Rime vs rythme : traduire les limericks
p. 199-220
Résumés
Le limerick est un court poème de cinq vers rimés qui allie un contenu fantaisiste à une métrique extrêmement codifiée. Souvent absurde, parfois grivois ou même cruel, il est rarement violent dans ses intentions. Pourtant, pour le traducteur, ce genre paradoxal pose des enjeux singuliers. D’un côté, il impose dans le texte cible une régularité métrique irréprochable, orchestrée par le retour de la rime ; de l’autre, le caractère nonsensique du texte source invite à l’exubérance verbale et à l’inventivité rythmique pour faire naître le rire. La caractéristique principale du limerick est en effet d’utiliser l’ensemble des ressources qu’offre la prosodie à des fins humoristiques. À cela s’ajoute une contrainte d’ordre culturel, car si le genre est ancré dans une tradition populaire qui remonte au XIXe siècle, de nombreux auteurs contemporains, de Salman Rushdie à Wendy Cope, ont fait de cette forme particulière du nonsense verse un véritable exercice de style.
The limerick is a short poem composed of five rimed lines. Ranging from absurd to bawdy, it is seldom violent in its intentions. Yet, this paradoxical genre raises challenging stakes for the translator. While its subject is often whimsical, its form is strictly codified. On the one hand, it imposes an absolute metric regularity, due in part to the predominance of rimes. On the other hand, the nonsensical dimension of the narrative is often a source of verbal and rhythmic creativity, which in turn triggers laughter. Both extremely constraining and hilarious, the limerick is also deeply rooted in a cultural background which goes back to a popular tradition established in the XIXth century. However, contemporary poets, from Salman Rushdie to Wendy Cope, have turned this very specific form of nonsense verse into an artful exercise in style.
Texte intégral
1. Qu’est-ce qu’un limerick ?
1Souvent absurde, parfois grivois ou même cruel, le limerick est rarement violent dans ses intentions. Au contraire, ce court poème de structure fixe, composé de cinq vers rimés, porte habituellement « sur quelque chose de drôle ou d’improbable » (Room 1987, je traduis). De par ses caractéristiques formelles et thématiques, il est propice à la légèreté et l’humour. C’est un genre populaire, qui couvre un spectre extrêmement large, allant de la fantaisie à l’obscénité. Mais c’est surtout un genre vivant, qui invite à l’imitation. L’exercice reste d’ailleurs très pratiqué en Angleterre, mais aussi en Allemagne et en France (Dautel 2000). Pourquoi ? Parce que comme toutes les formes contraintes, le limerick présente un défi, celui de restituer une combinaison improbable entre une forme – un schéma de rimes immuable et un rythme singulier – et un sens, ou plutôt une fonction, celle de faire rire. Cette alliance entre son et sens est propre à l’écriture poétique. Elle constitue une des difficultés majeures pour les traducteurs, notamment dans le champ de la traduction littéraire. À cela près qu’à l’impératif de rendre ce que Valéry appelle la « composition indissoluble de son et de sens » (Valéry 1968, p. 210), le limerick substitue celui du nonsense. En effet, cette forme particulière du nonsense verse fait l’objet de déclinaisons si variées qu’elle semble n’avoir de règles que prosodiques. Au-delà du mariage improbable entre (non-)sens et contraintes métriques fortes, ce qui fait le propre du limerick, c’est son rythme, à savoir sa capacité à multiplier les récurrences, les effets de rupture et les parallélismes, au niveau du vers ou de la phrase, des formes grammaticales, des mots, des phonèmes, mais aussi des effets de sens. Pour le traducteur, la difficulté ne réside donc pas tant dans le fait de devoir réconcilier son et sens, mais dans la nécessité de recréer l’aspect nonsensique consubstantiel du genre, de faire émerger la « musique » distinctement reconnaissable du limerick. Ce qu’il faut traduire, c’est la capacité du limerick – et c’est le propre de la poésie orale – à faire feu de tout bois (Zumthor 1982, p. 115).
2Comme pour tous les genres appartenant à la culture orale, les origines du limerick sont incertaines (Legman 1970). Jusqu’au XIXe siècle, il appartient au courant marginal des nonsense rhymes, fortement ancré dans la culture britannique. Il connaît un regain de popularité en 1846, avec la publication du recueil d’Edward Lear, Book of Nonsense (Lear 1846), dont le succès contribue jusqu’à aujourd’hui à la pérennité du genre. Le terme limerick apparaît, lui, aux alentours de 1880, en référence à une petite ville d’Irlande. L’Oxford Companion to English Literature (Drabble 1985) le présente comme une forme de comptine facétieuse qui apparaît pour la première fois dans des ouvrages destinés à un jeune public : The History of Sixteen Wonderful Old Women (Harris 1821), Anecdotes and Adventures of Fifteen Young Ladies (Marshall 1822a) et Anecdotes and Adventures of Fifteen Gentlemen (Marshall 1822b). C’est dans ce dernier volume que l’on trouve le poème qui aurait inspiré à Edward Lear ses propres limericks :
There was a sick man of Tobago,
Liv’d log on rice-gruel and sago;
But at last to his bliss,
The physician said this –
“To a roast leg of mutton you may go.”
(Dautel 2000, p. 3)
3Cet exemple célèbre met en évidence la tonalité ludique qui est aujourd’hui communément associée au genre : du caractère absurde de l’action narrée, qui mêle décor exotique et préoccupations domestiques, à la brièveté des vers et du poème lui-même, tout semble placer le limerick sous le signe du plaisir, de la légèreté, de la simplicité et de la régularité formelle.
4Typiquement, le limerick se compose de cinq vers rimés de type AABBA. Il commence par une phrase découpée sur deux vers. Le premier vers fournit l’identité et l’origine du protagoniste, tandis que le deuxième vers caractérise celui-ci, souvent sous la forme d’une proposition relative. Ces deux premiers vers sont arrangés sur un rythme ternaire, c’est-à-dire composés de trois pieds : trois anapestes (deux syllabes non accentuées suivies d’une syllabe accentuée, uu-/uu-/uu-), ou un iambe (une syllabe non-accentuée suivie d’une syllabe accentuée, u-) et deux anapestes (uu-/uu-). La deuxième partie du limerick narre généralement une péripétie dans deux vers courts – le plus souvent des anapestes (uu-/uu-). Ces deux vers constituent une sorte de parenthèse, marquée jusque dans la disposition des vers et la ponctuation. Il est par exemple fréquent qu’un point-virgule ou un tiret précède et sépare le quatrième et le cinquième vers du poème. Cet écart typographique crée dans le vers final un mouvement de conclusion et de chute. Le dernier vers reprend en effet le schéma de versification des deux vers initiaux, le plus souvent avec un renversement marqué par une pique, un trait d’humour cruel ou absurde. C’est ce « twist » final qui le rallie à la nonsense literature : non pas parce qu’il n’a pas de sens, mais parce qu’il met au défi le sens commun, le « bon » sens, auquel il substitue une extravagance linguistique et narrative, que ce soit avec un jeu de mots, un effet de rimes ou à travers l’introduction dans la narration d’éléments incongrus.
5Ce caractère nonsensique constitue un obstacle majeur pour le traducteur. Il suppose de traduire quelque chose qui n’est pas là, de recréer une étincelle, un rire qui jaillit de la combinaison bizarre, sur le plan narratif et formel, d’éléments familiers et étranges. D’un côté, le limerick est bref, simple et amusant. Il ne présente pas de difficultés significatives sur le plan lexical ou syntaxique, et le caractère systématique du retour de la rime lui donne une apparence « tentante » pour l’auteur comme pour le traducteur. De plus, la question de l’abandon de la rime ou de la régularité métrique dans la traduction en français de la poésie étrangère ne se pose pas : la traduction n’aura d’autre choix que de suivre le schéma des rimes, et de reproduire, autant que possible, l’alternance de paires de vers longs et courts, forme fixe oblige. De fait, il semble suffisant de trouver deux termes qui riment (dans notre premier exemple, on pourrait ainsi penser à faire rimer Tobago et gigot, ou encore mariage et bagage) pour que le reste suive.
6C’est d’ailleurs la position qu’adoptent nombre de traducteurs de limericks, calquant la structure formelle de l’original pour y substituer des rimes équivalentes. Le procédé est aisément observable dans le cas de poèmes qui ont donné lieu à de nombreuses traductions, comme cet autre limerick d’Edward Lear :
(2a) There was an Old Man of New York
Who murdered himself with a fork;
But nobody cried –
Though he very soon died –
For that silly Old Man of New York.
7Dans sa proposition de traduction de 1968 (cf. Lear / Parisot 1974 [1968]), la modification la plus substantielle à laquelle procède Henri Parisot est la modification de la ville d’origine (New York), qui devient La Chaldette. Cette substitution lui permet de trouver une rime au terme fork, qui apparaît à la fin du vers suivant, et dont la traduction littérale en français est fourchette :
(2b) Il était un vieillard, natif de La Chaldette,
Qui s’embrocha lui-même avec une fourchette ;
Quand, peu après, il expira,
Nul, à vrai dire, ne pleura
Ce stupide vieillard, natif de La Chaldette.
(Lear / Parisot 1974)
8Le phénomène est encore accentué par le fait que le texte source joue sur une des variantes du genre qui consiste à répéter en position finale le premier vers du poème. En anglais, cette redondance souligne surtout l’absurdité de la narration. Mais en français, la rime en -ette est moins fréquente, et donc plus visible, renforçant encore l’impression de répétition et soulignant en même temps la rigidité du cadre formel qu’impose le retour de la rime.
9Dans sa traduction de 1997, Patrick Hersant reprend le procédé utilisé par Parisot, faisant cette fois rimer fourchette avec Gif-sur-Yvette :
(2c) Il était un vieillard de Gif-sur-Yvette
Qui se perça le cœur d’un grand coup de fourchette ;
Il mourut dans la suite
Mais nul ne le pleura
Ce très sombre vieillard, natif de Gif-sur-Yvette.
(Lear / Hersant 1997)
10Les similitudes entre les deux traductions sont frappantes, tout comme l’est le choix d’une traduction qui semble orientée principalement par la nécessité d’adapter la référence à la ville d’origine du personnage de manière à trouver une rime équivalente à celle de York et fork en anglais. Là où le poème de Lear fait alterner rythme ternaire et binaire – en faisant se succéder deux vers de trois pieds, suivis de deux vers de deux pieds, avant un retour à un vers de trois pieds –, la traduction d’Hersant propose une alternance de vers de douze et six pieds, contre douze et huit chez Parisot. En accentuant le contraste entre vers longs et vers courts, Hersant tente de se rapprocher de la brièveté de la structure du limerick en anglais. Néanmoins, le contraste entre hexamètres et alexandrins peine à restituer le jeu de rythmes ternaires et binaires de l’original. De plus, dans le poème d’Hersant, le recours à des vers blancs dans le troisième et le quatrième vers rompt à la fois avec la traduction de 1968 (Lear / Parisot 1974) et avec le modèle rimé du texte d’origine.
11S’il est possible d’imaginer des dizaines de noms de lieux qui, de la commune de Jette au Moulin de la Galette, riment également avec fourchette, la question de la transférabilité du rythme du limerick (en anglais) en un schéma de rimes (en français) reste la même. D’ailleurs, Françoise Morvan (Morvan 2012) maintient que la traduction du nom de lieu, qui apparaît de manière caractéristique à la fin du premier vers, n’est pas obligatoire. Contrairement à Parisot et Hersant, elle propose dans la traduction suivante de conserver la rime en -ork du poème de Lear :
(2d) Un sombre Vieil Idiot qui venait de New York
S’occit à la fourchette (en ces lieux dite « fork »).
Troué, il expira
Mais nul ne le pleura,
Ce sombre Vieil Idiot qui venait de New York.
(Morvan 2012)
12Si, comme ses prédécesseurs, Morvan mélange alexandrins et hexasyllabes, elle parvient toutefois à conserver la rime d’origine entre New York et fork par le biais de parenthèses dont la fonction est double. Sur le plan du sens, ces parenthèses permettent de raccrocher fourchette et fork, mais le raisonnement est si alambiqué qu’il semble n’avoir d’autre impératif que celui du retour de la rime. Néanmoins, la pause qu’introduisent ces parenthèses, sur le plan visuel et sonore, contribue, en partie du moins, à recréer le rythme du limerick de Lear.
13Ces différentes propositions de traduction montrent que, pour traduire un limerick, il ne suffit pas de conserver l’alliance du son et du sens constitutive de tout texte en vers1. Certes, traduire un poème impose de traduire une forme qui fait sens. Mais dans le cas du limerick, la signification est souvent aussi ambivalente que la forme. En effet, le limerick est à la fois très codifié sur le plan formel et absurde du point de vue de son contenu. Pour reprendre la formule d’Ernst Dautel, « [i]l existe une contradiction profonde et constitutive du genre, fondatrice, entre la rigueur de la forme et l’absurdité du contenu » (Dautel 2000, p. 162). Non seulement le limerick allie un contenu fantaisiste à une métrique extrêmement spécifique, mais ce caractère paradoxal opère à tous les niveaux. Il se manifeste sur le plan de la versification, qui oscille entre la régularité d’un schéma invariable et la rupture introduite par des vers plus courts qui riment entre eux, dans l’inadéquation entre la régularité métrique du poème et l’effet de chute introduit par le dernier vers, mais aussi dans la symétrie de la versification et l’excentricité rythmique. Le rythme anapestique du limerick est, il est vrai, à la fois caractéristique de la forme et inhabituel dans la poésie anglaise, où la métrique iambique reste dominante. En dépit de sa régularité métrique et prosodique, il est par conséquent excentrique, comme le sont la syntaxe et la ponctuation du poème. De même, si la dimension humoristique du limerick tient en grande partie au fait que la forme visuelle et sonore du poème l’emporte sur toute autre considération, la récurrence d’éléments comme le nom propre (typiquement celui d’une ville) qui se retrouve systématiquement à la fin du premier vers est également constitutive du genre. Le vrai paradoxe du limerick tient donc moins à la contradiction ou l’incongruité entre le fond (absurde) et la forme (régulière) du poème, qu’à la combinaison d’éléments étranges et familiers qui se mélangent sur le plan de la narration comme dans l’aspect visuel et la dimension sonore du texte. C’est cette oscillation constante entre variation et répétition qui donne au genre un rythme si singulier.
14Sur le plan de la traduction, qu’est-ce que cela signifie ? Cela implique de garder à la fois le côté piquant et efficace de la saillie et celui, plus anodin, mais aussi plus farfelu, de la comptine. Le but est de rendre l’étrange familiarité du genre, sa capacité à surprendre tout en demeurant immédiatement reconnaissable, en reprenant par exemple un même mot, et de plus, à la rime, dans un vers identique, pour créer un résultat inattendu. Il faut dire quelque chose de surprenant, voire de carrément loufoque, en ayant l’air de ne rien dire du tout ; rendre le côté pince-sans-rire de l’humour typiquement anglais, un humour in absentia, qui se manifeste en creux. Car en apparence, dans un limerick, rien ne change. Outre le retour de la rime, c’est parfois un vers entier qui ouvre et ferme le poème. Il importe également de maintenir le schéma de versification et de rendre l’aspect compact et symétrique caractéristique du limerick. Dans le texte source (exemple 2a), il est par exemple significatif que Lear utilise uniquement des monosyllabes, à l’exception de deux mots, murdered et nobody. Ces deux polysyllabes ressortent d’autant plus qu’ils occupent une position symétrique dans le troisième et quatrième vers du poème, créant ainsi une structure presque anaphorique où chaque vers semble en calquer un autre. L’effet est encore souligné par l’utilisation répétée de tirets en fin de vers, illustrant ainsi le paradoxe d’une forme qui parvient à créer quelque chose de neuf, de surprenant et de drôle, à partir de la répétition du même et la reprise d’une forme identique. C’est dans cette alchimie entre l’aspect formel du poème (et son signe le plus manifeste, à savoir la rime) et le souffle qui l’anime (son rythme), que la transmutation, pour ne pas dire la transsubstantiation, opère.
2. « Transmétrisation »
15On comprend mieux pourquoi Jean-Claude Carrière, parlant de la recréation de l’esprit « nonsensique » des poèmes anodins et légers que sont les limericks, déclare : « Il s’agit donc ici, avant tout, d’une gageure, et aussi d’un de ces passages impurs d’une langue à une autre, exercices réputés impossibles et parfois même déloyaux » (Carrière 1988). Pourquoi déloyaux ? Parce que l’auteur et le traducteur ne luttent pas à armes égales. Tout d’abord, il ne s’agit pas seulement de passer d’une langue à une autre, mais d’effectuer une « transmétrisation » (Genette 1982, p. 311), c’est-à-dire une transposition d’un système métrique à un autre. En français, la métrique privilégie le nombre de syllabes et les rimes. Le vers classique est organisé autour de la rime, et c’est le retour de manière régulière, en fin de vers, du même son vocalique qui crée le rythme du poème. En anglais, la métrique est accentuelle. Elle ne s’appuie pas sur les syllabes, mais sur le rythme donné par la succession et l’alternance de syllabes accentuées et non accentuées. La première difficulté pour le traducteur est donc de transposer une langue accentuelle dans une langue syllabique.
16Traduire le rythme en rimes est d’autant plus difficile que les limericks se trouvent à la marge des conventions poétiques. En anglais, la forme classique du vers est en effet le pentamètre iambique non rimé (blank verse) : un vers long (cinq pieds) composé d’iambes qui ne riment pas. Le limerick, à l’inverse, est fait de vers courts, non iambiques et rimés. Néanmoins, en anglais comme en français, il est fréquent d’avoir recours à des vers plus courts et à des rimes dans les formes ludiques comme les comptines ou les vers pour enfants. L’utilisation de vers courts a pour effet de maximiser l’impact du retour de la rime, et d’amplifier la dimension sonore d’un poème, encore accentuée par l’utilisation de rimes plates et la reprise d’un substantif identique à la rime, comme dans cet autre limerick d’Edward Lear :
(3a) There was an Old Man on some rocks,
Who shut his Wife up in a box:
When she said, “Let me out!”
He exclaimed, “Without doubt
You will pass all your life in that box.”
17Guy Leclercq propose dans l’Anthologie bilingue de la poésie anglaise (Bensimon et al. 2005, p. 916-917) une traduction du poème qui parvient à rendre cet effet de reprise tout en respectant le schéma de rimes :
(3b) C’était un Vieux Monsieur sur des rochers en tas,
Qui cloîtra sa femme dans une caisse en bois ;
Elle lui dit « Fais-moi sortir ! »
Il lui répondit « Sans mentir,
Tu vas passer toute ta vie dans ce bois-là ».
18La longueur relative des vers (douze et dix syllabes, puis sept et huit syllabes) rappelle en français la tradition des « vers mêlés » de la fable, autre genre associant tradition populaire et littérarité2. Leclercq a également respecté l’alignement typographique typique du limerick, non pas à gauche mais à droite, au niveau de la rime. Cette présentation, aujourd’hui standard, souligne l’importance de la rime tout en faisant ressortir les deux vers plus courts qui précèdent la chute du poème.
19Toutefois, si le respect du schéma de rime est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante pour rendre le rythme singulier du limerick. Ce rythme fortement accentué, non iambique, sort de l’ordinaire et produit chez l’auditeur un effet saisissant. Il est par exemple difficile d’obtenir un rythme ternaire en français sur un seul vers, comme c’est traditionnellement le cas dans le premier, le deuxième, et le dernier vers d’un limerick. Dans le premier vers, le traducteur a donc choisi de renforcer l’incongruité du décalage entre le contenu absurde du texte et la noblesse du vers utilisé, à savoir l’alexandrin, pour transposer une structure rythmique du texte source. L’incongruité narrative est renforcée par la rime et la présence allitérative du son [t] en troisième position des deux vers (C’était un / qui cloîtra) et des sifflantes [z] et [s] (rochers en et caisse en), effet obtenu par la liaison, marquant une diction légèrement soutenue.
20Si la rime seule ne suffit pas à traduire le rythme du poème de Lear, il existe d’autres outils, comme les assonances et allitérations, qui permettent de rendre, en partie du moins, la singularité rythmique du limerick. Les coupes, ou césures, qui séparent les éléments rythmiques peuvent également être mises à profit. En effet, il y a souvent une coupe forte au milieu des vers en français. Celle-ci partage le vers en deux groupes de syllabes égaux, comme c’est le cas dans le premier vers de la traduction de Leclercq. Alors que dans le poème de Lear, ce premier vers peut être découpé en trois unités (There was / an Old Man / on some rocks), Leclercq suit la règle française en proposant une coupure en deux hémistiches (de six syllabes) : C’était un Vieux Monsieur / sur des rochers en tas (exemple 3b). Le procédé est répliqué dans le vers suivant : Qui cloîtra sa femme / dans une caisse en bois. Qui plus est, cette adaptation a pour conséquence de créer un effet de symétrie entre le personnage et sa femme qui n’existait pas dans le poème de Lear, puisque le Monsieur et sa femme se retrouvent tous deux à l’hémistiche. La perte du rythme ternaire permet pour finir au traducteur de rendre plus que ce qui est dans l’original. De plus, dans les deux vers suivants, Leclercq a organisé les vers médians en chassé-croisé, de manière à ce que les syllabes se répartissent en chiasme : 3/4, puis 4/3. Il prépare ainsi la chute et le renversement du dernier vers, qui renoue avec le rythme ternaire de l’anapeste : Tu vas passer / toute ta vie / dans ce bois-là. L’artifice est habile, dans la mesure où il permet de rendre l’équilibre entre prévisibilité et variation qui est le propre de la forme. Il ne parvient toutefois pas à recréer l’impression de circularité, élégamment absurde, qui résulte habituellement du retour, dans le vers final, au rythme des deux premiers vers.
21La traduction de Guy Leclercq offre des compensations rythmiques tout en restant au plus près du texte et des rimes originales : box devient une caisse en bois et rocks des rochers en tas, mariant avec bonheur proximité sonore et conformité à l’illustration. L’exercice est en effet d’autant plus périlleux que l’édition de 2005 (Bensimon et al. 2005) met en parallèle les textes et les dessins d’Edward Lear qui leur sont associés dans l’édition originale (Lear 1846). Il fallait donc conserver les rochers et la boîte. La contrainte est récurrente dans le cas des limericks d’Edward Lear. Souvent accompagnés des dessins d’origine, ils rappellent au traducteur l’importance de la rime, qui reste centrale dans tout limerick. Qu’il s’agisse de rochers ou de marteaux, les images loufoques limitent les options envisageables sur le plan narratif tout en réaffirmant la rigidité du cadre formel. Mais ce sont précisément ces contraintes qui invitent à la créativité et à l’extravagance. Ainsi, dans sa traduction du poème intitulé « There was an Old Person of Buda », Henri Parisot réorganise l’ensemble du poème autour de la traduction de hammer, qui est au centre du poème, et du dessin qui l’accompagne :
(4a) There was an Old Person of Buda,
Whose conduct grew ruder and ruder;
Till at last, with a hammer,
They silenced his clamour,
By smashing that Person of Buda.
(Lear 1846)
(4b) Il était un vieil homme, venu de Bavière
Dont par trop s’étalait la nature grossière
Avec un gros marteau
L’on sut retrouver le repos
En aplatissant ce vieil homme de Bavière.
(Lear / Parisot 1974)
22Comble de l’ironie, alors que le poème de Lear propose une variation sur le schéma de versification de référence et fait rimer le deuxième, troisième et quatrième vers, Parisot reste fidèle à l’orthodoxie du genre, choisissant un schéma de rime de type AABBA. La contrainte de la rime impose également d’adapter le contenu du quatrième vers, passant de l’évocation d’un personnage bruyant annoncé par le terme clamour à l’image antithétique du repos de son entourage. Cette inversion des perspectives a pour seul but de faciliter le retour de la rime, quitte à prendre des libertés avec le texte source, bien que l’objectif reste, en conservant l’image du marteau, de garder l’esprit comme la lettre du poème de Lear. C’est cette liberté contrainte que défend Sylvère Monod, auteur de la préface du volume de Parisot (cf. Lear / Parisot 1974), lorsqu’il explique comment ce dernier a dû « procéder à une création parallèle à celle de l’original ». Ernst Dautel partage cette position. À la question « peut-on traduire le limerick ? », il répond : « Non, on le transpose, il faut le réinventer, à partir d’un nom de lieu (souvent nouveau), broder à partir d’un mot clé du contenu, tout en conservant l’essentiel de l’histoire, de la situation, de la constellation – mais il faut rentrer dans le moule de la forme » (Dautel 2000, p. 169).
23Pour illustrer son propos, Dautel reprend l’un des exemples les plus connus de limerick, attribué à William Cosmo Monkhouse (1840-1901), pour en offrir une série de variations :
(5a) There was a young lady of Niger
Who smiled as she rode on a tiger
They returned from the ride
With the lady inside
And the smile on the face of the tiger.
(5b) Retour(nement)
Une demoiselle au Gabon
Part, en souriant, sur un lion.
Au retour du galop
Elle n’est plus sur le dos
Mais le sourire affiché par le lion.
(5c) Sagesse africaine ?
Une demoiselle de Sierra Leone
Chevauchait sauvagement une lionne :
Au retour du voyage
La dame sauvage
Gît assagie dans la lionne.
(5d) Moralité croquante
Une dame au bord du Nil
S’amuse avec un crocodile :
Lui lance des pierres
Avec un lance-pierres –
Mais l’animal croque Odile.
(Dautel 2000, p. 170-171)
24Dans ces différentes traductions du poème, les adaptations principales concernent l’origine du personnage et l’animal évoqué. Dans les deux premiers vers, le Niger laisse place à d’autres pays d’Afrique (Gabon, Sierra Leone, les bords du Nil) peuplés non pas de tigres, mais de lions, lionnes et crocodiles. Les vers suivants brodent librement autour de la trame d’origine, sans autre contrainte, semble-t-il, que celle de la brièveté et le retour de la rime. La régularité du schéma métrique est en effet largement ignorée. Dans la première traduction (5b), le vers final compte dix syllabes, ce qui le rend beaucoup plus long que les deux premiers vers. Dans le poème suivant (5c), le dernier vers est, à l’inverse, plus court que les deux premiers, et dans le poème suivant (5d), aucun des vers « longs » ne compte le même nombre de pieds. De plus, chacune des traductions est précédée d’un titre qui indique le ton et la perspective choisis, à la manière d’un exercice de style. La performance vise moins la justesse que le jeu, déclinant les versions possibles à partir d’une mécanique bien huilée qui associe de manière presque systématique le nom de lieux exotiques et celui d’animaux sauvages à une péripétie loufoque. À la notion d’œuvre originale se substitue celle de versions modifiées d’une occurrence à une autre, de variations autour d’un même thème.
3. Variations
25Au-delà du jeu, ces variations en série soulignent un aspect essentiel du limerick : comme toutes les formes fixes, du sonnet au haïku, il s’inscrit dans une logique sérielle. Il n’existe que dans le prolongement d’œuvres qui ont établi ou modifié les règles auxquelles il se soumet. Il joue sur des attentes, quitte à les déjouer au besoin. Il peut s’agir de libertés prises avec la versification, à travers une variation du schéma de rime (exemple 4a), ou de variantes qui poussent jusqu’à l’absurde les contraintes formelles du genre, en reprenant à l’identique, dans le dernier vers du poème, tout ou une partie du premier vers. Parfois même, le limerick se mêle à un autre genre, ou à une œuvre qui typifie un genre. Dans « The Waste Land: Five Limericks », Wendy Cope (Cope 1986) reprend par exemple le poème de T.S. Eliot sous la forme de cinq limericks qui reproduisent de façon condensée la structure du poème original :
(6) I (the burial of the dead)
In April one seldom feels cheerful;
Dry stones, sun and dust make me fearful;
Clairvoyantes distress me,
Commuters depress me –
Met Stetson and gave him an earful.
II (a game of chess)
She sat on a mighty fine chair,
Sparks flew as she tidied her hair;
She asks many questions,
I make few suggestions –
Bad as Albert and Lil – what a pair!
III (the fire sermon)
The Thames runs, bones rattle, rats creep;
Tiresias fancies a peep –
A typist is laid,
A record is played –
Wei la la. After this it gets deep.
IV (death by water)
A Phoenician named Phlebas forgot
About birds and his business – the lot,
Which is no surprise,
Since he’d met his demise
And been left in the ocean to rot.
V (what the thunder said)
No water. Dry rocks and dry throats,
Then thunder, a shower of quotes
From the Sanskrit and Dante.
Da. Damyata. Shantih.
I hope you’ll make sense of the notes.
(Cope 1986, p. 20-21)
26Le choix du limerick s’explique par la volonté de transposer le poème de T. S. Eliot dans une forme traditionnellement réservée aux enfants ou aux jeux de mots grivois. Ce choix entraîne un processus de réduction et de simplification qui est d’autant plus important que la version d’origine est précisément caractérisée par sa longueur et sa densité, en raison notamment de très nombreuses références intertextuelles. À l’inverse, le potentiel humoristique du poème de Wendy Cope repose essentiellement sur les effets de compression qui résultent du choix du limerick, dont il reprend le schéma de versification et de rimes. Chaque strophe contient cinq vers dont le dernier rime avec les deux premiers. Ces vers, composés d’un iambe et de deux anapestes, ont un rythme ternaire. Les troisième et quatrième vers, plus courts, riment également entre eux. Au limerick, le poème emprunte encore une tonalité légère, transformant un texte notablement difficile d’accès en véritable nonsense. L’objectif est bien entendu de se moquer de la complexité du poème de T. S. Eliot et des exigences de renouveau (« make it new ») de la poésie moderniste. La fresque ambitieuse est à la fois raccourcie, simplifiée et explicitée, dans une transposition schématique qui en aplatit la richesse lexicale et référentielle.
27La traduction d’un tel poème suppose la prise en compte des contraintes formelles propres au limerick, mais aussi de la diversité des voix et des références de « The Waste Land ». Pour traduire le poème de Wendy Cope, qui traduit (en limerick) le poème de T. S. Eliot, il faudrait retraduire un texte canonique qui a déjà été l’objet de multiples traductions. Mais il faudrait également traduire la dimension parodique du poème de Cope. Or si la parodie peut être analysée sous son aspect linguistique ou formel, elle comporte une dimension intertextuelle qui repose sur un rapport non pas avec le réel, mais avec des représentations du réel. La parodie n’est pas juste un effet de langue ; elle prend pour cible un texte ou des conventions littéraires. Comment donc traduire l’intentionnalité parodique, ce second degré caractéristique de la postmodernité, qui offre une perspective à la fois familière et étrange sur les éléments qui sont mis en concurrence ? Comment signaler l’acte de reprise parodique sans mettre en évidence cet autre acte de reprise qu’est la traduction ?
28L’exercice n’est en réalité pas si difficile qu’il y paraît, en raison notamment de l’extrême brièveté de la forme : en cinq vers et deux rimes, tout doit être dit. Cette concision permet de forcer le trait sans nuire à la qualité de la traduction. En effet, là où « [t]rop souvent la traduction rimée tourne alors au pastiche et son infériorité par rapport à l’original devient trop éclatante » (Ellrodt 2006, p. 4), dans le cas du limerick, la rime est poussée jusqu’à l’excès. Encore faut-il que le public suive. Le limerick reste un genre mineur, pour ne pas dire marginal (Bouissac 1986), aujourd’hui pratiqué par des auteurs qui y voient matière au morceau de bravoure, mais sur le mode de la dérision. Les auteurs se prêtent d’ailleurs souvent au jeu « en série », comme le font les traducteurs. L’exercice est pratiqué par le biais de compétitions ou en réaction à un évènement qui a marqué l’actualité. En mai 2016 par exemple, Boris Johnson remporte un concours de limericks organisé par le Spectator avec le poème suivant3 :
(7) There was a young fellow from Ankara
Who was a terrific wankerer
Till he sowed his wild oats
With the help of a goat
But he didn’t even stop to thankera.
29Le poème fait référence aux poursuites engagées en Allemagne à l’encontre de l’humoriste Jan Böhmermann, à la demande du président de la République de Turquie. Böhmermann avait suggéré qu’Erdogan avait des penchants pédophiles et zoophiles. En évoquant un jeune branleur (wankerer, qui rime avec Ankara) qui s’envoie en l’air avec une chèvre, Johnson renoue avec la veine licencieuse du limerick. Mais le poème surprend au moins autant par sa verdeur que par sa précision formelle. Les deux premiers vers, composés d’un iambe et deux anapestes, sont organisés sur un rythme ternaire, repris dans le vers final, comme la rime, pourtant recherchée, entre Ankara et thankera (thank her).
30En 2011, Salman Rushdie s’est également livré à l’exercice en proposant, sur Twitter, un limerick qui prend pour sujet le divorce de deux stars de la télé-réalité, Kim Kardashian et Kris Humphries, après une union de 72 jours4 :
(8) The marriage of poor Kim Kardashian
Was krushed like a kar in a krashian.
Her Kris kried, “Not fair!
Why kan’t I keep my share?”
But Kardashian fell klean outa fashion.
31Comme le poème de Boris Johnson, ce limerick s’inscrit dans une perspective intertextuelle explicitement satirique. Le mariage des deux célébrités est réduit à une succession de termes orthographiés avec un k- en position initiale – signature du clan Kardashian, dont les enfants portent tous un prénom commençant par cette lettre. Au-delà de l’intention satirique, ce jeu sur la graphie met également en lumière la propension de la forme à l’auto-parodie. Jouant sur la structure même du limerick, Rushdie souligne l’effet volontiers ridicule que favorise l’utilisation d’une forme extrêmement rigide à un sujet des plus frivoles, entre simplicité, concision et extravagance.
32Le paradoxe du limerick, à savoir sa propension à combiner contrainte formelle et liberté de contenu, tient avant tout à ce que la forme associe tradition orale et écrite. D’un côté, le limerick est fait pour être récité et reconnu dès le premier vers. Il est construit sur un rythme distinctif, qui inclut une versification particulière (notamment pour le schéma métrique et les rimes), mais aussi des constructions et des péripéties singulières, autant de « signaux » qui permettent d’identifier la forme sans recours à un support écrit5. Pourtant, comme en témoigne le poème de Rushdie (8), le limerick tient au moins autant de la comptine que de l’exercice de style, et s’il est adepte de la répétition, il l’est tout autant de la variation. Cette propension à être décliné sous toutes les formes fait l’objet de nombreux limericks qui ont pour thème le genre lui-même. Ces « méta-limericks », forme auto-réfléchissante qui se thématise elle-même, constituent même une catégorie à part entière. Regroupés en recueils, ils déclinent à la chaîne les contre-exemples dans lesquels la chute du poème ne s’applique pas à un sujet trivial ou anodin, mais au limerick lui-même :
(9) There was a young man from place B
Who satisfied Predicate P,
He performed Action A,
In adjective way,
Resulting in Consequence C.
There was a young man of St Bees,
Who was stung on the arm by a wasp,
When asked “Does it hurt?”
He replied, “Yes it does,
but I’m sure glad it wasn’t a hornet”.
There was a young man from Japan,
Whose limericks just wouldn’t scan,
When he was asked why,
He said in reply,
“I’m not really sure but I think it might be because I always try to cram as many words into the last line as I possibly can”.
There was a young man from Tyree,
Whose limericks stopped at line three,
A bit like this one.
There was a young man from Peru,
Whose limericks stopped at line two.
There was a young man from Verdun.
And then, of course, there’s the one about the Emperor Nero.
(Moreton et Muckenhoupt 1989)
33Ce poème anonyme est composé de sept strophes qui démontent l’une après l’autre le mécanisme du limerick. Les deux premières strophes sont des limericks « classiques ». Ils jouent toutefois sur les codes du genre en soulignant notamment l’importance démesurée accordée aux rimes : peu importe que le lieu d’origine du personnage soit théorique ou le résultat d’un jeu de mots, le schéma est invariable. Pourtant, la régularité métrique et syntaxique du poème, en accentuant l’effet de segmentation, rend le retour de la rime presque redondant. La troisième strophe s’attaque de manière plus explicite encore aux contraintes du genre, et en particulier à l’effet de chute du vers final. Là où d’habitude prévaut la répétition, le retour au point de départ est laborieux, passant par le détour de multiples convolutions pour « rattraper » la rime des deux premiers vers. De plus, le dernier vers est supposé être plus long que les deux précédents. Or, au lieu d’un retour au schéma rythmique imposé par les deux premiers vers (de quatre pieds), ce dernier vers explose de manière si apparente qu’il en devient aussi ridicule que surprenant. Véritable pied-de-nez aux attentes du genre, les quatre strophes suivantes décomposent à rebours la logique de ces cinq vers rimés, qui de trois passent à (Verd)un, puis à [z]éro.
34Poussant jusqu’à l’absurde la logique paradoxale d’un genre où la forme seule fait sens, ce type particulier de limerick met en évidence la nature paradoxale d’un texte poétique où la versification se substitue au sens du poème plus qu’elle ne l’accompagne. Rythme et rime ne font pas partie intégrante de la narration, ils en sont la matière même. C’est d’ailleurs ce qui permet dans la première strophe de ce dernier exemple de remplacer les substantifs qui se trouvent habituellement à la rime par de simples lettres. Le limerick est presque parodique par essence, dans la mesure où il suppose des exigences si poussées, du point de vue des rimes et du rythme, qu’elles contrastent avec le contenu, nécessairement en décalage, du poème. C’est ce décalage qui fait le propre du limerick, et c’est aussi lui qui éveille la curiosité du traducteur, nécessairement titillé par l’idée d’une « forme-sens » où les deux sont si éloignés l’un de l’autre qu’ils se confondent complètement.
35Traduire un limerick c’est avant tout transposer un paradoxe, rendre l’équilibre, que la forme suppose, entre continuité narrative, retour de rime, régularité formelle et effets de chute, écarts et variations. Il ne s’agit pas seulement de transposer la forme du limerick ; il faut rendre son rythme et traduire son esprit, et bien sûr faire tenir en cinq vers seulement personnages, péripéties et chute – en évitant si possible de tomber à plat. C’est sans doute ce qui fait l’attrait de la forme jusqu’à aujourd’hui. Les praticiens contemporains l’ont bien compris : le limerick est un genre paradoxal, à la fois clos sur lui-même et totalement ouvert. Sur le plan de son interprétation, il laisse souvent perplexe, et s’affranchit des règles du bon sens et de celles du sens commun. Genre dialogique, il soulève également des enjeux d’intertextualité, mettant en regard ses contemporains et ses prédécesseurs. Enfin, comme toutes les formes fixes, il est à la fois un ensemble de contraintes et un catalyseur. Véritable agent de transformation, cette forme si reconnaissable nous invite à explorer ses modèles et ses variations. C’est pourquoi à l’image du paradoxe si souvent utilisée pour décrire cette forme contrainte, il semble adéquat de substituer celle de la métamorphose. Le défi posé au traducteur est celui de l’appropriation, de l’incarnation d’une forme à la fois orale et écrite, familière et rigide. Traduire un limerick, c’est comme suivre une recette ou réciter une formule magique : au-delà des ingrédients ou des mots, de l’ordre dans lequel les agencer ou du rythme de l’incantation, c’est de l’acte de répétition que naît l’alchimie qui, dans le texte source comme dans sa traduction, étonne et déconcerte.
Bibliographie
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10.3406/lfr.1982.5152 :Notes de bas de page
1 Dans ce sens, la question de la transférabilité, ou plutôt de l’intransférabilité, du limerick rejoint celle de la poésie en général, souvent déclarée impossible à traduire, notamment en raison de ce que Ricœur, après bien d’autres, appelle « l’union inséparable du sens et de la sonorité » (Ricœur 2004, p. 12).
2 Pour illustrer la suite de mon propos, j’emprunte l’exemple utilisé par Carole Birkan-Berz (Birkan-Berz 2014) dans son analyse de la traduction d’Edward Lear par Guy Leclercq, qui a traduit plusieurs limericks pour l’Anthologie bilingue de la poésie anglaise (Bensimon et al. 2005).
3 Cité dans l’article de Douglas Murray « Boris Johnson wins The Spectator’s President Erdogan Offensive Poetry competition », The Spectator, 18 May 2016, https://blogs.spectator.co.uk/2016/05/boris-johnson-wins-the-spectators-president-erdogan-offensive-poetry-competition/.
4 https://twitter.com/salmanrushdie/status/131562382282588160.
5 Derek Attridge affirme ainsi avec raison que les limericks pourraient, sans grande difference sur le plan du rythme, être imprimés sur quatre vers, en réunissant le trosième et le quatrième vers en un seul, ponctué d’une rime interne (Attridge 2013, p. 205).
Auteur
Université libre de Bruxelles et Université Saint-Louis – Bruxelles
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