– 20 – Politique, mémoire et histoire : trio infernal912
p. 531-537
Texte intégral
1L’explosion des lois mémorielles, en France, et une initiative de deux parlementaires belges, ont donné lieu à un lever de boucliers de nombreux historiens qui fustigent la soumission de leur discipline à l’agenda politique. Enjeu : la reconnaissance de la mémoire des victimes de l’Histoire et le respect de la liberté de recherche historique.
2On croyait les pratiques injonctives touchant à la « vérité historique » réservées aux régimes autoritaires dont la nature est de tordre l’histoire à leur avantage et d’en baliser le parcours.
3Depuis quelques années, force est de constater que certaines démocraties libérales n’échappent pas à la même tentation, quoique de manière plus contournée. Faut-il s’en étonner, dira-t-on, quand on sait le rôle que peut jouer en politique la référence à l’historique, au passé ? « S’inscrivant dans la durée, observe l’historien René Rémond, la politique se réfère nécessairement au passé, que ce soit pour s’en dissocier ou pour y puiser à pleines mains exemples et arguments… Rien n’est plus banal que l’instrumentalisation du passé »913. Le partage politique entre gauche et droite ne s’appuie-t-il pas d’abord sur une vision historique à partir de laquelle se construisent un programme et une action ?
La France et la pression mémorielle
4L’exemple français – est-ce une exception en Europe occidentale ? – est la parfaite illustration de l’imbrication de l’histoire et du politique qui débouche, in fine, sur une forme de diktat d’interprétation historique imposé par celui-ci à la nation. A une vague mémorielle qui s’est abattue sur la France depuis le milieu des années 1970, le législateur français a répondu par l’adoption de nombreuses lois visant à rencontrer ces demandes de mémoire. Le 12 octobre, l’Assemblée nationale adopte une proposition de loi (qui doit encore passer au Sénat) sanctionnant pénalement la négation du génocide arménien. Elle prolonge ainsi la (trop ?) célèbre loi Gayssot (13 juillet 1990) pénalisant la négation du génocide des Juifs, dont quelques historiens et non des moindres, en ont, dès le départ, contesté la pertinence, voire son efficience au nom de la liberté de la recherche et au regard de qui s’écrit sur Internet en toute impunité.
5Entre ces deux législations qui ont en commun de comminer des sanctions pénales, d’autres lois ont été votées, de type plutôt déclamatoires, non exemptes pour autant d’effets pervers sur la pratique historienne : la loi reconnaissant les crimes commis contre les Arméniens en 1915 comme génocide (29 janvier 2001), celle qualifiant la traite de l’esclavage transatlantique comme un crime contre l’humanité (Loi Taubira du 21 mai 2001), et celle invitant notamment à reconnaître le « rôle positif » de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord (Loi Mechachera du 23 février 2005). Certaines de ces lois ont eu pour conséquence de voir certains historiens cités en justice. Ainsi, par exemple, le collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais, s’adossant à la loi Taubira, a déposé plainte contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’un grand livre sur les traites négrières914 pour « apologie de crime contre l’humanité » et « diffamation publique raciale », au motif que cet historien a rappelé quelques évidences : « l’esclavage est un phénomène qui s’est étendu sur treize siècles et cinq continents ; les traites négrières ne sont pas des génocides ; la traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple ; l’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible, le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richer des souffrances »915. Cette « judiciarisation » de la pratique historienne a été la goutte qui a fait sortir les historiens de leurs gonds. A l’initiative de René Rémond, dix-neuf historiens de grand renom ont rédigé un manifeste intitulé Liberté pour l’Histoire, dans lequel ils demandent l’abrogation « de ces articles indignes d’un régime démocratique » au nom de la liberté intellectuelle et scientifique. Plus de 800 historiens ont ensuite signé ce manifeste, à l’exception de quelques grands noms qui souhaitent distinguer les lois déclamatoires des lois pénales916. Liberté pour l’Histoire est devenue une association combattant toutes les lois mémorielles, au même titre que le Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire.
Pourquoi cette déferlante mémorielle ?
6Comment expliquer l’adoption de ces lois mémorielles ? Retenons deux facteurs parmi de nombreux autres qui nécessiteraient une longue analyse.
7Le premier tient probablement à l’atténuation progressive de l’histoire nationale, liée au déclin de l’idée de nation, à laquelle a succédé l’émergence de puissants mouvements d’émancipation de groupes sociaux, chacun revendiquant sa mémoire et la reconnaissance de cette mémoire par la nation. A nourri cette émergence une longue occultation d’une histoire coloniale traumatique dont les politiques ont cru, à tort, pouvoir éradiquer la mémoire blessée par le procédé de l’amnistie. Le retour du refoulé en quelque sorte.
8Cette réactivation a pu s’opérer grâce à un deuxième facteur dont l’origine remonte au lendemain de la guerre 40-45. En effet, le procès de Nuremberg constitue une césure fondamentale dans le mode de traitement de la mémoire et de l’histoire. En créant le concept de crime contre l’humanité et en le « juridifiant », il a induit un processus qui a conduit à l’émergence de juridictions internationales chargées de juger des crimes de guerre (Yougoslavie, Rwanda...) et à la création d’une Cour pénale permanente à compétence universelle pour juger des crimes contre l’humanité. Ce faisant s’est développée une conscience d’une responsabilité de l’humanité à l’échelle planétaire à laquelle s’est ajoutée la nouvelle notion juridique d’imprescriptibilité de certaines actions. C’est en référence à ce contexte que les procès Touvier, Papon, Barbie et d’autres ailleurs, ont pu se tenir. Par ailleurs, sous l’effet de cette double évolution, s’est trouvé légitimé le concept de devoir de mémoire qui, ces dernières années, s’est transformé en une sorte de procès systématique de pratiques historiques, jugées souvent trop sommairement car évaluées à l’aune de projets idéologiques.
Et la Belgique ?
9La Belgique a-t-elle suivi le pas de la France ? Non pas dans la même ampleur, encore que certaines initiatives récentes ont de quoi inquiéter les historiens.
10Dans la foulée de la loi Gayssot, le législateur belge adopte en 1995 une loi « tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale »917. Aucune autre loi ne fut votée même si certains parlementaires ont souhaité récemment voir adopter une loi punissant la négation du génocide arménien.
11En revanche, deux parlementaires, Alain Destexhe et Isabelle Durand, respectivement MR et Ecolo, ont déposé au Sénat en mars 2006 une proposition « visant à instituer une commission spéciale chargée d’étudier les relations entre les autorités politiques, la recherche historique et les demandes de la société en matière d’histoire et de mémoire ». Les historiens francophones et néerlandophones se sont inquiétés de cette initiative au point de publier à leur tour un manifeste intitulé Pléthore de mémoire : quand l’État se mêle d’histoire…, signé par quelque 150 d’entre eux918.
Les rapports histoire, mémoire et politique…
12Ce bref état des lieux conduit à réfléchir sur les relations entre histoire, mémoire et politique. La crainte des historiens est de voir le politique caporaliser la recherche historique ou, à tout le moins, en fixer de manière autoritaire les bornes, les interprétations, voire même les champs d’application, par le détour de pratiques mémorielles, tantôt suscitées, tantôt enregistrées sans autre forme d’examen.
13Certes, on ne peut séparer radicalement l’histoire et la mémoire, les deux faces d’une même feuille : elles se nourrissent mutuellement, surtout lorsqu’on traite de l’histoire du temps présent ; lorsqu’on remonte au-delà des témoins vivants, elles se transforment en un couple histoire/représentation. On ne peut plus, depuis le superbe livre de Ricoeur sur la mémoire, tracer d’une manière tranchée la frontière entre les deux sphères. Le recours à la mémoire a ses mérites : elle permet de mettre en valeur les oubliés de l’histoire, elle fait parler l’émotion que l’historien ne peut occulter, elle exprime l’indicible. Qui aujourd’hui nierait ces évidences ?
14Le danger serait de légitimer la prolifération mémorielle et surtout, d’en légitimer politiquement la valeur. Le monde politique et l’opinion publique tendent à substituer la mémoire à l’histoire et à considérer la première comme la quintessence même de la pratique historienne. Or, comme le rappelait récemment l’historien Jean Puissant, « depuis le XIXe siècle, l’Histoire a la prétention de se constituer en discipline scientifique [...] basée sur un certain nombre de méthodes, d’utilisation critique des sources, de comparaisons permettant d’établir des faits [...] des systèmes de causalité et de conséquences, des évolutions »919. A l’histoire, rappelle Ricoeur, est attachée une prétention de vérité, laquelle peut parfois — ou souvent ?— blesser la mémoire.
15Par ailleurs, il convient de circonscrire l’intervention croissante du pouvoir politique et des médias dans des questions historiques, intervention qui aboutit à imposer des jugements de valeur au détriment de l’analyse critique des phénomènes. Non point que le pouvoir politique ne puisse créer des moments de mémoire afin de ponctuer la vie et l’espace public de commémorations et de remémorations afin de rappeler aux citoyens des appartenances politiques et sociales. Encore convient-il de s’interroger sur cet enjeu dans une Belgique en perte d’identité nationale. Au politique aussi de légiférer sur l’accès aux archives par un assouplissement plus grand des règles de consultation des archives contemporaines ; à lui aussi d’assurer, par la loi, la liberté d’expression et de recherche920. Mais est-ce au politique de statuer sur les légitimités des mémoires privées, des mémoires vives qui évoluent au gré des circonstances et des convictions ?
L’effet mémoriel sur le travail historien
16Relevons pour terminer la question de l’effet de l’explosion mémorielle sur le travail de l’historien et sur sa production scientifique. Il est de deux ordres.
17Cette prolifération de mémoires a eu comme conséquence bénéfique d’obliger les historiens à revoir quelques fondamentaux de sa pratique. En particulier, à reconsidérer, à la lumière de l’herméneutique retravaillée par Ricoeur, les questions épistémologiques de la discipline historique par une nouvelle interrogation plus affinée des rapports histoire-mémoire-représentation. Rapports complexes qui se nouent différemment selon les périodes étudiées, les thèmes traités, les publics visés. Il est bon que l’historien, peu enclin en général à théoriser, réfléchisse à ce nouveau paradigme scientifique.
18En revanche, on ne peut que constater un effet négatif des pratiques mémorielles sur la manière de concevoir l’histoire. Celle-ci subit de plein fouet le caractère parcellaire et disséminé des demandes de mémoire adressées aux historiens, qui s’empressent d’y répondre favorablement de peur d’être taxés de savants enfermés dans leur tour d’ivoire, peu ouverts aux pulsations de la société chaude. Les contenus de la production historique s’en ressentent depuis deux décennies. Un historien déplorait ce qu’il appelait « l’histoire en miettes »921. N’est-ce pas la conséquence de la saturation mémorielle de nos sociétés en rupture de sens et de références historiques ? On doit, avec regret, écrire le faire-part mortuaire de l’histoire globale, celle qui se fixait pour objectif de saisir des phénomènes dans leur complexité, sous tous ses aspects et dans leur ampleur temporelle. Fallait-il brûler Braudel pour succomber aux attraits d’un présentisme prégnant qui vide l’histoire de sa vertu critique et de son ambition civique et formatrice ? A trop privilégier les mémoires, ne risque-t-on pas de perdre la mémoire de l’histoire ?
Notes de bas de page
912 Cet article a été initialement publié dans la revue Politique, no 47, décembre 2006, p. 12-14.
913 Remond (R.), « L’Histoire et la Loi », Études, juin 2006, p. 763.
914 Petre-Grenouilleau (O.), Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.
915 Journal du Dimanche, 12 juin 2005.
916 Sous l’effet de cette mobilisation le Collectif a retiré sa plainte au motif qu’elle devenait improductive…
917 Loi du 23 mars 1995.
918 Manifeste publié le même jour par Le Soir, La Libre Belgique, De Standaard et De Morgen le 25 janvier 2006.
919 Le Soir, 10-11 décembre 2005, p. 20.
920 Voir la carte blanche de de Broux (P.O.), « La loi et l’histoire : une alliance difficile », Le Soir du 13 septembre 2006.
921 Dosse (F.), L’histoire en miettes, Paris, Pocket, 1997.
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