Introduction
p. 65-72
Texte intégral
1Tout au long de son engagement de chercheur, dans ses conversations comme dans ses publications, Jean-Pierre initia de nombreux chantiers dont se fait l’écho cet ouvrage. Les circonstances de la vie professionnelle nous ont permis d’être témoin comme assistant en sociologie aux FUSL puis chargé de recherche FNRS à l’Université catholique de Louvain, du nouveau départ, donné à son parcours par une recherche doctorale, entamée à la maturité, entre 1989 et 1995. Jean-Pierre aurait pu capitaliser sur ses acquis, l’histoire du droit social ou l’histoire des femmes et contribuer ainsi à ce nouveau « Chlepner » qu’il évoquait fréquemment avec Jean Puissant56. A rebours, il choisit de consacrer son doctorat à un sujet aux apparences bien moins « sociales », et encore moins « féminines » : « Hommes et Normes » ou la formation de la magistrature belge au début de l’Indépendance, dans un État libéral et masculin.
2Le cœur de la recherche doctorale entreprise par Jean-Pierre Nandrin sous la direction de Jacques Lory et le patronage de Philippe Godding reposait sur la conviction profonde de l’originalité du système constitutionnel belge dans son articulation entre les trois pouvoirs. En 1830, dans le premier « État libéral au monde », la mise sur pied d’un pouvoir judiciaire à égale distance de l’exécutif et du législatif représentait une innovation fondamentale. Néanmoins, les conditions constitutionnelles et politiques de cette création à l’aube de l’Indépendance belge, fruit d’un compromis politique entre forces libérales et catholiques et d’une situation internationale tendue, n’avaient jamais été réellement étudiées.
3Les quatre textes ici republiés manifestent l’intuition fondamentale du lien étroit entre les contraintes politiques internes et internationales, la professionnalisation des élites judiciaires et les parcours individuels des hommes. Tous quatre sont liés à son opus magnum, « Hommes et normes »57 dont seule a été publié une version révisée du tome III.
4Les deux premiers textes « Les nominations judiciaires en Belgique en 1832. Une entreprise de légitimation d’un jeune État indépendant » et « L’acte de fondation des nominations politiques de la magistrature. La Cour de cassation à l’aube de l’indépendance de la Belgique », évoquent les premières parties de la thèse consacrées à la genèse de la loi d’organisation judiciaire du nouvel État indépendant, du 4 octobre 1832 et les 400 nominations de magistrats qui en découlent. Le premier en résume les enjeux généraux, le deuxième détaille le processus de formation de la cour de cassation, à la lueur de la problématique de la politisation de la magistrature.
5Les deux articles suivants « Eclairage historique. De l’homme de bien au juge professionnel ou l’histoire ambivalente d’un désenchantement ? » et « Justice de conciliation, proximité et carte judiciaire de 1830 à nos jours » concernent la dernière partie de la thèse consacrée aux nominations de juges de paix de 1832 à 1848. Ils résument l’ouvrage publié en 1998 aux presses des Facultés universitaires Saint-Louis, sous le titre « Le juge de paix à l’aube de la Belgique indépendante ». A la veille d’un redécoupage sans précédent de la carte des cantons judiciaires au tournant du XXIe siècle58, l’auteur y met en évidence les contradictions entre l’idéologie de la justice de paix de la Révolution française, les ancrages locaux de la carte judiciaire et l’arrimage professionnel des juges aux magistrats.
6Dans les quatre articles, écrits durant les années 1990, les interrogations de l’historien se nourrissent des problématiques contemporaines. Celles de la juridicisation croissante des questions sociétales constatée par les experts, les praticiens et les chercheurs dès les années 1980, dans le contexte de la crise de l’État social. Celle du discrédit croissant de l’opinion face à l’appareil judiciaire, manifesté par la « marche blanche » de 1996, au plus fort de l’affaire Dutroux ».
7« Scruter le passé à l’occasion d’interrogations contemporaines », la méthode Nandrin témoigne de sa conception de l’historien. Celle d’une histoire au service du débat politique et de l’analyse sociale. Celle d’une histoire-problème, sans anachronisme, mais sans tour d’ivoire. Celle d’un historien engagé dans les débats et combats de son temps. Dans la Belgique des années 1990, le silence malaisé des autorités judiciaires et politiques face à la question de la « politisation » de la magistrature est à la base de l’interrogation sur le processus de formation de la magistrature belge à l’aube de l’Indépendance. Mais la réponse que le chercheur donne à cette question, au terme de l’enquête historienne est bien plus complexe et plus ample que la mise au jour d’un simple marchandage des postes entre factions politiques.
8L’enquête sur les juges de paix se nourrit d’un travail de dialogue avec les praticiens. Avec l’arrivé de Jacques Commaille à Saint-Louis, le maintien par la Belgique des juges de paix intéresse le sociologue français, interpellé par la problématique de la justice de proximité et les conséquences de l’abandon des juges de paix en 1958 au profit de tribunaux d’instance. Avec Anne Devillé, Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Jean Gillardin, Jacques Logie et d’autres, Jean-Pierre noue le dialogue avec des juges de paix en fonction dans la Belgique au début des années 1990, en particulier Colette Mertens de Wilmars, alors juge de paix à Saint-Josse. La variété de leurs pratiques, leur souci de proximité des justiciables, leur monopole solitaire parfois accompagné de la perception de notabilité anachronique, leur constat de surcharge continue par les parlementaires de tâches juridiques de première ligne, au cœur des années de crise, tout comme l’intérêt particulier de Jean-Pierre pour la féminisation de la justice, servent à nourrir le regard de l’historien sur le débat sur le maintien des juges de paix dans la Belgique indépendante et la formation de la carte judiciaire.
9L’arme principale de l’historien est son regard affuté sur les traces du passé. Jean-Pierre maîtrisait à merveille l’art de débusquer les sources improbables et de soumettre à la question les textes rébarbatifs. Parmi les premières, la correspondance entre Lebeau et Nothomb à propos des premières nominations de la magistrature et heureusement pour l’historien, conservée par ce dernier. Celle-ci tranche tant avec les invectives passionnées de la presse d’opinion qu’avec la langue de bois des communications administratives et lui permet de rendre à la « politique » de politiciens sa place dans l’analyse du processus de formation de la magistrature belge.
10Source rébarbative s’il en est, même replacée dans le contexte doctrinal de l’exposé des motifs ou politique du débat parlementaire, une loi d’organisation judiciaire ou de procédure n’est le plus souvent perçue que comme un ensemble de prescriptions techniques n’intéressant que les spécialistes. Le mérite de Jean-Pierre est de procéder à un décorticage systématique des technicités, persuadé qu’elles recouvrent un fil rouge d’enjeux de légitimation. Toute loi, même les plus techniques, - surtout les plus techniques - masque un débat entre conceptions idéologiques, des engagements personnels et des choix politiques. Et parfois, la loi manque son but et témoigne de l’irréductibilité provisoire des tensions politiques ou convictionnelles. Ainsi la loi de 1832, celle de 1841 sur la compétence civile, la loi de la mise à la retraite des magistrats de 1867 constituent pour lui des phares dans l’histoire de la magistrature, qui ouvrent la voie à des interprétations nouvelles sur la place de la constitution, des débats politiques ou de la cohérence d’un État en formation.
11Autre source, moins fréquentée par l’historien « de lettres » comme par l’historien du droit, la statistique judiciaire. A l’occasion de l’étude sur les juges de paix, il évoque combien le « développement de l’outil statistique […] contribua […] à renforcer des positions ou susciter des initiatives » (De l’homme de bien, p. 34)59. En analysant les données chiffrées des années 1830-1840, la procédure de conciliation paraît plus résistante que ne le donnent à voir quelques opinions tranchées de praticiens ou de politiques de l’époque. On retrouve la patte de l’historien moderniste formé dans les années 1960 à l’histoire quantitative des « Annales » et que le chiffre, pas plus que texte juridique n’effraie.
12Enfin, « ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement » et les articles de Jean-Pierre sont extrêmement bien construits. Rigoureusement scientifiques, ils s’adressent cependant à des publics variés, des historiens en règle générale, peu frottés au droit, mais également les juristes et autres spécialistes des sciences du droit, peu au fait des contextes historiques ou de la méthode historienne. De là une volonté de limpidité, nourrie par vingt années d’enseignement secondaire et d’éducation permanente, sans apparat critique excessif ni érudition pompeuse, et sans technicité inutile, mais toujours fondé sur les sources. Le point de départ est toujours un questionnement précis, la suite des parties, une démonstration précise, articulée sur une heuristique complète, et une analyse cohérente, faisant la part belle aux citations. Accompagnant le lecteur au cours de son voyage dans le temps, dans une langue claire et précise, les articles de Jean-Pierre reprennent et développent en conclusion les principales intuitions de sa recherche tout en pointant les chantiers à développer. Ils ne laissent pas le lecteur sur sa faim, mais sur une idée claire des résultats tirés du passé, et invité à les utiliser comme des pistes de compréhension du présent.
13Pour un jeune docteur au carrefour des sciences sociales, avec un projet sur la justice pénale révolutionnaire et la formation de l’État, Saint-Louis était un lieu rêvé de la recherche interdisciplinaire sur le droit dans les années 1990. La fréquentation du séminaire interdisciplinaire d’études juridiques, le programme européen Erasmus de théorie du droit et la recherche sur les juges de proximité et notre programme d’histoire de la justice pénale, au travers du séminaire « le pénal dans tous ses États » furent autant d’occasions de multiplier les échanges scientifiques avec l’historien rencontré auparavant grâce à Sylvette Dupont. C’est à Jean-Pierre, dans le contexte du choc des années 1990, que je dois l’intégration dans mes recherches de la justice belge aux XIXe et XXe s. Le point de départ en fut une communication coordonnée au colloque : « la transition politique de l’ancien au nouveau régime », qui nous permis de poser les jalons d’une histoire de la construction de la magistrature en temps de révolutions60.
14Le séminaire « le pénal dans tous ses États » et la recherche précitée sur les juges de paix a été un des moteurs d’une collaboration soutenue, formalisée en 2005, autour d’un projet ambitieux, celui d’une prosopographie des magistrats belges depuis 1795, intégré par la suite depuis 2007 dans une entreprise d’approche transdisciplinaire de la justice en Belgique : le PAI 6/01 Justice et Sociétés. Ce projet a donné lieu à deux thèses de doctorat en copromotion, celle de Françoise Muller à l’UCL et d’Aude Hendrick aux FUSL ainsi qu’à la thèse en cours de Kirsten Peters, auquel il faut ajouter la thèse de Mélanie Bost à l’UCL et au Cegesoma61. Grâce à ses impulsions, une véritable école d’histoire de la magistrature, en voie d’élargissement aux avocats et aux policiers s’est déployée à travers une jeune génération de docteurs, attentifs à lier normes, hommes et pratiques (Axel Tixhon, Frédéric Vesentini, Eva Schandevijl, Jérôme de Brouwer, Bart Coppein, Bruno Debaenst, Bart Quintelier, Bram Delbecque, Emmanuel Berger, Aurore François, Jonas Campion), sans oublier la relève des doctorants actuels… Ce réseau, très rapidement déployé hors de Saint-Louis et Louvain, s’articula avec d’autres équipes, notamment l’Instituut voor Rechtsgeschiedenis de Gand ou le Centre d’histoire Judiciaire de Lille, dans la foulée des travaux de Jean-Pierre Royer, Renée Martinage et Serge Dauchy ou encore le Centre d’histoire du droit d’anthropologie juridique avec Régine Beauthier. Les relations avec d’autres spécialistes de l’histoire judiciaire comme Jean-Claude Farcy, Jacques-Guy Petit ou Frédéric Chauvaud se renforça lors du séjour postdoctoral de Vincent Bernaudeau de l’Université d’Angers à Saint-Louis, dans le cadre du projet de prosopographie62. Le texte publié par la revue Histoire de la justice témoigne de l’écho de plus en plus attentif reçu en France aux analyses comparatives proposées par Jean-Pierre, fondée sur l’évolution différenciée du droit napoléonien en Belgique, aux Pays-Bas et en France.
15Jean-Pierre n’a pas eu le temps d’écrire la synthèse de ces travaux, qui répondent au programme annoncé dans ces textes il y a un quart de siècle. Parmi ses chantiers d’histoire judiciaire, il faut retenir d’une part son souhait de travailler sur les superbes archives des conseils de prud’hommes de la région bruxelloise et d’identifier ces assesseurs non professionnels du droit. D’autre part, d’étudier enfin l’histoire de la cour de Cassation, sur base de ses archives, dont il réalisa avec Régine Beauthier, un premier inventaire non publié.
16Cependant, l’entreprise continue grâce à une dernière intuition de Jean-Pierre, l’importance de l’usage de l’informatique pour l’analyse des juridictions et de leur personnel. L’intégration dans sa recherche doctorale d’une prosopographie des juges de paix lui avait fait prendre conscience de l’importance de réaliser une base de données. La stabilisation de l’informatique documentaire dans les années 1990 lui permis de se lancer avec l’aide de Saint-Louis dans l’exploitation d’un système de base de données relationnelle. Lors de longues conversations avec Jacques Logie, autre pionnier de l’histoire de la magistrature en Belgique, la mise en commun de leurs données et la pérennisation de l’accès à ces recherches minutieuses, systématiques et cumulatives sur les élites judiciaires revenaient comme des préoccupations majeures, préalables obligés pour eux, à toute exploitation scientifique. Ces conversations de soirées d’été ensoleillées dans les jardins de ces deux passionnés trop tôt disparus, se sont transformées en un outil, certes imparfait, mais accessible, dont le moindre mérite n’est pas de rendre vivantes une part des données sur lesquelles se fondent les articles d’histoire de la magistrature qui suivent. En rappelant que l’outil est au service de la main et du cerveau du chercheur…
Notes de bas de page
56 Chlepner (B.), Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, Institut de Sociologie Solvay, 1956.
57 Nandrin (J.P.), Hommes et normes. Le pouvoir judiciaire en Belgique aux premiers temps de l’Indépendance (1832-1848), Louvain-la-Neuve, 1995, 4 tomes, 1110 p. Thèse de doctorat en Philosophie et Lettres, inédite.
58 Loi du 25 mars 1999 relative à la réforme des cantons judiciaires, Moniteur belge, 22 mai 1999.
59 Voir les travaux d’Axel Tixhon et de Frédéric Vesentini sur la statistique, qu’il suivit avec passion.
60 Rousseaux (X.), Nandrin (J.P.), « Le personnel judiciaire en Belgique à travers les révolutions (1780-1832). Quelques hypothèses de recherches et premiers résultats », dans Le personnel politique dans la transition de l’Ancien Régime au Nouveau Régime en Belgique (1780-1830), dir. P. Lenders, Courtrai, UGA, 1993, p. 13-71 (Anciens Pays et Assemblées d’États, t. 96).
61 Voir notamment le volume en cours de réalisation des C@hiers du CRHIDI (qui sera mis en ligne sur le portail belge de revue en open access PoPuPS) pour les travaux issus de ce projet de longue haleine.
62 Bernaudeau (V.), La justice en question. Histoire de la magistrature angevine au XIXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007 ; Farcy (J.C.), Magistrats en majesté. Les discours de rentrée aux audiences solennelles des cours d’appel (XIXe-XXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1998.
Auteur
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