alors du juge commercial, du juge civil, du juge social ? En quoi leurs jugements laissent-ils filtrer un lien quelconque avec le politique ? Mais ce n’est pas à ce niveau que se pose la question.
88Le rapport droit/politique se noue dans les valeurs qu’une société (et donc le politique) se donne ; il se révèle dans ses origines historiques. Le code civil en est un bel exemple : on y trouve, en 1804, la mise en droit des conceptions familiales, patrimoniales, maritales de la bourgeoisie montante et du pouvoir politique. Pour Napoléon, imposer le code civil répondait à un objectif politique : il s’agissait de régenter, régler, encadrer, assainir la société afin de mettre un terme aux bouleversements révolutionnaires. Le code met de l’ordre dans les idées et dans les comportements. Quant aux évolutions du code, elles traduisent à chaque fois des modifications d’attitudes, les tensions entre les acteurs sociaux, les résistances du pouvoir.
89Le droit social en est l’exemple le plus frappant. Il est né de ce qu’on appelle la question sociale, l’exploitation scandaleuse d’une main-d’oeuvre bridée, il s’est façonné à partir des revendications du mouvement ouvrier, des inégalités de traitement entre le patronat et prolétariat : inégalité dans la représentation dans les juridictions, pénalités différenciées entre patron et ouvrier en cas de grève ou de lock out, foi absolue en la parole du patron qui ne devait guère prouver. Il fallut des émeutes, des grèves violentes pour que, à la fin du XIXe siècle, les politiques se mettent à bouger et à admettre que le recours au droit civil ne pouvait régler ces injustices. Il fallait un autre droit, davantage collé aux réalités sociales et économiques. Progressivement, dans un rapport de forces toujours tendu, s’opéra l’accouchement, douloureux, de ce droit différent. Il traduisait des valeurs nouvelles ainsi qu’une transformation du rôle de l’État : plus interventionniste, plus dispensateur d’égalité, plus soucieux d’une justice distributive. Ce nouveau paradigme conduira à la mise en place de l’État-Providence, lequel aujourd’hui subit les assauts de la mondialisation libérale.
90Le droit n’est pas une bulle hors du temps. Image de la société, il en est aussi un instrument de transformation pour autant que ses hérauts ne le figent pas dans un culte glacial.
Magistrature et démocratie : une nouvelle alliance ?
JPN, à partir de l’entretien avec Christian Panier (Magistrat), 2001
91Plus personne ne conteste aujourd’hui la légitimité démocratique du pouvoir judiciaire. Certes, il n’est pas issu directement d’un processus d’élection, considéré comme le fondement de toutes les démocraties libérales. Toutefois, l’organisation du pouvoir judiciaire, l’établissement de ses compétences, les liens avec les autres pouvoirs ont été décidés par une assemblée issue d’élections. Seul le pouvoir constituant est d’ailleurs habilité à toucher aux principes constitutionnels qui régissent le troisième pouvoir. Ainsi, le pouvoir judiciaire tire sa légitimité démocratique d’une représentation au second degré parce qu’une assemblée démocratiquement élue en a décidé ainsi.
92Ce type de légitimité ne semble plus suffire aujourd’hui. Certains prônent l’élection du juge. C’est oublier que la Révolution française, qui avait inventé ce mode de légitimité au nom du contrôle des juges par le peuple, l’abandonna rapidement car la course aux voix entraînait le juge dans une douteuse dérive électoraliste. Son indépendance n’était plus assurée. Il était devenu la bouche de ses électeurs au lieu d’être celle de l’intérêt général.
93Aujourd’hui, c’est le principe de responsabilité qui est privilégié. Le concept n’est pas nouveau. Rendre des comptes à la Nation de la gestion publique est bien une vertu cardinale de nos régimes. On limitait cependant cette exigence à l’enceinte parlementaire et à la responsabilité politique. Aujourd’hui, sous l’effet de la pression médiatique, tout dépositaire d’une parcelle du pouvoir public est sommé de rendre des comptes. Même le pouvoir judiciaire. Depuis les affaires d’enlèvements et d’assassinat d’enfants, l’exigence démocratique envers la justice s’est renforcée. La justice ne peut plus demeurer dans sa superbe citadelle, ignorante des bruits du monde, éloignée de toute proximité, enfermée dans ses certitudes que les codes verrouillés confortent. L’enjeu est considérable. Il nécessite de repenser le pouvoir judiciaire à l’aune de nouveaux critères. Comment être proche et sensible à la multitude sans perdre la sérénité indispensable au « bon jugement » ? En cas d’erreur, comment éviter la remise de compte ? Qui peut encore aujourd’hui, alors qu’il est sous le regard constant et vigilant du citoyen, se targuer d’échapper au jugement public ? La magistrature assise est réticente à tout changement. La Cour de cassation rechigne à rédiger son rapport annuel que le législateur lui a imposé depuis quelque temps ; bien plus, elle maintient son langage ésotérique, inaccessible, alors que la Cour européenne des droits de l’homme a réussi sa révolution lexicale, tout en demeurant complexe et rigoureuse.
94Le pouvoir judiciaire se doit de réaliser son aggiornamento. Il est un des piliers essentiels de nos démocraties. Sans son appui, celles-ci risquent d’être submergées par de vieux démons totalitaires qui, depuis une décennie, minent l’éthique démocratique.
Belgique, modèle d’un nouvel État ?
JPN, à partir de l’entretien avec Xavier Mabille (Crisp) 2001
95La Belgique serait un laboratoire. L’image n’est pas neuve. Elle est souvent utilisée dans certains cénacles d’observateurs pour décrire la situation particulière de Bruxelles au sein de la Belgique fédérale : s’y accomplit avec une certaine réussite mais non sans discussions permanentes, l’amalgame entre deux « nations » et l’imbrication originale de la Région et de la Communauté, les deux strates cardinales du fédéralisme à la belge. Il ne manque pas d’analystes pour prédire que ce modèle est exportable. L’Europe pourrait s’en inspirer pour gérer les nationalités et le jeu complexe, subtil et délicat entre centralisme et décentralisme, entre État jacobin et État fédéral. D’autres imaginent même que les protagonistes du Proche-Orient pourraient s’en inspirer pour résoudre le problème de Jérusalem.
96La solution bruxelloise traduit la transformation de la Belgique. En une trentaine d’années à peine, l’État belge a muté ou mué, on a le choix de la formule. Les nostalgiques regrettent l’État unitaire et son système institutionnel simple. Trop simple cependant pour gérer les situations enchevêtrées d’aujourd’hui. Car la vie ne s’enferme pas dans un bocal. La démocratie s’est complexifiée, les acteurs sociaux se sont multipliés ; la mondialisation s’est imposée (encore faut-il l’encadrer sous peine d’un recul social aussi désastreux que celui produit par la révolution industrielle du XIXe siècle) ; les instances internationales se sont mêlées de ce qui jadis n’était pas de leur ressort. Contrairement à beaucoup d’autres pays européens, la Belgique a adapté son État de 1831 à ces nouvelles réalités. Le fédéralisme a répondu à des demandes de proximité et a permis d’éviter une balkanisation des conflits linguistiques et identitaires.
97Au sortir de ce profond lifting, comment se profile ce nouveau type d’État ? Vidé au-dessus par l’Europe, dépouillé au-dessous par la fédéralisation, entamé sur ses côtés par le marché qui ne connaît pas de nations ni de frontières, que reste-t-il ? Une coquille vide ? Pas tout à fait. Dans cette recomposition où Régions, Communautés, nationalismes et minorités doivent se côtoyer, collaborer aussi, l’État se découvre une nouvelle fonction : celle de médiateur. Gérer les conflits de compétences internes, relayer les exigences européennes, le nouvel État fédéral belge apparaît comme une gare de triage, un « dispatcheur », une forme qui permet aux autonomies de s’affirmer, de se négocier, de se protéger. Cette nouvelle manière d’être de l’instance politique ne peut-elle constituer la métaphore des nouvelles formes d’organisation politique qui devront, inéluctablement, succéder à l’État-nation ? Ce dernier n’apparaît-il de plus en plus obsolète au regard des nouvelles donnes de la modernité politique ?
98Cette mutation du rôle de l’État central n’a pas encore touché les entités fédérées. Celles-ci n’ont fait que reproduire, à une échelle réduite, le fonctionnement centralisateur de l’ancien État unitaire. A quand cette nouvelle révolution politique qui tiendrait enfin compte d’une demande de plus en plus forte de proximité ?
De l’ego à la culture : un pari insensé ?
JPN, à partir de l’entretien avec Pierre Sterckx (École nationale des Beaux-Arts - Paris), 2001
99L’exacerbation de l’ego est au fondement de la création artistique et, de manière plus générale, de la production intellectuelle. Ce tout à l’ego permet à l’artiste de dire, par le biais de l’émotion et de la sensation, la radicalité, l’absolu, l’unique et d’exprimer l’émotion, le plaisir et la souffrance. Le véritable acte créateur se veut rupture de formes, dépassement et propositions nouvelles.
100Cette conviction d’atteindre l’absolu peut avoir comme effet de renvoyer l’art dans une sphère d’isolement et débouche souvent sur des attitudes d’exclusion. Le risque est grand en effet de voir l’enjeu esthétique être l’objet d’anathèmes et d’exécutions à l’intérieur d’un petit microcosme convaincu de détenir à lui seul la clef de l’absolu. Il suffit de lire les vives polémiques dont a fait l’objet l’exposition De Chirico pour s’en convaincre. La suppression de toute éducation artistique à l’école au profit des savoirs à l’efficacité immédiate (langues, sciences...) renforce cette mise en ghetto.
101Le « fonctionnement artistique » ne peut tenir en vase clos comme seul horizon. Le drame aujourd’hui, n’est-ce pas d’avoir coupé l’art de sa dimension sociale et politique en le confinant dans les galeries ? L’art est toujours révolution et non reproduction, ce qui n’exclut point le musée imaginaire comme outil de « reculturalisation artistique ». La question artistique n’est pas qu’une question de libido individuelle, l’enjeu n’est pas que le moi, il est aussi social et éthique. Il produit du sens. Encore faut-il qu’il ne se perde pas dans le désert.
102Cet enjeu nous renvoie à la question de la politique culturelle. Que veut-on promouvoir ? Comment ? Par quels moyens et en vue de quoi ? L’art populaire ou l’art popularisé, à ne pas confondre, doit-il être définitivement rangé au rayon « production mythique » ? L’art ne se ramène plus seulement à la sculpture et au tableau d’atelier, à la galerie ou à l’exposition. Internet est un nouveau moyen extraordinaire de création, accessible au grand nombre. Les grandes ruptures artistiques ont toujours accompagné les nouvelles technologies. Aujourd’hui, l’art doit donc établir des rapports nouveaux avec un public à reconquérir. « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » disait un grand critique d’art. Plus que jamais, il doit reprendre une place éminente au sein d’une société lentement minée par le marché, seul horizon éthique du libéralisme marchand non contrôlé.
103Pour ce faire, il s’agit de repenser fondamentalement la politique culturelle, celle des moyens mis à la disposition du créateur, celle de la diffusion et de la communication, celle aussi, fondamentale, de l’éducation à l’art. Dans le paysage culturel belge actuel, une politique de grande envergure est-elle encore possible ? On peut en douter. Le localisme culturel empêche toute politique d’un certain souffle. La Belgique et ses communautés sont devenues un ensemble de villages, aux budgets dérisoires parce que saupoudrés au nom du nouveau sacro-saint paradigme de la proximité.
Notes de bas de page
1097 Outre des chercheurs et chercheuses universitaires, quelques personnalités intellectuelles des mondes de la justice, de la presse ou de l’art, reconnues pour la qualité de leurs réflexions, ont été également invitées dans le cadre de cette rubrique.
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