La figure de Spinoza dans l’opposition des points de vue idéaliste et réaliste chez Fichte et Schelling (1794-1802)
p. 157-179
Texte intégral
Introduction
1Comme on peut le lire dès la préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure, Kant a pensé et qualifié l’opposition entre noumène et phénomène comme une distinction reposant sur « deux aspects différents » (zwei verschiedenen Seiten) dans la considération du même objet ou sur « un double point de vue » (ein doppelter Gesichtspunkt) qu’on peut avoir sur les mêmes choses1. Une telle décision conceptuelle ne fut pas sans conséquence sur l’élaboration des antinomies de la raison pure et plus généralement sur l’opposition architectonique entre raison pratique et raison théorique. D’aucuns ont pu voir derrière cette différenciation de points de vue une dynamique perspectiviste plus largement à l’œuvre dans la philosophie critique kantienne, qui nous donnerait l’une des clefs – très partielle, mais éclairante sur le plan structurel – de la reconstruction son unité. C’est l’interprétation qu’ont ainsi proposée certains commentateurs contemporains de Kant comme Friedrich Kaulbach ou Stephen Palmquist2. Mais bien avant eux, c’est une lecture qu’ont développée, chacun à sa manière, quelques uns des plus importants représentants de l’idéalisme postkantien. De Maïmon à Hegel, en passant par Fichte, Schelling, Friedrich Schlegel ou Novalis, c’est toute une génération qui a investi, par différentes entrées, le philosophème perspectiviste introduit par Kant, en interrogeant le présupposé spéculatif de l’opposition criticiste entre noumène et phénomène, mais aussi entre théorie et pratique. Si chaque chose peut se laisser appréhender sous « deux aspects différents » ou selon deux « points de vue » irréductibles l’un à l’autre et si la raison peut se donner une image pratique et une image théorique d’elle-même, également valables mais intraduisibles l’une par l’autre, d’où nous vient alors la possibilité de penser positivement l’unité du réel, et avant tout celle de la raison – une unité rendue théoriquement inconnaissable par le geste critique, et pourtant nécessairement présupposée et exigée par lui, dans la transformation qu’il opère d’une opposition ontologique entre deux domaines réels en une distinction épistémologique entre deux domaines conceptuels ? La question ainsi posée à Kant sur la source de la différenciation entre point de vue nouménal et point de vue phénoménal prend alors le sens d’une question de nature spéculative en ce qu’elle ne vise pas seulement du côté de l’objet représenté – question ontologique, ni du côté du sujet de la représentation – question transcendantale, mais qu’elle cherche plus fondamentalement l’unité originaire du sujet et de l’objet qui préside à toute représentation, et qui, pour cette raison, échappe à la représentation.
2Or cette question, parmi bien d’autres, va inciter la génération de ce qu’on appellera l’idéalisme allemand à dépasser sinon Kant lui-même, du moins la lettre du kantisme et à explorer des voies qui semblaient avoir été barrées par ce dernier pour se laisser stimuler par d’autres figures de l’histoire de la philosophie. Là où Kant représente pour ses successeurs directs l’obligation critique de renvoyer toute prétention de connaissance à une autoréflexion de la raison sur les limites qui rendent possible son exercice légitime, c’est Spinoza qui va incarner le plus fortement pour cette nouvelle génération l’ambition métaphysique d’un système total de la raison qui puisse rendre compte par la puissance du concept de l’unité du réel. Remise au centre de la polémique dans le monde philosophique allemand depuis les lettres de Jacobi à Mendelssohn sur le spinozisme présumé de Lessing et la Pantheismusstreit qui s’ensuivit, la figure de Spinoza devint à ce point incontournable que Hegel put déclarer dans une formule bien connue, et comme en écho à l’alternative posée déjà par Jacobi entre raison et foi : « Spinoza est le point suprême de la philosophie moderne : c’est soit le spinozisme, soit pas de philosophie »3. À bien des égards, le postkantisme est donc autant l’héritier de l’ambition métaphysique spinozienne de l’hen kai pan que de l’obligation critique kantienne du quid juris et tout l’enjeu philosophique sera de franchir les bornes du criticisme pour retrouver l’exigence d’affirmer l’absolu, sans pour autant renoncer à fonder la liberté humaine4.
3Je voudrais ici m’arrêter sur un aspect particulier du dossier vaste et complexe de la réception du spinozisme dans l’idéalisme allemand en me concentrant sur la lecture respective de Spinoza que livrent Fichte et Schelling et sur les effets de cette lecture sur l’influence réciproque et la confrontation systématique des deux idéalistes entre 1794 et 1802.
4Pour Fichte comme pour Schelling, le rapport à Spinoza est aussi central qu’ambivalent, faisant de l’auteur de l’Éthique tantôt une figure d’identification paradoxale, tantôt un repoussoir privilégié. Pour Fichte, un rapport d’adversité fut imposé assez rapidement par ses lecteurs qui, suivant le mot de Jacobi, virent dans le fichtéanisme une sorte de « spinozisme renversé »5. Cela n’empêcha pas l’idéaliste de se réapproprier le stigmate pour en faire un étendard, non seulement parce qu’il trouvait en Spinoza l’un des seuls métaphysiciens de la tradition qu’il estimât à sa hauteur, mais aussi parce qu’il le reconnaissait comme un compagnon de lutte dans la défense de la liberté de philosopher, face aux accusations d’athéisme qu’ils durent l’un et l’autre essuyer. Pour Schelling, c’est d’emblée un rapport d’intimité qui se noue. Dans une lettre à Hegel datée du 6 janvier 1795, le jeune philosophe évoque le projet d’écrire une « Éthique à la Spinoza » qui pourrait établir les principes suprêmes de la philosophie théorique et pratique. Il précise son intention dans la préface de son Vom Ich, déclarant vouloir réaliser un système qui serait une « réplique » à Spinoza ou un « pendant » à l’Éthique : « ein Gegenstück zu Spinozas Ethik »6, tout en se défendant de répéter les erreurs du spinozisme, qu’il assure vouloir « saper » jusque dans ses fondements. Aussi, alors qu’il a pu confesser au même Hegel « être devenu spinoziste » (du moins en ce qui concerne son rejet des concepts théologiques orthodoxes7), dans la suite de son itinéraire, Schelling n’aura pourtant de cesse de se démarquer de celui dont il s’est dit si proche.
5À travers les interprétations originales qu’ils proposent respectivement du concept de substance, des rapports entre attributs et des rapports entre substance et modes, la figure de Spinoza remplit pour Fichte et Schelling la double fonction d’un miroir plus ou moins inversé pour se comprendre eux-mêmes et d’un filtre plus ou moins biaisé pour se positionner l’un vis-à-vis de l’autre, principalement sur la question du sens à donner à l’idéalisme et au statut à accorder au point de vue transcendantal. Ce sont ces lectures croisées du spinozisme que nous allons suivre, depuis les premiers écrits spéculatifs des deux idéalistes, en 1794-1795, jusqu’à leur confrontation directe dans la correspondance des années 1801-1802, qui mena à leur rupture définitive.
6Par cette reconstruction triangulaire, je voudrais ainsi relever trois enjeux d’importance pour l’histoire du perspectivisme à cette période : d’abord, la transformation du transcendantalisme kantien et la genèse spéculative du « double point de vue » structurant le criticisme (noumène/phénomène) à partir d’une réinterprétation idéaliste de la métaphysique spinoziste ; ensuite, l’élévation de l’opposition entre idéalisme et réalisme à une détermination réciproque des deux perspectives constitutives du système de la philosophie pensé comme « idéal-réalisme » ou « réal-idéalisme » ; enfin, la formation parallèle de deux discours sur l’absolu et, corrélativement, de deux types de perspectivisme, l’un, celui de Fichte, restant ancré dans le paradigme transcendantal, l’autre, celui de Schelling, tendant à relativiser ce paradigme pour mieux s’en affranchir.
1. Idéalisme versus réalisme. Les deux versants d’une lecture idéaliste de Spinoza
7Dans sa première exposition de la Doctrine de la science, la Grundlage des gesamten Wissenschaftslehre de 1794, Fichte présente Spinoza de manière répétée comme la parangon du réalisme métaphysique, lui-même synonyme du dogmatisme auquel s’opposent le criticisme kantien et, partant, son propre idéalisme transcendantal. Une telle équation entre spinozisme, réalisme et dogmatisme n’est pas seulement polémique et stratégique ; elle s’appuie sur un raisonnement typique du transcendantalisme fichtéen : Spinoza, en posant la substance au principe de son système, ne se donne du moi que le concept empirique d’une conscience finie en tant que modification de la substance infinie8. Mais, poursuit Fichte, s’il veut poser « quelque chose d’absolument premier, une unité suprême »9, il doit bien trouver l’idée de cette unité et ne peut la tirer que du moi en tant qu’acte d’autoposition absolue, quoiqu’il pose celui-ci hors du moi et l’attribue à Dieu comme substance. Or, Spinoza ne reconnaît pas cet acte d’autoposition comme le fondement de sa propre position du concept de substance ; ce faisant, dit Fichte, il « s’est complètement oublié dans son philosopher »10. Ainsi, le spinozisme réifie le moi (c’est son réalisme) et il est incapable de justifier le fondement de son concept de substance, faute de pouvoir remonter à son véritable principe premier (c’est son dogmatisme). Autrement dit, alors que le criticisme pose toute chose dans le moi, le dogmatisme pose le moi dans la chose11, sans voir que « poser », c’est toujours l’acte d’un moi.
8Telle est précisément la forme de l’argumentaire de Schelling en 1795 dans son premier ouvrage systématique, le Vom Ich, ou selon son titre complet en français : Du moi comme principe de la philosophie ou de l’inconditionné dans le savoir humain, rédigé dans la foulée de la publication de la Grundlage de Fichte. L’inconditionné qui est ici recherché (das Unbedingt) ne peut pas être une chose (ein Ding), mais doit être cela seul auquel s’oppose la chose et qui la pose tout d’abord en lui-même ; l’inconditionné est donc un moi12. Le principe du dogmatisme, soit poser une chose ou un non-moi au fondement du moi, se contredit lui-même, puisqu’il présuppose une « chose inconditionnée » (ein unbedingtes Ding). Pour établir un dogmatisme cohérent, Spinoza n’a donc pas seulement fait du moi un non-moi (réification), mais, malgré lui et subrepticement, il a dû également « élev[er] le Non-moi au rang de moi »13, sans quoi, son concept d’absolu n’eût pas été inconditionné. Schelling fait donc un pas de plus que Fichte : en partant du même argument de l’auto-réfutation du réalisme dogmatique, il en vient à supposer que Spinoza, pour élever le non-moi à l’absolu, a bien pensé la substance comme un moi. Or, poursuit Schelling, une telle substance absolue, Spinoza n’a pu la trouver en aucune intuition sensible, ni à la suite d’un quelconque raisonnement, puisqu’elle est au principe de tout raisonnement. La substance n’a pu se donner que dans une « intuition intellectuelle »14, c’est-à-dire dans la saisie immédiate par le moi de son activité d’autoposition. Schelling dit ainsi de Spinoza ce que Fichte dira de Kant dans la Doctrine de la science Nova methodo15 : il avait l’intuition intellectuelle, mais il ne l’a simplement pas réfléchie comme le fondement de son système. On en trouve d’ailleurs bien la trace dans la perspective de penser sub specie aeternitatis, qui est la forme même de l’intuition intellectuelle16.
9Schelling ne se contente toutefois pas de réinterpréter la substance comme un moi absolu ; il entreprend aussi, à l’inverse, de reconstruire le moi fichtéen dans les termes de « l’archi-concept de la substantialité » spinoziste : « avec le moi, dit-il, la philosophie a trouvé son hen kai pan »17, reprenant ce faisant une formule qui désigne le spinozisme depuis Lessing et Jacobi18. Et de poursuivre dans des termes qui font clairement écho à l’Éthique : « si l’inconditionné est substance, alors le moi sera l’unique substance » ; « tout ce qui est est dans le moi et hors du moi, il n’y a rien » ; ou encore : « le moi est cause immanente de tout ce qui est », non seulement « cause de l’être, mais encore cause de l’essence de tout ce qui est »19 ; enfin, c’est l’idée spinoziste de « puissance absolue » qui caractérise le mieux, pour Schelling, la causalité par laquelle le moi pose en lui-même toute réalité, son « auto-puissance » (Selbstmacht).
10Schelling va alors développer cette herméneutique croisée de la substance spinoziste du point de vue du moi fichtéen et du moi du point de vue de la substance dans une mise en perspective de la morale kantienne et de l’éthique spinozienne, vues comme les deux aspects d’une même vérité. Puisque la substance, chez Spinoza, agit par l’auto-puissance de son essence et la nécessité de son être, son agir est lui-même la loi immanente de toute chose20. Cette doctrine a bien été condamnée comme destructrice de toute morale par ceux qui ne pouvaient s’élever à l’idée d’une puissance immanente. Pourtant, ce qui du point de vue de la substance absolue ou du moi infini est loi immanente ou naturelle de l’identité à soi, est cela même qui apparaît du point de vue du moi fini comme une loi morale pour sa volonté limitée, c’est-à-dire comme l’exigence qui s’adresse au moi fini de devenir infiniment identique à lui-même, en supprimant toute opposition au non-moi hors de lui. La loi morale est donc, dit Schelling, le schème de la loi naturelle qui fait apparaître au moi fini ce qui est de toute éternité comme un devoir, à la faveur d’un nouveau schème, celui du progrès moral dans le temps, qui permet de concilier l’impératif absolu, « sois identique à toi-même », avec l’être naturel du moi fini qui est multiple et non-identique21. Dieu, c’est-à-dire le moi absolu, peut donc être à la fois infiniment extérieur par transcendance au moi posé comme fini tout en étant absolument identique par immanence au moi pensé comme infini. Tout se passe comme si, selon les termes de Jean-Marie Vaysse, « le spinozisme [était] la ratio essendi du criticisme, la loi du devoir devant se laisser subsumer sous celle de l’identité »22.
11On mesure ici l’ambiguïté du projet schellingien d’établir une « réplique à l’Éthique ». Dans ces lignes, le Gegenstück apparaît en effet moins comme une parfaite inversion ou une subversion du spinozisme, qu’il était censé « saper dans ses fondements », que comme son complément transcendantal. Plus encore : non seulement le spinozisme est présenté comme l’envers du kantisme, mais la loi morale semble même par moments relativisée dans la fonction fondationnelle que lui octroie Fichte, puisqu’elle n’a plus pour Schelling « de signification qu’en référence à une loi supérieure de l’être qui, par opposition à la loi de liberté, peut s’appeler loi de nature »23. Ce qui se prépare ici discrètement – et cette tendance sera confirmée dans les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme – c’est la relativisation et, par suite, le dépassement du paradigme transcendantal lui-même. Toutefois, Schelling se reprend dans la suite de son traité et réaffirme finalement ce qu’il avait promis dans sa préface : penser Dieu comme moi absolu, c’est bel et bien réfuter le spinozisme – et c’est aussi sa seule réfutation possible24.
12C’est manifestement cette dernière impression que Fichte retiendra de sa lecture du Vom Ich, comme il le confiera dans une lettre à Reinhold, où il dit être à ce point en accord avec l’écrit du jeune Schelling qu’il n’y a vu qu’un excellent commentaire de sa propre Doctrine de la science. Il précise d’ailleurs : « Ce que j’ai particulièrement apprécié, c’est son examen de Spinoza : à partir du système de celui-ci mon propre système peut être expliqué de la façon la plus adéquate »25. Aussi, Fichte reprendra-t-il le schéma de cette opposition entre Kant et Spinoza ou entre idéalisme et réalisme, pour structurer la première de ses deux Introductions à la doctrine de la science de 1797.
13Le problème général de la métaphysique, pose-t-il d’emblée dans la première Introduction, est d’indiquer « le fondement de toute expérience ». Pour l’idéalisme, les représentations accompagnées du sentiment de nécessité sont les produits de l’intelligence, du moi ; pour le réalisme, ce sont des produits de la chose en soi. « Seuls ces deux systèmes philosophiques sont possibles »26. Or, aucun de ces deux systèmes ne peut véritablement réfuter directement celui qui lui est opposé. Leur conflit concerne en effet « le premier principe, qui luimême ne peut être déduit de rien d’autre (…) ; chacun nie tout ce qui appartient au système opposé et ils n’ont aucun point commun, à partir duquel ils pourraient se comprendre réciproquement et s’unir »27. En sa racine, le conflit entre points de vue idéaliste et réaliste est théoriquement indécidable ; il renvoie donc les adversaires à l’intérêt qui est au fondement ultime de leur position et à une alternative irréductible : l’intérêt porte soit sur l’indépendance du moi (on est idéaliste), soit sur l’indépendance de la chose (on est réaliste). D’où la fameuse sentence de Fichte : « Ce que l’on choisit comme philosophie dépend (…) de l’homme que l’on est »28. Mais un tel décisionnisme pratique n’est pas le dernier mot de la dialectique fichtéenne. La symétrie ou l’équivalence apparente des points de vue idéaliste et réaliste, à laquelle Schelling était tenté de s’arrêter, est dépassée une fois prise la décision en faveur de l’idéalisme, car celui-ci peut rendre compte du principe réaliste, le concept de chose, alors que le réaliste est incapable de s’élever au concept d’une intelligence, c’est-à-dire d’un être qui n’est pas seulement pour autre chose, mais qui est d’abord pour soi. Le réaliste ne peut s’opposer au point de vue idéaliste qu’en l’ignorant et en rejetant hors de lui le principe de toute liberté – ce qui le met d’ailleurs en contradiction avec ses convictions existentielles les plus profondes.
14Au contraire, l’idéalisme peut intégrer le réalisme dans son propre système, non pas comme principe, mais comme un moment nécessaire du système, c’est-à-dire comme un point de vue interne à sa réflexion. Dans la déduction de la conscience finie, le fondement réel de la représentation (la chose, le non-moi représenté) et le fondement idéel (le moi représentant) se déterminent réciproquement comme les deux aspects de l’auto-détermination du moi : « Que l’esprit fini doive poser quelque chose d’absolu en dehors de lui-même (une chose en soi) et cependant reconnaître par ailleurs que cet être n’est que pour lui (qu’il est un noumène nécessaire), – tel est le cercle que l’esprit fini peut élargir jusqu’à l’infini mais dont il ne peut s’affranchir »29. Ce cercle qu’on ne peut tracer sans tendre à le dépasser montre que le moi est à la fois fini et infini : « Dès que l’esprit devient conscient de sa finitude il se dépasse à nouveau ; mais dès qu’il pose la question de savoir s’il est infini, par cette question même il devient fini ; et ainsi en est-il indéfiniment »30. Le concept fichtéen de « moi » est donc d’emblée essentiellement perspectiviste, puisqu’il désigne le processus de détermination réciproque des aspects opposés du savoir, qui sont en même temps les points de vue contraires de l’autoréflexion philosophique : moi – non-moi, moi pratique (effort) – moi théorique (représentation), moi fini ou réel – moi infini ou idéal. Le concept le plus englobant, celui de « moi absolu », est alors le nom que Fichte donne à l’indépassabilité du point de vue du savoir et de la perspectivité du moi.
15Aussi peut-il lui-même qualifier la Wissenschaftslehre de « réal-idéalisme » ou d’« idéal-réalisme »31, puisqu’en elle, le réel et l’idéal ne s’opposent pas comme deux choses, mais comme les deux faces d’une même auto-détermination du savoir. Dans la deuxième présentation de la doctrine de la science dite Nova methodo professée en 1798-99, la réflexion transcendantale ne cessera ainsi d’alterner entre les points de vue idéaliste et réaliste, pensés comme les pôles originaires de l’intuition intellectuelle. Définie comme la conscience de soi de l’autoposition par et pour le moi, l’intuition intellectuelle présente deux aspects : l’activité réelle réalise librement l’autoposition par le moi et l’activité idéale pense cette réalisation libre qui devient ainsi immédiatement pour le moi. Le moi comme idéal et réel, mais aussi comme « sujet-objet » est donc originairement un et double et cette « unité duplice » (doppelte Einheit)32 ou cette identité différenciée est le sceau du perspectivisme transcendantal de Fichte. Un tel idéal-réalisme permet certes à Fichte de repenser la substance spinoziste dans le sens d’une autoposition, comme le suggérait Schelling. Mais il refuse de penser à l’inverse le moi, qui est pure auto-activité, comme une « substance » prise au sens d’un substrat de l’action du moi, comme une chose qui est avant d’agir et de se voir agissant33.
2. Le perspectivisme spéculatif de Schelling : du parallélisme de la Naturphilosophie au monisme de la philosophie de l’identité
16À la même époque, Schelling continue à réélaborer les termes de l’opposition entre idéalisme et réalisme, toujours à travers sa lecture originale de Spinoza, et poursuit la voie ouverte par le Vom Ich et plus clairement encore dans les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, où les deux options philosophiques avaient été présentées comme théoriquement symétriques34, comme pratiquement équivalentes35, sinon déjà comme spéculativement unies dans l’absolu36. Dans la période des écrits consacrés à sa Naturphilosophie entre 1797 et 1801, la source de l’inspiration spinoziste privilégiée par Schelling ne se situera plus tant au niveau du concept de substance reconstruit à partir de l’intuition intellectuelle, qu’au niveau des attributs ou plus précisément du rapport entre modes d’attributs différents, relu à la lumière de ce que depuis Jacobi on appelle le « parallélisme » – selon un terme qu’on ne trouve pourtant pas chez Spinoza, mais bien chez Leibniz37. Pour Jacobi, le parallélisme renvoie à la « question de savoir en quelle mesure l’harmonie préétablie de Leibniz est ou n’est pas identique avec l’affirmation de Spinoza que l’étendue et la pensée ne peuvent se modifier réciproquement et font ensemble un seul être »38. Chez Spinoza, le parallélisme désignerait alors la structure ontologique par laquelle les corps, comme modes de l’attribut étendue, et les idées, comme modes de l’attribut pensée, sans avoir le moindre rapport causal les uns sur les autres, sont ordonnés selon un enchaînement parallèle, ou plutôt identique. En effet, dans les termes de l’Éthique : « l’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses », et partant, « un mode de l’étendue et l’idée de ce mode sont une seule et même chose, mais exprimée selon deux modes »39.
17Schelling reprend à son compte le modèle du parallélisme pour penser non seulement les rapports entre corps et esprits, mais plus fondamentalement les rapports entre les deux séries du moi qui font apparaître une forme de symétrie entre nature et intelligence. Les séries idéale et réelle du moi, qui étaient posées par Fichte comme les deux points de vue constitutifs de la réflexivité transcendantale, deviennent ainsi dans la Naturphilosophie schellingienne deux séries parallèles désignant, d’une part, le « sujet-objet objectif », c’est-à-dire la nature ou la production des actes du moi en tant qu’inconscient de lui-même et, d’autre part, le sujet-objet subjectif c’est-à-dire l’intelligence ou la prise de conscience de cette production originaire du moi réel. Là encore, il ne s’agit pas seulement pour Schelling de spiritualiser la nature en la pensant comme un moi inconscient, mais aussi et avant tout de naturaliser le moi fichtéen40. Un des marqueurs de cette naturalisation est la substitution au paradigme de l’activité, cher à Fichte, du modèle de la productivité41, dont la réflexivité n’est plus le fondement, mais le simple vis-à-vis ou au mieux la puissance supérieure.
18La nature dont il est question ici n’est donc plus la nature fichtéenne qui se limitait à opposer une résistance négative à l’effort de libération du moi, mais renvoie à un « concept primitif de la nature » que Schelling réhabilite en s’emparant d’un autre topos spinoziste, la distinction entre natura naturans et natura naturata, qu’il reconstruit dans sa propre systématique : « La nature comme simple produit (natura naturata) nous l’appelons la nature en tant qu’objet (c’est à elle seule que se rapporte toute empirie). La nature comme productivité (natura naturans) nous l’appelons la nature en tant que sujet (c’est à elle seule que se rapporte toute théorie) »42. De même que le moi fichtéen est auto-activité (à la fois faire et fait, Tathandlung), de même la nature schellingienne est-elle autoproduction (à la fois produire et produit). La nature, en tant que productivité originaire, n’est pas un simple objet ou une chose (Ding), mais un inconditionné (Unbedingt) et prend donc la forme du sujet-objet, quoiqu’elle soit relativement plus objective, car elle ne réfléchit pas sa productivité, si ce n’est en s’élevant progressivement à l’intelligence, laquelle est un sujet-objet subjectif ou conscient de lui-même.
19Sur cette base, la philosophie de la nature, qualifiée de « spinozisme de la physique »43, établit un parallélisme entre la nature et l’esprit qui se traduit par une expression réciproque de l’une dans l’autre, selon un chiasme parfait : « La nature doit être l’esprit visible, et l’esprit la nature invisible »44. La nature devient ainsi elle-même, non plus seulement un domaine objectif, mais aussi un point de vue constitutif de la science et le programme d’une philosophie de la nature doit s’entendre d’abord au sens subjectif du génitif : « Ce n’est pas nous qui connaissons la nature a priori, mais c’est la nature elle-même qui est a priori »45.
20Poursuivant cette idée dans le Système de l’idéalisme transcendantal de 1800, présenté comme le pendant transcendantal des écrits de philosophie de la nature46, Schelling élève explicitement au statut de structure architectonique fondamentale ce « parallélisme de la Nature et de l’Intelligence auquel, dit-il, il a été conduit depuis longtemps et dont la présentation complète ne peut être donnée ni par la seule philosophie transcendantale, ni par la seule philosophie de la nature, mais seulement par ces deux sciences qui, pour cette raison même, doivent être les deux sciences éternellement opposées qui jamais ne peuvent se fondre en une seule »47. Ou, pour le dire autrement, ces deux sciences, également nécessaires et équivalentes, sont en fait une seule et même science suivant le même chemin, mais dans un sens inverse48 : la série réelle de la philosophie de la nature part de l’objet pour reconstruire la manière dont la nature se réfléchit dans ses productions d’abord inconscientes, procédant à ce qu’Alexander Schnell appelle une « transcendantalisation de la nature », et la série idéelle part du moi conscient pour montrer comment l’intelligence s’auto-objective dans les produits de la nature, opérant une « naturalisation du transcendantal »49.
21Le parallélisme n’implique donc pas un nouveau dualisme entre nature et esprit, puisque l’un et l’autre ne sont pas des domaines ontologiquement hétérogènes, mais forment les aspects réel et idéel d’un seul et même sujet-objet absolu, de même que chez Spinoza, nous dit Schelling, les attributs de la pensée et de l’étendue ne se distinguent qu’au niveau de la « nature naturée », mais ne sont qu’un et indifférents dans la substance absolue50. L’opposition entre natura naturans et natura naturata n’est d’ailleurs elle-même que « relative » puisque ces deux natures ne sont « toutes deux que le sujet-objet considéré de points de vue différents »51. Aussi, la philosophie transcendantale et la philosophie de la nature constituent-elles les deux points de vue symétriques et « équivalents »52 du tout de la philosophie. Or, si le parallélisme de Schelling peut échapper au dualisme, c’est aussi parce que la différenciation perspectiviste sur laquelle il repose le conduit directement au seuil d’un nouveau type de monisme : celui de la philosophie de l’identité. Ernst Cassirer résume très bien ce glissement de l’un à l’autre : « le parallélisme des points de vue de la philosophie transcendantale et de la philosophie de la nature ne peut pas être poursuivi sans que l’idée se sente aussitôt sommée de fixer pour ainsi dire le point infiniment lointain que ces deux parallèles déterminent », ce point où, sortant de l’unilatéralité et de la relativité des deux perspectives symétriques, la réalité « ne serait ni subjective ni objective, ni consciente ni inconsciente, ni réelle ni idéale, mais elle serait tout simplement l’indifférence de tous ces moments opposés »53.
22Et c’est bien ce point d’indifférence qui va donner son point de départ à la nouvelle exposition du système de la philosophie de Schelling à partir de la Darstellung de 1801. Dans cet écrit, Schelling fait non seulement appel à Spinoza, mais il le prend explicitement comme modèle pour structurer toute l’exposition de son système more geometrico et déclare s’en approcher au plus près, tant par la forme que par le contenu de ce système54. Cette fois, c’est le rapport entre les modes finis et la substance infinie qui est au centre de l’interprétation schellingienne de l’Éthique. Le point d’indifférence entre sujet et objet traduit la substance spinozienne du point de vue éternel de la raison spéculative, qui fait abstraction de l’instance transcendantale du pensant55. La raison est posée comme l’absolu lui-même : rien n’est en dehors d’elle et tout est en elle ; elle est absolument une et absolument identique à elle-même. « La loi la plus haute pour la raison (…) est la loi d’identité, qui par rapport à tout être s’exprime par A=A »56. Considéré en soi ou du point de vue de la raison, il n’y a aucune finitude, ni opposition, ni multitude. Ce n’est que du « point de vue de la réflexion » ou dans le phénomène qu’il peut y avoir opposition et limitation, opposition toute relative puisqu’elle dépend de ce point de vue dérivé. Comme Schelling le précisera un an plus tard dans son Bruno, l’opposition est dite relative et non absolue, car elle est relativisée par l’unité absolue, soit l’unité suprême qui comprend en elle l’opposition relative de l’unité et de l’opposition57.
23Schelling arrive ainsi à poser l’opposition dans la réflexion, sans l’opposer à l’identité absolue (A=A), mais en en faisant une identité relative de l’être et du connaître (A=B). Dans la proposition A=B, B est le principe réel qui est originairement, A est ce qui le connaît originairement en tant que principe idéel. Schelling retrouve en ce point les deux attributs spinozistes, l’étendue et la pensée : rien ne peut être posé sous la forme de A sans être posé sous la forme de B, et inversement, pensée et étendue n’étant jamais séparées, mais sont « constamment ensemble et un »58. L’identité A=B n’exprime alors l’identité absolue (A = A) que de son point de vue particulier ou de sa puissance et, partant, représente aussi une totalité relative59. La différenciation perspectiviste de l’être et de la pensée, ainsi que de la nature et de l’intelligence, loin d’être première se voit ici relativisée comme phénomène dérivé du point d’indifférence entre sujet et objet. Secondarisée, la perspectivité de la réflexion se fond dans l’unité spéculative de la raison absolue, dont on peut douter qu’elle soit encore un « point de vue » au sens propre60, puisqu’elle est l’absolu lui-même.
3. Le perspectivisme transcendantal de Fichte et la différence entre absolu et savoir absolu
24Fichte, à qui Schelling a lui-même envoyé un exemplaire de la Darstellung, a noté une série de commentaires critiques, inédits de son vivant. L’essentiel de sa critique porte non seulement sur le statut du concept d’absolu, mais surtout sur son rapport aux phénomènes et la manière de concevoir la dérivation de l’un aux autres. L’erreur est, selon lui, tout entière contenue dans la première proposition. Schelling n’aurait pas vu que « l’unique raison absolue, hors de laquelle rien ne doit être, ne peut être l’indifférence du subjectif et de l’objectif, sans être en même temps et dans la même essentialité indivise aussi la différence des deux »61.
25Reprenant systématiquement ces objections dans la troisième grande exposition de la Doctrine de la science qu’il professe en 1801- 1802, Fichte ne veut toutefois pas encore se heurter frontalement à Schelling et préfère prendre Spinoza pour adversaire privilégié aux yeux du public pour « éviter le scandale »62 – espérant peut-être aussi, par sa nouvelle exposition63, faire renoncer celui qu’il considère encore comme un allié aux tendances spinozistes qui grèvent de plus en plus sa philosophie64. Ainsi, au début de la deuxième partie de l’exposé, Fichte reconnaît d’abord à Spinoza d’avoir saisi les concepts de substance absolue et d’accidents – ou de modes – « essentiellement » comme il le fait lui-même : la substance absolue est pensée comme l’être éternel pour soi et fermé sur soi et le savoir fini comme « accident absolu » de cette substance « immuablement déterminé par l’être »65. Mais ce que Spinoza n’arriverait pas à montrer, c’est le passage de l’un à l’autre. Et pour cause : il lui manque la liberté du savoir absolu qui seule peut opérer le passage de la substance au mode ou de l’absolu au phénomène. Le savoir absolu, qui est automanifestation de l’absolu, est le point d’unité et de différence entre la substance et les accidents. En fin de compte, « Spinoza ne sait ni ce qu’est la substance, ni l’accident parce qu’il lui manque la liberté comme moment unifiant de l’une et l’autre »66.
26Fichte réinterprète ici le concept de substance pour en faire, non pas seulement un prédicat de l’absolu, mais l’un des deux aspects du rapport du savoir à l’absolu. Dès lors, la substantialité est le rapport par lequel la liberté du savoir se pense comme liée à l’être absolu et fondée sur lui ; la causalité, en revanche, est le rapport par lequel le savoir s’intuitionne comme libre et auto-déterminante. C’est la liberté formelle du savoir absolu qui constitue le passage de la substance à l’accident et ce, non pas seulement en vertu de la substance absolue, mais aussi du fait que le savoir, comme accident absolu, est cause de soi. À cet égard, l’existence du savoir – seul le savoir a une existence, et toute existence se fonde en lui – dépend absolument d’elle-même, elle n’est pas une conséquence déterminée par l’absolu.
27À partir de cette liberté du savoir et de l’unité différenciée de la pensée et de l’intuition, comme les deux aspects irréductibles du savoir absolu, Fichte peut caractériser à nouveaux frais la position de la doctrine de la science dans l’opposition entre points de vue idéal et réel, mais aussi entre monisme et dualisme. La WL est un monisme d’un point de vue idéal, car elle pense le savoir comme reposant sur l’un absolu qui est au-delà de tout savoir ; de ce point de vue, le savoir se fond dans l’absolu comme l’accident dans la substance et il est matériellement déterminé par l’être. Le savoir n’est ici que la raison idéale (ratio cognoscendi) de l’automanifestation en lui de l’être ou de l’absolu. Mais la WL est en même temps un dualisme d’un point de vue réel car elle intuitionne le savoir comme causalement effectif ; le savoir est ici raison réelle (ratio essendi) de sa propre existence, car, en tant que manifestation ou existence libre de l’absolu, il se distingue formellement de l’absolu. Le savoir n’est ni l’absolu lui-même, ni la simple conséquence ou l’effet nécessaire de l’absolu, puisqu’il se détermine soi-même librement à exister, c’est-à-dire à manifester l’absolu par sa propre auto-affirmation absolue. La doctrine de la science « a donc deux principes, la liberté absolue et l’être absolu – et elle sait que l’Un absolu ne peut être atteint en aucun savoir effectif. Dans le point oscillant entre ces deux perspectives oscille [schwebt] précisément le Savoir, et c’est ainsi seulement qu’il est Savoir »67.
28C’est précisément cette question du rapport entre absolu et savoir qui sera au cœur de la confrontation directe entre Fichte et Schelling. À l’époque de cette réexposition de la WL par Fichte et de l’élaboration par Schelling de son système de l’identité, la correspondance entre les deux hommes – particulièrement leurs échanges entre mai 1801 et janvier 1802 – constitue un document très précieux pour affiner notre compréhension de leur différend sur le sens de l’idéalisme et le statut du point de vue transcendantal. S’ils s’efforcent dans les premières lettres de préserver l’espoir qu’un projet commun est toujours possible, l’évidence s’impose peu à peu que l’incompatibilité est principielle.
29Fichte est le premier à vouloir lever franchement les ambiguïtés, en réagissant fermement à la prétention de Schelling à vouloir faire coexister deux philosophies, l’une idéaliste et l’autre réaliste, et surtout à vouloir déduire l’intelligence de la nature. L’auteur de la WL ne pouvait y voir qu’une incompréhension de sa philosophie ainsi qu’une résurgence de « l’ancienne erreur » dogmatique68. Face au parallélisme qui confronte philosophie transcendantale et philosophie de la nature comme les deux sciences symétriques de l’absolu, Fichte entend remettre l’église au milieu du village : « Il n’y a partout qu’une seule science, c’est la D.Sc. ; et toutes les autres ne sont que des parties de la D.Sc. et ne sont vraies, et évidentes, que dans la mesure où elles reposent sur le sol de celle-ci ». L’idéalisme ne peut tolérer qu’un quelconque réalisme demeure à ses côtés et en dehors de lui. Les concepts réalistes d’être et de nature n’ont de statut spéculatif acceptable qu’en tant qu’ils sont fondés dans l’idéalisme transcendantal. « Il n’est pas possible de partir d’un Etre (…) mais il faut partir d’un Voir. Il faut aussi poser l’identité de la raison idéale et réelle comme = à l’identité de l’intuitionner et du penser »69. Quant à la nature, elle n’est « absolument rien si ce n’est apparition [Erscheinung], de la lumière immanente [du savoir ; Q.L.] »70.
30Pour Schelling, c’est justement ce primat idéaliste qui est fautif par son unilatéralité. La nécessité de partir du « voir » condamnerait la philosophie fichtéenne, au même titre que la philosophie kantienne, à rester « dans une série conditionnée » par la réflexion qui ne permet pas de retrouver l’Absolu71. Comme il le dira encore dans son Bruno, où il met en scène sa discussion avec Fichte, « le savoir, en tant qu’unité relative est aussi peu le principe de l’être que l’être, en tant qu’unité relative, n’est le principe du savoir »72. Aussi, quand Spinoza fait de la pensée et de l’étendue les deux attributs de la substance, « il ne nie pas, dit Schelling, que l’on pourrait aussi expliquer tout ce qui est simplement à partir de l’attribut de la pensée (…). Il ne trouverait pas du tout que cette forme d’explication est fausse, il trouverait simplement qu’elle n’est pas absolument vraie, qu’elle est plutôt comprise dans la forme d’explication absolue elle-même ». « Votre système, lance-t-il à Fichte, n’est pas faux, parce qu’il est une partie nécessaire et intégrante du mien »73, lequel dépasse l’opposition entre idéalisme et réalisme74.
Conclusion
31Ainsi, dans les années 1801-1802, le perspectivisme spéculatif de Schelling sert une entreprise de concordisme syncrétique des doctrines philosophiques sous l’unité du système de l’identité75 ; la perspectivité de la réflexion a pour fonction de mener, par les différentes époques de l’histoire de la révélation de l’absolu, à sa propre dissolution dans le point d’indifférence où les contraires de la philosophie, l’idéalisme et le réalisme, se fondent l’un dans l’autre comme identiques dans l’absolu. Le perspectivisme de Fichte, au contraire, est une arme de combat et de différenciation qui entend préserver la spécificité irréductible du point de vue transcendantal. Ce perspectivisme est transcendantal en ce qu’il pose la perspectivité comme la condition indépassable du savoir et de la manifestation de l’absolu dans et par le savoir. Le concept-limite d’absolu n’est alors rien de plus que l’approfondissement réflexif d’une théorie transcendantale du savoir comme mise en perspective.
32À la plus fine pointe de la confrontation entre Fichte et Schelling, la divergence originaire des deux idéalismes et de la théorie des points de vue qu’ils développent se situe dans la question du statut gnoséologique de l’absolu et de la réflexion spéculative comme savoir absolu. Schelling reproche à Fichte de ne pas pouvoir sortir de l’opposition propre au point de vue de la réflexion pour s’élever au point de vue de l’éternel, à l’absolu lui-même, à l’unité de l’opposition et de l’unité. Pour Fichte, au contraire, Schelling est incapable de montrer comment passer de l’absolu au relatif, de l’unité à la multiplicité et perd par là même les deux pôles de l’opposition, tout en posant dogmatiquement pensée et étendue comme formes de l’essence absolue. Ce faisant, il perd aussi la différence décisive entre l’absolu et le savoir absolu ; car pour Fichte, l’absolu n’est ni le savoir, ni l’être, ni l’indifférence des deux, ni un point de vue, mais purement et simplement l’absolu et « tout deuxième mot ne peut que nuire »76. Au contraire, la théorie de la science ne présuppose rien d’autre que l’acte originaire par lequel le moi ou le savoir en se posant absolument se relativise et se divise en posant et posé, en moi fini et moi infini, en réel et idéal, pensés comme autant de points de vue de l’unité duplice ou de l’identité différenciée du savoir.
33Pour finir, si l’on devait synthétiser dans une formule concentrée la dynamique perspectiviste des idéalismes respectifs de Fichte et Schelling au tournant du dix-huitième et du dix-neuvième siècles, s’imposeraient celle de « l’unité duplice » pour le premier, et celle de « l’unité de l’unité et de l’opposition », pour le second. La première a permis à Fichte à la fois de refonder le concept spéculatif de l’absolu spinozien comme concept-limite du théorie de la perspective, tout en reconduisant le « double point de vue » criticiste à sa racine dans la réflexivité absolue de l’intuition intellectuelle ; la seconde a donné à Schelling les moyens théoriques de revendiquer, à tort ou à raison, le dépassement définitif du dualisme kantien en l’intégrant dans un monisme de l’identité, tout en reconstruisant le spinozisme sur la base d’une dialectique entre points de vue idéalistes et réalistes, s’épuisant finalement dans leur indifférence absolue.
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Notes de bas de page
1 Kant 1980, p. 47 (Ak III, 13).
2 Kaulbach 1990, Palmquist 1993.
3 Hegel 1970, 20, 163.
4 Vaysse 2002, p. 65.
5 Jacobi 2009, p. 49.
6 Schelling 1987, p. 59 (SW I, 159).
7 Cf. Pieper 1977, p. 549.
8 Fichte 1999, p. 23 (SW I, 100, 101).
9 Fichte 1999, p. 37 (SW I, 121).
10 Fichte GA IV, 1, 370, 433. (« Diesem System fehlt es blos daran, daß es nicht transcendental ist, daß Spinoza sich selbst im philosophiren ganz vergessen hat »).
11 Fichte 1999, p. 36 (SW I, 119, 120).
12 Schelling 1987, p. 71 (SW I, 170).
13 Schelling 1987, p. 73 (SW I, 171).
14 Schelling 1987, p. 73 (SW I, 171).
15 Fichte 2000, p. 93 (Meiner, 32).
16 Schelling 1987, p. 108 (SW I, 203).
17 Schelling 1987, p. 97 (SW I, 193).
18 Jacobi 1946, p. 108.
19 Schelling 1987, p. 99 (SW I, 195).
20 Schelling 1987, p. 100 (SW I, 196).
21 Schelling 1987, p. 103 (SW I, 198, 199).
22 Vaysse 2002, p. 155.
23 Schelling 1987, p. 106 (SW I, 201).
24 Schelling 1987, p. 115 (SW I, 210).
25 Lettre de Fichte à Reinhold du 2 juillet 1795, Fichte GA III/2, p. 348.
26 Fichte 1999, p. 247 (SW I, 425, 426).
27 Fichte 1999, p. 250 (SW I, 429).
28 Fichte 1999, p. 252, 253 (SW I, 432 – 435).
29 Fichte 1999, p. 146 (SW I, 281).
30 Fichte 1999, p. 138 (SW I, 269).
31 Fichte 1999, p. 146 (SW I, 281).
32 Fichte 2000, p. 119 (Meiner, 53).
33 Fichte 2000, p. 91 (Meiner, 29).
34 Schelling 1987, p. 168, 172 (SW I, 298,302).
35 Schelling 1987, p. 182-184 (SW I,311,313).
36 Schelling 1987, p. 200-203 (SW I,327-331).
37 Leibniz 1994, p. 224. Cf. Deleuze 1968, p. 94, 95. Sur cette question du parallélisme de Schelling, cf. aussi Lemaître 2014, p. 617.
38 Jacobi 1946, p. 116, 262. D’après Jacobi, Spinoza et Leibniz considéraient tous deux « l’âme et le corps comme un unum per se qui peut être certes divisé dans la représentation, mais nullement dans la réalité », loc.cit., p. 271.
39 Spinoza 1999, p. 103 et 105 (traduction modifiée).
40 Fischbach & Renault 2001, p. 42.
41 Fischbach & Renault 2001, p. 41.
42 Schelling 2001, p. 89 (SW III, 284).
43 Schelling 2001, p. 70 (SW III, 273).
44 Schelling SW II, 56. Cité dans Fischbach et Renault 2001, p. 49.
45 Schelling 2001, p. 80 (SW III, 279).
46 Schelling 1978, p. 3 (SW III, 331).
47 Schelling 1978, p. 3 (SW III, 331).
48 Schelling 2001, p. 69 (SW III, 272).
49 Schnell 2009, p. 115.
50 Schelling SW IV, 372.
51 Schelling 2000, p. 157 (SW IV, 91).
52 Schelling 1978, p. 3 (SW III,331).
53 Cassirer 1999, p. 208.
54 Schelling 2000, p. 43 (SW IV, 113).
55 Schelling 2000, p. 45 (SW IV, 114).
56 Schelling 2000, p. 49 (SW IV, 117).
57 Schelling 1987a, p. 63, 64 (SW IV, 237).
58 Schelling 2000, p. 70, 71 (SW IV, 135, 136).
59 Schelling 2000, p. 73 (SW IV, 139, 140).
60 Schelling utilise encore l’expression « point de vue de l’absolu », mais sans l’assumer réflexivement, puisque la raison absolue est l’absolu lui-même, elle est donc irrelative et ne semble pouvoir être pensée comme « point de vue » au sens propre. Cf. Schelling 2000, p. 48 (SW IV, 115) ; cf. aussi dans le Bruno, l’expression « in Ansehung des Absoluten », Schelling 1987a, p. 73 (SW IV, 245).
61 Fichte, Sur l’exposition du système de l’identité de Schelling, in Schelling 2000, p. 173 (SW III, 371) (C’est moi qui souligne).
62 Lettre à Schelling du 15 janvier 1802, Fichte-Schelling 1991, p. 145 (GA III/5, p. 114).
63 Lettre à Schelling du31 mai 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 117 (GA III/5, p. 45).
64 Lettre à Schelling d’octobre 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 136 (GA III/5, p. 92).
65 Fichte 1987, p. 109, 110 (GA II/6, 225, 227).
66 Fichte 1987, p. 88 (GA II/6, 203).
67 Fichte 1987, p. 111 (traduction modifiée) (GA II/6, 228, 229).
68 Lettre à Schelling du 31 mai 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 115 (GA III/5, p. 43, 44).
69 Lettre à Schelling du 31 mai 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 117, 121 (GA III/5, p. 46, 49).
70 Lettre à Schelling du 31 mai 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 121 (GA III/5, p. 49).
71 Lettre à Fichte du3 octobre 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 126 (GA III/5, p. 82).
72 Schelling 1987a, p. 87 (SW IV, 256).
73 Lettre à Fichte du 3 octobre 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 128, 129 (GA III/5, p. 84, 85).
74 Lettre à Fichte du 3 octobre 1801, Fichte-Schelling 1991, p. 128, 129 (GA III/5, p. 84, 85).
75 Schelling 1987a, p. 154 (SW IV310). On trouve déjà les traces de ce projet concordiste dans les Lettres philosophiques sur le Dogmatisme et le criticisme, où il est question « d’aplanir le conflit entre les philosophies », Schelling 1987, p. 163 (SW I, 294).
76 Lettre à Schelling du 15 janvier 1802, Fichte-Schelling 1991, p. 144 (GA III/5, p. 112, 113).
Auteur
Université Saint-Louis – Bruxelles
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