Introduction. Du droit social à l’histoire des femmes
p. 437-442
Texte intégral
1Le droit social, l’histoire sociale et l’histoire ouvrière forment incontestablement la cible des publications de Jean-Pierre Nandrin à partir des années 1980. Son intérêt pour l’histoire des femmes se manifeste dans la foulée, à l’occasion d’une commémoration – celle de la loi du 13 décembre 1889, considérée généralement comme un « acte fondateur » du droit du travail. De ce moment, Jean-Pierre Nandrin s’intègre au petit groupe de chercheurs et de chercheuses qui tentent d’imposer l’histoire des femmes dans le champ académique et, comme la plupart de ses collègues, il y vient par le détour du droit social. Son intérêt scientifique pour cette thématique nouvelle, peu valorisante et peu valorisée à cette époque, est réel, mais il se double aussi d’un souci « humain » : un sens aigu de la justice et de l’équité et, par conséquent, une interrogation permanente sur la construction des discriminations et des inégalités dans des sociétés au demeurant démocratiques.
2Sa première étude sur les femmes, une analyse de la loi de 1889 sur le travail des femmes et des enfants – véritable pivot dans sa production755 −, amorce donc ses liens avec l’histoire des femmes. Si son analyse se fonde « classiquement » sur l’examen minutieux de la genèse parlementaire de la loi, la conclusion n’en demeure pas moins iconoclaste. Refusant d’y voir, selon la vulgate, une avancée fondamentale dans la réglementation du travail féminin, Jean-Pierre Nandrin souligne au contraire combien la loi manque étrangement ce but : elle ne concerne pratiquement pas les femmes adultes, qui n’y sont visées que dans un seul article, celui du congé post-natal de 4 semaines sans rémunération tandis qu’elle est principalement centrée sur le travail des enfants et des adolescents des deux sexes, dans une optique qui n’a rien de novatrice puisqu’elle convoque la protection des « faibles ». Des travailleuses adultes, il est très peu question, sauf à souligner que, malgré tout (mais il faut pour cela s’en référer aux débats parlementaires plus qu’au texte législatif), la loi inaugure, aux dépens de ces travailleuses, un mode de régulation du marché, fondé sur des valeurs morales et familiales – une démarche qui imprègnera désormais toute la réglementation du travail féminin, plus particulièrement en période de crise, sous le couvert d’une indispensable « protection spécifique ». Par la suite, il approfondira cette interprétation, montrant comment se créent des mythes, et, comme pour la loi de 1889, comment « la symbolique de l’énoncé l’a emporté sur la réalité du contenu »756.
3Sa première étude laisse entrevoir aussi les préoccupations conceptuelles que l’on retrouvera au fil de ses réflexions (aussi dans d’autres thématiques que l’histoire des femmes) : la légitimité de l’« acte fondateur », le sens des commémorations, la confrontation indispensable du droit « formel » et de la pratique, les limites de l’effectivité des lois.
4Dans la foulée, il participe aux premières manifestations scientifiques qui marquent la naissance académique de l’histoire des femmes. Au colloque international Norme et marginalités. Comportements féminins aux 19e-20e s. (ULB, 11-12 mai 1990), ses Conclusions en forme d’interrogations (p. 135-140) annoncent les questionnements de ses travaux ultérieurs : une recherche incessante des interstices et des chemins de traverses qui ont permis aux femmes d’éluder la norme, de lui échapper, de la contourner. La jurisprudence est, pour lui, fondamentale, mais comment l’historien doit-il, peut-il utiliser cette source ? Et quel est le statut à accorder à cette source ? En d’autres termes, que signifient, aux yeux du droit, ces jugements publiés ? Des jugements exemplaires destinés à confirmer la législation existante ou au contraire des jugements notifiant des attitudes que le législateur estime particulièrement aberrantes ? D’entrée de jeu, il n’hésite pas à poser des questions dérangeantes, dont certaines soulèvent parfois l’indignation de féministes. Telle la question qu’il se pose, dans son souci d’éviter tout anachronisme, sur la pertinence du concept « femme » comme sujet historique avant les combats féministes, c’est-à-dire avant le moment où « les femmes » sont considérées en tant que sujets, pour elles-mêmes – ce qui est un acquis du XXe siècle − et non plus en fonction de la trilogie relationnelle qui les définit dans leurs relations à la famille, au mari, au travail. Les questions, de méthode et d’heuristique, sont nombreuses, ce qui l’incite à s’impliquer dans un domaine où « les recherches ont un bel avenir » (p. 140).
« L’histoire des femmes m’a beaucoup appris »…
5Dès ce moment, Jean-Pierre Nandrin participe pleinement à la première institutionnalisation des études sur les femmes, attentif aux nouveaux groupes qui se créent et auxquels il apporte une contribution efficace. Il jette un pont entre Saint-Louis et l’ULB, en collaborant étroitement avec le GIEF (Groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes, 1989), avec le groupe FNRS Femmes et Société (1990) ; il rejoint le comité de rédaction de la nouvelle revue Sextant dès le deuxième numéro (1992). L’ouverture, enfin, par la Région de Bruxelles-Capitale, d’un programme Visiting Scientist (Research in Brussels) lui permet de promouvoir, de septembre 1991 à mars 1992, avec Eliane Richard (Université de Provence) et Eliane Gubin (ULB) une recherche comparative sur l’insertion professionnelle des femmes à Marseille et à Bruxelles aux cours des XIXe et XXe siècles757, projet qui tisse une amitié sincère entre les trois chercheurs. L’objectif est innovant : il s’agit de croiser deux champs qui se développent jusque-là en parallèle − l’étude des villes et l’étude des femmes – et qui constitue, en Belgique tout au moins, une démarche historienne relativement peu courante.
6De ce croisement surgissent des questions multiples (dans les domaines de la mobilité, du logement, de la sécurité, du travail, des relations familiales et sociales,…), une analyse sexuée de l’histoire urbaine qui exige (ce qui plaît avant tout à Jean-Pierre) de décloisonner les disciplines et de remettre en cause une périodisation qu’il juge souvent trop conventionnelle et rigide758.
7Deux colloques suivent sur ce thème porteur. En février 1993 Jean-Pierre organise une rencontre à Saint-Louis sur La ville et les femmes en Belgique. Sociologie et histoire, dont l’introduction, de sa plume, s’intitule significativement Amorces. Elle résume le fil rouge de sa réflexion dans le domaine. Peu après, un second colloque, sur le même thème, réunit des chercheurs (sociologues, historiens, politologues, architectes, urbanistes,…) à Marseille en mars 1993759. Le projet est ambitieux, pluridisciplinaire et international : il élargit le champ spatial de la Belgique à la France mais aussi au Québec, à l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne pour examiner la ville comme lieu d’inclusion ou d’exclusion, de contraintes ou de libertés, de pratique citoyenne ou d’enfermement domestique. La démarche est comparative car, en dépit des spécificités des sociétés, la condition féminine présente dans les pays dits civilistes, un socle fait de contraintes légales analogues, d’idées reçues, de valeurs hiérarchisées, socle partout d’une organisation inégalitaire et patriarcale. La question de l’émancipation des femmes se pose partout, avec de faibles décalages chronologiques et des intensités variables, et donne corps et pertinence à la démarche comparative. Désormais de Montréal à Marseille, Jean-Pierre fera figure de pionnier (masculin) parmi des groupes de recherche peuplés surtout de scientifiques féminines.
Participer activement à un nouveau chantier`
8Quand le Centre d’Archives pour l’histoire des femmes (Carhif-AVG) est créé en 1995, c’est tout naturellement qu’il en devient le trésorier, une fonction qu’il remplira avec constance et dévouement jusqu’à son décès. Là aussi, son engagement fut total, doublement soutenu par son intérêt pour la promotion des études sur les femmes et pour la conservation du patrimoine archivistique en général (qu’il concrétise en présidant le Conseil des centres d’archives privées à partir de 2008). De ce moment aussi, il est présent lors de tous les événements et manifestations organisées par le Carhif (colloques, expositions, journées d’études) jusqu’à leçon de clôture de la session spéciale organisée par le Centre d’Archives dans le cadre du Collège Belgique (10 octobre 2012). Ce fut une de ses dernières participations.
9Dans ce recueil d’hommage, trois articles ont été retenus, parmi la dizaine qu’il a consacrée à l’histoire des femmes. Un quatrième, inédit, est proposé aux lecteurs. Tous concernent, de près ou de loin, l’émancipation économique des femmes, par la législation sociale ou par leur mobilisation sur le marché du travail.
10Il fut donc parmi les premiers artisans d’une histoire des femmes dont l’ambition visait une reconnaissance académique, comme champ historique légitime et à part entière. Il est malaisé d’isoler cet aspect-là de sa production, tant elle s’intègre dans un tout cohérent et complémentaire. L’histoire étant pour lui un moyen d’approcher et de comprendre le présent (« interroger le passé à propos des questions actuelles, fournir des éléments d’intelligibilité du présent »), il fut attentif à tous les nouveaux courants historiographiques et débats contemporains. L’histoire des femmes – et du sexisme – est à l’aune de son intérêt pour l’histoire de la décolonisation, du racisme. C’est avec la même maîtrise qu’il l’aborde, privilégiant les thèmes où il excelle, embrassant le politique, l’économique, le culturel… s’interrogeant à partir de ses expériences personnelles (par exemple quand il réfléchit sur le concept d’égalité sexuée en Europe et en Afrique760).
11Homme d’étude et homme d’action : quand il préside la Faculté de philosophie et lettres, il n’hésite pas à créer, en collaboration avec l’ULB, le premier cours magistral d’Histoire du genre, non pas comme simple cours à option mais comme matière obligatoire dans le cursus d’étudiants de candidature. Collaborant aux entreprises pour fournir à l’histoire des femmes les outils qui lui manquaient cruellement, il participe au Dictionnaire des femmes belges (Racine, 2006) et livre, pour le projet d’Encyclopédie d’histoire des femmes761 une notice sur les femmes et les professions juridiques, inédite et reproduite ici.
Notes de bas de page
755 Nandrin (J.P.), « A la recherche d’un acte fondateur mythique. La loi du 13 décembre 1889 sur le travail des femmes et des enfants », dans Femmes des années 80. Un siècle de condition féminine en Belgique (1889-1989), dir. L. Courtois, J. Pirotte, Fr. Rosart, Louvain-La-Neuve, Academia, 1989, p. 11-16, reproduit au chapitre 8 du présent ouvrage.
756 Nandrin (J.P.), « De la protection à une égalité formelle. Perspectives historiennes sur les législations du travail de nuit en Belgique », Sextant, no 4, 1996, p. 49 – et premier texte reproduit dans cette partie IV.
757 Le projet débouche sur un rapport inédit, déposé en mars 1992 : L’insertion professionnelle des femmes dans la région bruxelloise : de l’industrialisation à la tertiarisation 1846-1961, 168 p. et sur un article synthétique : Gubin (E.) en coll. avec Nandrin (J.P.), « Travailler dans une grande ville. Marseille et Bruxelles 1850-1960 », dans Les femmes et la ville. Un enjeu pour l’Europe, dir. Y. Knibiehler, E. Gubin, avec la coll. de G. Dermanjian, R. Goutalier, C. Marand-Fouquet, J.P. Nandrin, E. Richard, Bruxelles, Labor, 1993, p. 19-42.
758 La ville et les femmes. Histoire et sociologie, p. 9
759 Knibiehler (Y.), Gubin (E.) (dir.), Les femmes et la ville, op. cit.
760 Interview de Jean-Pierre Nandrin dans Le Marais, février 2004, p. 14.
761 Actuellement à l’étude pour le mettre en ligne.
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